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Préface

En 1969, Bruce Garside, professeur de philosophie à l’Université McGill, est renvoyé tout juste après avoir révélé son homosexualité. Comme c’est souvent le cas, cet événement terriblement homophobe le propulse à l’avant-scène du militantisme et l’incite à entreprendre des études en travail social à l’Université McGill. Il est plus tard embauché par le Centre de services sociaux Ville-Marie et est affecté au premier projet de services sociaux pour gais et lesbienne du Canada. En 1973, il cofonde à Montréal (avec Will Aitken et Stanley Street) une institution phare, historiquement cruciale et encore regrettée à ce jour : la librairie L’Androgyne.

Homophobie et professions apparentées à la santé

Les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, trans et bispirituelles ( ou « queers ») vivent des problèmes de santé mentale qui sont depuis longtemps dénaturés et négligés dans les universités canadiennes. Les disciplines de la santé et les disciplines apparentées ont à leur actif une feuille de route lamentable en ce qui concerne la qualité et la quantité des initiatives éducatives centrées sur les réalités et les besoins des personnes et des communautés queers. Ce n’est que depuis peu que l’on s’interroge sur ce que pourraient faire les universités pour transformer leur espace et leurs programmes et s’attaquer aux problèmes de santé mentale chez les personnes et les communautés queers dans une perspective de solidarité. Le présent article campe le contexte d’une telle interrogation et y répond à partir d’une réflexion sur les actions entreprises par l’École de travail social de l’Université McGill. Cette réflexion cherche à rendre compte des expériences vécues à l’École de travail social de l’Université McGill et à montrer, à titre d’exemple, comment le fonctionnement normal des choses dans les milieux universitaires, les programmes en santé et les curriculums apparentés peut être remis en question dans l’intention de créer un espace d’affirmation, de faire avancer les projets éducatifs sur la santé et la santé mentale chez les personnes queers, et de favoriser le changement social. Il est à noter qu’en 2020, les facultés et départements ont été plus nombreux à faire avancer la recherche menée sur la vie, l’expérience et les besoins des minorités sexuelles et de genre par diverses initiatives. Cette évolution du monde universitaire est telle qu’il est impossible d’énumérer toutes ces initiatives ici. Nous nous proposons de retracer le parcours à travers les époques de l’École de travail social tel qu’en ont fait mention les revues scientifique.

Contexte d’ensemble : la place les écoles de travail social dans l’histoire au Canada

La création d’un espace queer au sein de l’École de travail social de l’Université McGill est récente et survient dans un contexte historique bien précis. Nous analyserons ce contexte en revenant sur les écrits ayant commencé à émerger à la fin des années 1980 et durant les décennies d’après. À cette époque, le travail social en tant que discipline et les travailleurs sociaux commencent à prendre conscience de leur rôle dans l’oppression que subissent les personnes queers. Comme ce fut le cas dans toutes facultés des sciences de la santé et dans les écoles de travail social au Canada, les discours dominants ont construit et marqué les vécus queers comme étant des pathologies. Ces facultés faisaient partie d’un plus grand réseau d’organes professionnels et étatiques qui encadraient, voire imposaient la catégorisation de ces sexualités comme des maladies mentales. Jusqu’à 1973, l’American Psychiatric Association considérait ces sexualités queers comme des troubles mentaux, idem pour les écoles canadiennes de travail social. La dépathologisation des identités trans s’est faite plus tard, sur les deux décennies qui ont suivi les années 1990. Et elle se poursuit encore aujourd’hui dans les programmes et dans les écoles de travail social. Nous présentons, dans cette section, un portrait actualisé de la situation brossé à l’origine par Chervin et al. (2009).

Jusqu’à tout récemment, les écoles de travail social, comme les autres départements de sciences sociales et de santé, ont largement contribué à la discrimination exercée sur les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, bispirituelles, trans et queers au Canada (Appleby & Anastas, 1998 ; Mallon 1998 ; Mullaly, 2002). On peut raisonnablement avancer que cette oppression subsiste encore, quoique moins explicite, mais plus pernicieuse, que ce soit à l’Université McGill ou dans les campus ailleurs au pays. En 2020, des étudiants continuent à affirmer, à partir leur expérience, ne pas se sentir à l’aise ou en sécurité dans bien des environnements, en classe comme dans les organisations étudiantes sur leur campus, surtout dans le cas des étudiants qui s’identifient comme trans ou non-binaires (Hudson-Sharp, 2018).

Jusqu’aux années 1990, surtout depuis que l’American Psychiatric Association a cessé de considérer les personnes queers comme étant porteuses d’une maladie mentale, le discours qui prédominait dans les écoles de travail social au Canada était, au mieux, empreint d’ambivalence (Mallon, 1998) et, au pire, d’une discrimination encore d’actualité. Par ambivalence, nous faisons allusion à cette posture traduisant souvent une réticence à reconnaître un groupe de personnes donné tout en niant à la fois la validité de ses réalités distinctes (Aronson, 1995 ; Cain, 1996 ; O’Neil, 1995 ; Mulé, 2002 ; Newman, 1989 ; Van Voorhis et Wagner, 2001). Ayant cessé – officiellement du moins – de prôner une maladie dont il fallait guérir ou protéger les autres, ce discours des années 1980 et 1990 est une variante éducative du « Don’t ask, don’t tell » (ne rien demander, ne rien dire) ou du « We treat everybody the same, so no need for particular initiatives » (Traitement égal pour tous : inutile de prendre des mesures particulières) (Brotman, Ryan, Jalbert & Rowe, 2002 ; Dentano, 2016). Il s’appuie sur une logique voulant que la vie des personnes queers ne change, ni ne devrait, rien changer à la dynamique du travail social. Autrement dit, il faut voir et traiter les gens de manière équitable, donc de la même manière. Très concrètement, cette rhétorique hétérosexiste renforce l’idée selon laquelle les personnes queers doivent être considérées et traitées comme tout le monde (lire « hétérosexuel » et « cisgenre »), ou à tout le moins, comme des clients dont l’orientation sexuelle et l’identité de genre ne doivent être abordées que si l’orientation est explicitement hétérosexuelle et l’identité, cisgenre. Les personnes queers se sont vues réduites à l’invisibilité ou au silence, et le sont encore (Aronson, 1995 ; Warner, 1999 ; Williams, 1997), d’où le manque de ressources allouées la recherche de solutions à leurs problèmes de santé physique et mentale (Mallon, 1998). Ce discours, bien ou mal intentionné, a largement perpétué et affermi l’hétérosexisme et le cisgenrisme. Il a aussi encouragé, et légitimé, l’homophobie, la biphobie et la transphobie dans les écoles de travail social au Canada (Aronson, 1995 ; Cain ; 1996 ; O’Neil, 1995).

Les organismes de services sociaux interviennent dans les moments cruciaux de la vie des personnes queers, souvent lors d’une crise ou d’un conflit. La recherche révèle un risque plus élevé d’idées suicidaires et de dépression chez les personnes queers, jeunes comme adultes, vivant en milieux hostiles (Ryan et Chervin, 2000). Ce sont là des aspects qui entrent souvent dans la pratique des travailleurs sociaux. Les personnes queers vieillissantes sont particulièrement vulnérables et dépendantes du système décisionnel et des pouvoirs investis aux travailleurs sociaux et aux organismes de services sociaux, qui statuent sur leur avenir et leur environnement à l’aune de pratiques et de rapports de pouvoir hétéronormatifs (Appleby et Anastas, 1998 ; Brotman, Ryan et Cormier, 2002 ; Clermont & Sioui-Durand, 1997 ; Mallon, 1998 ; Swan, 1998).

Les préceptes éducatifs qui commandaient des modes d’intervention niant et bafouant les identités queers ont non seulement eu un effet dévastateur sur les personnes suivies par les travailleurs sociaux, mais ont gravement nui aux étudiant-e--s queers en travail social, à leurs professeurs et superviseurs queers et aux travailleurs sociaux queers fraîchement diplômés (Appleby, 1998 ; Aronson, 1995 ; Cain, 1996 ; Ryan, Brotman & Malowaniec, 2002 ; Van Soest, 1996 ; Vinjamuri, 2017). Le sentiment d’insécurité éprouvé par les étudiants et les enseignants queers en travail social est palpable partout au pays, sinon bien documenté. Et s’y ajoute la discrimination vécue par bon nombre d’étudiants et d’enseignants ayant proposé un champ d’intérêt ou un sujet de recherche queer.

En effet, dans bien des provinces, les enseignants en travail social, les organismes d’agrément et les associations professionnelles se sont majoritairement tus sur la question queer. On ne commence que depuis peu à reconnaître l’importance de voir l’orientation sexuelle et l’identité de genre comme étant certaines facettes d’une même personne et de sa situation, facettes à prendre en compte plutôt qu’à oblitérer pour assurer la santé et le bien-être. À l’intérieur des programmes en travail social, les volets traitant des personnes et des réalités queers étaient accaparés par le VIH, vus sous l’angle des rapports sexuels entre hommes, à savoir les hommes gais et les bisexuels, perspective qui excluait très souvent les femmes bisexuelles, les lesbiennes et les personnes trans (Mulé, 2002 ; Newman, 1989 ; Van Voorhis et Wagner, 2001). De plus, la réalité des hommes gais, bisexuels ou queers s’énonce presque toujours dans des contextes conventionnels de maladie, de prévention ou de lutte contre une menace à la santé publique. Sans doute pertinents et dignes d’intérêt, ces contextes de maladie et de menace publique, qui donnent un sens et une justification à l’inclusion des personnes queers avec leurs réalités, ont pourtant quelque chose de familier. Ils perpétuent un vieux discours homophobe et hétérosexiste que l’on commence à peine à remplacer.

En ciblant la prévention des maladies, on a eu tendance à ignorer ou à marginaliser les bouleversements sociaux et légaux liés à l’orientation sexuelle au Canada et l’effet de ces changements sur les politiques et la pratique. Qui plus est, la négation des identités queers cristallisées par l’invention de la catégorie épidémiologique « hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes » ou « HRSAH » a permis à l’État et aux autorités de ramener les besoins de toutes les personnes queers à la seule prévention d’une maladie, convenons-en, dévastatrice chez les hommes gais et bisexuels, tout en gommant les besoins urgents des personnes trans et bisexuelles et lesbiennes (Ryan et Chervin, 2000). Les écoles de travail social en ont fait bien plus que les autres écoles professionnelles. Malgré tout, ce manque de reconnaissance des avancées sociales et juridiques engendre, dans la réalité des choses, la négation de ces avancées et reproduit une forme d’oppression sur les personnes que ces écoles prétendent servir et inclure (Mulé, 2008). Cette reconnaissance, lente à venir, peut être vue comme étant attribuable à l’ampleur des tentatives menées à plus grande échelle pour mieux arrimer les programmes et la recherche aux réalités queers dans les universités canadiennes.

Les personnes queers subissent souvent l’oppression, quel que soit le milieu où elles évoluent au Canada, y compris dans les écoles de travail social qui ont en fait amplifié cette oppression en délégitimant les doléances de ces personnes, alors qu’il s’agit de facultés où l’on pourrait s’attendre à une certaine solidarité (Logan et al., 2017). Étant donné que les personnes queers appartiennent à tous les groupes d’âge, beaucoup de jeunes et d’aînés, déjà moins autonomes et disposant de moins de ressources, sont d’autant plus marginalisés par le comportement de ces établissements de formation qui se perçoivent comme des champions se portant à la défense des « gens dans le besoin » (Appleby et Anastas, 1998 ; Mallon, 1998 ; Chinnell, 2010). Comme nous l’avons vu, les différents discours sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre construits puis successivement contestés avec le temps dans les écoles de travail social sont liés par un fil conducteur : la tension entre la mission du travail social, celle d’engendrer un changement social, et le travail au quotidien des travailleurs sociaux qui prend (le plus souvent) la forme d’un contrôle social. Cette contradiction, vécue par le corps professoral, les administrateur-trice-s, les concepteur-trice-s de programmes, les superviseur-e-s de stage et les étudiant-e-s dans les écoles de travail social partout au Canada, doit être explicitée pour que tous et toutes puissent en débattre de manière constructive, en délibérer et faire des choix avisés et conscients. En 2020, les acteurs de la profession de travail social ont, tout au plus, à peine commencé à promouvoir une équité et à encourager un changement social tenant compte de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre.

Centre de services sociaux Ville-Marie

Nous ne pourrions passer sous silence le rôle déterminant joué par le Centre de services sociaux Ville-Marie. Lors d’une réforme dans les années 1970, le gouvernement provincial réorganise les services sociaux et les services de santé en greffant les petits organismes aux grandes structures provinciales. À l’exception de Montréal, chaque région administrative du Québec ne comptait qu’un centre de services sociaux. Sur l’île de Montréal, deux grands organismes se partagent alors la responsabilité de tous les services sociaux, et le Centre de services sociaux Ville-Marie (CSSVM) est chargé des services anglais dans les école, de la protection de la jeunesse anglophone, des services en anglais aux CLSC et des soins aux aînés pour ne donner que quelques exemples. L’autre organisme, le Centre de services sociaux du Montréal métropolitain (CSSMM), fournissait des services similaires aux Montréalais francophones. Il se trouve que l’une des cadres du CSSVM avait passé un an à San Francisco à la fin des années 1960 et fut inspirée par la montée du mouvement de libération gai dont elle avait été témoin en Californie. À son retour à Montréal, Miriam Green fonde en 1971 le projet Services sociaux gais au CSSVM, première initiative du genre au Canada marquant ainsi un moment charnière. Deux travailleurs sociaux sont affectés au projet, dont Bruce Garside que nous avons évoqué plus haut. Ce projet (dont le financement a cessé dans la foulée des compressions appliquées par le Parti québécois en 1982) a impulsé de nombreuses initiatives en anglais, mais aussi en français vu la réticence à l’époque d’en faire autant au CSSMM, pendant francophone. Durant ses dix ans d’existence, le projet Service sociaux gais a donné naissance à de nombreux services, comme Lambda Youth, Gay Line, Gay Fathers et le Groupe de mercredi soir. Malgré les compressions imposées en 1982 à la fonction publique, le CSSVM a tenté de maintenir ces programmes, mais sur base bénévole (le personnel ne pouvant être payé faute de financement), en offrant des lieux de réunions et un soutien fort précieux pendant les années 1980 et 1990. Quand le CSSVM devient les Centres de la protection de l’enfance et de la jeunesse (CPEJ Ville-Marie), puis les Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw, une nouvelle initiative est lancée en 1989. Il s’agit du Projet 10. destiné aux jeunes s’interrogeant sur leur orientation sexuelle et leur identité de genre. Ce projet était financé à l’origine par le Conseil régional de la Santé et de Service sociaux de Montréal CRSSS (organisme de surveillance qui n’existe plus dans l’actuel écosystème québécois de la santé et des services sociaux). Ce financement provenait d’un budget consacré à la prévention du VIH (puisqu’il n’y avait aucune autre source de financement à l’époque) et était officiellement limité au mandat officiel du Projet 10 ciblant les jeunes hommes, mission inscrite dans le courant d’idée dominant du moment chez les bailleurs de fonds publics qui ne s’intéressaient qu’aux vecteurs de transmission du VIH incarnés par les hommes gais et bisexuels. Avalisé par le conseil d’administration du CSSVM, le mandat officieux du Projet 10 a toujours englobé les besoins des jeunes gais et bisexuels, mais aussi des lesbiennes. Quelques années plus tard en 1992, le mandat se voit élargi aux jeunes trans. Sans cette interaction entre le CSSVM et l’École de travail social de l’Université McGill, sans la pression qu’a exercée le CSSVM sur l’École de travail de social, cette dernière se serait ouverte à l’inclusion avec moins d’élan et de rapidité. Le CSSVM était un important lieu de placement pour les étudiants de l’École de travail social. Le Centre voulait d’ailleurs des étudiant-e-s sensibilisés et sensibles aux questions entourant les minorités sexuelles. Plus tard, l’École de travail social embauche Bill Ryan, fondateur du Projet 10, comme professeur adjoint, ce qui a concrétisé davantage la transition. Avec l’arrivée de Shari Brotman par la suite, qui a fait de la justice sociale et des droits queers sa cause, la table était mise pour les nombreux projets de recherche réalisés.

L’Université McGill et son École de travail social

L’université McGill est un établissement à la fois complexe et contradictoire. Comme la majorité des universités, McGill est un foyer de conservatisme. L’université fut créée pour perpétuer les privilèges des hommes anglo-saxons blancs hétérosexuels chrétiens de l’élite pratiquant les professions servant le mieux leurs intérêts. Au fil du temps, les femmes, les Juif-ve-s, les gens aux origines autres qu’anglo-saxonnes mais anglophones, les francophones et les minorités sexuelles ont uni leurs voix à celles d’individus et d’organisations progressistes sur le plan politique. Ces personnes ont fait sentir leur présence et milité pour que l’on apporte des changements majeurs aux programmes, à la représentativité et au processus décisionnel à l’université. Cette année seulement, McGill a annoncé que ses équipes sportives délaisseraient leur nom, dénigrant pour les Canadiens autochtones, pour un autre nom qui n’a pas encore été choisi. Les enseignants par eux-mêmes, plutôt que les départements, ont toujours soutenu et épousé la contestation étudiante à contre-courant du discours dominant. De petits groupes sporadiques d’enseignant-e-s partageant les mêmes idées ont certes pu créer des espaces d’échange des savoirs, de recherche, d’enseignement, de maillage professionnel, etc., mais ces espaces restent souvent isolés. De récents événements ayant marqué la longue histoire de McGill (comme la création des programmes d’études féminines et d’études culturelles) ont donné aux discours radicaux un champ d’expression plus étendu à l’université. Élargi au genre et à la sexualité, le mandant de l’Institut d’études féminines a grandement contribué au décloisonnement du discours.

L’École de travail social est une entité éducative qui guide les étudiants vers l’obtention d’un agrément professionnel, dans le respect des normes et des critères définis par les ordres professionnels. Ce contexte, auquel s’ajoute la discrimination historique et actuelle vécue dans toutes les sphères de l’université, a eu des conséquences sur le niveau de sécurité perçu et ressenti par les étudiants queers qui ont à composer avec le fait de se révéler et de militer sur le campus et dans la classe. Les étudiants queers craignent de paraître radicaux et de compromettre leur employabilité après les études. Ce groupe comprend les étudiants queers racisés et issus de minorités ethniques ou religieuses qui espèrent devenir travailleurs sociaux dans des organismes desservant les membres de leur communauté, mais qui sentent que soulever des enjeux queers ou de s’identifier comme queers à l’École de travail social peut nuire à leurs chances de se trouver un emploi dans ces structures. Ces étudiants aidés de certains enseignants ont pu, en passant par des organismes canadiens, faire inclure dans les critères d’agrément des aménagements sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres.

Sur le plan institutionnel, l’École de travail social de McGill affiche un bilan mitigé concernant l’enseignement et la pratique sensibles aux dimensions queers. L’arrivée de deux enseignants, Bill Ryan et Shari Brotman, animés d’un intérêt manifeste et forts d’une expérience dans le domaine de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres, on fait pénétrer l’École dans une nouvelle ère. Comme c’est souvent le cas, c’est un cours à option sur le VIH qui a ouvert la brèche par laquelle la diversité sexuelle et ses enjeux sont entrés dans la salle de classe. De plus, à en juger par les étudiant-e-s moins réticent-e-s à l’idée d’affirmer leur identité queer et leur insatisfaction à l’égard d’un programme hétéronormatif, le moment était venu de mettre un peu plus l’épaule à la roue. Les étudiants ont relevé plusieurs aspects problématiques dans le programme, y compris l’appui qui a manqué à leurs tentatives de faire incorporer la diversité sexuelle et la pluralité des genres dans leur parcours d’études, pas seulement comme un « à-côté », mais comme partie intégrante des cours obligatoires suivis par tous. Ils ont manifesté la volonté de mettre en place un mécanisme structurel capable de les aider à faire leur stage dans des milieux queers ou auprès d’une clientèle queer. Avec le concours du directeur de l’École, les étudiants et leurs enseignants ont pu inviter d’autres enseignants alliés et des militants communautaires à débattre de la faisabilité de cette initiative. Parallèlement à cela, des mouvements ont vu le jour dans d’autres facultés et d’autres programmes pour que l’on tienne compte de l’intérêt grandissant pour les études dans le domaine de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres. Ces actions ont plus tard mené à la création du programme d’études de la diversité sexuelle et de genre à l’Université McGill, aujourd’hui sous l’égide et de l’Institut Genre, sexualité et féminisme (IGSF). Les cours offerts sont intégrés aux divers programmes de la faculté des arts de l’Université.

Historique de recherche

Comme nous l’avons mentionné plus haut, la plupart des travaux de recherche menés dans les années 1980 et 1990 ont surtout porté sur ce qu’on appelait à l’époque l’épidémie du SIDA et sur les « groupes à risque ». Les hommes gais et bisexuels (plus tard désignés par la catégorie épidémiologique « HARSAH » ou « hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ») ont été coeur de ces travaux et leur vie n’a eu d’intérêt que parce qu’ils étaient vus comme des vecteurs de transmission du VIH. Leurs sexualités et leurs comportements ont été étudiés dans le menu détail, mais les conditions de vie de ces hommes, les facteurs expliquant leur vulnérabilité et les contextes sociaux dans lesquels ils vivaient ont été largement ignorés. Bien sûr, cela voulait dire que les lesbiennes, les femmes bisexuelles et les personnes trans avaient été totalement invisibilisées.

En 1993, une première subvention de recherche reçue par l’intermédiaire de l’École de travail social renverse cette tendance. Il s’agit d’une subvention consacrée à l’étude de l’effet des interventions de soutien social sur les jeunes queers au Canada dans le cadre du Projet Sain et Sauf ou Safe Spaces Project. Cette étude est la première étude nationale canadienne portant sur les jeunes gais, lesbiennes, bisexuel-le-s et bispirituel-le-s au Canada (Otis, Ryan, 1993).

En 1998, une étude nationale sur l’accès des Canadiens GLB aux soins est financée par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) (Brotman, Ryan, 1998).

En 2001, l’École de travail social de McGill reçoit un financement de l’IRSC pour l’organisation de la première réunion pancanadienne de chercheurs sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Au total, 24 chercheurs d’un bout à l’autre du pays se sont rassemblés pendant deux jours pour discuter des obstacles structurels et pratiques qui parsèment ce champ de recherche au Canada (Ryan, Brotman, 2001). Toujours en 2001, Santé Canada charge Bill Ryan et Shari Brotman d’étudier l’équité dans la prestation de services de soins de santé aux gais et lesbiennes canadiens (Ryan, Brotman, 2001).

Cette période marque la création de l’un des premiers cours en travail social sur les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, trans et bispirituelles. Intitulé « Critical Issues in Social Work wih GLBTS’ people » (Grands enjeux du travail social auprès des personnes LGBTS) et offert comme cours à option de premier cycle, ce cours devient rapidement populaire auprès des étudiants des programmes de travail social, des autres professions de la santé et des lettres et sciences humaines.

Jusqu’au début des années 2000, l’École de travail social tient lieu d’épicentre de la recherche sur la santé des personnes queers au Canada. D’autres études ont été tour à tour financées, dont certaines réalisées en partenariat avec d’autres universités, notamment avec le Département de psychologie (Danielle Julien) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le Département de sexologie de l’UQAM (Johanne Otis, Joseph Lévy) et l’Institut de recherche et d’études féministes de l’UQAM (Line Chamberland). Ces études ont porté sur les environnements sociaux, la parentalité, le logement, l’accès aux soins de santé, l’importance de révéler son orientation ou son identité pour recevoir des soins de santé adéquats, etc.

L’année 2006 marque un grand jalon : Shari Brotman et Bill Ryan participent au dépôt d’une demande de financement sous l’impulsion de Danielle Julien de l’UQAM. Ayant reçu son financement, le projet appelé à l’époque Sexualité, Vulnérabilité et Résiliene (SVR) regroupait des chercheur-euse-s canadien-ne-s qui étudiaient les facteurs favorisant ou compromettant la santé parmi les minorités sexuelles et sexospécifiques, et qui lançaient des travaux de recherche novateurs sur Internet et importants pour les minorités sexuelles partout au Canada.

En 2011, Line Chamberland de l’UQAM, publie les résultats d’une étude réalisée dans tout le Québec sur l’homophobie dans les écoles secondaires et les cégeps (à laquelle a participé un chercheur de l’École de travail social de l’Université McGill) (Chamberland, 2011).

Autre moment marquant dans l’évolution des initiatives de recherche, le financement d’une étude pilote et, par la suite, de la première étude nationale canadienne sur les besoins des aînés queers. Ces travaux ont mené à plusieurs autres initiatives sur les besoins des aînés et de leurs aidants ainsi que sur les besoins en logement des aînés queers (Brotman, 2002, Brotman, 2007).

Conclusion

Si cet article a clairement démontré le rôle majeur historiquement joué par l’Université McGill dans l’oppression exercée sur les personnes queers, il a aussi mis en relief les mesures, modestes ou considérables, prises pour contrer la mise sous silence des étudiant-e-s issus des minorités sexuelles. Ces mesures se sont concrétisées, par exemple, par l’intégration de la diversité sexuelle et de genre aux programmes et à leur contenu, l’intérêt grandissant des enseignant-e-s et des étudiant-e-s des cycles supérieurs pour des travaux de recherche plus poussés permettant une meilleure compréhension des besoins des personnes queers, la mise en oeuvre des moyens adéquats pour fournir des services sociaux et de service de santé à la hauteur de ces besoins, ainsi que les changements structurels et politiques nécessaires pour que les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles, trans, intersexuées et bispirituelles parviennent à l’égalité pleine et entière.