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Introduction

Avec sa réforme aux fondements socioconstructivistes du début des années 2000, et devant le constat que l’école ne peut plus agir seule pour soutenir la réussite des élèves (Deslandes et Bertrand, 2001), le ministère de l’Éducation du Québec invita les acteurs scolaires à s’ouvrir sur leur communauté (MEQ, 2000). Ce mot d’ordre a donné lieu à la mise en place de nombre d’actions dans les écoles visant toutes un rapprochement avec les parents et les divers acteurs de la communauté (Boulanger et al., 2011). La pratique de ces acteurs participe donc d’un mouvement général de renforcement des liens école-famille-communauté. L’innovation dont le présent article prend la forme du projet Un milieu ouvert sur ses écoles (MOÉ), une initiative intersectorielle développée en 2001 par la Table de concertation jeunesse Bordeaux-Cartierville. Cette initiative allie une diversité d’acteurs du milieu, provenant tant des secteurs municipal, communautaire, de la sécurité publique que de la santé Ce projet, développé selon une logique ascendante de réponse aux besoins du milieu, naît du constat d’un désengagement social de la jeunesse du territoire, fortement pluriethnique et défavorisée sur le plan socio-économique. MOÉ soutient la présence d’un intervenant communautaire-scolaire (ICS) à temps plein dans chaque école du territoire (N=7), sélectionné non pas à partir de sa discipline d’appartenance, mais plutôt en fonction d’un groupe de compétences à l’animation sociale en contexte scolaire.

L’ICS développe avec et autour de chacune de ces écoles un réseau de collaborations et d’activités visant à favoriser l’intégration des jeunes et la participation des familles. Ces intervenants réalisent une programmation organisée autour de six axes d’intervention : 1) faire évoluer la vie parascolaire; 2) favoriser l’intégration des communautés culturelles; 3) offrir une continuité d’intervention durant l’été; 4) mobiliser les parents; 5) créer des ponts entre les ordres d’enseignement primaire et secondaire et 6) favoriser l’amélioration de la santé et du bien-être des jeunes. Cette action à base territoriale et collective vise, par le tissage de liens sociaux et l’enrichissement du milieu, la « capacitation » du système école-famille-communauté (Jourdan, 2010).

Cet article présente les résultats d’une recherche réalisée en 2006-2009 visant à modéliser la pratique de l’ICS[1]. Au-delà d’une description stricte des actions, il nous est apparu essentiel d’avoir accès à la vision de l’intérieur qu’en ont les acteurs centraux de l’intervention. Ces résultats sont donc le fruit d’une approche de recherche, basée sur une méthodologie qualitative, menée en partenariat avec les intervenants et promoteurs du projet. Ils découlent d’une analyse réalisée sur un corpus de données documentaires, d’entrevues et d’observation où les intervenants ont agi à titre d’« observé-observant », relatant et réfléchissant sur leur pratique par le truchement d’un journal de bord, également analysé. L’article cherche au final à identifier la spécificité de cette pratique au regard d’autres métiers du social et à identifier, dans une optique de généralisation théorique, ce qui est transférable vers d’autres contextes (Pires, 1997).

Cadre théorique, concepts et méthodologie

Cette étude s’inspire de la théorie de la structuration de Giddens, notamment de ses concepts d’action, de structure et de sens. Au regard de cette théorie, l’action est une pratique sociale de transformation de la réalité dans un contexte donné, ici le territoire scolaro-communautaire. Ce territoire est traversé de structures sociales qui conditionnent l’action, pensons à l’institution scolaire en tant que telle. Quant au « sens », ce concept réfère aux discours que les praticiens énoncent pour expliciter les buts et leurs raisons de faire ce qu’ils font, discours produisant une compréhension continue des fondements de leur activité (Giddens, 1987). Cette continuité sémantique favorise la cohérence de leurs actions (Schwandt, 2005) mais aussi sa communicabilité à autrui. Dans la théorie ici mobilisée, acteurs et structures participent d’un mouvement de réflexivité donnant une forme à l’action. Dans cette perspective, le monde social est constamment l’objet de pratiques de transformation par les acteurs sociaux auprès de structures qui tendent, bien entendu, à résister. La pratique se trouve ainsi en position intermédiaire entre les structures et l’expérience singulière, en accord avec la notion bourdieusienne de générativité de la structure par laquelle les rapports de classe, entre autres, sont imbriqués dans les pratiques sociales (Bourdieu, 2000). Cet article présente spécifiquement la modélisation de la pratique de l’ICS au regard de l’opérationnalisation d’une dimension constitutive de ce cadre conceptuel, soit leurs actions.

Sur le plan méthodologique, deux écoles socio-économiquement défavorisées ont été retenues pour l’étude, l’une primaire et l’autre secondaire. Cette étude s’est faite de manière rétrospective et prospective pour les deux écoles. Dans la démarche rétrospective, nous avons documenté les actions et les réseaux d’acteurs sur la base des documents disponibles. Dans la démarche prospective, nous avons poursuivi l’analyse documentaire à laquelle nous avons ajouté un volet ethnographique visant à documenter in situ la pratique des ICS. Cette méthode consiste à observer des séquences d’actions, accompagnées de questions posées aux acteurs visant à expliciter les valeurs, façons d’être, connaissances, éléments du contexte qu’ils considèrent pour orienter leurs pratiques, de façon à les rendre intelligibles à autrui (Dodier, 1993). L’observation a été réalisée avec l’appui d’une grille d’observation large reprenant les catégories du cadre théorique. Nous avons de plus recueilli des discours par entretiens compréhensifs auprès de la coordination de MOÉ, des directions d’école, de professionnels scolaires, de partenaires de la communauté.

Tableau 1

Sources de données

Sources de données

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L’ensemble des données collectées a été saisi dans le logiciel de soutien à l’analyse qualitative Atlas.ti. Elles ont ensuite été codifiées en fonction des dimensions du cadre théorique et de certains paramètres émergents du corpus. Des opérations de co-codage pour une validation interjuges ont ensuite été réalisées. Tout au long du codage, la rédaction de mémos analytiques a permis de mettre en forme un début d’analyse à partir des verbes d’action. Ensuite, la dimension processuelle de la pratique a été relevée en identifiant à quels processus participaient les différentes catégories d’actions, conduisant à dégager cinq formes de la pratique. Ces résultats d’analyse ont par la suite été l’objet d’une validation auprès de l’équipe MOÉ lors de deux rencontres de réflexivité regroupant tous les ICS, ceux participant à l’étude mais aussi leurs collègues intervenant dans d’autres écoles, et leur coordonnateur. Ces rencontres regroupaient une vingtaine de personnes. Les activités ayant pour visée de soutenir la réflexivité ont fait ressortir que la description des caractéristiques principales de la pratique, faite à partir des intervenants de deux écoles, reflète adéquatement les traits généraux de la pratique de tous les ICS, et aura permis l’ajustement à la marge du modèle ainsi construit.

Modélisation de la pratique de l’intervenant communautaire-scolaire

Nous avons reconstruit et validé cinq formes typiques d’action. Ces formes, on le verra, sont proches de celles qu’énonceraient nombre d’intervenants, notamment les animateurs sociaux, par exemple. Nous verrons par la suite en quoi cette proximité est fondée, mais aussi en quoi la pratique des ICS est spécifique.

Être présent dans le milieu

Agir auprès des élèves, là où ils se trouvent, appelle une modalité d’intervention en présence proximale caractérisée par une grande mobilité dans l’école, et en phase avec les temps de l’élève. Cette forme d’intervention, avec sa temporalité et sa territorialité si particulières, favorise le reaching-out, mais surtout des stratégies de visibilité permettant la sollicitation directe de l’ICS par les élèves, constituant une forme d’envers conceptuel; il s’agit moins d’atteindre que de se laisser atteindre. L’ICS installe donc son bureau dans un espace ouvert aux jeunes (ex. : le café étudiant) de façon à voir et être vu. Il importe alors que cet intervenant se fasse facilement repérer dans l’espace scolaire vécu par l’élève, soit à l’école en tant que telle, mais aussi dans les espaces transitionnels entre l’école et la maison. Il se fait remarquer par son allure distinctive des autres intervenants scolaires, par sa façon d’occuper l’espace, par sa manière d’être ostensiblement réceptif aux jeunes. Cette visibilité lui permet d’être interpellé en cas de besoin, sur un mode banal plutôt qu’interventionnel. Cela importe pour tout jeune, mais davantage encore pour ceux d’entre eux qui ont une expérience négative des services sociaux ou dont la famille est portée à se méfier des services publics, notamment celles provenant de pays ou l’État est davantage une menace qu’une ressource.

Son accessibilité sémiologisée s’exprime aussi par son adaptabilité au calendrier des jeunes. Par exemple, la flexibilité de son horaire lui permet de les rencontrer sur l’heure du midi ou après les cours, mais aussi la fin de semaine, lors de journées pédagogiques et même pendant la période estivale. Ainsi, la présence de l’ICS se réalise suivant une modalité particulière d’être-avec dans le temps de l’élève et non celui de l’école. Dans ce lieu, sa présence est plus informelle que celles des enseignants ou des intervenants des services complémentaires, ce qui lui permet d’observer les interactions des jeunes hors de la classe, voire hors de l’enceinte scolaire. Que cela soit au gymnase, dans les couloirs ou aux abords de l’école, c’est l’occasion pour lui de garder un oeil ouvert sur les étudiants, moins pour les surveiller que pour comprendre les dynamiques infra-scolaires, comme par exemple les conséquences d’une guerre étrangère sur les élèves ayant un lien avec les pays concernés.

L’approche des jeunes se fait sur un mode amical, voire taquin. Ce mode d’interaction traduit l’esprit ludique qui caractérise la stratégie globale d’intervention socio-éducative de l’ICS. Ainsi, que ce soit pour véhiculer de l’information ou susciter leur mobilisation, l’ICS doit savoir « parler jeune » aux jeunes. De plus, surtout au primaire, sa présence dans l’école lui permet de rencontrer et d’échanger avec les parents. Là encore, il semble que le contact non planifié soit la modalité de rencontre privilégiée. Il en profitera pour annoncer une activité (sortie à la cabane à sucre) ou pour solliciter la participation des jeunes ou de leur famille (organisation d’un tournoi de basketball). Sa présence dans les événements et fêtes de quartier lui permet également de prendre contact avec les familles. Son engagement dans des activités parascolaires lui permet de tisser des liens de confiance avec les jeunes et d’intervenir au besoin, sur un mode plus classique. Ainsi, les ICS ne sont pas des cliniciens spécialisés de l’intervention socio-éducative, mais plutôt des généralistes ayant une action sur le lien social, conçue comme un moyen de promotion et de prévention agissant directement et indirectement sur les déterminants sociaux de la santé et du bien-être. Cette forme de présence lui permet également de soutenir l’intégration des familles migrantes à la société québécoise en favorisant leur fréquentation des services publics ou communautaires. Pour cela, il peut les mettre en lien avec d’autres parents ou les mobiliser afin qu’ils s’engagent dans la vie scolaire et communautaire. L’ICS constitue donc un acteur-clé du relais entre les familles, l’école et les ressources du quartier.

Éduquer

Pour être viable et efficiente dans l’espace scolaire, l’intervention de l’ICS se doit d’être en phase avec le projet éducatif de l’école. En effet, son intervention s’inscrit dans une perspective véritablement socio-éducative en forte continuité avec la mission de l’école. Elle tend même à contribuer à la réussite éducative, principe fédérant les actions dans l’espace scolaire. Son intervention couvre divers savoirs, savoir-être et savoir-faire qui se situent généralement à la périphérie du curriculum scolaire, mais qui cherchent néanmoins à s’y arrimer. La réussite éducative participe ici d’une conception humaniste de l’éducation où le développement et l’épanouissement de l’enfant comme citoyen dépassent la seule acquisition des connaissances. D’ailleurs, l’intervention socio-éducative participe explicitement des domaines généraux de formation du Programme de formation de l’école québécoise que sont l’environnement et la consommation, le vivre-ensemble et la citoyenneté, la santé et le bien-être. Par exemple, une façon pour l’ICS d’éduquer à la santé consiste à soutenir le développement tant physique que psychologique des jeunes à partir d’une activité parascolaire en vogue dans le quartier : le basketball. Cela n’est-il qu’une activité ludique parascolaire? Non, puisque l’ICS inclura à la conception même de cette activité d’autres domaines généraux de formation, parfois plus strictement liés à la mission d’instruction, comme la compétence à écrire.

L’ICS contribue bien entendu à la mission de socialisation des jeunes que porte l’école en renforçant certaines compétences sociales à l’égard de normes citoyennes valorisées, notamment, mais non exclusivement, par la société d’accueil. Lorsqu’il cherche à raviver les normes de vie en société, l’ICS encourage le développement d’une gamme d’habiletés sociales comme la politesse ou le respect des autres, mais appliquées à une interaction réelle, dans le cadre d’une activité scolaire. Par exemple, il encourage des attitudes verbales et non verbales appropriées aux différentes situations. Selon Tourrilhes, ces interventions « offrent aux jeunes des situations d’action qui leur permettent de se confronter aux règles de l’action collective, de développer leurs capacités et leurs compétences à travers des expériences sociales multiples qui participent à leur construction identitaire dans un processus de socialisation qui demande permanence et temps » (2003, p. 11). Par exemple, l’ICS rend possible des démarches de réparation des actes ayant eu des conséquences négatives sur autrui. Surtout, il fait en sorte que les activités se déroulent dans le respect des règlements de l’école, même lors des activités parascolaires. Bien que les finalités éducatives du travail de l’ICS soient en grande partie axées sur le développement et la socialisation des jeunes, il leur transmet aussi des connaissances nouvelles et, ce faisant, prolonge l’action éducative des enseignants. Par exemple, concernant un projet de radio étudiante, un ICS du secondaire souligne : « J’ai une expertise là-dedans, alors pourquoi ne pas en faire profiter les jeunes? ».

Il invite aussi les jeunes à développer leur esprit citoyen en les incitant à des actions de préservation de l’environnement et de solidarité, ce qui leur permet d’accroître leur pouvoir d’agir sur leur milieu immédiat. L’ICS crée pour ce faire des événements qui sensibilisent les jeunes à la solidarité et à l’entraide, tels que la participation de la chorale de l’école à une campagne de financement de Moisson Montréal ou des échanges intergénérationnels lors de rencontres avec les résidents d’un Centre d’hébergement pour personnes âgées. Cette éducation à la citoyenneté cherche aussi à favoriser l’ouverture sur le monde par l’organisation d’activités où les élèves du secondaire viennent, par exemple, raconter une légende de leur pays d’origine à des élèves du primaire. Outre le fait de lier le primaire et le secondaire, ces activités familiarisent les enfants à la diversité culturelle tout en les encourageant à garder des liens avec leur culture d’origine. L’ICS organise également des activités favorisant l’intégration des familles immigrantes à la société québécoise et leur sensibilisation à son histoire et sa culture, selon une perspective interculturelle (Potvin, McAndrew et Kanouté, 2006). Par exemple, il peut s’agir d’interventions de développement des compétences axées sur le vivre-ensemble qui deviennent des occasions d’apprentissage du français et de rapprochement interculturel. Concrètement, cela peut prendre la forme d’une soirée de conte ou de la préparation d’une visite à la cabane à sucre.

Créer des occasions d’engagement des jeunes

Le travail de l’ICS consiste aussi à organiser diverses activités parascolaires, sportives, culturelles ou sociales, pour que les jeunes les investissent comme autant d’occasions d’engagement. Ces « activités complémentaires à la formation du jeune favorisent le développement de son plein potentiel et […] offrent de multiples occasions d’engagement » (MEQ, 2001, p 36). Elles visent ultimement à mobiliser des jeunes présentant des risques de désengagement à l’égard de l’école, de la famille, voire de la société. La mise en place d’activités avant tout ludiques ou sportives constitue la porte d’entrée de l’ICS dans l’enceinte scolaire. Cet aspect distingue le métier d’ICS d’autres métiers du lien social tels que le travailleur de corridor (Dupuy, Simard et Champagne, 2001) ou le médiateur social (Barthélémy, 2004). Si, tout comme l’ICS, ceux-ci se placent dans un rôle de médiateur entre les jeunes et les institutions publiques, leur champ d’action ne se développe pas, ou peu, du côté de la création d’activités de loisirs.

En début d’année scolaire, conjointement avec chaque direction d’école, le coordonnateur de MOÉ établit les priorités d’action de l’ICS en les harmonisant à la programmation communautaire du quartier. S’il arrive que des temps de classe soient utilisés pour réaliser des activités dans la communauté, comme pour un rallye de quartier[2], le plus souvent l’ICS loge son offre d’activités dans les espaces de transition entre les temps passés à l’école et les temps non scolaires, tenant compte ainsi du poids du cadre temporel scolaire prescrit légalement et conventionné syndicalement. Ainsi, les récréations, les dîners, la fin des classes, les soirs, les journées pédagogiques, les fins de semaines, la semaine de relâche et la période estivale constituent les temps parascolaires investis par l’ICS. Il importe cependant de noter que ces activités naissent dans le temps scolaire, sinon il y aurait découplage entre ce temps et celui du loisir. La stratégie ici consiste à réunifier les temps sociaux, de façon à les mettre en phase avec le temps vécu de l’élève.

Soutenir des jeunes ayant des difficultés

L’action de l’ICS semble contribuer à moyen terme à la réussite éducative des jeunes. Cependant, pour favoriser leur intégration scolaire et sociale à plus court terme, l’ICS cherche aussi à porter une attention particulière à ceux qui traversent des périodes difficiles, qui sont fragilisés sur les plans familial, social, économique ou migratoire, ou qui ont des difficultés d’insertion scolaire relatives à la violence ou à l’isolement, entre autres. Par sa présence et sa connaissance du milieu, il détecte ce qui ne va pas, mobilise les acteurs qui pourront contribuer à la solution, mais surtout il cherche à intégrer ces jeunes dans des activités parascolaires afin de les divertir, de les occuper, de les responsabiliser et de les valoriser. Si, dans certains cas, il est informé des situations difficiles par les jeunes eux-mêmes, il lui arrive aussi de prendre connaissance de certains problèmes par l’intermédiaire d’autres acteurs de l’équipe-école. Il porte aussi une attention particulière aux jeunes des classes d’accueil qui vivent une période transitoire et qui, outre le fait de devoir s’intégrer, ont besoin d’être entourés de personnes significatives dans une période où la perte de repères peut être déstabilisante.

En vertu de son rôle, la direction de l’école s’adrese à l’ICS pour qu’il s’intéresse à des élèves qui manquent d’intérêt pour la vie scolaire et dont la trajectoire paraît périlleuse sur le plan personnel. Dans le travail auprès de ces jeunes, la collecte et la communication d’informations aux acteurs concernés sont indispensables pour intervenir adéquatement. Tout en respectant les principes de confidentialité, l’ICS éclaire les intervenants concernés sur certaines situations familiales, leur donnant ainsi une compréhension plus globale des problèmes des élèves. Dans certaines situations, la collaboration de l’ICS ne s’arrête pas à la transmission de l’information. Il aide aussi à mobiliser les acteurs pour établir une prise en charge de la situation vécue par l’enfant.

Dans son rôle de soutien aux jeunes en difficulté, l’ICS leur porte une attention particulière en sollicitant expressément leur participation à des activités parascolaires. Ainsi, il propose des loisirs ou des occupations aux élèves qui vivent des épreuves, à ceux qui sont plus démunis ou désoeuvrés durant les périodes de vacances. Ceux qui traversent des épreuves comme la maladie ou le deuil peuvent être invités par l’ICS à participer à des activités leur permettant de se distraire. Par exemple, concernant un jeune enfant sans fratrie et dont la mère est gravement malade, l’ICS du primaire écrit : « Je continue à y faire attention et je l’ai invité à la première de L’héritage de Darwin à la Maison Théâtre vendredi soir 20 mai. » L’ICS a aussi obtenu pour cet enfant une place dans un camp scout l’été. Au besoin, il cherchera à intégrer les enfants à des activités de bénévolat comme lorsqu’il demande à ceux d’une même famille, dont la mère est décédée, de venir l’aider dans un service de garderie qu’il a organisé pour une conférence donnée aux parents. Selon l’ICS : « Ils étaient très contents de s’occuper de plus petits. » Selon Tourrilhes (2003), ce genre de participation donne du sens à l’engagement. Ces exemples illustrent la marge de manoeuvre de l’ICS quant aux critères de sélection des projets.

Relayer et intensifier l’action des partenaires de la communauté

La dernière forme d’action consiste à favoriser la présence ordonnée des partenaires de la communauté dans l’école, et à mettre en place des activités ou événements dans la communauté, dans l’optique de faciliter par ce moyen l’intégration des familles à l’école et au quartier. Comme le mentionne le coordonnateur du projet : « Un ICS, c’est un organisateur communautaire dans le micromilieu qu’est l’école et son entourage. » Il travaille avec différents types d’organismes du quartier, communautaires, publics ou privés, et même de l’extérieur. Avec certains organismes, s’installent des collaborations bidirectionnelles qui solidifient les rapports intersectoriels. Ces liens de confiance et de réciprocité sont indispensables à l’efficacité des réseaux communautaires d’intervention. Par sa seule présence, l’ICS symbolise l’ouverture mutuelle école-communauté. Par son action, et le relais qu’il fait de leurs activités dans l’espace scolaire, il fait en sorte que l’école donne une meilleure place aux partenaires de la communauté. Différentes stratégies de mise en lien sont utilisées pour ce faire, tel qu’introduire les organismes et faire la promotion de leurs activités lors d’événements scolaires, comme « un mini salon des organismes du quartier » [ICS du primaire]. En contrepartie, l’ICS rappellera aux partenaires communautaires les principes d’une bonne collaboration à base scolaire, dont le premier consiste à participer au projet de réussite éducative, tel que le formule l’école. L’ouverture est donc bivalente, de l’école à la communauté, mais aussi de la communauté à l’école.

Dans cette orchestration des rapports école-communauté, l’ICS doit se mouvoir au sein de deux cultures distinctes où, dans la communauté, les rapports s’établissent de manière plutôt souple et informelle, alors que dans l’espace scolaire, les rapports sont plus conventionnés, découlant d’un cadre de travail plus rigide et d’une structure de gestion souvent hiérarchique. L’ICS aborde ainsi son mandat de facilitateur en identifiant les espaces de collaboration possibles entre l’école et la communauté, suggérant des projets à la direction ou aux enseignants. Il agit également en traducteur entre ces « deux mondes », entre ces deux espaces sémantiques, par exemple en démystifiant les attentes et les façons de faire de chacun. Cette compétence au bilinguisme intersectoriel est parmi les plus difficiles à objectiver, bien qu’elle soit au coeur de tout métier de la médiation.

Dans ce contexte, la fonction traductrice est des plus délicates, car le traducteur qu’est l’ICS se doit de respecter l’ordre scolaire, notamment son fonctionnement hiérarchique. L’école étant déjà de plus en plus ouverte à la communauté et aux familles en raison de la réforme socioconstructiviste qu’elle connaît depuis une dizaine d’années, elle est fort sollicitée, et souvent de façon désordonnée. Mais en raison de sa capacité d’accueil limitée, il existe une tension constante dans cet espace de partenariat entre l’ouverture de l’école et la nécessité de préserver l’ordre scolaire, pour le bien même de l’atteinte de sa mission. L’ICS doit maîtriser l’art de ne pas bousculer l’ordre scolaire, notamment le rôle décisionnel de la direction d’école, tout en jouant pleinement son rôle de traducteur bivalent, au coeur du projet de liaison école-famille-communauté. Cette double contrainte (respect de l’institution et intention de transformation) le place dans une posture relativement délicate, en grande partie compensée par l’innovation structurelle que constitue la cogestion communautaire-scolaire de la fonction ICS.

La nature, la territorialité et la temporalité de l’offre d’activités de l’ICS sont très diversifiés. Parfois travailleur de milieu, parfois travailleur de rue, parfois organisateur communautaire ou animateur social, mais aussi travailleur en loisirs, l’ICS compose la forme adéquate à l’atteinte des objectifs convenus systématiquement avec l’école. Le territoire en question est en partie géographique, celui de l’école et de son environnement, mais il est surtout sémantique, celui de l’espace vécu par le jeune.

En raison de l’ampleur et de la diversité des formes que peut prendre son intervention, ce rôle se distingue de celui des autres professionnels de l’école : « Un technicien en loisirs fait des activités de loisir dans un cadre bien défini et plutôt technique. Moi, j’utilise les activités, parfois spontanées, comme moyen d’aller plus loin avec le jeune et pour établir un lien de confiance » [ICS du secondaire]. Selon une direction d’école :

Le technicien en loisirs fait les projets que j’appellerais institutionnels, selon la tradition de l’école : bal, collation des grades, sortie à la cabane à sucre, fête de Noël, rentrée scolaire et tout ça, tandis que l’ICS, son travail, ce sont d’autres projets qui viennent donner de la plus-value à l’école et qui permettent à des élèves qui ne se retrouvent pas dans ce qu’on offre d’avoir un autre lien, qui peut l’amener ailleurs.

Sur le plan structurel, il y a ici un découplage de l’activité de l’ICS et de l’intervention spécialisée, dont le territoire est marqué de titres de propriété disciplinaire. Cela pose l’ICS comme un acteur de l’intersectoriel, considérant l’enfant et sa famille comme principe intégrateur, comme l’appellent d’ailleurs les savoirs probants en cette matière (Boulanger et al., 2011).

Le travail de réseau, qui se tisse d’abord dans l’école par des collaborations avec les autres professionnels des services complémentaires, et la participation de l’ICS aux différents comités de l’école favorisent son engagement dans l’école. L’ICS devient rapidement pour l’équipe-école un collègue à l’identité un peu floue qui fait ce que d’autres ne peuvent faire parce qu’accaparés dans leurs activités respectives. Par exemple, l’infirmière de l’école lui demande de l’aide pour mettre sur pied un Comité santé qui sera le moteur d’activités de promotion des saines habitudes de vie. Devant un imprévu ou une demande a priori non recevable, l’ICS trouvera une façon d’aplanir l’obstacle, voire d’en faire une occasion d’action, à la manière dont le souligne Giddens (1987) à propos de l’acteur compétent.

Discussion

La modélisation de la pratique des ICS produit tout à la fois une impression de déjà-vu et d’originalité. Le caractère distinctif de cette pratique au regard d’autres formes d’animation sociale ou de travail social dans la communauté se situe moins dans les formes reconstruites ici, prima face communes à l’ensemble des métiers du lien social (Couturier et Chouinard, 2008), que dans la capacité des ICS à les composer d’une façon originale et, surtout, adéquate à la situation d’intervention socio-éducative, qui présente ses propres conditions structurelles de possibilité (Couturier, Larose et Bédard, 2009). Comme en matière musicale, ce sont moins les huit notes qui créent l’oeuvre que l’activité située de composition puis d’interprétation, avec ces quelques notes, instruments, tempi et interprètes. Le métier d’ICS se constitue ainsi en pratique médiatrice (Couturier et Chouinard, 2008) se déroulant sur une modalité relationnelle (présence, éducation, attention aux jeunes ayant des difficultés) comportant une visée de transformation proximale des individus et respectueuse du système normatif de l’institution scolaire.

L’équilibre précaire entre l’oeuvre de praxis communautaire porteuse d’un projet transformationniste fort, centrale à la tradition de l’animation sociale, et l’oeuvre d’intervention socio-éducative caractéristique du travail en milieu scolaire, conduit les ICS à incarner la double ouverture de l’école sur sa communauté et de cette dernière sur l’institution scolaire. L’organisation en charge des ICS a d’ailleurs choisi ce nom extraordinaire de Milieu ouvert sur ces écoles, renversant symboliquement le sens historique et commun du rapport école-communauté, traditionnellement une demande extrinsèque d’ouverture adressée à une école débordée par l’effet de ces demandes multiples sur la quiétude requise à la réalisation de son mandat premier. Cette demande fut souvent, à tord ou à raison, reçue par l’institution scolaire comme une forme de désaveu de ses façons de faire, ce qui n’est certes pas une bonne condition structurelle de collaboration avec une si vieille et si importante institution.

Au coeur de la bivalence de l’ouverture école-communauté, l’ICS constitue un dispositif de traduction entre ces deux mondes, ni tout à fait de l’un, ni tout à fait de l’autre, mais qui réussit à s’y insérer tout en s’en distinguant. Les conditions opérationnelles du principe d’ouverture bivalente entre l’école et la communauté sont nombreuses. Parmi elles, nous retenons celle d’une cogestion de la pratique, du niveau de la micro-intervention jusqu’au niveau de la concertation de quartier. À tous ces niveaux, l’orientation de la fonction est cogérée par le monde scolaire et ses partenaires de la communauté. Le contrat partenarial qui les lie est alors crucial au bon enracinement de cette pratique dans les milieux. Il permet aux uns et aux autres de nouer leur action dans une pratique de cogestion continue conduisant forcément à l’élaboration de micro-accommodements qui se sédimentent peu à peu, et forment, ce faisant, une culture de collaboration productrice de changements sur le long terme. La transformation ici est indirecte, reportée dans le temps, et mutuelle. Elle est fondée sur une capacité de mobilisation d’un agir communicationnel avec autrui plutôt que sur une dialectique de confrontation, exigeant de façon plus ou moins tacite de l’institution scolaire sa transformation univoque. Sur le plan structurel, MOÉ s’est réflexivement adapté à la dimension instituante de l’école; ce faisant l’initiative se donne une chance de s’établir durablement dans l’espace scolaire, mais aussi crée les conditions d’une réflexivité école-communauté dont les effets transformateurs, au sens de Giddens (1987), sont potentiellement importants. Cette possibilité théorique appelle des études davantage longitudinales et comparatives sur ce type d’initiatives, ce qui limite la portée de la présente étude.

Conclusion

Le présent article brosse à trop grands traits la variabilité incommensurable des modalités d’action déployées sur le terrain[3]. Si nous n’avons pu ici illustrer la véritable étendue de cette diversité, faute d’espace, cette évocation révèle tout de même trois conditions fondamentales de mise en oeuvre d’une telle intervention, soit : 1) la capacité de trouver des réponses ad hoc, voire hic et nunc, à la situation spécifique du quartier, de l’école, de la famille ou de l’élève; 2) la conjugaison dans un dispositif partenarial des dimensions relationnelles, organisationnelles et communicationnelles de la collaboration intersectorielle; et 3) l’entrée par le ludique plutôt que par le clinique. Mais ce sont moins ces conditions fondamentales ou les caractéristiques des cinq formes d’action en tant que telles qui caractérise la pratique de l’ICS que leur agencement qui nous permet d’affirmer que nous sommes ici devant un métier du lien social ayant une composante novatrice.

Est-il possible de penser la transférabilité de ce modèle vers d’autres contextes? Nous pensons que oui, dans la mesure où ce ne sont pas les activités qui soient l’objet de transfert, mais bien les conditions structurelles permettant aux formes d’action identifiées de faire leur oeuvre. Pour cela, il faut une stabilité et une intégration des financements en lieu et place du saupoudrage des mesures caractéristiques à ce domaine. Il importe en effet de tirer leçons des deux dernières décennies qui ont produit leur lot d’initiatives n’ayant pas réussi à perdurer, et éviter que cet appel incessant à l’innovation, sans être accompagné des conditions de pérennisation adéquate, ne finisse par produire une fatigue à l’innovation parmi les acteurs et les milieux les plus motivés.