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La recherche sur le libertinage philosophique et littéraire n’a cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années, obtenant peu à peu ses lettres de noblesse et modifiant l’idée traditionnelle que l’on se faisait de l’âge classique. Avec le temps, une image nouvelle de cette époque s’est imposée, où le cartésianisme n’occupe plus le premier plan d’un paysage intellectuel dont les contours, mais aussi l’avant-scène, ont été fortement remodelés. Pour parvenir à cette transformation de l’histoire des idées, il a fallu répertorier les principes de l’écriture libertine — utilisation de masques pour dissimuler les thèses affirmées, distinction entre sphère publique et sphère privée, référence à une tradition de lecture explicite pour ceux qui la partagent et stratégie de diffusion clandestine —, regrouper les thèmes essentiels qu’elle aborde — contestation de l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur, critique du dogme de l’immortalité de l’âme, refus de tout finalisme à l’oeuvre dans la nature — et repérer les textes essentiels qui la représentent, qu’ils aient été diffusés sous forme manuscrite ou imprimée.

Cette mise en perspective d’un courant de pensée libertin pouvant être envisagée de manière assez précise en fonction de critères stricts n’empêche pas, chez ses représentants, des divergences d’opinion ou le recours à des traditions différentes. Il n’en reste pas moins que le partage d’un certain nombre d’évidences permet bien d’évoquer un libertinage d’esprit spécifique à l’âge classique. Cette spécificité n’est bien sûr pas étrangère aux bouleversements connus à l’époque (découverte de nouveaux mondes terrestres et extraterrestres, prise en compte de la variabilité des coutumes et des lois, remise en question de la vérité unique du catholicisme par la prolifération des sectes protestantes) qui discréditent en grande partie le message chrétien. Pour faire face à ce délitement de la tradition chrétienne et à la perte des valeurs qui en est la conséquence, il était possible de puiser dans le passé des exemples permettant de se créer un univers stable et ordonné (ce qui explique le retour aux Anciens) ou de choisir de se construire une nouvelle manière de vivre, une éthique pour des temps troublés, ou encore de se contenter de rendre compte de la fin d’un monde d’une manière pessimiste en dressant de l’homme le portrait d’un animal soumis aux passions et à la mort, dont le seul avantage sur les autres animaux — mais est-ce vraiment un avantage ? — est de se savoir mortel, condition tragique où la prise de conscience de la valeur de la vie se fait sur fond de néant et de hasard absolu. Toutes ces différentes options ont été assumées par les libertins au cours des xviie et xviiie siècles, l’optimisme et le pessimisme variant en proportion plus ou moins égale face à la prise de conscience générale de la fin d’une époque et de la naissance d’une autre, dont ils sont pour partie la cause et la conséquence.

Face à cette disparition du monde chrétien traditionnel, les libertins n’ont plus que leur raison pour s’orienter dans la pensée, ayant refusé le joug de la tradition, mais cette raison a ses limites propres et doit se fier plus au vraisemblable qu’au certain. Comme le reconnaît Cyrano,

[…] ni le nom d’Aristote, plus savant que moi, ni celui de Platon, ni celui de Socrate ne me persuadent point si mon jugement n’est convaincu par raison de ce qu’ils disent ; la raison seule est ma reine à qui je donne volontairement les mains […]. N’embrassons donc point une opinion à cause que beaucoup la tiennent, ou parce que c’est la pensée d’un grand philosophe ; mais seulement à cause que nous voyons plus d’apparence qu’il soit ainsi que d’être autrement [1].

L’invocation de la raison, on le voit, n’est en rien une glorification de la puissance rationnelle. Pour les libertins, la raison a ses limites et ne peut prétendre tout connaître ou tout savoir, d’où le parti pris en faveur du scepticisme au plan épistémologique et de la tolérance au plan moral. Mais, à l’intérieur de ses limites, la raison peut parvenir à établir des certitudes relatives et surtout parvenir à dénoncer tout ce qui n’apparaît pas comme crédible (le préjugé, la superstition, l’irrationnel). Les erreurs sont bien sûr la cible des libertins, mais l’imposture l’est plus encore. Car que l’on se trompe est en soi pardonnable puisque telle est notre nature, mais que l’on trompe autrui en sachant qu’on le trompe, voilà ce qui, pour les libertins, est inacceptable. Plus que l’erreur, c’est donc l’imposture qui est visée, et en particulier l’imposture des politiques et des religieux qui sont coupables d’abuser les hommes pour mieux exercer sur eux leur pouvoir. On comprend en quoi les philosophes des Lumières sont les héritiers de cette littérature libertine, surtout à la faveur de la médiation que représente la tradition clandestine. Mais s’ils en sont les héritiers, c’est parce qu’ils ont su à leur tour assumer un héritage et le faire servir à d’autres fins, en étant notamment plus soucieux de réformes sociales et politiques.

Les textes retenus ici font le point sur cette littérature libertine et s’organisent autour de deux lignes interprétatives qui, bien que se recoupant sur de nombreux points, se différencient quant au traitement qu’ils proposent ou non du cartésianisme. La première ligne porte sur des textes clandestins dont la diffusion fut réservée à des cercles étroits de connaisseurs et qui se sont ébauchés sans référence explicite à la pensée cartésienne. Ces textes présentent les grandes thèses du libertinage afin de défendre une position très stricte, que ce soit un naturalisme intégral justifiant l’homosexualité et la pédophilie pour L’Alcibiade fanciullo a scola (Alcibiade enfant à l’école), un athéisme radical permettant de dénoncer l’imposture religieuse ou politique pour le Theophrastus redivivus, ou encore une critique des contradictions bibliques dans les différentes versions de La religion chrétienne analysée. La seconde ligne, qui évoque également des textes aux thèses tout aussi libertines, permet à l’inverse d’appréhender de manière explicite la question des rapports entre le cartésianisme et la pensée libertine et/ou clandestine.

Dans le cadre de la première ligne d’interprétation, Jean-Pierre Cavaillé s’intéresse à un texte sulfureux, L’Alcibiade fanciullo a scola, paru vraisemblablement entre 1650 et 1652, dont il cherche à comprendre les différentes facettes qui en expliquent la clandestinité, de l’anonymat volontairement choisi par l’auteur, Antonio Rocco, à sa postérité restreinte en passant par la stratégie clandestine qui en explique la composition et la diffusion. Présentant le texte comme un ouvrage spécifiquement conçu pour des lecteurs érudits et avertis, Jean-Pierre Cavaillé le décortique afin de montrer en quoi il consonne avec les écrits libertins de l’âge classique, ce qui lui permet de montrer qu’il ne s’agit pas là, comme cela a été dit trop souvent, d’une simple satire moralisante des pratiques sodomites des précepteurs jésuites. Si cette dimension accusatrice du professorat jésuite n’est pas absente de l’ouvrage, elle n’en constitue pas moins un aspect second. Une telle lecture focalisée sur la dimension critique du texte a pour défaut de passer sous silence ce qui en constitue l’essentiel, à savoir la présentation explicite du désir sensuel et sexuel du maître pour son élève qu’Antonio Rocco cherche à faire partager à son lecteur avec pour finalité ultime une défense en règle de la sodomie au nom d’un naturalisme conséquent. En effet, le sens du texte est à chercher du côté de la célébration de la nature sous toutes ses formes, rendant par là légitime la sodomie comme comportement et illégitimes les lois censées s’y opposer, parce que contre nature. On voit ici le renversement effectué par Rocco : ce qui est prétendument défini comme naturel (la punition par le législateur de la sodomie) va en fait contre ce qu’est vraiment l’enseignement de la nature, qui permet tous les types de plaisirs sexuels, à supposer bien sûr que les personnes qui s’y prêtent soient explicitement consentantes. Reste alors à montrer pourquoi on a perverti l’enseignement de la nature, et c’est à ce niveau que la théorie libertine de l’imposture politique refait surface. Si la sodomie est interdite, c’est en partie au nom de la raison d’État (sa généralisation aurait pour effet une dénatalité guère souhaitable) et en partie au nom des désirs de l’élite qui a voulu se réserver à elle seule ce plaisir. On le voit, L’Alcibiade fanciullo a scola s’inscrit dans une tradition libertine bien établie et utilise des arguments habituels pour défendre son naturalisme intégral au nom d’une éthique spécifique, qui se veut en accord avec l’enseignement de la nature et de la raison, où tout acte sexuel devient légitime tant qu’il est fondé sur l’accord des individus qui le pratiquent, que ces derniers soient de même sexe ou d’âges fort différents, éthique dont la spécificité explique à elle seule toutes les formes de clandestinité connues par l’oeuvre.

Miguel Benítez propose à son tour une lecture serrée d’un texte libertin, le fameux Theophrastus redivivus, afin de chercher à comprendre pourquoi la méthode retenue par l’auteur de ce manuscrit a souvent été critiquée au niveau de sa rigueur démonstrative. En effet, en niant explicitement l’existence des dieux dans le premier traité, l’auteur du manuscrit rend par là même superflus les suivants sur l’éternité du monde, l’imposture des religions ou la mortalité de l’âme, ces différentes thématiques n’ayant plus lieu d’être, une fois la non-existence des dieux accordée. Pour Benítez, cette démarche peut être explicitée si l’on tient compte des enjeux propres au Theophrastus redivivus, ce qui suppose qu’on comprenne la logique interne qui rend compte de cette inversion de perspective en suivant pas à pas la démarche adoptée dans le manuscrit. Au point de départ se trouve un parti pris assuré en faveur de l’empirisme qui justifie à lui seul l’athéisme. Pour le Théophraste moderne, l’entendement humain ne peut pas former l’idée d’un être insensible — exeunt dieux, anges et démons. Toute connaissance certaine est une connaissance reposant sur les données fournies par les sens, le reste n’étant qu’opinions. Mais comment départager entre elles les opinions ? Tout simplement grâce à l’usage de la raison naturelle, égale en chacun, dont les jugements sont à ce point évidents que tous les hommes s’accordent entre eux à leur sujet, puisqu’elle n’est autre que ce que les sens nous disent à propos du monde. Or, une telle assertion ne peut que poser problème. Si la vraie connaissance ne dépasse pas le témoignage des sens, pourquoi donc évoquer à longueur de pages le témoignage d’autrui ? Et pourquoi se permettre de donner son assentiment à des théories qui vont explicitement au-delà sur des questions évoquant l’éternité du monde ou l’immortalité de l’âme ? Le scepticisme vaudrait mieux ici et devrait conduire logiquement à l’aphasie plutôt qu’à de longs développements touffus et redondants. En acceptant de se placer sur le terrain de l’opinion, Théophraste s’interdit l’accès à la connaissance certaine qu’il invoquait pourtant dès le premier traité en démontrant l’inexistence des dieux. Comme le montre subtilement Benítez, c’est peut-être à ce niveau précis que se comprend la méthode du Theophrastus redivivus : si on peut légitimement affirmer l’éternité du monde, l’imposture des religions et la mortalité de l’âme, ce n’est pas en raison des arguments vraisemblables que chaque traité apporte sur ces sujets, mais parce que la preuve a été faite dès le premier traité, par l’expérience, que les dieux n’existent pas. On comprend alors que la méthode adoptée dans le manuscrit est conditionnée par l’épistémologie empiriste radicale de l’auteur, qui explique en retour la cohérence de son projet rigoureusement athée.

Abordant la question des transformations connues par La religion chrétienne analysée lors de sa diffusion clandestine, Maria Susana Seguin propose une reconstruction de l’évolution de ce manuscrit et de ceux qui s’y sont peu à peu rattachés afin d’expliciter les enjeux de cette métamorphose, qui lui paraissent représentatifs de l’évolution parallèle qu’a subie la pensée philosophique clandestine. Manuscrit composé entre 1732 et 1742 dont l’auteur reste anonyme et qui s’inspire directement d’un autre manuscrit, l’Examen de la religion chrétienne, et indirectement du Tractatus theologico-politicus de Spinoza, le texte de La religion chrétienne analysée a connu une intense diffusion au cours du siècle des Lumières. S’il s’est présenté seul, d’autres copies le montrent accompagné de Notes et/ou de Preuves, ajouts faits par des intervenants autres que l’auteur du manuscrit principal et qui n’hésitent pas à corriger le manuscrit originel, et parfois à le modifier substantiellement. Là où, par exemple, l’auteur de La religion chrétienne analysée fait part de son déisme, celui des Notes insiste sur le caractère dangereux de la religion chrétienne, voire même de toute religion. Là où le premier se contente d’indications implicites, notamment en ce qui a trait à la critique biblique, le second évoque les textes principaux sur la question et incite ses lecteurs à consulter le bréviaire de la libre pensée de l’époque. En règle générale, la finalité des Notes qui s’ajoutent au texte principal n’est pas de renverser le déisme de La religion chrétienne analysée, mais plus simplement de le radicaliser en critiquant de manière plus philosophique et plus documentée toutes les preuves avancées habituellement par l’apologétique chrétienne afin de leur ôter toute crédibilité. Les Preuves reprennent à leur tour ce travail de critique de l’apologétique chrétienne, notamment par le biais d’une analyse serrée des difficultés et contradictions du texte biblique, de l’Ancien Testament en particulier, sans pour autant le poursuivre à son terme puisqu’elles sont restées inachevées. Mais elles ont connu une nouvelle vie à titre de première partie d’un autre manuscrit, La foi anéantie, qui généralise la critique biblique contenue dans les Preuves, puisque le Nouveau Testament est également pris en compte. La reprise des Preuves ne se fait pas sans modification de leur sens initial, dans la mesure où l’auteur de La foi anéantie leur donne une orientation athée et non plus déiste, qui n’est pas sans rappeler celle de la coterie holbachique.

Dans le cadre de la seconde ligne d’interprétation, qui fait intervenir le rapport avec le cartésianisme, Olivier Bloch en mentionne la présence dans la pensée libertine à partir de l’examen du problème de la communication au xviie siècle. C’est en effet sous l’influence du cartésianisme que la question de la communication, et en particulier de la communication des substances, va devenir essentielle et entraîner des solutions métaphysiques aussi audacieuses que périlleuses, dont l’occasionnalisme est peut-être la plus frappante. En séparant trop radicalement res extensa et res cogitans au niveau de leur essence propre, Descartes s’est trouvé confronté à un problème ontologique neuf qu’il n’a su résoudre adéquatement, laissant à ses successeurs le soin de le régler en se cantonnant néanmoins aux bornes étroites de sa métaphysique dualiste. Cette question de la communication des substances, qui dérive bientôt vers celle de l’incommunicabilité entre âme et corps, n’est qu’un aspect particulier des difficultés de communication repérées à l’âge classique. À cet égard, le théâtre de Molière en est l’archétype, puisqu’il repose en grande partie sur un comique fondé sur l’incommunicabilité, qui apparaît de manière très diversifiée, mettant aux prises des individus différents aux plans naturel, culturel ou social et rendant la vraie communication rare et bien souvent éphémère. Le mérite de la contribution d’Olivier Bloch est de souligner l’importance de la compréhension des débats philosophiques cartésiens pour la saisie du positionnement moliéresque. En effet, sans une connaissance des textes des disciples plus ou moins fidèles de Descartes — Cordemoy, La Forge, Régis —, il devient impossible d’appréhender à leur juste valeur les sous-entendus philosophiques du théâtre de Molière qui ne pouvaient échapper aux auditeurs avertis de l’époque — Molière utilisant par là une stratégie clandestine connue. Le bourgeois gentilhomme, Dom Juan ou encore Le médecin malgré lui bruissent des controverses cartésiennes et témoignent de l’intérêt de Molière pour les débats intellectuels de son temps et son souci de les voir servir, sous forme burlesque, à ses visées proprement philosophiques. Et la leçon de Molière à propos de l’incommunicabilité est peut-être là, dans ce recours au comique, qui lui permet de dire aux spectateurs de son théâtre que la communication peut être rétablie par le rire, à défaut de l’être par la philosophie.

À travers une analyse précise du contenu philosophique du Traité de l’infini créé, manuscrit ayant circulé clandestinement pendant la première moitié du xviiie siècle avant d’être imprimé en 1769, sous la fausse attribution à Malebranche, Antonella del Prete souhaite montrer la dualité de ce texte, qui sait utiliser les thèses malebranchistes à son profit. Sa connaissance de la philosophie de l’Oratorien est telle que son attribution à Malebranche par les lecteurs du siècle des Lumières est tout à fait compréhensible. Encore faut-il s’entendre sur la philosophie attribuée à Malebranche qu’évoque ce manuscrit. D’une part, des aspects essentiels du malebranchisme, la théorie de la vision en Dieu ou encore l’occasionnalisme, sont totalement laissés de côté. D’autre part, malgré ces négligences, le Traité de l’infini créé n’en possède pas moins une tonalité qui rappelle explicitement la démarche de Malebranche, mais en diffère au niveau des conclusions. En effet, le manuscrit cherche à pousser certaines thèses malebranchistes dans une direction que l’Oratorien ne souhaitait pas adopter, et postule ainsi l’éternité et l’infinité du monde. À cela il ajoute la théorie de l’existence d’autres mondes habités qu’il appuie sur les thèses malebranchistes de l’uniformité des lois naturelles et de l’Incarnation, en retournant bien sûr le sens de celles-ci afin de montrer que le Christ aurait dû s’incarner sur tous les mondes habités, délégitimant par là l’anthropocentrisme chrétien. L’étude du Traité de l’infini créé permet de voir comment s’exerce la stratégie libertine sur une philosophie dualiste et qui se veut orthodoxe, et de comprendre les déplacements qu’elle lui fait subir afin de lui substituer un message dont l’hétérodoxie ne fait aucun doute.

Cette transformation des thèses dualistes est également à l’oeuvre en ce qui concerne la question du rapport entre l’âme et le corps. En reprenant l’analyse de plusieurs manuscrits philosophiques clandestins, Sébastien Charles montre comment ils ont tenu compte des arguments cartésiens et des débats qu’ils ont fait naître pour leur opposer en général une vision matérialiste et moniste du corps qui fait disparaître toute conception spiritualiste de l’âme. Après avoir repéré les principaux arguments en faveur de ce matérialisme clandestin, Sébastien Charles montre comment ce réductionnisme a pavé la voie menant à La Mettrie. Parmi les rares exceptions à cette matérialisation de l’âme figurent les Réflexions morales et métaphysiques sur les religions et les connaissances de l’homme, manuscrit destiné à la publication d’un certain Delaube, que l’on peut dater des premières années du xviiie siècle. Dans ce manuscrit, la méthode paraît à première vue toute cartésienne : on y trouve en effet une attaque contre le scepticisme et une démonstration de l’existence de Dieu et du cogito. Mais les rapprochements s’arrêtent là, la position spiritualiste adoptée par Delaube étant moins dogmatique que celle de Descartes puisque l’essence de Dieu et celle du moi sont déclarées obscures, ce qui permet de laisser ouvert le débat entre matérialistes et spiritualistes. Pour sa part, Delaube penche plutôt en faveur d’une option métaphysique idéaliste, mais il ne la propose qu’à titre d’hypothèse, rien de plus. Ce faisant, il s’inscrit dans la tradition malebranchiste et se rapproche de la thèse solipsiste évoquée par l’abbé de Lanion dans ses Méditations sur la métaphysique de 1678. À cet égard, la pensée clandestine est bien le miroir dans lequel le cartésianisme vient se mirer, quitte parfois à se percevoir sous une forme quelque peu déformée. En effet, l’idéalisme de Delaube n’est pas celui des partisans hardis du cartésianisme, il s’agit d’une invention originale mêlant panthéisme et subjectivisme qui ne peut en rien se concilier avec la philosophie cartésienne ou avec les dogmes de la tradition chrétienne. D’ailleurs, le salut terrestre et la vie céleste évoquées par les Réflexions morales et métaphysiques se pensent en dehors de tout cadre religieux, et l’idée même de création est révoquée au profit d’un univers co-éternel à la puissance qui se manifeste en lui. On voit là, de nouveau, comment la pensée libertine a su redéfinir à son profit les acquis que la philosophie de Descartes venait de produire.

Qu’ils aient été ou non inspirés par le cartésianisme, qu’ils se soient pensés ou non par rapport à lui, les textes clandestins dont ce numéro de Tangence propose une série d’analyses [2] permettent de donner à la pensée clandestine un éclairage nouveau. On peut y voir la reprise de thématiques libertines dans des contextes très différents, du lourd traité analytique à la légèreté théâtrale, que ce soit pour promouvoir un naturalisme conséquent, un athéisme radical, un déisme en constante évolution, un malebranchisme hétérodoxe ou encore un idéalisme panthéiste. Malgré toutes ces utilisations différentes des arguments libertins, les textes retenus ici prêchent en faveur d’une unité de ton du mouvement libertin et de son refus explicite de toute forme de dogmatisme philosophique. S’il faut renverser l’aristotélisme des scolastiques, ce n’est pas pour le remplacer par un nouveau système, comme le pensait Descartes, mais pour ouvrir de nouveaux horizons à la pensée, afin que la liberté de l’esprit l’emporte au final sur la rigidité des carcans philosophiques, de quelque allégeance qu’ils soient.