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La pratique de la réécriture fait partie de l’esthétique romanesque de Claude Simon depuis le commencement. Jusqu’au Tramway, dernier opus paru en 2001, chaque roman de Simon réécrit les précédents, proposant chaque fois une nouvelle version de quelques scènes primordiales qui reviennent hanter l’écriture. Loin de déroger à cette règle, Le jardin des Plantes[1], paru en 1997, marque cependant un tournant dans cette longue suite de « tentatives de restitution[2] » que constitue l’oeuvre simonienne. Le tournant est d’abord autobiographique, comme le relève Alastair B. Duncan dans l’introduction du premier tome des Oeuvres : « Le jardin des Plantes […] [est un] livre à base de vécu, plus encore que Les géorgiques ou L’acacia, car moins consacré à la famille : la vie de l’écrivain y est au premier plan[3]. » En effet, le narrateur-personnage du Jardin des Plantes, pour la première fois chez Simon, est un écrivain professionnel, reconnu publiquement comme tel. Certes, dans La bataille de Pharsale, Les géorgiques ou L’acacia, le narrateur-personnage s’était déjà représenté ponctuellement en situation d’écriture, assis à sa table de travail devant des feuilles de papier, mentionnant un roman achevé ou l’écriture en cours d’un essai[4]. Or rien n’indiquait alors que ce travail d’écriture soit autre chose qu’une pratique privée, ayant engagé ou engageant une forme quelconque de publication. Dans Le jardin des Plantes, l’écrivain est représenté comme un personnage public et médiatique : Simon s’y met en scène en tant qu’écrivain nobélisé, sollicité par des ambassades, des universités, différents lobbys, et intervenant dans des débats politiques aussi bien qu’esthétiques[5].

Le jardin des Plantes marque également un tournant dans l’oeuvre de Simon dans la mesure où la réécriture y est pour la première fois thématisée. Simon y réécrit — et y réécrit plusieurs fois — les événements de la débâcle de mai 1940, qu’il a personnellement vécus. Le roman est divisé en quatre parties, dont chacune reprend la narration des événements dans une perspective différente. Parallèlement à ces réécritures successives, le roman restitue par fragments juxtaposés le souvenir d’un long entretien entre l’écrivain S., que tout apparente à Simon, et un journaliste venu l’interviewer dans son appartement parisien. Cet entretien traverse les trois premières parties du roman, et porte sur la transposition romanesque de l’expérience de la guerre. Le journaliste demande à S. de reprendre le récit des événements de mai 1940, en y omettant la « sauce romanesque » (JP, p. 272) dans laquelle il a toujours enrobé les faits. Il apparaîtra qu’il en est de la sauce romanesque comme du sang sur la clef de Barbe-Bleue : on a beau frotter pour l’absorber et en faire disparaître les traces, elle revient toujours maculer le plat de résistance, qu’elle entache irrémédiablement.

Dans le cadre de ce dossier sur les communautés interprétatives, je m’intéresserai à cette discussion sur le rapport entre roman et expérience vécue qui traverse Le jardin des Plantes. Nous verrons comment sa mise en scène donne lieu, en même temps qu’à la réécriture de romans antérieurs, à une relecture de l’oeuvre de Stendhal, renversant la lecture néo-romanesque qu’en proposait Simon dans les années 1960 et 1970. Je montrerai comment ce travail de relecture et le renversement qu’il opère permettent à Simon, dans le roman de 1997, de se positionner rétrospectivement par rapport au Nouveau roman. Ce positionnement nous intéressera dans la mesure où il concerne essentiellement les actes de lecture posés autrefois par les tenants du Nouveau roman. J’essaierai de comprendre comment il met ainsi en jeu fondamentalement la relation entre l’écrivain et les communautés interprétatives au sein desquelles s’affirme son oeuvre, et qui déterminent son inscription dans l’histoire de la littérature.

« Alors j’ai sans doute mal raconté tout ça et il faudrait reprendre… » : de Simon à Faulkner

Le jardin des Plantes se présente comme un agencement de fragments de longueur variable (d’une ligne à dix pages) qui s’emboîtent et se succèdent. Ces fragments sont soit des bribes de souvenirs de l’écrivain S., soit des citations intégrales de textes qui habitent sa mémoire ou complètent ses souvenirs. Parmi ces textes, on compte plusieurs documents d’archives, notamment les archives du Service historique des armées de terre françaises conservées au château de Vincennes, les actes du procès du poète Joseph Brodsky, le journal de guerre d’Erwin Rommel, les carnets de notes de Flaubert, la correspondance entre Marcel Proust et Gaston Gallimard, et d’autres encore. On retrouve également des extraits de romans cités intégralement ou résumés par le narrateur, notamment L’idiot et L’adolescent de Dostoïevski et Sodome et Gomorrhe de Proust.

Le premier romancier dont le nom apparaît dans Le jardin des Plantes, à l’exception de Dostoïevski cité en exergue de la première partie, est Stendhal. La critique a très peu étudié les références à Stendhal dans Le jardin des Plantes, portant plutôt son attention sur les citations de Proust et les réflexions sur son oeuvre insérées dans la deuxième partie[6]. Bien que la présence de Stendhal soit plus souterraine, elle semble non moins importante : le fait qu’elle apparaisse en premier lieu, et de façon concomitante avec l’événement qui donne sa trame principale au roman, signale son importance et sa portée. Le nom de Stendhal survient effectivement dans le cadre de l’entretien avec le journaliste, dès la première fois où il est raconté, interpelé par le souvenir des événements de mai 1940 :

Au galop penché sur l’encolure je pensais naïvement les maladroits ils tirent trop bas […] j’avais encore pas mal de choses à apprendre ce n’était qu’un début […] Des années plus tard un journaliste m’a demandé comment on faisait pour vivre avec la peur Je lui ai dit Vous voyez chacun fait ce qu’il peut ce n’est pas comme Stendhal caracolant gaiement sous les boulets à Waterloo. Il m’a dit Pas Stendhal : Fabrice. J’ai dit Mais si Mais si Fabrice suivait lui dans les fourgons de l’intendance vous pensez bien que Stendhal n’a pas manqué l’occasion de montrer ce courage dont il était si soucieux.

JP, p. 35

La question de la peur devant la mort imminente pendant l’expérience de la guerre, posée initialement par le journaliste, dévie rapidement vers celle du rapport entre l’homme et l’oeuvre. De manière surprenante, S. renverse la leçon proustienne du Contre Sainte-Beuve, posant l’identité entre l’écrivain et son alter ego romanesque : Fabrice, affirme-t-il, c’est Stendhal, de la même façon qu’il affirmera plus loin que Charlus, c’est Proust — que les goûts pervers du baron sont, en fait, ceux de Proust[7]. Nous reviendrons sur cette lecture biographique de La chartreuse de Parme, dont le sens se précise à la fin du roman.

Le questionnement du journaliste sur la peur vécue pendant la guerre reviendra comme un leitmotiv dans tout le roman, S. n’y apportant que tardivement une réponse. L’intérêt du journaliste porte très précisément sur l’expérience de la grande débâcle de mai 1940, telle que racontée par S. dans un roman que tout désigne comme étant La route des Flandres[8]. Le titre du roman de 1960 n’est pas mentionné par le journaliste, mais il figure dans la dernière partie du roman (JP, p. 355-356), dans une lettre adressée à S. et citée intégralement. Le roman de Claude Simon intitulé La route des Flandres fait donc explicitement partie de la diégèse du Jardin des Plantes, en tant que roman écrit par l’écrivain S. La route des Flandres demeure par ailleurs le livre le plus lu, le plus commenté et le plus souvent enseigné de Claude Simon, ce qui rend tout à fait crédible le fait que le journaliste questionne S. à son sujet, et situe d’emblée l’interview dans un ensemble de débats critiques médiatiques et institutionnels.

Dans La route des Flandres, la grande débâcle est racontée principalement à travers deux événements qui hantent la mémoire du narrateur-personnage Georges : premièrement, l’effondrement de son régiment de cavalerie sous les tirs et les bombes de l’armée allemande, auquel il survit miraculeusement, de même que trois autres hommes qu’il retrouve peu après ; deuxièmement, sa chevauchée à découvert sur une route de campagne derrière ces trois hommes, en tête desquels se trouve son capitaine, qui les entraîne vers une mort certaine, et qui sera abattu par un tireur allemand embusqué derrière une haie. Ces événements traumatiques ont dû être vécus de manière intense, exacerbée, suppose le journaliste, qui incite S. à parler de son expérience personnelle pour en tirer une leçon de vie : « Comment fait-on pour vivre avec la peur ? » (JP, p. 75 ; je souligne), demande-t-il avec insistance. Le journaliste cherche à faire de l’expérience de S. une expérience exemplaire et édifiante, ce à quoi S. résiste ardemment. Aussi le dialogue entre les deux hommes est-il difficile. D’un côté, le journaliste juge insatisfaisantes les réponses de S. à sa question initiale, qu’il repose dès lors sans cesse : « Pardonnez-moi mais j’en reviens à ma question initiale : la peur » (JP, p. 99) ; « S. est en train d’essayer d’expliquer une fois encore au journaliste qui revient toujours à la même question que la peur […] » (JP, p. 291). De l’autre côté, S. doute que ses réponses, quelles qu’elles soient, puissent être entendues par son interlocuteur, qui semble avoir une tout autre expérience du monde : « je me demandais ce qu’il pouvait bien comprendre de ce que je lui racontais lui avec ses lunettes de docteur sa montre suisse sa cravate de bon goût et sa chemise qui sortait de chez le blanchisseur » (JP, p. 96).

Il apparaît rapidement que les questions pressantes du journaliste sont déterminées par une représentation générale, plus ou moins sensationnaliste qu’il se fait de la guerre, conditionnée par des images, des photographies ou des illustrations apocalyptiques montrant des explosions, des champs dévastés, des corps démembrés et entassés parmi des objets calcinés, etc. Cette représentation chaotique amène le journaliste à associer rapidement le récit de S. à l’esthétique romanesque de Faulkner. De fait, dès que S. commence à répondre à sa question, il l’interrompt pour lui dire qu’il reconnaît dans sa narration l’univers du Bruit et la fureur :

Mais j’ai quand même essayé de lui décrire ça : par exemple les soirs, quand peu à peu tout se ralentit, […] quelque chose de difficile à décrire, peut-être le plus insupportable […]… Parce qu’on sait que […] dans ces bois, derrière ces collines, se met tranquillement en place cette énorme machine qui va de nouveau se déchaîner, hurler et déchirer l’air… Il a dit « Le bruit et la fureur » ! J’ai dit Non. Beaucoup de bruit mais pas de fureur. Encore une chose qui vous déprime encore plus. C’est-à-dire que ceux d’en face avaient l’air de faire ça comme à l’exercice, comme un travail exécuté avec soin, avec méthode, sans s’énerver.

JP, p. 83-84

Le journaliste confond dans les mêmes images apocalyptiques le roman de Simon et celui de Faulkner. Au-delà de l’ironie rendue par le point d’exclamation (« Il a dit “Le bruit et la fureur” ! »), qui signale l’enthousiasme prompt et naïf du journaliste, cette confusion n’a rien de surprenant ni d’illégitime, comme S. le concèdera peu après.

Rappelons, d’une part, que La route des Flandres devait d’abord s’intituler « Description fragmentaire d’un désastre[9] », le mot « description » définissant son ambition représentative ou picturale, et le mot « désastre » trahissant une certaine grandiloquence qui correspond aux images de la guerre mises en avant par le journaliste. Rappelons également, d’autre part, que le rapprochement entre Simon et Faulkner était un lieu commun dans la critique des années 1960, attesté par des déclarations de l’auteur lui-même[10]. Comme Alastair B. Duncan l’écrit dans l’introduction des Oeuvres,

[t]oute cette période [les années 1960] de la production romanesque de Simon est marquée par une affinité avec un de ses grands prédécesseurs. C’est Le bruit et la fureur, dit-il, « qui m’a révélé ce que pouvait être d’écrire ». [La] conception [faulknérienne] de la mémoire sous-tend les romans de Simon dès la fin des années 1950. […] Mais c’est surtout par le style que le Simon de cette époque ressemble à Faulkner : chez l’écrivain américain il a puisé une confiance suffisante pour passer outre aux conventions syntaxiques du français qu’il respectait encore dans La corde raide[11].

En quelque sorte, le journaliste est loin d’avoir tort. Il y a un problème avec La route des Flandres, que reconnaîtra d’emblée S. et pour lequel il prendra le blâme : le mode de composition et la langue de ce roman donnent à lire du Faulkner et à voir des images clichées de la guerre. En d’autres termes, La route des Flandres ne fait ni voir ni entendre l’expérience réelle de son auteur, qu’elle visait pourtant à « décrire » (si l’on en croit le premier titre du roman).

S. concède qu’il a mal raconté son expérience de la guerre dans La route des Flandres :

il faut croire que je ne l’ai pas si bien décrite [cette route des Flandres], parce que figurez-vous qu’un des éditeurs étrangers a trouvé bon […] de décorer la jaquette du livre avec un dessin représentant le cadavre d’un cheval en travers d’une route défoncée, boueuse, parsemée de flaques et bordée d’arbres déchiquetés. […] D’une manière générale les couleurs des jaquettes tirent sur le rouge et le noir. Feu et ténèbres. Comme ça le lecteur n’a plus besoin de lire, et si par malheur il lit il va être terriblement déçu parce que là (je veux dire sur cette route) s’il y avait de la fumée c’était juste de loin en loin, et juste un filet, et non pas noire mais bleutée dans le soleil, quelques camions ou quelques voitures qui achevaient de brûler, et le ciel tout bleu, et ce qui allait arriver c’était simplement un tranquille assassinat. Alors j’ai sans doute mal raconté tout ça et il faudrait reprendre…

JP, p. 101

Ainsi, les images que suscite La route des Flandres dans l’esprit des lecteurs ne correspondent pas à la réalité de l’expérience vécue par S., comme celui-ci le réaffirme plus loin en parlant précisément des arbres représentés sur les couvertures du roman :

Ceux [les arbres] que les dessinateurs de racoleuses jaquettes représentent tout noirs, brûlés, décapités et brandissant pathétiquement leurs moignons : en sept jours je n’en ai vu en tout et pour tout qu’un seul. […] Et ni noir ni brûlé : touché par un obus, cassé en deux […]. Alors pas d’arbres à moignons, pas de dramatique ciel noir et rouge, pas de monceaux de morts, pas de chemin défoncé de flaques : un beau soleil, la verte campagne.

JP, p. 264

Cette relecture de La route des Flandres comme suscitant des images inadéquates à l’expérience vécue étonne, dans la mesure où Les géorgiques, en 1981, avait justement associé La route des Flandres à une esthétique réaliste, plus exactement à une forme de réalisme phénoménologique, qu’il s’agissait alors de dépasser par l’écriture de l’archive[12].

On apprend effectivement au début des Géorgiques que le protagoniste, un ancien cavalier que l’on découvre consultant les archives de son ancêtre général sous la Révolution puis l’Empire, a déjà « rapport[é] dans un roman[13] » les événements qu’il a vécus en mai 1940. À propos de ce « roman », que tout apparente une fois de plus à La route des Flandres, le narrateur des Géorgiques écrit : « En tenant compte de l’affaiblissement de ses facultés de perception dû à la fatigue, au manque de sommeil, au bruit et au danger, des inévitables lacunes et déformations de la mémoire, on peut considérer ce récit comme une relation des faits aussi fidèle que possible[14]. » Ce qui ressort du Jardin des Plantes, c’est que ce réalisme phénoménologique et, dans une certaine mesure, journalistique (« il rapporte », « relation des faits ») était biaisé par la lecture de Faulkner : voulant « décrire », dans La route des Flandres, son expérience vécue « aussi fidèle[ment] que possible », S. a réécrit du Faulkner.

Pour le journaliste, ce qu’on peut appeler le réalisme phénoménologique de La route des Flandres n’est qu’une fiction théorique, justifiant l’usage d’un langage hermétique qui permet à l’auteur d’éviter de parler en son nom propre, de témoigner des événements. Afin de recueillir le témoignage de S. et d’en tirer un enseignement existentiel, le journaliste lui demande de reprendre le récit de La route des Flandres « sans ces enjolivements » (JP, p. 272) ; il veut connaître « les faits bruts simplement dans leur matérialité » (JP, p. 272). Au terme de cette opération de soustraction, c’est non plus la lecture de Faulkner mais bien celle de Stendhal qui apparaîtra déterminante et primordiale dans l’écriture de S.

Du Jardin des Plantes à La corde raide : le souvenir de Fabrice del Dongo

Mentionné au début du roman, le nom de Stendhal reviendra dans la troisième partie, dans le cadre d’un passage souvent commenté, dans lequel S. répond finalement à la question du journaliste sur l’expérience de la peur devant l’imminence de la mort : « Le journaliste disant Mais enfin si ce n’était ni désespoir, ni renoncement, ni abdication, ni…, et S. disant que Non ce n’était rien de tout ça, qu’il y aurait peut-être un mot, mais qu’on lui donne en général un sens qui… et à la fin il dit Mélancolie » (JP, p. 299). S. précise ce qu’il entend exactement par « mélancolie », cherchant à distinguer ce mot des images qu’il suscite communément :

disant que […] d’une façon générale, le mot mélancolie doit faire surgir de ces images plus ou moins mièvres à la mode chez les préraphaélites anglais, aux couleurs fades, de femmes languissantes, à l’oeil rêveur, ou encore […] de cet ange pensivement assis, drapé dans une longue robe, soutenant sa tête d’un poing, son autre main prête à abandonner un inutile compas et entouré sur la gravure de multiples accessoires allégoriques dont l’ensemble évoque la lamentation du poète « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres », et S. dit que c’était même exactement le contraire : ni […] ces chlorotiques Ophélie, ni non plus cet allégorique fatras de livres rejetés […], cette amère songerie, mais quelque chose de violent qui protestait, furieux, bâillonné mais hurlant : jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies…

JP, p. 302-303

S. affirme que la mélancolie qu’il a ressentie sur la route des Flandres se distingue, d’une part, de celle de Dürer, dont il décrit précisément la célèbre gravure Melencolia i (« cet ange passivement assis […] sur la gravure »)[15], et, d’autre part, de celle des peintres préraphaélites et des poètes symbolistes. Autrement dit, la mélancolie de S. n’est ni la mélancolie allégorique de la Renaissance ni la mélancolie symbolique postromantique. On est étonné de ne retrouver, dans ce long passage sur la mélancolie, aucune référence au romantisme français, alors que la description de la gravure de Dürer et les références à l’art postromantique sont abondamment détaillées. Simon, de fait, semble aller chercher ses références en marge du sujet. Comment parler de mélancolie sans parler de Chateaubriand, de Nerval ou de Baudelaire, ce dernier étant pourtant cité ailleurs dans Le jardin des Plantes ? Si la mélancolie de S. n’est ni renaissante ni postromantique, c’est peut-être qu’elle est, dans une certaine mesure, romantique.

Ce romantisme, qui s’inscrit dans la prose même de Simon (« Jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec tant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés… »), où s’entend à la fois l’écho des Confessions de Rousseau, des Mémoires de Chateaubriand[16] et de « L’Étranger » de Baudelaire, place son oeuvre sous le signe de l’anachronisme, au sens où l’entend Georges Didi-Huberman dans Devant le temps[17]. Derrière La route des Flandres, le roman qui a fait connaître Simon de la critique et l’a étiqueté comme Nouveau romancier, c’est-à-dire comme écrivain avant-gardiste, se cacherait une expérience non pas faulknérienne mais proprement romantique. La mélancolie de S. se présente de la sorte comme ce que Didi-Huberman appelle un symptôme, « interromp[ant] […] le cours de la représentation[18] » et instaurant un paradoxe temporel de l’ordre de l’anachronisme : « un symptôme ne survient jamais au bon moment, apparaît toujours à contretemps, tel un très ancien malaise qui revient importuner notre présent[19]. »

La mélancolie romantique de S. est le symptôme révélateur d’un lien qu’entretiennent l’écriture de S. et l’expérience de la guerre qui la hante avec l’oeuvre de Stendhal. Tout juste avant de prononcer le mot « mélancolie », il se trouve que S. avait utilisé un autre repoussoir pour définir ce qu’il a éprouvé en chevauchant derrière son colonel :

S. dit au journaliste que lorsque l’on conduit Julien Sorel à la guillotine Stendhal écrit que celui-ci se trouve « en veine de courage » et que « marcher au grand air est pour lui une sensation délicieuse » (sapristi comment peut-on écrire — et qui plus est lire — de pareilles fadaises !), tandis que le « grand air » où se déroulait la marche des quatre cavaliers […] rendait au contraire la chose […] infiniment plus […] insupportable qu’elle ne l’aurait été si tout cela s’était passé de nuit, ou sous la pluie, ou dans cette boue si chère aux illustrateurs.

JP, p. 297-298

De la même façon que les références postromantiques me paraissent signaler par l’absence le romantisme, la référence à Julien Sorel et au Rouge et le noir me semble recouvrir dans cet extrait une autre référence à l’oeuvre de Stendhal. S. nous dit que, sur la route des Flandres, il ne s’est pas senti comme Julien Sorel. Non, en effet ; il était habité pendant les événements de mai 1940 par le souvenir d’un autre personnage stendhalien, dont le nom était immédiatement accolé à celui de Stendhal, dès sa première apparition au début du roman (JP, p. 35) : Fabrice del Dongo. Cette identification au héros de La chartreuse de Parme est révélée par Simon dans la toute première oeuvre qu’il a écrite à son retour de la guerre, qu’il a par la suite reniée et dont il a même interdit la réédition : La corde raide[20] (autre « très ancien malaise », peut-être, qui revient avec la référence à Stendhal).

Le problème du journaliste qui interviewe S., en dehors de sa montre suisse et de sa chemise tout droit sortie de chez le blanchisseur, c’est qu’il n’a lu de l’écrivain, manifestement, que La route des Flandres. Aussi ne sait-il pas que S. a réécrit en partie La route des Flandres dans Les géorgiques et dans L’acacia, ce dernier roman disant l’impossibilité du témoignage authentique et, par-là, de l’écriture autobiographique[21]. Il ne sait pas non plus que La route des Flandres, qu’il prend pour origine, constitue déjà une réécriture : les événements de mai 1940, de fait, ont été racontés par Simon pour la première fois dans La corde raide, paru dès 1947.

La corde raide est présenté comme un recueil de pensées et de souvenirs : c’est le seul livre de Simon qui ne porte pas le sous-titre générique « roman », s’apparentant effectivement plutôt à l’essai. Voici le récit que donne alors Simon des événements, plus précisément de sa fuite après l’effondrement de son régiment et avant qu’il ait retrouvé son colonel :

« Maintenant ! Maintenant ça y est ». Maintenant tout ce à quoi j’étais mêlé, j’appartenais, me liait, m’entourait, c’est fini. Vous débarrassant d’un même coup de la peur, du calcul et de toute réflexion. Je ne pensais pas alors de quelle façon j’allais mourir — et c’eût été grotesque : un cavalier démonté, clopinant et hors de souffle abattu d’une balle dans le dos, sans nul décor de bataille, […] dans le calme et paisible tableau d’une campagne printanière et verdoyante[22].

La peur, l’imminence de la mort, le décor pastoral et bucolique incompatible avec les événements en cours : tous les éléments du récit que fait S. au journaliste dans Le jardin des Plantes se retrouvent textuellement dans La corde raide, paru cinquante ans auparavant. Le roman de 1997, dont l’exergue est par ailleurs emprunté aux Essais de Montaigne, se présente de la sorte comme une réécriture de l’essai de 1947. Celui-ci situait le souvenir d’un personnage de Stendhal au coeur de l’expérience de la débâcle :

Plus tard, j’imaginais ma mort. Mais j’étais alors de nouveau rentré dans le monde familier où celle-ci m’apparaissait comme une chose […] de nouveau étrangère. Il me fut alors possible de me voir, entré jusqu’à mi-jambe dans l’eau d’un ruisseau, essayant désespérément de le faire franchir par ma jument, tandis qu’autour de moi […] des tanks étaient en train de se démolir à coups de canon. J’eus le temps de me voir, de penser que je devais être ridicule, de me comparer à une gravure de chasse anglaise où un monsieur en habit rouge tirait de la même façon sur un cheval, de me souvenir de Fabrice del Dongo, et de penser que c’était de cette manière ridicule que j’allais crever, participant à une grande bataille dont on parlerait plus tard (mensongèrement), dans les livres d’histoire[23].

En voulant éliminer la « sauce romanesque » de La route des Flandres, le journaliste, qui cherchait à soutirer un récit nouveau, de l’ordre du témoignage, amène S. à reprendre un texte antérieur : un texte essayistique et donc non-romanesque, mais qui fait d’un roman (La chartreuse de Parme) et d’une représentation iconique (une gravure) la matière même de l’expérience vécue, à laquelle ils se superposent inéluctablement.

Plus tôt dans la troisième partie, S. avait déclaré au journaliste incrédule et obstiné (« je ne doute pas de votre parole mais tout de même alors vous avez bien dû ressentir quelque chose comme de la peur il est impossible qu’un homme… », JP, p. 261-262) : « si on n’a pas vécu soi-même une chose du même genre on ne peut pas s’en faire une idée Parce que […] tout semblait se dérouler dans une sorte de brouillard d’irréalité » (JP, p. 262). Ce brouillard, insiste S., n’est pas un effet du temps ; il fait partie intégrante de l’expérience elle-même : « Non ce n’est pas, comme le journaliste pourrait le penser, l’effet du temps cinquante ans maintenant le brouillage de la mémoire […] au contraire il […] garde de toute cette affaire un souvenir précis et ce qui est précis c’est justement cette irréalité dans laquelle tout semblait se dérouler » (JP, p. 262). Ainsi, s’il est si difficile de témoigner, c’est parce que l’expérience est vécue au présent comme irréalité.

Tiphaine Samoyault a montré comment l’intrusion d’une montre cassée dans le récit des événements de mai 1940 que produit à nouveau Le jardin des Plantes fictionnalise une disjonction temporelle[24]. Voici le passage dans lequel le motif de la montre cassée est introduit : « Sauf qu’en réalité le colonel n’a été tué qu’environ deux — ou trois : ma montre était cassée — heures plus tard » (JP, p. 217 ; je souligne). Selon Tiphaine Samoyault, la montre cassée signale, dans cette scène traumatique, une rupture dans le cours du temps, ayant pour conséquence l’impossibilité de revenir en arrière et, par conséquent, de raconter :

Prise dans le récit de l’événement de la folie du colonel, [la « scène de montre cassée »] est liée à une expérience des plus troublantes de la temporalité et à l’impossibilité de raconter des faits. […] [I]l n’est jamais possible de retrouver son temps, de récapituler l’événement. […] Le brouillage temporel ne tient pas à l’éloignement de l’événement. Il lui est simultané […]. La montre cassée, qui signale à la fois l’arrêt sur l’événement et sa disparition définitive, condamne à la répétition tragique du même sans donner jamais la possibilité de s’en approcher plus[25].

C’est parce qu’un « brouillage temporel » s’est interposé au présent entre S. et les événements que des souvenirs d’images (la gravure de chasse anglaise) et de récits anciens (l’histoire de Fabrice à Waterloo) remontent subitement à sa conscience. L’intrusion anachronique d’une forme de mélancolie romantique, liée à la contemplation d’une nature pastorale, semble exprimer cet arrachement au présent et son irrémédiable éloignement. En nommant son expérience vécue « mélancolie », en réponse aux questions du journaliste, S. dit qu’il n’a pas été entièrement présent aux événements, qu’il ne leur a jamais été et ne leur sera jamais véritablement contemporain, et que le récit qu’il en fera sera donc toujours anachronique. C’est ce que disait déjà l’incohérence météorologique mentionnée d’entrée de jeu par S. : il ne faisait pas le bon temps en mai 1940, il faisait trop beau. L’inconciliabilité du temps métérologique avec le cours des événements rend impossible leur adjonction dans la mémoire au sein d’une image cohérente, laissant à S. le souvenir d’une expérience vécue comme absence.

C’est cette non-contemporanéité qui fait de S., en 1940, un contemporain de Fabrice del Dongo à Waterloo. Comme Fabrice, chez qui « la peur ne venait […] qu’en seconde ligne », qui « n’eut guère la conscience de ce qui se passait aujourd’hui[, qui] se sentait fort las », contemplant un « spectacle curieux » auquel il ne « comprenait rien du tout »[26], S. n’a pas été présent aux événements de mai 1940. La route des Flandres multiplie les images qui tentent de dire cette absence, que Pascal Mougin a identifiées comme appartenant à un même « “schéma cortical” (de cortex, l’écorce)[27] » : Georges revient à plusieurs reprises sur la « pellicule [la] croûte […] faite de fatigue de sommeil de sueur et de poussière » qui recouvre son corps, et qui « [l]’isol[e] » du monde extérieur, laissant « son visage […] toujours empreint de la même impression incrédule[28] ». Dans The Intertextual Dimension, Mary Orr avait déjà relevé l’allusion à La chartreuse de Parme dans la description du cheval mort en décomposition que croise Georges à plusieurs reprises[29]. Plus généralement, remarquait-elle, le roman de Simon rend compte, comme celui de Stendhal, d’une expérience confuse, fragmentaire et impressionniste de la bataille, à partir de laquelle aucune reconstitution historique n’est possible[30]. Seule la posture pseudo-héroïque du personnage, notait-elle cependant, n’est pas reprise par Simon dans La route des Flandres ; Mary Orr affirmait alors qu’une telle posture serait, de toute façon, impossible dans l’univers romanesque simonien[31]. Or le récit des événements de mai 1940 que produira Le jardin des Plantes, dont j’ai essayé de montrer par quels chemins il renoue avec la figure de Stendhal, intègre précisément cette posture pseudo-héroïque que Mary Orr associe à la figure de Fabrice. On apprend en effet dans Le jardin des Plantes que le colonel, avant de s’engager sur la route, s’est retourné vers les jeunes soldats afin de leur demander s’ils voulaient ou non le suivre, demande à laquelle S. a donné une réponse qui aurait pu sortir de la bouche de Fabrice :

il s’est tourné vers nous et il a dit : Et vous, jeunes gens, vous continuez ?… […] S. disant Et savez-vous ce que je lui ai répondu ? Non, croyez-moi, il ne s’est agi alors ni de bravoure, ni de courage, ni d’héroïsme, ni de devoir : […] je suppose que ç’a été seulement l’abdication, l’abandon, ou encore le réflexe inculqué d’obéissance, quoique maintenant je me demande s’il n’y a pas eu d’autres réactions encore : l’orgueil, une imbécile vanité […] ou rien de tout ça : simplement parce que j’en étais moi aussi arrivé à agir comme un automate, je ne sais pas, je n’en sais rien, ne me demandez pas pourquoi, mais je me suis tout à coup entendu répondre : Oui, mon colonel !

JP, p. 283-284 ; je souligne

« [J]e me suis tout à coup entendu répondre », dit S. ; comme si une voix qui n’était pas la sienne avait parlé, faisant peut-être entendre en écho celle de Fabrice cherchant ses héros du regard pour aller chevaucher derrière eux et songeant, à la vue de l’Empereur et de son escorte : « Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! »

Du Jardin des Plantes à La corde raide en passant par La route des Flandres, la scène de La chartreuse de Parme racontant la bataille de Waterloo apparaît matricielle : La corde raide situe le souvenir de Fabrice au coeur de l’expérience de la guerre de Simon, expérience qu’il racontera par la suite en réécrivant en partie le roman de Stendhal, auquel il reprend notamment des motifs (chevaux morts en décomposition en travers de la route, vision obsédante de l’oeil ouvert d’un cadavre, morts dépouillés de leurs biens par des pillards, etc.) et différentes techniques narratives, notamment la focalisation. Faut-il voir dans Le jardin des Plantes une sorte d’hommage ou d’adhésion tardive à Stendhal, dont Simon, plus de vingt ans après le Nouveau roman, reconnaîtrait l’importance et la valeur ? J’aimerais montrer plutôt comment la présence souterraine de Stendhal dans Le jardin des Plantes orchestre une vaste entreprise de relecture, permettant à Simon de revenir sur certains positionnements passés et d’en identifier les apories ou les contradictions.

En relisant, en récrivant : de Stendhal au Nouveau roman

Reprenons le premier passage du Jardin des Plantes dans lequel était mentionné le nom de Stendhal : « Des années plus tard un journaliste m’a demandé comment on faisait pour vivre avec la peur Je lui ai dit Vous voyez chacun fait ce qu’il peut ce n’est pas comme Stendhal caracolant gaiement sous les boulets à Waterloo. Il m’a dit Pas Stendhal : Fabrice. J’ai dit Mais si Mais si » (JP, p. 35). Alastair B. Duncan indique dans les Oeuvres que cette lecture biographique du troisième chapitre de La chartreuse de Parme est conforme à celle d’Henri Martineau[32], qui fait de l’histoire de Fabrice à Waterloo une transposition par Stendhal des souvenirs de ses propres expériences militaires, notamment lors de la traversée du col du Grand-Saint-Bernard en 1800. Cette adhésion aux interprétations de Henri Martineau, dans le roman de 1997, est pour le moins soudaine, Simon ayant raillé à plusieurs reprises l’éminent spécialiste de Stendhal au cours des années 1960 et 1970, dans divers entretiens et conférences[33]. Toutefois, c’est la lecture de Martineau, non pas de La chartreuse mais bien du Rouge et le noir, que visaient alors systématiquement les railleries de Simon, celui-ci tournant en dérision l’admiration du critique pour la logique narrative et la justesse psychologique du roman de Stendhal. Le ralliement implicite à Martineau au début du Jardin des Plantes semble ainsi servir une critique de la lecture de Stendhal faite à l’époque du Nouveau roman.

À la fin du Jardin des Plantes, Simon reproduit un long extrait des échanges entre les intervenants du colloque sur le Nouveau roman tenu à Cerisy en 1971, dirigé par Jean Ricardou (JP, p. 355-358). Les échanges font intervenir notamment Ricardou et Alain Robbe-Grillet (désignés par les initiales J. R. et A. R.-G.), et portent sur l’épineuse question du « référent », au sujet de laquelle Robbe-Grillet insiste pour distinguer Simon (C. S.) des autres nouveaux romanciers : « chacun d’entre nous est soumis à des tentations vers un certain passé référentialiste et […] C. S., parmi nous, est le seul qui a éprouvé le besoin de laisser affiché au mur le billet de banque référent. » (JP, p. 357) Face à un intervenant qui s’ingénie, après Ricardou, à raccorder l’écriture de S. à l’autoréférentialité néo-romanesque, Robbe-Grillet renchérit : « C. S. nous donne constamment des référents. […] Donc, il faut bien croire que S. accorde aux référents une importance supérieure à celle que font les autres romanciers de cette réunion. » (JP, p. 358) S. est donc exclu par A. R.-G. du regroupement des Nouveaux romanciers : son oeuvre appartient à un « passé référentialiste » que le Nouveau roman souhaite enrayer. Certes, l’ironie qui se dégage de cette transcription, à 26 ans d’intervalle, sert une critique des anciens chefs de file du Nouveau roman, dont le dogmatisme théorique apparaît à son comble. Elle semble servir, en même temps, une autocritique.

Si Simon était absent lors de l’échange cité dans Le jardin des Plantes et n’a donc pu participer à ce débat sur le référent, il était présent lors des autres sessions du colloque de Cerisy sur le Nouveau roman en 1971, et a pris officiellement la parole dans une intervention intitulée « La fiction mot à mot ». Cette intervention prenait pour cible première Stendhal et, pour contre-modèle romanesque, précisément : La chartreuse de Parme. Après avoir cité les reproches souvent adressés à ses romans de contrevenir à la « logique traditionnelle du récit », Simon déconstruit et dévalorise cette « logique traditionnelle », qu’il exemplifie au moyen d’un résumé de La chartreuse de Parme, dont la fidélité est pour le moins contestable. Simon, de fait, réduit la trame narrative du roman au synopsis d’un mauvais film hollywoodien, à partir de quoi il disqualifie sans peine l’esthétique de Stendhal qui, affirme-t-il, ne repose sur aucun principe de composition intrinsèque et ne fait que reproduire le temps des horloges, au profit d’une démonstration psychologique illégitime : « En ce qui me concerne, j’avoue que j’ai beau réfléchir, je ne parviens pas à voir dans un tel récit (d’une consternante maladresse, y compris dans le style — ce qui d’ailleurs va de soi) autre chose qu’une suite d’événements parfaitement fortuits, de hasards, de coïncidences qui confinent au miracle[34]. » Simon, on le constate, fait preuve d’un dogmatisme critique aussi grand envers Stendhal que celui de Robbe-Grillet à son égard ; sa lecture de Stendhal s’inscrit pleinement dans le cadre théorique et rhétorique de la polémique néo-romanesque, qu’elle reconduit. Dès lors, on peut légitimement se demander : pourquoi Simon passe-t-il sous silence dans Le jardin des Plantes sa participation au colloque de Cerisy, de même que son accord passé avec ceux dont il traite maintenant les propos avec distance et ironie ?

Si l’on considère l’ensemble des interventions de Simon (conférences, discours et entretiens), des années 1950 aux années 2000, on y retrouve deux lectures de Stendhal : une première lecture, typiquement néo-romanesque, qui prend le plus souvent pour cibles Le rouge et le noir et la lecture admirative qu’en fait Martineau (sauf dans « La fiction mot à mot », qui raille toujours Martineau, mais qui s’attaque aussi et surtout à La chartreuse) ; et une seconde lecture, qui fait de Stendhal l’écrivain de la mémoire, comme le fait dans une certaine mesure le même Henri Martineau en définissant La chartreuse comme un récit autobiographique. Ces deux lectures correspondent à deux Stendhal, plus exactement à deux écritures qui cohabitent dans son oeuvre : d’un côté, une écriture plus chronologique, moraliste et traditionnelle, que Simon critique et prend comme repoussoir ; de l’autre côté, une écriture subjective, fragmentaire et moderne, que Simon voit à l’oeuvre dans Vie de Henry Brulard et au début de La chartreuse de Parme, qui peut être considéré selon lui « comme la préfiguration de toute la littérature moderne[35] ». Pour Simon, Stendhal est le premier écrivain à avoir saisi, avant Proust, le contraste entre l’expérience vécue, qui est du temps qui s’écoule, et sa cristallisation en images ou en tableaux fragmentés dans la mémoire. C’est cette cristallisation qui fait de l’écriture « à base de vécu » dont se réclame Simon[36] une écriture non plus des événements remémorés, mais du « présent de la mémoire », reportant continuellement son achèvement. Dans un passage de Vie de Henry Brulard que Simon, afin d’illustrer ce « présent de la mémoire », cite fréquemment à partir de la fin des années 1960 et notamment dans son Discours de Stockholm[37], Stendhal écrit :

Il me sembla que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice qu’on me fit produisirent une image qui depuis trente-six ans a pris la place de la réalité.

Voilà un danger de mensonge que j’ai aperçu depuis que j’ai entrepris ce véridique journal.

Par exemple, je me figure fort bien de la descente. Mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une gravure que je trouvai fort ressemblante, et mon souvenir n’est plus que la gravure[38].

Stendhal aurait dû « pousser plus loin sa réflexion », commente Simon dans le Discours de Stockholm, pour se rendre compte « qu’il ne décrivait même pas cette gravure mais une image qui se formait alors en lui et qui prenait encore la place de la gravure qu’il se figurait décrire[39] ». C’est cette continuelle présentification du passé sous forme d’images dans la mémoire qui fait de l’écriture du vécu un processus jamais clos de réécriture.

L’oeuvre de Stendhal apparaît ainsi dans Le jardin des Plantes comme une oeuvre dans laquelle se rencontrent deux esthétiques contradictoires et anachroniques. Deux lectures en rendent compte séparément et de manière très polarisée au début et à la fin du roman : la lecture biographique « à la Henri Martineau » et la lecture néo-romanesque de Simon, que rappelle la référence aux débats de Cerisy. Ces deux lectures contradictoires sont traitées avec égale distance dans Le jardin des Plantes : ni l’une ni l’autre n’est donnée comme étant valable ou suffisante en elle-même. Le roman dans son ensemble nous livre une lecture en deux temps contrapunctiques, qu’aucune synthèse ne peut concilier, et dont peut seul rendre compte, conséquemment, le mouvement infini et conjoint des relectures et des réécritures.

En situant le souvenir de Fabrice del Dongo au coeur de l’expérience vécue qui constitue, pourrait-on dire, le point focal de son écriture romanesque, Simon installe son oeuvre dans une disjonction historique et esthétique. C’est précisément cette historicité problématique que Ricardou et Robbe-Grillet ne parviennent pas à saisir, à lire dans son oeuvre, aveuglés qu’ils sont par l’oeuvre à faire. Ce n’est pas que leur lecture soit entièrement fausse ou erronée : Robbe-Grillet a raison de maintenir qu’il y a bel et bien « du référent » chez Simon, et Ricardou a raison également de maintenir que Simon transforme ce référent. La lecture des promoteurs du Nouveau roman s’avère alors, suggérerais-je, trop contemporaine, trop « de son temps ». En cherchant à faire de l’oeuvre de Simon du roman « nouveau », c’est-à-dire non-référentiel, ils ne voient pas (Ricardou) ou voient trop (Robbe-Grillet) son autre face, sa dimension référentielle, par laquelle quelque chose du roman « ancien » demeure présent en elle et coexiste avec son contraire, son extrême modernité. Du Claude Simon, c’est en même temps du Faulkner et du Stendhal (et du Proust, et du Dostoïevski, et du Poussin, et du Novelli — il faudrait superposer tous ces parcours de lecture et d’interprétation menés dans Le jardin des Plantes) : ce sont ces « différentiels de temps[40] » que les lectures de Ricardou et Robbe-Grillet sont inaptes à saisir.

Du regard rétrospectif que porte Simon sur le Nouveau roman, il ressort ainsi une critique non pas de la conception de l’écriture qu’il a véhiculée et des oeuvres qu’il a engendrées, mais bien du mode de lecture qu’il a imposé. C’est bien la « communauté interprétative » que fut le Nouveau roman qui est mise en scène dans Le jardin des Plantes, et c’est en tant que telle que Simon cherche à s’en distancier. L’écrivain professionnel, l’homme public et médiatique revendique une distance par rapport à toute communauté interprétative, qui engage l’écrivain à adopter une lecture univoque des oeuvres, celles du passé comme celles du présent. Si Simon passe sous silence sa participation aux débats de Cerisy, à la fin du Jardin des Plantes, c’est peut-être pour souligner que sa lecture de Stendhal se trouve et s’est toujours trouvée ailleurs : elle était déjà dans La corde raide en 1947, et se retrouve dans la suite des réécritures qui en a découlé, jusqu’au roman que nous lisons. Devant des communautés interprétatives qui doivent se positionner dans un présent auquel elles demeurent en partie aveugles, Simon revendique pour l’écrivain le droit de se tenir à distance. Il n’y a là aucun rejet ni repli : car, ce faisant, il procède à un réaménagement ambitieux et extrêmement moderne de l’espace romanesque (la mobilité des fragments dans Le jardin des Plantes montre bien ce réaménagement de l’espace, ce brassage), afin que puissent s’y poser et s’y affirmer des actes de lecture au sens plein, des « procédures de sélection, de combinaison et d’interprétation des textes[41] », qui ramènent à la mémoire le souvenir de textes antérieurs.

Transposés dans l’espace du roman, les actes de lecture sont pris dans le mouvement des réécritures, où ils sont indissociables d’une mémoire affirmant la prégnance des oeuvres du passé dans la conscience. Cette prégnance leur confère une actualité qui rend caduque le statut de modèle ou de contre-modèle que leur attribuent les lectures avant-gardistes. Dès lors que, comme l’affirme Simon citant Faulkner en 1993, nous « “ne conna[issons] le monde qu’à travers les livres”[42] », ceux-ci font partie intégrante de l’expérience vécue : ils existent et demeurent dans un « présent de la mémoire » qui fait de l’écriture du passé, inéluctablement, une écriture du souvenir des oeuvres. Cette existence mémorielle des oeuvres du passé, que dévoilait d’entrée de jeu La corde raide en 1947, court-circuite toute lecture téléologique, faisant de la communauté interprétative du Nouveau roman, déjà en 1971, une communauté anachronique, dont les lectures s’ajoutent dans Le jardin des Plantes à une longue suite de souvenirs. Il en reste du Nouveau roman l’image d’un mouvement révolutionnaire, suivant le mouvement paradoxal des révolutions politiques tel que le circonscrivent les romans de Simon. Rappelons l’exergue du Palace en 1962, écrit à partir de souvenirs de la guerre d’Espagne : « Révolution : Mouvement d’un mobile qui, parcourant une courbe fermée, repasse successivement par les mêmes points. Dictionnaire Larousse. » Dans Le jardin des Plantes, il apparaît qu’il en va des révolutions romanesques comme des révolutions politiques.