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La littérature et la vie : l’esprit pragmatiste des études littéraires

Il y a vingt ans, Gilles Deleuze, lecteur de William James et du pragmatisme américain, donnait au premier chapitre de Critique et clinique le titre « La littérature et la vie[1] ». On pourrait placer sous son égide toute une production théorique française qui, depuis environ une décennie, sans toujours reconnaître sa dette à l’endroit de la pensée pragmatiste, récuse l’idéologie séparatiste de l’art au nom d’une conception de la littérature comme expérience. Aux spéculations sur l’essence de la littérature et les critères de littérarité s’y substitue une attention aux pratiques et aux usages des textes, qui les situe au croisement de nos jeux de langage et de nos formes de vie. De la question ontologique : qu’est-ce que la littérature ?, relancée du romantisme allemand au structuralisme français, on passe à des enquêtes plus spécifiques : quels sont nos usages de la littérature ? que faisons-nous des textes littéraires ? comment la littérature s’inscrit-elle dans la trame de nos existences ? quelle est l’action des oeuvres sur nos dispositions affectives, notre organisation perceptive, la grammaire de nos actions ? L’oeuvre littéraire n’est plus considérée comme un objet autonome, en rupture avec le monde commun et replié sur son propre langage, mais comme un « artefact symbolique à efficacité contextuelle[2] », dont l’expérience est inséparable du faisceau d’habitudes et de comportements qui font l’ordinaire de nos jours et dont la signification ne peut être détachée de sa portée dans la conduite de notre vie. À l’encontre des esthétiques des deux derniers siècles, le pragmatisme s’emploie ainsi à « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence[3] ». Là où les avant-gardes en appelaient à la négation de l’art et à son dépassement dans la vie, une perspective pragmatiste nous invite plutôt à « reconsidérer les rapports entre art et vie non plus en termes d’opposition bloquée, mais en termes d’échanges, d’interpénétration et de circulation[4] ». Telle serait la visée d’une démarche pragmatiste : réintégrer la littérature dans la vie en identifiant les dispositions et les conduites que mobilisent et induisent les pratiques de lecture et d’écriture, les expériences de pensée pour lesquelles les textes littéraires nous sont des instruments, les manières de dire et de faire à travers lesquelles la lecture donne forme à notre individualité et à nos communautés, les conséquences existentielles qu’implique l’activation des oeuvres.

Plus soucieuses des processus et des actions que des objets et des structures, davantage intéressées par les effets pratiques de nos pensées que par leur adéquation à une vérité préexistante, les enquêtes littéraires d’inspiration pragmatiste mettent tout naturellement en lumière les dimensions éthiques et politiques des pratiques de lecture. À la suite de l’anthropologie du quotidien de Michel de Certeau et de l’histoire culturelle de Roger Chartier, qui ont démontré que « les textes n’ont pas en eux-mêmes de signification stable et univoque » et que « les réceptions sont toujours des appropriations qui transforment, reformulent, excèdent ce qu’elles reçoivent[5] », ces enquêtes identifient les modes de subjectivation qui s’attachent à nos gestes critiques et considèrent nos usages des textes à des fins d’émancipation. Cet esprit pragmatiste des études littéraires renoue ainsi avec l’impulsion première du philosophe John Dewey qui, dans L’art comme expérience, exigeait de la réflexion esthétique non seulement qu’elle revivifie notre expérience des oeuvres, mais qu’elle enrichisse notre expérience du monde en éclairant les effets possibles de l’art sur nos croyances, nos perceptions et nos activités. À rebours des théories postkantiennes qui définissent l’art par son absence de finalité pratique, l’esthétique pragmatiste insiste sur « l’idée que l’art doit sortir de son enceinte sacrée et se réintroduire dans le domaine de la vie ordinaire, où il servirait de guide, de modèle et de stimulant pour une réforme constructive, au lieu de n’être qu’un ornement surajouté ou une alternative positive au réel[6] ». Aussi une conception pragmatiste de la lecture ne se contente-t-elle pas de souligner que les conditions sociales et historiques de production et de réception font varier notre expérience littéraire ; elle affirme que cette expérience, suivant l’usage que nous avons des oeuvres, sollicite notre puissance d’agir, façonne nos manières d’être, affecte nos croyances, aiguise notre perception et notre intelligence du monde. Comme l’écrit Christophe Hanna, « l’oeuvre littéraire n’est plus conçue comme mise à distance, fût-elle critique, de la vie sociale, mais, au contraire, comme un instrument voué à réorganiser, de l’intérieur, la forme de nos activités et à changer la qualité de nos expériences communes[7] ». En tant qu’expérience à la fois intellectuelle et sensible, la lecture littéraire se définit moins par sa fidélité au texte que par ses incidences sur nos manières de faire et de penser, sur nos actions et nos représentations, conformément à la maxime de Charles Sanders Peirce selon laquelle la conception complète d’un objet n’est rien de plus que la conception de ses effets pratiques[8].

Ce tournant pragmatiste des études littéraires trouve une illustration dans les théories de la lecture développées parallèlement par Marielle Macé et Yves Citton, qui interrogent les formes de vie engagées par nos gestes critiques, c’est-à-dire l’ensemble diffus des pratiques, croyances et institutions sur lesquelles la lecture littéraire exerce ses effets. Si la notion de « forme de vie » (Lebensform) trouve sa source dans les Recherches philosophiques de Wittgenstein, où elle désigne « la totalité des activités d’une communauté dans laquelle s’insèrent des jeux de langage[9] », elle qualifie aussi, dans une perspective politique, une puissance de subjectivation soustraite à la captation du pouvoir et à ses mécanismes d’assujettissement. Au croisement des thèses foucaldiennes et de la philosophie spinoziste, Giorgio Agamben a défini la forme de vie comme « une vie […] dans laquelle tous les modes, les actes et les processus du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances[10] ». Dans l’optique pluraliste du pragmatisme, qui cherche à dépasser l’antinomie de l’individualisme et du collectivisme, « la question politique par excellence n’est pas de former un corps social à partir d’une multitude de corps individuels mais d’élaborer, d’affiner, de complexifier le jeu entre une multiplicité de formes de vie[11] ». Transposant ces thèses de la politique postmarxiste à la théorie de la littérature, les travaux de Marielle Macé et d’Yves Citton soutiennent que les arts de la lecture et de l’interprétation aiguisent notre attention à la diversité des formes de vie, accroissant par là même notre puissance d’individuation et augmentant d’autant notre capacité à produire du commun et à construire des mondes. Les gestes critiques à travers lesquels nous activons et expérimentons les oeuvres littéraires susciteraient des puissances créatrices et insoumises, contribuant à une émancipation à la fois individuelle et collective, à une subjectivation à la fois éthique et politique. Si ces théories de la lecture, qui s’élaborent au point de rencontre de l’esthétique pragmatiste et d’une politique des formes de vie, renouvellent en profondeur notre conception des gestes critiques, elles n’en sont pas moins porteuses d’une contradiction profonde. En même temps qu’elles réinscrivent les pratiques de lecture dans le tissu de nos habitudes et de nos croyances, elles tendent à reconduire la sacralisation romantique de la littérature en lui conférant un statut d’exception, qui serait à l’origine de sa portée émancipatrice. En effet, la littérature ne manifesterait sa force d’émancipation qu’à condition de provoquer chez le lecteur inspiré une rupture avec le prosaïsme des expériences communes, l’arrachant à la quotidienneté et à ses contemporains. Les arts de la lecture et de l’interprétation, pour accomplir leur destin éthique et politique, exigeraient que la littérature soit expérimentée à distance de la production sociale et de la conflictualité historique. Autrement dit, l’expérience littéraire n’exercerait d’effets existentiels qu’à rompre avec les conditions communes de l’existence. La littérature, d’un côté restituée aux usages courants et à l’ordinaire de nos vies, s’en trouve de l’autre radicalement séparée. Cette sacralisation de la littérature, en rupture avec le pragmatisme, perpétue le prestige métaphysique traditionnellement attribué à l’expérience esthétique par le discours lettré.

Une herméneutique de soi : les usages existentiels de la littérature

Depuis Le temps de l’essai, qui réfléchit la pratique de l’essai comme « subjectivation d’une réflexion » et « formulation de soi[12] », les travaux de Marielle Macé s’intéressent aux intrications de l’expérience littéraire et des technologies du sujet. C’est dans la continuité du « moment essayiste de la prose française » que se situe son enquête intitulée Façons de lire, manières d’être, qui dresse une typologie raffinée des usages existentiels de la littérature. « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie », explique-t-elle, mais, « à l’intérieur de la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des manières d’être qui circulent entre les sujets et les oeuvres, qui les exposent, les animent, les affectent[13]. » En écho à la notion d’« identité narrative » élaborée par le philosophe Paul Ricoeur, Marielle Macé avance l’hypothèse d’une « identité stylistique » que l’expérience littéraire serait l’occasion d’éprouver et de transformer. À travers la pluralité de nos « façons de lire » s’inventeraient des « manières d’être », les oeuvres s’offrant comme des réservoirs de formes de vie, que chacun aurait le loisir d’adopter et d’adapter. Cette herméneutique de soi opère au triple plan de la sensibilité, de la temporalité et de l’identification ; l’expérience littéraire permet d’« infléchir ses perceptions », de « trouver son rythme » et de « se donner des modèles ». D’abord, et c’est la leçon que Marielle Macé retient de la Recherche du temps perdu, la littérature induit des dispositions sensibles, des états attentionnels, des comportements affectifs qui, une fois la page tournée ou le livre fermé, orientent les modes de présence à soi et au monde, participant à redéfinir durablement les cadres de la perception. Ensuite, la fiction et la diction littéraires génèrent des pratiques de la durée, des conduites de mémoire, des schémas de destinée, des postures temporelles, à travers lesquels le lecteur peut s’approprier des identités rythmiques et figurales, comme l’illustrent les écrits intimes de Sartre. Enfin, l’expérience littéraire propose des opérateurs d’identification, des ressources d’individuation, des échantillons de devenir, qui sont pour le lecteur des « formes d’existence » à investir pour enrichir son expérience quotidienne et se façonner lui-même, comme le suggérait Barthes dans La préparation du roman. C’est dire que les gestes de lecture tels que les conçoit Marielle Macé consistent moins à déchiffrer les oeuvres qu’à traduire les formes littéraires en formes de vie.

Cette théorie existentielle de la lecture s’arrime à une « éthique perfectionniste[14] », développée sous l’influence de la philosophie de Wittgenstein et du pragmatisme américain, qui considère l’expérience esthétique comme le lieu d’une exploration morale et d’un apprentissage de soi. Comme l’écrivait Jacques Bouveresse, dans la lignée des thèses de la philosophe américaine Martha Nussbaum, « la littérature ne nous parle pas seulement de textes et, en dernier ressort, d’elle-même, mais également de la vérité, de la vie humaine et de l’éthique[15] ». La littérature offre une série d’exemples, c’est-à-dire un ensemble de situations perceptives, de schèmes affectifs, de figures temporelles et de canevas identitaires, que le lecteur est libre de méditer comme s’il en allait d’une casuistique, mais aussi de prolonger et de transposer dans l’espace et le temps de sa propre vie afin de transformer les styles littéraires en styles de vie.

La lecture est donc l’espace de ce devenir-modèle (ou contre-modèle) des formes et des sens ; c’est la vie des styles, leur capacité à passer d’un sujet à un autre, l’acceptation par un lecteur d’une forme d’être qui s’est déjà produite hors de lui. Un style est précisément une individualité en voie de partage et de réappropriation, qui nous fait vivre les singularités comme des idées et des puissances, qui trouve en chaque individu la possibilité de réexercer sa force. Tout est peut-être là : en régime esthétique, le phrasé original où un sujet a semblé risquer au dehors l’essentiel de sa singularité se propose en fait à n’importe quel autre comme un appel, un modèle désirable, une dictée de vie[16].

Non sans évoquer les lois de l’imitation étudiées jadis par Gabriel Tarde[17], qui considérait le mimétisme, à l’encontre du sens commun, comme un facteur de différenciation et d’individuation, le sujet de la lecture se constitue selon Marielle Macé à travers une dynamique d’assujettissement et de subjectivation, qui permet de devenir soi par la médiation du texte de l’autre. Toutefois, la volonté de réinscrire la littérature parmi nos jeux de langage et nos formes de vie s’accompagne d’une paradoxale privatisation de l’expérience de la lecture. Significativement, le lecteur envisagé par Marielle Macé est « affamé d’intimité et de sensation de soi[18] », comme si les textes littéraires ne lui étaient jamais qu’un prétexte à se retirer de l’espace public pour éprouver son propre style. Celui qui s’approprie les oeuvres pour modeler son existence exerce sa liberté en s’affranchissant de la collectivité pour cultiver sa différence au contact des oeuvres d’art. L’individuation générée par l’expérience littéraire est strictement individuelle : ni en amont ni en aval de la lecture ne s’élabore de rapport collectif aux oeuvres, de pratique partagée des textes, de communauté d’attention et d’interprétation.

Ce bovarysme généralisé provoque une complète dépolitisation de la littérature. D’une part, l’expérience littéraire ne semble ni limitée ni contrainte par une quelconque réalité collective, comme si les pratiques de lecture et les styles d’existence étaient a priori libres de tout déterminisme social et les stratégies herméneutiques irréductiblement singulières. D’autre part, les formes de vie rendues disponibles à la lecture demeurent confinées au seul « souci de soi », sans montée en généralité ni coalescence au sein d’une communauté où s’expérimenterait une intelligence collective des textes et des mondes. La politique des formes de vie, orientée vers l’augmentation de la puissance commune, se renverse ici en une culture individualiste, où chacun s’invente isolément en une libre identification aux objets symboliques mis à disposition dans l’espace public. À cet égard, il faut rappeler que Michel Foucault, dans ses propres recherches sur « l’esthétique de l’existence », nouait étroitement le « gouvernement de soi » et le « gouvernement des autres » : « c’est une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que ce rapport de soi à soi[19]. » C’est justement le pouvoir, tel qu’il s’exerce sur les formes de vie, mais aussi tel que les formes de vie peuvent le constituer, le contester et le destituer, qu’une pareille théorie de la lecture passe sous silence. Parce que les effets d’assujettissement que produisent et reproduisent nos gestes critiques sont ignorés, au même titre que les effets de rassemblement suscités par l’attention commune à la littérature et par l’interprétation collective des oeuvres, la lecture est découplée de tout vivre-ensemble. Pour le lecteur esquissé dans Façons de lire, manières d’être, l’émancipation ne signifie rien de plus que la liberté d’être soi. Sa conversion aux valeurs de singularité de la littérature implique qu’il tourne le dos au régime de communauté de la vie politique. Selon Marielle Macé, une « authentique anthropologie littéraire » reconnaît l’incompatibilité « entre les formes de l’individuation ou de la singularisation, et la mobilisation de soi dans l’Histoire[20] ».

Il est par ailleurs symptomatique que les commentaires consacrés aux Mots de Sartre qui ouvrent Façons de lire, manières d’être ne rappellent ni la visée politique de cette autobiographie ni sa critique démystificatrice du culte des grands écrivains. Car c’est le mythe du génie créateur, parfaitement unique, dans lequel Sartre regrettait d’avoir été élevé par son grand-père, qui soutient cette phénoménologie de l’expérience littéraire. Les lecteurs érigés en modèles dans Façons de lire, manières d’être sont tous des écrivains, qui, contrairement au commun des lecteurs, lisent pour faire oeuvre. L’autorité de l’auteur, apparemment minée par la liberté accordée à l’inventivité existentielle du lecteur, est immédiatement réaffirmée : puisque c’est celui qui écrit qui sait lire, l’écrivain et le critique demeurent les garants du bon usage des textes. La lecture reste ainsi inféodée à l’autorité de l’écriture. Du reste, prétendre que Proust, Sartre et Barthes lisent « comme tout le monde[21] », c’est croire que les pratiques herméneutiques de ces lecteurs singuliers, à la fois lectores et auctores, peuvent être universalisées et considérées comme étalon de toute lecture. Quand Roland Barthes, en 1970, affirme « lire en levant la tête », « non par désintérêt, mais par afflux d’idées, d’excitations, d’associations[22] », il ne traduit pas une expérience universelle, qui témoignerait de la possibilité, en tout lieu et en tout temps, d’une invention de soi par la médiation des oeuvres. Au contraire, Barthes expose une pratique savante de la lecture, qui relève de la lecture rapprochée des textes (close reading), afin d’expliquer aux lecteurs du Figaro littéraire son découpage d’une nouvelle de Balzac en quelque cinq cents lexies dans S/Z. L’« illusion scolastique[23] » à laquelle cède Marielle Macé en universalisant les pratiques de lecture intensive des écrivains et des critiques montre bien que ce n’est pas la multitude des arts de la lecture et de l’interprétation qui l’intéresse, mais l’invention du créateur par lui-même grâce à la fréquentation des oeuvres de ses grands prédécesseurs et de ses illustres contemporains. Les styles d’existence se résorbant en autant de vocations littéraires, Façons de lire, manières d’être apporte une contribution théorique non à l’histoire générale des pratiques de lecture, mais à l’« histoire littéraire des écrivains[24] », c’est-à-dire à l’histoire des écrivains en tant que lecteurs inspirés. La littérature, qu’il s’agissait à l’origine, en brisant la clôture du texte, de rendre à ses usages partagés et de réintégrer à la vie quotidienne, apparaît à terme comme une activité séparée, réservée à ceux dont la vocation à écrire les amène à se façonner par l’exercice professionnel de la lecture, à s’inventer une vie grâce au pouvoir sacré des oeuvres. Au lieu de manifester la puissance commune des lecteurs, Façons de lire, manières d’être renforce la ségrégation de la littérature et de la vie. Malgré son impulsion pragmatiste, cette herméneutique de soi fait l’impasse sur « le caractère commun et les enjeux sociaux de la lecture[25] ».

La culture de l’interprétation : l’actualisation littéraire du commun

Au coeur du tollé suscité par les déclarations répétées d’un candidat à l’élection présidentielle sur l’inutilité sociale de La princesse de Clèves, Yves Citton fait paraître Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? L’éditeur accompagne le livre d’un bandeau rouge : « 58 réponses à Nicolas Sarkozy[26] ». Envisageant l’expérience littéraire comme un laboratoire de « nouvelles formes de vie sociales[27] », cet essai ambitieux s’avance sur un double front : d’une part, il entreprend de politiser la littérature en mettant en lumière les conséquences sociales de nos pratiques de lecture et de nos gestes critiques ; d’autre part, il s’applique à littérariser la politique en décrivant les collectivités humaines comme des communautés interprétatives, définies par un ensemble de stratégies herméneutiques qui construisent la réalité sociale. Aux yeux d’Yves Citton, tout acte de lecture est politique en ceci qu’il mobilise un faisceau de pratiques interprétatives qui ont la capacité de faire et de défaire des formes de vie : « Lire, sélectionner, élire, interpréter, actualiser, c’est toujours affirmer ou mettre en crise (implicitement ou explicitement, consciemment ou non), les critères communs qui font d’une multitude d’êtres une collectivité, soit une collection d’individus qui partagent une certaine lecture commune des choses singulières qui les entourent et les constituent[28]. » Mieux que tout autre stratégie de détournement et de piratage des textes, l’actualisation de la littérature ancienne, qui dénaturalise les interprétations traditionnelles, illustre la puissance créatrice et la portée émancipatrice des pratiques de lecture. Contre les usages orthodoxes de l’histoire littéraire, qui ancrent la signification d’une oeuvre dans l’époque et la vie de son auteur, la pratique de l’actualisation consiste à appliquer un texte littéraire, par exemple La princesse de Clèves, à la situation de l’interprète plutôt qu’à la situation de l’auteur. L’actualisation ne vise pas à retrouver la signification originaire d’un artefact symbolique, mais à en dégager une signification allégorique, qui éclaire l’époque contemporaine en la présentant sous un autre jour[29]. En arrachant le texte à son contexte, le lecteur accomplit une double opération intellectuelle : il dépayse aussi bien le passé, qui manifeste des virtualités sémantiques jusque là méconnues, que le présent, qui acquiert une nouvelle lisibilité. À l’échelle d’une communauté, l’actualisation, qui redéfinit les rapports entre l’ancien et le nouveau, est fondatrice d’une culture de l’interprétation où la mémoire du passé alimente l’invention de formes de vie et de styles d’existence.

L’interprétation (littéraire) est l’agir même de la tradition, soit de ce qui porte et rapporte (tradere) l’héritage du passé au sein du présent. Cet agir tend à être réactionnaire lorsqu’il vise à nous détourner du présent pour attacher notre regard sur les usages du passé. Il devient facteur d’enrichissement et d’émancipation potentiels dès qu’il utilise la référence au passé pour faire émerger de nouvelles propriétés du présent — c’est-à-dire dès qu’il fait dire au texte passé autre chose que ce qu’on l’avait entendu dire jusque-là. C’est donc une condition de l’interprétation (émancipatrice) que de tirer la tradition en direction d’une trahison et de suspecter de visées réactionnaires tous ceux qui portent l’anathème sur une telle trahison[30].

En reconfigurant les représentations d’une collectivité et en déplaçant l’attention herméneutique du passé vers le présent, la politique de l’actualisation contribue à frayer des possibilités de subjectivation en marge des communautés interprétatives préexistantes. Alors que Stanley Fish caractérisait les communautés interprétatives par leur pouvoir de conditionnement et de contrainte, y reconnaissant la source de l’autorité des textes et l’origine des pratiques de lecture, Lire, interpréter, actualiser met en lumière la puissance créatrice des gestes critiques qui, tour à tour, constituent, contestent et destituent nos interprétations communes, reconfigurant ainsi nos manières de penser et de construire des mondes. Car le pouvoir des communautés interprétatives s’ancre selon Yves Citton dans leur puissance : c’est précisément parce qu’elles peuvent inventer des formes de vie et provoquer des subjectivations inédites qu’elles peuvent tout aussi bien les reproduire et les naturaliser[31]. En tant que stratégie foncièrement hétérodoxe, la pratique de l’actualisation constitue au demeurant un acte politique de résistance contre « tous les intégrismes idéologiques qui fourvoient le développement de nos formes sociales[32] ». C’est pourquoi nos gestes critiques constituent non seulement l’interface entre « nos individuations personnelles » et « nos formes de vie sociales[33] », liant les unes aux autres grâce à la circulation des représentations partagées, mais encore une vaste gamme d’instruments politiques permettant de mettre en cause une réalité socialement construite et d’explorer les possibles latéraux du monde que nous habitons. À l’instar du philosophe Richard Rorty, qui refusait de distinguer l’interprétation et l’utilisation des textes, Yves Citton célèbre les vertus émancipatrices d’une « lecture inspirée » : par la dynamisation de nos représentations collectives, elle contribue « à la transformation de nos usages et, par là, à la transformation de nos vies[34] ».

L’esprit pragmatiste qui innerve cette politique de la lecture est contrebalancé par un certain idéalisme esthétique, qui tend à reléguer l’expérience littéraire dans une sphère d’activité étrangère aux intérêts profanes, conformément à une tradition philosophique qui remonte à Kant. Cet idéalisme esthétique s’élabore à partir d’une critique du capitalisme cognitif et de l’économie de la connaissance, elle-même héritière de la lutte contre le travail prônée par l’opéraïsme italien, qui considère l’art comme un lieu d’invention de techniques d’existence affranchies de la discipline et du contrôle nécessaires à l’exploitation capitaliste du travail. Prolongeant les thèses de la revue Multitudes, la politique de la lecture défendue par Yves Citton retraduit en effet l’ancien dualisme du travail et du loisir dans les termes d’une opposition entre l’« aliénation travailliste » imposée par le capitalisme et le « plaisir propre de la littérature[35] ». Bien que Lire, interpréter, actualiser prétende que « le principal intérêt de l’expérience littéraire » est « d’ouvrir un horizon de pensée et de pratiques capable de subvertir les rapports entre l’otium de l’esthète et le negotium mercantilo-travailliste[36] », L’avenir des humanités et Gestes d’humanités soutiennent l’incompatibilité entre les impératifs du negotium, temps consacré au commerce et aux affaires, et les libertés de l’otium, temps dévoué à l’activité intellectuelle et aux plaisirs esthétiques. Aussi la portée émancipatrice des interprétations créatrices dépendrait-elle de la constitution de « vacuoles de solitude et de silence », qui assureraient à chacun, au contact des oeuvres, une rupture avec « le negotium dont la pression de plus en plus constante, de plus en plus intense, de plus en plus insidieuse et de plus en plus intériorisée, menace la possibilité même de dire et de penser quelque chose de nouveau[37] ». Afin d’éprouver et d’inventer des formes de vie, le lecteur en quête d’émancipation devrait se retirer du monde commun, rompre avec l’expérience ordinaire, se convertir enfin à un « impératif d’inaction[38] ». Parce que la portée politique de la littérature se mesure à la distance qui la sépare des exigences matérielles, des activités économiques et des luttes sociales, les gestes critiques du lecteur ne contribueront à son émancipation qu’à condition de l’abstraire momentanément des vicissitudes quotidiennes. Ce dualisme de l’art et du travail, avec lequel l’esthétique pragmatiste de John Dewey s’était efforcée de rompre, soulève au moins deux difficultés. D’une part, comment transformer une éthique du retrait et de la solitude, fondée sur une soustraction individuelle à la logique du travail et à sa normalisation du temps, en une puissance de subjectivation politique ? Comment en effet « passer d’expériences esthétiques vécues sur le mode individuel, voire individualiste (atomisé), à des expériences capables de se brancher sur la force propre au rassemblement[39] » ? D’autre part, comment faire émerger d’une interruption des activités les mieux partagées et d’une rupture du continuum de nos perceptions et de nos sensations une puissance en mesure de renouveler nos modalités d’existence collective et d’infléchir les représentations qui font la texture de notre réalité commune ? Autrement dit, comment reconduire une conception ségrégationniste de la littérature sans miner la possibilité d’intensifier et d’enrichir nos expériences communes et nos formes de vie[40] ?

Dans la continuité des esthétiques romantiques, cette politique de la lecture postule que la fréquentation des oeuvres d’art, en nous éloignant de la réalité prosaïque, nous donne accès aux conditions d’une vie non aliénée. Grâce au « mysticisme esthétique » qui nous arrache au quotidien, l’expérience littéraire serait en effet l’occasion de se soustraire à « la folie suicidaire de notre capitalisme consumériste[41] ». S’il est indéniable que, depuis le xviiie siècle, les objets littéraires, comme l’ensemble de la production artistique, ont été retirés aux usages courants et élevés au statut d’idoles et de fétiches, rien ne permet de transfigurer ce fait d’histoire en une nécessité anthropologique et de conclure que « la sacralisation des expériences artistiques » est « inhérente à la structure même de l’expérience esthétique[42] ». L’opposition entre la transcendance de l’expérience esthétique et la rationalité instrumentale du monde moderne, qui redouble le dualisme de l’art et du travail, est une construction philosophique et idéologique qui masque le foisonnement des rapports entre la littérature et la vie. Car c’est bien la matière brute de l’existence, la gamme complète de nos expériences, l’ensemble de nos croyances et de nos idées, de nos habitudes et de nos actions qui sont au coeur de l’expérience littéraire, et non la suspension extatique des interactions entre un être vivant et son environnement. Et c’est la continuité de l’art et de la vie qui permet aux oeuvres d’agir sur notre imagerie sociale, d’éclairer les problèmes publics, de réformer nos pratiques pour produire « une perception nouvelle de la signification du monde commun[43] », comme le souligne John Dewey. Si l’on accorde à l’expérience esthétique une autonomie sacralisée en considérant l’art comme un domaine à part, isolé du réel, et qu’on rejette la littérature hors du champ des pratiques courantes et des discours sociaux, on renforce la séparation et la différenciation des sphères de l’activité humaine provoquées par la division sociale du travail, se privant ainsi des moyens de penser et de reconnaître l’efficacité éthique et politique de l’expérience littéraire. Les gestes critiques, qui étaient conçus dans Lire, interpréter, actualiser comme des interventions directes sur les représentations d’une communauté, capables d’ébranler la construction sociale de la réalité, redeviennent dans L’avenir des humanités et Gestes d’humanités des activités rituelles se déroulant dans un espace séparé, à distance du monde social. Les conduites esthétiques des lecteurs, sitôt affranchies de la double autorité de l’auteur et du texte, sont arraisonnées au pouvoir sacré de la littérature — dont on persiste à croire qu’il donne accès à une vie d’autant plus authentique qu’elle est étrangère aux intérêts profanes.

Lire sans faire d’histoire : l’autorité de la littérature

Le principe d’une lecture émancipée, qui est au coeur des théories de Marielle Macé et d’Yves Citton, en reconnaissant aux lecteurs une véritable puissance d’agir, prend à revers la vision esthétisante de l’oeuvre littéraire comme objet de contemplation autosuffisant et intouchable, unité close et fétichisée dont l’aura impose un respect religieux. Le texte apparaît plutôt comme un instrument producteur d’expériences de pensée à travers lesquelles sont mises à l’épreuve les cadres de perception, des régimes de valeur, des échelles de grandeur, des modes de représentation, des paramètres d’expression et des formes de subjectivation, qui peuvent être réinvestis dans l’invention de soi et du monde. Ces conceptions de la lecture ont aussi le mérite de s’éloigner du « modèle platonicien de la semence dans l’âme du disciple[44] » à l’origine des conceptions humanistes de la littérature et des différents avatars de la littérature engagée, qui attribuent la signification éthique et politique de la littérature à la seule autorité de l’écrivain, véritable prophète s’adressant à ses fidèles. Dans une perspective pragmatiste, ces théories de la lecture démontrent que la portée éthique et politique de la littérature ne résulte ni de l’intention de l’auteur, ni des seules caractéristiques d’un texte, mais du type d’attention qu’un individu ou une communauté porte à une oeuvre. À ce titre, la valeur existentielle d’une oeuvre n’est pas distincte de sa valeur d’usage. Ces redéfinitions de l’expérience littéraire du point de vue de l’inventivité interprétative du lecteur accordent néanmoins un statut d’exception à la littérature en regard des expériences communes. Tout se passe en effet comme si les gestes critiques ne pouvaient réorganiser nos manières d’être et d’agir sans procéder d’une rupture avec le monde commun, que les textes littéraires, par leur singularité irréductible, favoriseraient davantage que toute autre classe de textes ; comme si les pratiques de lecture et d’interprétation à travers lesquelles nous activons les oeuvres étaient spécifiques à la littérature et exigeaient, pour exercer des effets éthiques et politiques, la suspension de nos appartenances sociales et de nos déterminismes historiques ; comme si l’autorité de la littérature elle-même ne pouvait se manifester au lecteur que sous la forme d’une sidération subjective, d’une interruption du cours de sa vie, d’une révocation des conditions immédiates de son existence. À cet égard, ces théories de la lecture émancipée prolongent les esthétiques spéculatives de la modernité philosophique qui ont trouvé une compensation au désenchantement du monde dans la supériorité ontologique de la littérature, à laquelle elles ont confié la tâche de préserver en des temps obscurs la possibilité d’une vie authentique et d’une communauté nouvelle[45]. Si l’on accepte de définir le sacré comme une sphère séparée, où les objets sont chargés d’un pouvoir d’autant plus transcendant qu’ils éloignent les fidèles de la réalité prosaïque, force est de constater que ces théories éthiques et politiques de la lecture sacralisent la littérature. C’est d’ailleurs en raison de leur attachement au privilège métaphysique de l’expérience littéraire, dont l’intensité et la singularité pallieraient le défaut des expériences courantes, qu’elles se refusent à accomplir jusqu’à son terme le geste de profanation appelé par le pragmatisme : restituer la littérature à nos expériences communes.

La sacralisation de l’expérience esthétique ne va pas sans une essentialisation de la littérature. Il est symptomatique que ces théories de la lecture convoquent de manière privilégiée la littérature ancienne et ne retiennent, parmi les textes modernes, que ceux qui sont passés au statut de classiques, comme si un texte littéraire était par nature un artefact du passé, déjà classé, préalablement jugé digne de figurer dans le corpus de la littérature. Il est non moins révélateur que l’identité sociale et la valeur historique des oeuvres littéraires, indissociables du destin des nations européennes, ces « communautés imaginées[46] » qui les ont inventées et transmises à travers un vaste réseau d’institutions, ne fassent l’objet d’aucune attention particulière. Les oeuvres littéraires sont considérées sous l’espèce de l’éternité, identiques à elles-mêmes, quels qu’en aient été les usages antérieurs, comme si leur lecture, ici et maintenant, n’était pas surdéterminée par les discours herméneutiques et les pratiques interprétatives qui ont codifié ce qu’est la littérature et les manières de la lire. Au lieu de définir la littérature comme une construction sociale qui, à chaque moment de son histoire, fait l’objet de luttes pour en fixer le sens, en définir la valeur et en établir les limites, dont les conceptions rivales bouleversent la hiérarchie des oeuvres au point de transformer leurs propriétés, ces théories de la lecture ont recours aux critères traditionnels de littérarité que sont la fiction et la diction, suggérant ainsi, en contradiction avec une perspective pragmatiste, que ce sont des caractéristiques objectives et non des usages particuliers qui déterminent la dimension esthétique des textes. L’illusion ontologique leur fait oublier que la littérature est un « concept essentiellement contesté[47] », recevant des définitions contradictoires, donnant lieu à d’interminables disputes, qui entremêlent jugements de fait et jugements de valeur, qu’aucun tribunal théorique ne saurait trancher. Or c’est cette polysémie conflictuelle du concept de littérature qui fait de l’écriture et de la lecture des textes littéraires des activités proprement expérimentales, du moins si nous ne nous contentons pas de reproduire l’usage lettré des oeuvres et que nous nous saisissons de l’expérience littéraire non seulement pour critiquer la réalité, mais pour la changer. Afin de circonscrire toute la gamme des possibilités éthiques et politiques de la lecture, il ne suffit pas d’affranchir le lecteur de la double autorité de l’auteur et du texte, comme causes premières de la signification ; il faut encore l’affranchir de l’autorité de la littérature, définie par son identité transhistorique et par son statut d’autonomie, qui la distingue a priori de l’universel reportage, c’est-à-dire des pratiques et des usages du discours qui coexistent au sein du monde social. Si la littérature possède une puissance émancipatrice, grâce à laquelle nous inventons des formes de vie et des styles d’existence, ce n’est pas en vertu de ce qu’elle est en propre, en tant qu’exception de tout discours, mais en raison de ce que nous faisons d’elle et de ce qu’elle nous fait. Parce que les effets existentiels de la littérature sont irréductibles aux propriétés de l’objet, émanciper la lecture nous engage non seulement à affirmer la mobilité des textes et l’inventivité des gestes critiques, mais aussi à contester la littérature en tirant toutes les conséquences du fait que son autorité a pour seules assises historiques la puissance des lecteurs et le pouvoir de leurs communautés.