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Dès le titre, l’auteur anonyme du traité Theophrastus redivivus signale que son ouvrage est une histoire des opinions sur l’existence des dieux et sur d’autres questions étroitement apparentées, et qu’il a été construit à partir des opinions des philosophes, ex philosophorum opinionibus constructum [1]. Il aborde le prologue en soulignant qu’il prétend rétablir l’ouvrage perdu de Théophraste, dans lequel le philosophe d’Éraste avait rassemblé les opinions des Anciens sur les dieux :

Philosophorum de divinitate sententias et opiniones undique contractas, quas potui, in unum colligere constitui et quasi historiam de iis quae ad hanc rem pertinent componere[2].

Wien-ÖNB 11451, Prooemium, f. 3 ; I, 1

Je me suis déterminé à mettre ensemble, autant que possible, les doctrines et les opinions des philosophes sur la divinité prises de partout et à composer une espèce d’histoire de celles concernant cette matière.

Dans la suite, il appelle encore son ouvrage « cette histoire » (Prooem., f. 4 ; I, 4). Même là où l’auteur semble exprimer ses sentiments propres, il avertit ses lecteurs qu’il ne fait que reprendre ce qu’il a appris des philosophes :

Si quae verò in hoc opere mea sunt quae a nostrae Religionis mente abhorrere videantur ; sciant monitosque velim omnes qui legerint, haec non tanquam mea sed ex Philosophorum mente, me addidisse[3].

Prooem., f. 7 ; I, 8

Mais si dans cet ouvrage il y a quelques choses de moi qui semblent répugner à l’esprit de notre religion, je voudrais que sachent et soient avertis tous ceux qui le liraient que je les ai ajoutées non comme étant de moi, mais selon la pensée des philosophes.

Et une fois brièvement décrite la composition de l’ouvrage, il insiste sur le fait qu’il expose les opinions des philosophes sans les partager :

Haec autem, ut protestatus sum, ex Philosophorum tantùm opinionibus atque sententiis, quasi historice referentur, non verò tuebuntur, neque propugnabuntur.

Prooem., f. 7 ; I, 8-9

Et cela, comme j’ai déjà dit, est exposé comme une espèce d’histoire, à partir seulement des opinions et sentiments des philosophes, et pas vraiment soutenu, ni défendu.

Par ailleurs, Théophraste ajoute dans son prologue qu’il est bon chrétien, son livre mettant tout simplement à la disposition des théologiens l’ensemble des arguments contre la religion, pour que ceux-ci puissent être ruinés d’un seul coup ; en vue de désamorcer tout soupçon, ces pages étant tout de même un résumé de tous les coups portés contre la religion et de tous les poisons imaginés contre elle, « hanc malorum omnium et venenorum congeriem » (Prooem., f. 6 ; I, 7), Théophraste souligne qu’il n’invente rien, mais rassemble tout simplement des doctrines qui traînent partout, « si passim sparsas » (Prooem., f. 5 ; I, 6). Dans le même sens, il attribue dans l’adresse finale les idées développées dans l’ouvrage aux philosophes et aux sages du temps, « a Philosophis et huius saeculi sapientibus, […] impurissime proferuntur » (Ad fideles et vere sapientes religionis christianae sectatores, f. 699 ; II, 930). La sincérité de ses propos semble d’autant moins discutable qu’il ruine décidément dans la suite du même prologue les prétentions de la philosophie. En effet, elle s’occupe de choses qui ne seraient pas en général à notre portée et sur lesquelles la discussion ne peut jeter aucune vraie lumière, d’où la multiplication d’écoles et d’opinions — sans compter que les philosophes eux-mêmes sont poussés par l’ambition ou la vanité, et rarement par le souci de trouver la vérité. Il est ainsi certain que Théophraste ne suit point les pas des philosophes. D’ailleurs, même s’il l’avait voulu, il n’aurait pu le faire, du moins en ce qui concerne le noyau de son ouvrage, l’athéisme — car il explique que la plupart d’entre eux, tout athées qu’ils étaient, ont enseigné formellement les dieux, soit par crainte, soit par civisme, dans la conviction qu’il faut une religion pour le peuple. Il est donc certain que Théophraste ne partage pas sur ce point l’opinion exprimée par les philosophes — la seule toutefois qu’il puisse exploiter dans son ouvrage. Cela ne signifie cependant pas qu’il soit bon chrétien, comme il le prétend. Son traité affiche en réalité l’athéisme [4]. Et cet athéisme, qui est le résultat d’une quête personnelle de la vérité, exprime certainement ses propres convictions. On ne saurait en douter en considérant l’impossibilité où Théophraste met les théologiens, dès le prologue, de terrasser cet athéisme avec les armes qui devraient décider de l’issue de cette querelle — non pas la foi, mais la seule raison naturelle.

Malgré les errements de la philosophie, il y a donc un vrai savoir, une « vera scientia », et le sage peut la trouver. Théophraste indique succinctement dès le prologue le chemin à suivre dans sa recherche. Certes, il ne s’étend nulle part systématiquement sur la question. Ainsi, il n’est pas toujours facile de déceler les lignes directrices de son épistémologie dans le vaste ouvrage qu’il produit. De ce point de vue, sa démarche semble quelque peu erratique. Ayant nié les dieux dès le premier traité, on peut se demander les raisons qui ont poussé Théophraste à s’étendre par la suite sur l’éternité du monde, l’imposture des religions ou la mortalité de l’âme, ces vérités-là découlant tout naturellement de l’athéisme. Théophraste le dit lui-même dès le prologue :

Hoc autem opus in sex Tractatus, quemadmodum Theophrastus in sex Libros suum distribuit, partiri libet. Primus erit De Diis. Secundus De Mundo. Tertius De Religione. Quartus De Anima et de Inferis. Quintus De Contemnenda morte. Sextus De Vita secundum Naturam. Quae omnia ad deos ipsos pertinent. Si enim deos non esse demonstratur, caetera absque ullo negotio probabuntur.

Prooem., f. 7 ; I, 8

Et puis, il m’a plu de diviser cet ouvrage en six traités, de même que Théophraste distribua le sien en six livres. Le premier porte sur les dieux, le second sur le monde, le troisième sur la religion, le quatrième sur l’âme et les enfers, le cinquième sur le mépris de la mort, le sixième sur la vie selon la nature. Toutes ces choses concernent les dieux eux-mêmes. Car si l’on démontre que les dieux n’existent pas, le reste se prouvera sans peine.

Il aurait pu donc limiter sa critique à l’existence de Dieu. Et en effet Théophraste aborde les traités sur le monde, sur la religion et sur l’âme en rappelant qu’en somme ils ne sont pas nécessaires. Certes, on conçoit aisément qu’il les développe : il voulait ruiner la religion de fond en comble et, pour ce faire, il a jugé qu’il lui fallait démolir de manière détaillée les différentes erreurs qu’elle enseigne, poursuivre la superstition jusque dans ses derniers retranchements. Toujours est-il qu’il aurait pu le faire méthodiquement, en montant par degrés jusqu’à l’athéisme, au lieu de le proposer comme point de départ [5].

Un empiriste radical

Les voies de la connaissance

Selon Théophraste, les sens sont l’origine et la source de toute connaissance. Dès le prologue, il enseigne l’axiome qui fonde tout empirisme, et marque par là le rapport existant entre les sens et l’entendement :

Omnis scientia in intellectu est. Nihil autem in intellectu est, quod non priùs fuerit in sensu, itaque solo sensuum auxilio scientia comparatur, atque perficitur.

Prooem., f. 14 ; I, 23

Toute science est dans l’entendement, mais il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait pas été préalablement dans les sens, et par conséquent seul à l’aide des sens on se procure et parfait la science.

Théophraste souligne par là la primauté des sens dans la connaissance. L’entendement élabore l’ensemble de ses idées à l’aide des données fournies par les sens, sans exception aucune. Point d’idées innées, donc. L’anticipatio même, ou prolepsis, dont parlent les épicuriens, ne peut être rien d’autre que la compréhension, ou le rappel, par l’entendement des formes saisies préalablement par les sens, puisqu’ils tiennent que les sens sont les guides dans la connaissance et que toutes nos idées découlent d’eux :

Secundùm autem Epicurum, ut refert Laërtius, omnis Ratio à sensibus ducta est. Omnesque cogitationes a sensibus manant. Itaque qui quaerit de re aliqua secundùm rationem, an sit, aut quid sit ; necesse est illum prius nosse quod quaerit ; per anticipationem, nimirùm, sive comprehensionem, id est, ait Epicurus, memoriam eius rei quae nobis iam extrinsecùs apparuit. V.g. simul atque homo nominatur, continuò per anticipationem forma illius intelligitur praecedentibus ac ducibus sensibus.

I, II, f. 29 ; I, 47

Selon Épicure donc, comme le rapporte Laërce, la raison tout entière est tirée des sens. Et toutes les pensées émanent des sens. Par conséquent, celui qui cherche à propos de quelque chose en suivant la raison, si elle est, ou quel est son être, doit nécessairement connaître au préalable ce qu’il cherche ; assurément par anticipation, ou compréhension, c’est-à-dire, dit Épicure, par le souvenir de cette chose qui nous était déjà apparue de l’extérieur. Par exemple, du moment que l’on dit « homme », à l’instant l’on entend par anticipation sa forme à partir des sens devanciers et régulateurs.

Apparemment, Théophraste n’exprime pas ici son opinion personnelle. En effet, il entend examiner à cet endroit les différentes voies par lesquelles aurait pu s’insinuer dans l’esprit l’idée d’une divinité. Ayant donc rejeté qu’elle puisse nous venir des sens, Théophraste aborde la doctrine épicurienne de la prolepsis, qui enseignerait que cette idée trouve son siège dans l’entendement [6]. En réalité cependant, il n’expose point la pensée des épicuriens, mais révèle plutôt ce qu’il juge être sa logique cachée : selon cette doctrine, personne ne connaît Dieu, puisqu’on ne peut avoir d’anticipation sur un être qui n’est pas sensible, « Secundùm hanc verò Epicuri doctrinam, certum est neminem nosse deum. Nullus enim de eo ullam unquam habuit anticipationem… » (I, II, f. 29 ; I, 47). Quoi qu’en disent les épicuriens eux-mêmes, la prolepsis ne nous donnerait donc pas une idée purement intellectuelle de Dieu ; cette doctrine serait plutôt une voie consciemment détournée pour lui nier toute réalité [7]. Car, de leur aveu même, toute idée tire ses racines des sens. Ce sensualisme foncier que Théophraste attribue à l’épistémologie épicurienne reflète plutôt son sentiment à lui. C’est lui-même qui le révèle plus loin, quand il renvoie explicitement à cet endroit pour signaler qu’il a déjà exposé sa doctrine selon laquelle l’entendement reçoit des sens l’ensemble de ses matériaux et ne peut donc rien connaître qui n’ait été préalablement perçu par eux : « Cognitio in intellectu formari dicitur, ad quem sensus referunt quidquid percipiunt. nec quidquam mente potest percipi, quod sensu non perceptum anteà fuerit, ut iam in Prooemio diximus, et cap. 2º huiusce Tractatus, ostendimus » (I, VI, f. 96 ; I, 139).

En effet, l’empirisme de Théophraste ne se borne pas à rejeter l’innéisme, il est nettement plus radical. Il explicite lui-même le sens qu’il faut donner à la célèbre formule empiriste citée, quand il s’applique à expliquer que les choses qui font l’objet de la foi sont celles qui ne peuvent pas être perçues par les sens et qui par cela même ne sont pas comprises par l’entendement, « ea quae nullo sensu percipi possunt ; neque ideò intellectu comprehenduntur ; nihil enim, ut iam declaravimus, in intellectu est, quod non priùs fuerit in sensu… » (I, II, f. 28 ; I, 46). Théophraste nie ainsi que l’entendement puisse former, à partir des données de l’expérience, l’idée d’un être qui ne pourrait être perçu par les sens. Il l’enseigne explicitement à propos des prétendues substances spirituelles, à commencer par l’idée de Dieu :

Quidquid igitur in mente extrà sensuum auxilium formari et figurari potest, nil nisi figmentum est, nullam habens veram essentiam aut existentiam, aut subsistentiam ; nec percipi ullomodo potest, nisi in quantùm eius esse conflatum et constitutum est ex iis rebus quas antea mens a sensibus hausit […]. Itaque figmenta tantum sunt ea quae mente concipi dicuntur, nisi priùs sensibus percepta fuerint.

I, VI, 96 ; I, 139

Tout ce qui peut donc être formé et conçu dans l’entendement sans le secours des sens n’est rien d’autre que fiction, n’ayant aucune véritable essence, ou existence, ou subsistance ; ni ne peut être perçu en aucune manière, si ce n’est dans la mesure où son être est assemblé et constitué à partir des choses que l’entendement a puisées préalablement dans les sens. […] Par conséquent les choses que l’on dit conçues par l’entendement sont seulement des fictions, à moins qu’elles n’aient été d’abord perçues par les sens.

Les anges et les démons étant de même nature que les dieux, il est clair que nous n’en avons pas une vraie idée :

Nam, cùm credantur esse substantiae incorporeae, haud secus atque dii, incorporea autem sensu non percipiantur, neque etiam intellectu percipi possint, quia in intellectum nihil nisi per sensum cadere potest, ut diffuse narravimus in Tractatu de diis, stare ideò daemones in hominum mentibus non posse videntur magis quàm dii.

IV, V, f. 508 ; II, 677-678

Puisqu’on croit que ce sont des substances incorporelles tout comme les dieux, que, d’autre part, ce qui est incorporel n’est pas perçu par les sens, ni même ne peut être perçu par l’entendement, puisque rien ne peut tomber dans l’entendement si ce n’est par les sens, comme nous l’avons longuement exposé dans le traité sur les dieux, il apparaît que les démons ne peuvent pas plus exister dans l’entendement des hommes que les dieux.

Même chose, enfin, pour l’âme. Platon avouant que cette prétendue substance corporelle n’est point perçue par les sens, mais vraisemblablement par le seul entendement et la pensée, Théophraste remarque :

Rem istam mente sola concipi affirmare, negare prorsùs est illam comprehendi posse, cùm nihil in intellectu sit, quod non priùs fuerit in sensu, ut alibi disputavimus[8].

IV, II, f. 438 ; II, 586

Affirmer que cette chose est conçue par le seul entendement signifie nier absolument qu’elle puisse être comprise, puisqu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait pas été préalablement dans les sens, comme nous l’avons exposé ailleurs.

Certes, l’entendement a une activité qui lui est propre. Il forme l’idée d’un être particulier à l’occasion de sa perception par les sens ; mais, comme Théophraste l’explique lors de la discussion de la praenotio épicurienne, il forme aussi l’idée de l’être (du cheval ou du boeuf, en l’occurrence), saisit la « forme » qui nous permet de reconnaître un être appartenant à une espèce déterminée (un cheval) par rapport à un autre d’une espèce différente (un boeuf). Cette « forme » a été imprimée dans l’entendement par l’intermédiaire des sens, et c’est ce qu’on appelle proprement anticipation, « priùs per hanc anticipationem, illius forma per oculos animo impressa esset » (I, II, f. 29 ; I, 47) [9]. Ailleurs, dans le traité sur le monde, Théophraste enseigne encore que les idées sont des images tirées par l’entendement des choses mêmes :

Nam ideae nihil aliud sunt quàm rerum effigies quaedam, quae ut in mente locum habeant, alibi priùs habuisse unde eductae fuerint, necesse est.

II, III, f. 156 ; I, 221

De fait les idées ne sont rien d’autre que certaines images des choses dont il est nécessaire, pour qu’elles aient place dans l’entendement, qu’elles se soient préalablement trouvées dans un autre endroit d’où elles ont été tirées.

Et l’interprétation qu’il fait de l’opération de l’entendement chez Aristote, à propos de la prétendue immortalité de l’âme, abonde dans le même sens : l’entendement ne produit pas lui-même ses propres idées, ou espèces, elles ne lui sont pas innées, mais il les forme à partir des images, ou phantasmes, qu’il reçoit par les sens ; ainsi, sans les images, l’entendement ne saurait entendre, ni être :

Experimento autem quotidiano ille [Aristoteles] probavit animam nostram nihil sine phantasmate intelligere : pendere itaque a corpore, non solùm ut species intelligibilium accipiat, sed ut eis etiam utatur, resque ipsas intelligat. […] rationis lumen et sensuum indagatio docet, nulla nostra intellectio sine corpore est […]. Experimur siquidem species intelligibiles et in fieri et in operari, a phantasmate dependere. […] Necesse quippe est eam [animam] species intelligibiles a corporibus per corporis sensus emendicare, alioqui intellectus per se in naturà subsistens, ideòque a corporis gravitate et materiae imperfectione liber nullo se modo corpori colligaret, si ex se haberet species ingenitas, quibus sine adiumento corporis intelligeret. Videmus autem species a corpore acceptas, a corpore etiam in operando dependere : ideò enim necesse est intelligentem phantasma speculari[10].

IV, II, f. 468 ; II, 625

Or, Aristote a prouvé par l’expérience journalière que notre âme n’entend rien sans représentation : qu’elle dépend par conséquent du corps, non seulement pour recevoir les espèces des intelligibles, mais aussi pour les utiliser et comprendre les choses mêmes. […] la lumière de la raison et la recherche des sens enseignent que nulle intellection en nous ne se fait sans le corps […] Puisque nous expérimentons que les espèces intelligibles dépendent de la représentation et dans leur apparition et dans leur opération. […] Il est certes nécessaire que l’âme mendie les espèces intelligibles des corps au moyen des sens du corps, sans quoi l’entendement, subsistant par soi dans la nature, et par conséquent libre du poids du corps et de l’imperfection de la matière, ne se joindrait au corps en aucune manière, s’il avait de lui-même des espèces innées, avec lesquelles il pourrait entendre sans l’aide du corps. Cependant, nous voyons que les espèces reçues par l’intermédiaire du corps dépendent aussi du corps dans son opération : pour cette raison en effet il est nécessaire que celui qui entend observe une représentation.

Ce travail de l’entendement se fait donc nécessairement à partir des données fournies par les sens, et les idées pures de l’entendement sont des êtres de raison, c’est-à-dire des êtres imaginaires, sans aucune réalité autre que mentale, somme toute des fictions. Ce qui n’est pas perçu par les sens n’est pas connu. Connaître, c’est sentir — en ce sens que toute connaissance naît originairement de l’activité sensorielle. Cela établi, Théophraste n’a pas hésité à franchir le cap : ce qui ne peut être perçu par les sens n’est point. On le conçoit aisément, puisque ce que l’on dit connu par le seul entendement n’est qu’une fiction. Seul existe donc ce qui peut tomber sous les sens. Et par conséquent, il n’y a pas d’autre manière d’être qu’être corps, « nihil enim potest esse, nisi corpus » (I, VI, f. 106 ; I, 149).

On peut alors se demander pourquoi Théophraste écrit que toute connaissance est, ou se forme, dans l’entendement. On pourrait difficilement accepter qu’il songe à affirmer que la science est toujours science du général, dont la saisie est le propre de l’entendement ; en effet, comme nous le verrons, il enseigne explicitement le contraire : c’est la perception actuelle des sens qui produit un vrai savoir. Par ailleurs, l’entendement dépend étroitement des sens, toute son activité roule sur les matériaux réunis dans l’expérience sensible. En niant la prétendue suprématie de l’homme sur les animaux, Théophraste théorise encore sur la primauté des sens : non seulement l’entendement tourne à vide sans les sensations, mais il ne serait rien si les sens venaient à cesser leur activité :

At, intellectus et ratiocinatio per phantasiam seu imaginationem informantur : imaginatio verò per sensus exteriores cuncta apprehendit. Itaque quo acutiores et perspicatiores sunt sensus, phantasia rectiùs apprehendit, et intellectus perfectiùs informatur : adeò ut si fieri posset ut aliquis sensibus exterioribus omninò privaretur, impossibile esset ut is quidquam intelligeret, aut cognoscere ; lapidi prorsùs similis esset…

VI, II, ff. 608-609 ; II, 809-810

Mais l’intellect et le raisonnement sont informés par la représentation ou imagination : mais l’imagination saisit toutes choses par les sens extérieurs. Ainsi donc, plus les sens sont aigus et pénétrants, plus la représentation saisit correctement et plus l’intellect est parfaitement informé : si bien que s’il pouvait se faire que quelqu’un fût complètement privé des sens extérieurs, il lui serait impossible d’entendre ou de connaître ; il serait tout à fait semblable à une pierre…

Entendre, c’est donc sentir — ce qui apparaît d’autant plus nettement à cet endroit que Théophraste, qui adopte à cette occasion la terminologie de la scolastique, distingue entre sens extérieurs et intérieur. Mais puisque l’entendement se forme moyennant les sens, Théophraste croit pouvoir conclure que sentir est aussi entendre :

Igitur intelligere, ratiocinari, et sentire unum idemque sunt ; nec ullum ab altero ullomodo separari potest : qui intelligere et ratiocinari dicit, sentire dicit : intellectus enim nullus est absque sensibus. Similiter, qui sentire dicit, is etiam et intelligere dicit, cùm absque intellectu sensus nihil prorsùs sint[11].

VI, II, f. 610 ; II, 814

Par conséquent, entendre, raisonner et sentir sont une seule et même chose ; et l’un ne peut être séparé de l’autre en aucune manière : qui dit entendre et raisonner, dit sentir : l’entendement n’est donc rien sans les sens. De la même façon, qui dit sentir, dit aussi entendre puisque les sens ne sont absolument rien sans l’entendement.

Si Théophraste peut donc dire que la connaissance se forme dans l’entendement, c’est sans doute qu’il croit que ce n’est pas le sens qui perçoit, l’oeil qui voit ou l’ouïe qui entend — mais c’est plus proprement l’entendement qui voit et qui entend par l’intermédiaire des sens [12].

Connaissance et opinion

Théophraste enseigne qu’il y a trois sources de connaissance : la connaissance certaine et évidente, la conjecture et l’opinion, et la foi, « scientia omnis est ex cognitione certa et evidenti ; aut ex coniectura et opinione ; aut ex fide » (I, VI, f. 96 ; I, 138). Même s’il s’étend sur le rôle que la foi joue dans la prétendue connaissance d’une divinité, il a préalablement établi que croire n’est pas connaître : si l’on croit, on ne connaît pas ; si l’on connaît, on ne croit pas, mais on sait, « si enim creditur, non intelligitur […]. Si verò intelligitur ; non creditur, sed scitur » (I, II, f. 28 ; I, 46). Toute connaissance est donc ou connaissance certaine ou opinion. Selon Théophraste, la connaissance certaine nous vient par la voie des sens. En effet, ils renvoient aux choses mêmes et, ce faisant, témoignent de leur être :

Sensus autem ad res ipsas descendunt atque perveniunt, illas scrutantur et examinant ; nec sibi imponi sinunt, nec res vident alio modo quàm sunt, dùm bene, secundùm naturae ordinem, sint dispositi. Quapropter scientia quae a sensibus procedit, omnium est certissima, et haec Vera et Naturalis Ratio est.

Prooem., ff. 14-15 ; I, 23

Les sens descendent et parviennent jusqu’aux choses elles-mêmes, ils les fouillent et examinent ; et ils ne se laissent pas imposer, ni ne voient les choses autrement qu’elles ne sont, tant qu’ils sont bien disposés selon l’ordre de la nature. C’est pourquoi la science qui procède des sens est la plus certaine de toutes, et c’est la raison vraie et naturelle.

Certes, l’exemple qu’il produit à cette occasion est peut-être mal choisi : nous savons, écrit-il, que nous avons froid ou chaud, quand il fait froid ou chaud — car ce sont là des sensations subjectives, différentes donc pour tout un chacun [13]. Et puis, même si les sens ne se trompent pas, Théophraste sait qu’ils nous trompent : dans l’interprétation qu’il fait de la praenotio épicurienne, il accepte qu’on puisse confondre les objets en raison de leur distance [14]. Donc, même si Théophraste ne théorise pas sur la question, le lecteur doit comprendre qu’il réduit l’autorité des sens à la seule intuition : supposé qu’ils soient sains et sans entraves, c’est-à-dire « selon l’ordre de la nature [15] », les sens ne nous trompent en aucun cas quand l’objet perçu est simple et tout proche.

En réalité, Théophraste ne prêche pas seulement la confiance dans les sens, souvent à l’aide de vers de Lucrèce, mais il enseigne aussi que la connaissance sensible est la seule qui soit certaine. Dès le moment même où, dans le prologue, il se penche sur la science, il critique ceux qui croient tout savoir, comme s’il y avait une connaissance des choses autre que celle que l’on perçoit par les sens à partir des choses mêmes, « quasi alia sit rerum cognitio praeter illam quae a rebus ipsis per sensus percipitur » (Prooem., f. 8 ; I, 9). En conclusion, il dit là que la seule connaissance certaine est celle qui nous vient des sens : « Nulla enim est certa scientia, nisi quae sensibus percipitur… » (Prooem., f. 14 ; I, 22). Il reproduit ce même discours à propos de la prétendue connaissance des dieux :

Nulla sit cognitio certa et evidens, quàm quae a rebus ipsis, et a sensibus ad res pervenientibus, peti potest : sensus profectò totius cognitionis sunt duces certissimi, et verae scientiae authores atque rectores ; nihilque certum et evidens videri potest, quàm quod testimonium certitudinis accepit a sensibus.

I, VI, f. 96 ; I, 138

Il n’y aurait pas de connaissance certaine et évidente sinon celle qui peut être obtenue à partir des choses mêmes et des sens qui touchent aux choses : en effet, les sens sont les guides très sûrs de toute connaissance et les auteurs et directeurs de la vraie science ; et rien ne peut être considéré comme certain et évident sinon ce qui reçoit des sens témoignage de sa certitude.

Toute connaissance certaine nous vient donc exclusivement des sens. Théophraste le rappelle après avoir longuement débattu sur la connaissance des dieux : rien n’est évident que ce qui est perçu par les sens, « cùm enim, ut suprà diffuse declaravimus, nihil manifestum et evidens sit praeter id quod sub sensus cadit… » (I, VI, f. 108 ; I, 152). Et un peu plus loin, il écrit encore que rien ne peut être vrai que ce qui jette ses racines dans les sens, ce qui coule des sens jusqu’à l’entendement, « scimus nihil verum, nihil certum esse posse, quàm quod à sensibus ad intellectum manat… » (I, VI, f. 114 ; I, 158). Connaissance sensible devient donc synonyme de connaissance, et parler de connaissance certaine est une redondance : la vraie connaissance est certaine, et ce qui n’est pas certain n’est pas connaissance.

Même si l’étendue de ce qu’il peut connaître est fort réduite, l’homme se vante de tout savoir, et il appelle communément « science » cette prétendue connaissance universelle. Cette « science » n’est pas vraie connaissance, mais opinion. Et cette opinion jette ses racines dans un entendement qui, libéré du carcan des sens, voltige dans les régions éthérées de la pensée pure. C’est pourquoi le propre de l’opinion, c’est l’arbitraire dans le jugement, la diversité, l’impossibilité, si l’on peut dire, d’arrêter un sentiment. En effet, même si l’on trouve un argument irréfutable, la vérité qu’il découvre ne s’impose pas — car la vérité est évidente, et elle ne l’était pas avant cette découverte ; d’ailleurs, la découverte elle-même n’est pas à l’abri des attaques d’un génie plus solide et plus brillant. Ainsi nulle opinion n’est somme toute préférable à une autre, puisqu’il n’y a pas moyen de décider entre elles, comme Théophraste l’écrit :

Ad haec accedit ipsarum rerum percipiendarum insuperabilis difficultas, quâ fit ut incerta omnia indecisaque permaneant apud eos qui se se scientiis applicant alio, quam naturâ, duce, id est, sensibus.

Prooem., f. 9 ; I, 11

À cela s’ajoute l’insurmontable difficulté de percevoir les choses mêmes, d’où vient que toutes les choses restent incertaines et indécises chez ceux qui s’appliquent aux sciences avec un autre guide que la nature, c’est-à-dire les sens.

Ainsi, l’autorité règne en maîtresse sur le terrain de l’opinion.

Théophraste place la conjecture à côté de l’opinion. Il ne théorise pas le rapport existant entre ces modalités du connaître. Là où il se montre le plus disert, à propos de la connaissance des dieux, il en parle comme s’il s’agissait de choses identiques, tout en étant différentes : il écrit indistinctement, en effet, « coniectura et opinio » et « coniectura sive opinio » (I, VI, ff. 98-99 ; I, 142). À cet endroit, Théophraste explique que la conjecture et l’opinion ne portent pas à proprement parler sur les êtres qui sont et sur ceux qui ne sont pas, dont l’être et le non-être respectivement sont évidents, mais sur les seuls êtres possibles ; ainsi, pas plus que l’opinion, aucune conjecture ne saurait nous donner une vraie connaissance sur les dieux, puisqu’elle ne nous dit rien sur leur être, et que l’être est la condition nécessaire des propriétés. En parlant auparavant de la providence et du destin, Théophraste dénonçait le fait qu’il s’agit dans tous les cas de conjectures d’hommes superstitieux, sans la moindre vraisemblance de certitude, « haec namque omnia ex sola superstitiosorum hominum fallaci coniectura procedunt, absque ulla certitudinis verisimilitudine » (I, V, f. 87 ; I, 131). La conjecture appartient au domaine du possible, de l’hypothétique, du vraisemblable. C’est pourquoi elle habite tout naturellement les domaines de l’histoire, qui est pour Théophraste le règne de l’arbitraire, d’où la certitude semble exclue, ainsi que la démonstration : les temps les plus reculés, mais aussi le passé récent, sont ouverts à la conjecture et à l’arbitraire d’esprits indisciplinés, « coniecturae solum et licentiae animi omnia ex arbitrio fingentis, nullus verò demonstrationi locus relictus est » (II, VI, f. 225 ; I, 313) [16]. En effet, une vraie démonstration, écrit Théophraste dans le contexte de cette discussion sur l’histoire, est celle qui oblige, non pas celle qui persuade, « Nam ea demùm est vera demonstratio quae cogit, non quae persuadet » (I, VI, f. 227 ; I, 315). La conjecture est donc elle-même une sorte d’opinion. Et comme l’opinion elle-même, la conjecture nous donne au mieux une connaissance probable?[17]. Or, une connaissance probable est une contradiction dans les termes.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la démonstration elle-même porte toujours sur ce qui est sujet à l’opinion. En discutant sur l’existence des dieux, Théophraste s’est longuement occupé de la question. Il cite littéralement certains arguments pris dans Sextus Empiricus, légèrement manipulés, et en reformule d’autres, en vue de prouver qu’aucune démonstration en général n’est concluante — car toute démonstration porte par définition sur une chose incertaine, et l’on ne saurait donc être certain qu’elle est arrivée à son but ; elle part soit d’une chose évidente, ce qui rend du même coup évident ce que l’on cherche, soit d’une chose incertaine, qui aura à son tour besoin de démonstration. Aucune démonstration ne nous fait donc connaître quoi que ce soit, ni n’élargira jamais l’étendue de nos connaissances au détriment de l’opinion. En effet, seule l’expérience des sens oblige, et nullement des arguments plus ou moins élaborés [18].

L’opinion terrassée par la raison

L’instrument de l’examen

Pour trouver la vérité que l’on cherche, il faut donc examiner ce que les hommes croient savoir. L’instrument de l’examen est la raison naturelle, « ratio naturalis », dit Théophraste dès le prologue. Cette raison naturelle est la « recta ratio », qu’il définit ailleurs :

Ratio nihil aliud est quàm discursus quo verum à falso, et bonum à malo discernimus ; et quo falsa noxiaque [fugienda], et vera ac utilia amplectenda esse inferimus[19].

VI, II, f. 609 ; II, 811

La raison n’est rien d’autre que le discours par lequel nous discernons le vrai du faux et le bien du mal ; et jugeons qu’il faut [éviter] les choses fausses et nuisibles et embrasser les choses vraies et utiles.

Elle nous vient de la nature et c’est pourquoi elle est la même pour tous les hommes, qui l’ont en commun avec les animaux. Théophraste signale que la loi commune aux hommes et aux bêtes est la droite raison, qui revient en partage à tous, « recta ratio in omnes perveniens » (VI, I, f. 590 ; II, 784). Cette raison, introduite par la nature en tout animal, conseille ce qu’il faut éviter ou suivre, « estque recta ratio a natura unicuique animalium indita, quae quid sit fugiendum, quid sequendum suadet » (VI, I, f. 590 ; II, 785) ; autrement dit, elle est la loi enfantée par la nature dans l’ensemble des animaux, qui les pousse à chercher leur utilité, qui est le bien, à se conserver dans l’être, qui est la loi suprême de la nature.

Théophraste appelle à l’occasion la raison « vera et naturalis ratio [20] ». La « vera ratio » est vraie d’abord dans ce sens, qui prime évidemment tout autre : elle a un véritable être, par opposition à la « falsa et humana ratio », qui est une fiction. Cette raison humaine que les hommes s’attribuent vainement à l’exclusion des autres animaux est tout autant le produit que la source de l’opinion : créée par la fausse conscience des hommes, née des préjugés, elle engendre toutes les opinions. Mais la raison naturelle est « vera ratio » dans un autre sens : elle trouve immanquablement le vrai — dans ce sens, la formule est redondante. La « vera ratio » est toujours identique à elle-même et toujours la même chez tous les hommes, alors que la raison dite humaine apparaît inconstante et variable dans ses jugements et différente chez les différents individus :

Ratione vera dico et naturali ; altera enim ratio quaedam est, tota falsa, ab opinione procedens, qua vulgò maior hominum pars utitur : haec autem nihil aliud est, quàm quod unicuique bonum, verum, et probabile videtur, et eius conditio talis est, ut sit perpetuo mobilis, inconstans, varïa, et fluxu refluxuque continuo agitata, et tot sunt huiusce rationis species quot homines. Unde dictum est, quot capita tot sensus. At vera et naturalis ratio multùm ab illa diversa est, omnibus enim est communis, una eademque semper, certa, vera, et constans, quae numquam modò falsum, modò verum in eodem subiecto proponit, et amplectitur : sed semper verum iudicat, quod re ipsa verum est : falsumque, quod vere falsum est.

Prooem., f. 11 ; I, 16

Je dis par le moyen de la raison vraie et naturelle, car il est une autre raison entièrement fausse, née de l’opinion, utilisée ordinairement par le vulgaire, la majorité des hommes : celle-ci n’est cependant autre chose que ce qui semble à chacun bon, vrai et probable et sa condition est telle qu’elle est perpétuellement mobile, inconstante, variée et agitée par un continuel flux et reflux, et il y a autant d’espèces de cette raison que d’hommes. D’où le proverbe : autant d’opinions que de têtes. Mais la raison vraie et naturelle est fort différente de celle-ci, puisqu’elle est commune à tous, toujours une et la même, certaine, vraie et constante, elle qui ne propose ni n’établit jamais tantôt quelque chose de faux, tantôt quelque chose de vrai en ce qui concerne un même sujet : mais juge toujours vrai ce qui est réellement vrai : et faux ce qui est réellement faux.

Le vrai est donc ce sur quoi tous les hommes, sans exception aucune, tombent d’accord, ce que tous conçoivent être vrai, après examen :

Nam cùm quisque de re eadem iudicaturus independentim ab alio viam sectaretur, quod sibi verum videretur amplectens, eveniret, ut quae suâpte naturâ verae sunt opiniones, apud unumquemque inter se consentientes comperirentur ; verum enim semper unum est, et caetera sunt falsa[21].

Prooem., ff. 9-10 ; I, 11

Puisque, en effet, en prétendant juger sur une même chose, chacun suivrait un chemin indépendamment de tout autre individu, en s’attachant à ce qui lui semble vrai, il arriverait que les opinions qui sont vraies de par leur nature même paraîtraient conformes entre elles chez chaque individu ; car le vrai est toujours un, et le reste est faux.

C’est dire la fiabilité de la raison : elle ne se trompe jamais dans ce qui est de son ressort. Mais c’est aussi dire ses bornes : le vrai qu’elle cherche doit paraître vrai à tous. C’est pourquoi la raison naturelle ne dépasse pas l’expérience des sens. Dès le prologue, Théophraste affirme qu’il faut chercher le vrai à l’aide de la nature, « id est, sensibus » (Prooem., f. 9 ; I, 11). Le seul juge de la vérité est la raison naturelle, laquelle trouve son fondement et ses racines dans les sens, « sola ratione vera et naturali, ab ipsis sensibus orta » (Prooem., f. 14 ; I, 23). Là même où il définit la raison comme un discours qui permet de distinguer le vrai du faux, Théophraste explicite que ce discours s’acquiert par la connaissance des choses, et cette connaissance par les sens, « discursus autem iste per rerum cognitionem acquiritur : rerum verò cognitio per sensus » (VI, II, f. 609 ; II, 811-812). L’expérience est ainsi le critère de vérité dans les questions controversées ; comme le dit Théophraste, elles sont incertaines, et rien ne peut les rendre certaines que les sens, « Ea verô quae opinione tantùm constant, incerta prorsùs esse necesse est : nec quidquam illa, nisi sensus, certa reddere potest » (Prooem., f. 95 ; I, 15) [22]. Il insiste ailleurs : l’expérience est le meilleur argument de certitude et de vérité dans les choses obscures, « maximum certitudinis et veritatis argumentum in obscuris sunt experimenta » (IV, II, f. 445 ; II, 597). Cette doctrine se trouve partout, tout au long de l’ouvrage [23]. La raison naturelle est ainsi le seul instrument de l’examen, et tout son crédit repose sur le témoignage des sens :

Sic, mens humana per inane vagatur cum a sensibus recedit, et ab opinione argumenta mutuatur […] Perpetuis discordiis ac mutationibus opinio est obnoxia : quod ex vera et naturali ratione est, firmum et constans est, uno eodemque tenore procedens. Igitur soli rationi naturali a sensibus instructae fides est adhibenda : haec sola ad rerum cognitionem, per earum inspectionem, nos ducere potest. Quidquid autem extra sensuum testimonium docetur, omninò incertum est.

I, VI, f. 109 ; I, 153

Ainsi l’intelligence humaine vogue dans le vide quand elle s’éloigne des sens et emprunte des arguments à l’opinion […] L’opinion est soumise à de perpétuels désaccords et changements : ce qui est selon la raison vraie et naturelle est solide et constant et progresse selon un seul et même cours. Ainsi donc, on doit donner crédit à la seule raison naturelle instruite par les sens : elle seule peut nous mener à la connaissance des choses moyennant leur examen. En revanche, ce qui est enseigné en dehors du témoignage des sens est complètement incertain.

La connaissance étant réduite à l’intuition sensible, elle est à la portée de tous : comme l’écrit Théophraste, une vieille femme en sait autant que le philosophe le plus chevronné. Il n’est besoin de suivre la voix d’aucun maître, de nulle autorité, d’où qu’elle vienne, que ce soit celle du génie individuel ou d’un prétendu consentement universel que seuls les sens peuvent donner [24]. Théophraste rejette décidément le principe d’autorité, qui nous fait suivre placidement les opinions reçues sans les contester — parce que ne pas douter d’elles est une espèce de religion, « quippe de his [non] dubitare religio quaedam sit » (Prooem., f. 10 ; I, 12) [25]. Car tous les hommes sont également doués pour l’examen :

Quod enim verum est, omnibus verum esse videtur : nec Sacerdotes, nec Legislatores, nec Theologi, nec Philosophi, aliis hominibus acutiores aut subtiliores habent sensus, quibus verum aut falsum diiudicare possint. Eadem facultate ad veritatem dignoscendam a natura praediti sumus omnes, qua magni illi viri qui tam subtiliter argumentantur. Quae cùm ita sint, mirum mihi equidem videtur, plus nos aliis credere, quàm nobis ipsis.

I, VI, f. 114 ; I, 158

En effet, ce qui est vrai semble vrai à tous : ni les prêtres, ni les législateurs, ni les théologiens, ni les philosophes ne possèdent des sens plus aigus, ou plus subtils, que le reste des hommes, par le moyen desquels ils puissent juger le vrai ou le faux. Pour juger de la vérité, nous sommes tous doués par la nature des mêmes facultés que ces grands hommes qui argumentent si subtilement. Dans ces conditions, je m’étonne, certes, que nous donnions plus de crédit aux autres qu’à nous-mêmes.

Un discours incohérent ?

Paradoxalement, la démarche d’ensemble de Théophraste semble démentir cette épistémologie. Il faut noter, tout d’abord, un certain flou dans la terminologie. Il dénigre la science et la philosophie, mais au nom même de la philosophie et de la science : parfois, il parle de science « humaine » ou de « fausse » philosophie, mais souvent le lecteur doit identifier ce dont il parle à la lumière du contexte. Il établit aussi une distinction entre raison naturelle et raison humaine : cependant, il lui arrive de parler tout simplement de raison, mais aussi de saine raison ou de raison parfaite, voire de confondre, exceptionnellement, le rôle de l’une ou de l’autre [26]. Cette attitude fait planer l’ambiguïté sur son discours. Cet emploi erratique de la terminologie peut s’expliquer en partie par l’étendue de l’ouvrage, dont la rédaction a dû lui demander beaucoup de temps, en partie par la diversité des sources où il puise — sans écarter la négligence des copistes [27]. Quoi qu’il en soit, le lecteur est souvent obligé d’aller au-delà de la lettre et de sonder les intentions de l’auteur. Celui-ci multiplie par ailleurs les arguments, qu’il puise à diverses sources, ce qui l’amène parfois à se répéter, parfois aussi à se contredire [28]. La dynamique de l’ouvrage est telle que l’on ne saurait croire que Théophraste partage toujours le sentiment des auteurs et des passages qu’il cite : il cherche plutôt, à chaque occasion, l’argument qui peut le mieux servir ses intérêts dans le contexte de la problématique qu’il aborde, sans beaucoup se soucier du reste.

Ensuite, ce pourfendeur de l’autorité d’où qu’elle vienne multiplie les citations des philosophes. On peut l’admettre : il ne prétend pas détenir le monopole de la vérité. S’il cite donc avec approbation les philosophes, c’est que dans ces occasions leurs thèses se révèlent vraies à l’examen, c’est-à-dire tirées de la raison, guide et maîtresse des sages, « ex sapientium duce et magistra ratione » : « Nos verò qui legum jugum hic excutimus, nullique sectae adhaeremus, nisi in quantum rationi verae ac naturali consentit… » (VI, I, ff. 590, 589 ; II, 783). Ainsi s’explique certainement qu’il suive Aristote dans sa démonstration de l’éternité du monde et qu’il juge que la force de ses arguments est si grande que personne ne peut raisonnablement la nier, « quorum profectò tanta vis est, ut ratione nullus illa inficiari valeat » (II, IV, f. 186 ; I, 261) ; car il n’a pas hésité à formaliser son opposition en ce qui concerne la doctrine aristotélicienne des éléments, qu’il juge démentie par l’expérience [29]. Dans le même sens, il donne un résumé de l’interprétation par Pomponazzi de la doctrine aristotélicienne concernant l’immortalité de l’âme, « Praecipuarum eius rationum summam hic afferemus » (IV, III, f. 471 ; II, 629) ; mais, comme nous l’avons déjà signalé, il n’en pense pas autrement lui-même. Et après avoir longuement développé les arguments de Lucrèce sur la mortalité de l’âme, il ajoute qu’ils sont moins d’Épicure que de la nature et de la vérité, « verùm non tam Epicuri sunt quàm naturae et veritatis » (IV, III, f. 488 ; II, 651-652). Souvent cependant, Théophraste remplace le travail de la raison par l’autorité des philosophes. Ainsi, en ce qui concerne la doctrine des cataclysmes qui auraient mille fois dévasté le monde, il ne songe pas à chercher dans la nature même les traces de ces prétendus événements, mais multiplie plutôt les textes des Anciens [30] ; il écrit ailleurs tout un chapitre où il consigne les opinions de quelques philosophes célèbres ayant enseigné l’éternité du monde, ou encore expose celles des plus sages en faveur de la mortalité de l’âme, pour que l’on puisse, dit-il, les écouter. S’il peut le faire, c’est qu’il se sait en plein domaine de l’opinion.

Ce qui est particulièrement déroutant, c’est le fait que Théophraste aborde gaiement des questions auxquelles son épistémologie ne pouvait nullement fournir de réponse, telles que l’éternité du monde, l’origine des religions ou l’immortalité de l’âme — puisque l’empirisme rigide qu’il enseigne lui interdit de se prononcer sur des questions échappant à l’emprise de l’expérience. Dans ces conditions, l’attitude « philosophique » ne saurait être autre que de garder le silence. Or, Théophraste y résiste. Il hésite en effet entre la tentation de traquer le discours religieux partout où il se produit et les étroites limites imposées par son épistémologie, entre l’attaque qui laisse à découvert ses propres faiblesses et la défense qui s’appuie sur des positions inexpugnables, entre un libertinisme dogmatique qui impose des opinions raisonnables et un autre qui se réfugie dans le scepticisme et qui, sur ces fondements, nierait toute autorité au discours religieux et philosophique…

Ainsi, dès le début du traité sur la religion, Théophraste annonce qu’il s’intéresse à ses origines, « Incipiam ergò à Religionis origine » (III, I, f. 247 ; II, 341). On le conçoit aisément, puisqu’il faut décider si elle a été vraiment donnée aux hommes par les dieux. Un peu plus loin, il postule encore que l’on pourra déceler le mensonge et l’imposture sur lesquels repose la religion si nous allons les chercher à la source, « si ista ab origine repetantur » (III, III, f. 262 ; II, 364). Mais, pour ce faire, on est tenu à suivre non pas ce que dicte la « vera ratio », mais les opinions des Anciens, comme il l’avoue. Puis, nous savons depuis le traité sur les dieux que ces origines se perdent dans la nuit des temps, enveloppées d’épaisses ténèbres. Or, en parlant de l’éternité des temps, dans le traité sur le monde, il a beaucoup insisté sur le fait qu’il ne faut pas accorder le moindre crédit aux historiens, ni aux documents historiques, souvent manipulés ou détruits par les princes : se livrer à la computation du temps et vouloir reconstruire la fugitive Antiquité est une tâche immense et vaine, « Quapropter temporum rationes conscribere, fugitivamque antiquitatem retrahere velle, immensi simulque irriti operis ac laboris est » (II, VI, f. 228 ; I, 316). Cela rend somme toute impossible qu’il puisse obtenir par cette voie, comme il le prétend pourtant, une plus grande connaissance et une plus grande certitude de tout ce qui concerne les dieux, « ad maiorem de omnibus ad deos pertinentibus cognitionem et certitudinem » (III, I, f. 247 ; II, 341).

Sur l’âme, nous l’avons vu, Théophraste assure qu’elle est inconnaissable. On le comprend, car, quelle qu’elle soit, elle ne tombe pas sous les sens. Il disait déjà, incidemment, en parlant de l’éternité du monde, que l’âme des animaux ne peut pas être perçue par les sens, « At animalium anima est eiusmodi, sensu enim nullomodo percipi potest… » (II, III, f. 157 ; I, 223). Il complète sa pensée dans sa critique de l’immortalité de l’âme : ce qui est inaccessible aux sens est incompréhensible, « At sensu non comprehendi potest anima. Igitur incomprehensibilem illam esse fatendum est » (IV, II, f. 438 ; II, 586) [31]. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas savoir si elle est immortelle et tous les arguments élaborés pour le prouver, pris de la raison ou de l’expérience, tournent à vide :

Sic ruunt cuncta pro animorum immortalitate argumenta, quandoquidem inexplicabile, et incomprehensibile sit, quid sit anima : neque possit illius immortalitas ratione naturali demonstrari ; experimentaque…[32].

IV, II, f. 469 ; II, 625

Ainsi s’écroulent tous les arguments en faveur de l’immortalité de l’âme, puisque ce qu’est l’âme est inexplicable et incompréhensible, et que son immortalité ne peut pas non plus être prouvée par la raison naturelle et les expériences…

Au lieu cependant de s’arrêter là [33], Théophraste prétend qu’il peut prouver que l’âme est mortelle. Certes, il se veut d’abord prudent, puisqu’il soutient seulement qu’il est plus probable qu’elle soit mortelle qu’immortelle :

Cum igitur vanae sint, quae de anima proferuntur, voces ; nec quidquam in hac re certum sit ; manifestum est eius immortalitatem esse figmentum, et absque insania, eam affirmari non posse. Quin imò, quamvis certa et perspecta illius substantia esse posset ; non dubium est quin de eius mortalitate potius constaret, quàm de immortalitate, nam qui illam immortalem astruunt, incorpoream dicunt, sicque naturam se ipsam moventem illam esse affirmant, vel substantiam spiritualem, vel mentem, vel numerum se ipsum moventem, vel actum primum corporis organici, vel aliud quippiam aeque obscurum. Quae omnia sunt prorsùs imperceptibilia, et incomprehensibilia. Qui autem mortalem affirmant ; corpoream illam asserunt ; nihilque dicunt quod non facile concipi possit.

IV, II, ff. 439-440 ; II, 588

Par conséquent, puisque les discours qui se tiennent sur l’âme sont vains ; et qu’il n’y a rien de certain en cette matière ; il est évident que son immortalité est une fiction et qu’elle ne peut être soutenue sans folie. Bien plus, admettons que sa substance puisse être claire et manifeste, il n’est pas douteux que sa mortalité sera plus fondée que son immortalité, puisque ceux qui soutiennent qu’elle est immortelle disent qu’elle est incorporelle et affirment ainsi qu’elle est une nature qui se meut d’elle-même, ou une substance spirituelle, ou une intelligence, ou un nombre qui se meut de lui-même, ou l’acte premier d’un corps organique, ou quelque autre chose également obscure. En revanche, ceux qui affirment qu’elle est mortelle assurent qu’elle est corporelle et ne disent rien qui ne puisse pas être conçu facilement.

Après avoir longuement développé les arguments en faveur de la mortalité de l’âme, pris pour l’essentiel chez Pomponazzi et chez Lucrèce, Théophraste affirme toutefois que les sages ont enseigné l’immortalité de l’âme à l’adresse du vulgaire, et sa mortalité pour ceux qui usaient de la raison, avant de conclure :

Hanc [mortalitatem] ratio, naturalisque scientia omnibus persuadet atque demonstrat. Illam autem [immortalitatem] leges solùm praecipiunt atque imperant.

IV, III, f. 492 ; II, 657

La raison et la science naturelle persuadent et démontrent à tous cette mortalité ; au contraire, seules les lois établissent et commandent l’immortalité.

Enfin, Théophraste n’a pas agi autrement en ce qui concerne la problématique de l’éternité. Dès le premier chapitre du traité sur le monde, il avoue l’éternité inconcevable, personne n’ayant jamais affirmé que l’on ait pu la saisir par l’entendement et la pensée, « quam aeternitatem mente et cogitatione quemquam persequi posse nullus est qui affirmaverit » (II, I, f. 132 ; I, 182). Il le répétera ailleurs. Il affirme ainsi que le vulgaire accepte la création du monde après avoir constaté que les mystères de son éternité sont entièrement impénétrables par l’entendement (II, II, f. 145 ; I, 202) et considère que cette vérité est très cachée, « abscondita maxime censeatur » (II, III, f. 170 ; I, 240) [34]. On le comprend aisément, puisque l’expérience ne nous montre que des êtres qui naissent et périssent. Et pourtant, Théophraste écrit tout un traité pour démontrer que le monde est éternel. La tension entre ce que Théophraste souhaiterait faire et ce qu’il sent pouvoir légitimement faire dans les limites de son épistémologie éclate visiblement dans le passage qui ferme son traité sur les dieux :

Verùm cognitâ nunc, et penitùs perspectâ deorum naturâ, facile est ostendere nullum rerum fuisse initium, sed omnia aeterno motu constare, et inmutabili naturae lege ac potestate permanere. Hanc in mundo et in rebus, quae in eo immortaliter continentur aeternitatem manifesta docet ratio. Cum enim aeternitatem quocumque modo statuere necessarium sit, sive in mundo, sive in mundi opifice, id est, ut volunt leges, deo ; probabiliùs multò et verissimilius est illam in mundo, quàm in deo credere et ponere. Nam mundus ens est visibile, sensibile, de cuius existentia nullus dubitat, ab omnibus per infinita infinitorum saeculorum tempora visum eodem semper modo, manifestum, et notum. Deus verò, qualem illum leges ponunt, nullum est ens ; aut si est, nihil esse potest quàm ens rationis, et mentis nostrae figmentum, quod suum esse in intellectu tantùm habet […] Itaque nullus unquam illum vidit aut audivit, nec mente percepit ; neque enim audiri, videri, aut comprehendi potest id quod nihil est. At, aeternitatem eiusmodi enti attribuere quod realitatem et existentiam ullam ne quidem habeat, a ratione alienissimum est, et illud omnium rerum authorem facere ; mente sanis haud ferendum. Itaque aeternus mundus existimandus est, et nulli censendi dii.

I, VI, f. 126 ; I, 171-172

Mais la nature des dieux étant maintenant connue et entièrement examinée, il est facile de montrer qu’il n’y a nul commencement des choses, mais que tout existe à cause d’un mouvement éternel et subsiste en raison de la loi et du pouvoir immuables de la nature. Une raison évidente enseigne cette éternité dans le monde et dans les choses qui sont contenues éternellement en lui. Puisqu’il est nécessaire d’établir l’éternité en quelque façon, soit dans le monde, soit dans le créateur du monde, c’est-à-dire, comme le veulent les lois, en Dieu, il est beaucoup plus probable et vraisemblable de la croire et la placer dans le monde qu’en Dieu. Car le monde est un être visible, sensible, de l’existence duquel personne ne doute, contemplé par tous de la même façon pendant les temps infinis d’une infinité de siècles, vu et connu. Mais Dieu, tel qu’il est représenté par les lois, n’est pas un être, ou, s’il est, ne peut être autre chose qu’un être de raison et une invention de notre esprit, qui a son être seulement dans l’entendement […] Ainsi donc, personne ne l’a jamais vu, ni entendu, ni perçu par l’entendement, car ce qui n’est rien ne peut être entendu, vu ou compris. Mais attribuer l’éternité à un tel être qui manque certainement de toute réalité et de toute existence est très éloigné de la raison, et faire de lui l’auteur de toutes choses ne doit pas être supporté par les gens sains d’esprit. Donc le monde doit être considéré comme éternel, et nul dieu ne doit être accepté.

Ce texte présente une dialectique complexe. On peut accepter, si l’on veut, que l’éternité s’impose à notre esprit, puisque nous sommes et que rien ne se fait de rien. Dans les termes du dilemme proposé pourtant, l’éternité du monde n’est tout simplement pas probable, ou vraisemblable, comme Théophraste le dit, mais certaine, puisque seul le monde est. C’est d’ailleurs ce que reflète la conclusion du passage cité. On ne saurait cependant, il me semble, parler de contradiction. Car le texte annonce aussi que le monde porte en lui-même l’empreinte de l’éternité. En fait, Théophraste propose de relever ces marques moyennant l’examen du monde lui-même. Il annonce déjà à cet endroit un traité sur le monde. Et dès ses premières pages, il énonce sa tactique : on a déjà prouvé que les dieux ne sont point et, par conséquent, que le monde n’a pas été créé ; il s’agit maintenant de démontrer que le monde est éternel et, par conséquent, qu’il n’y a point de dieu, « Deum nihil omninò esse, qualem videlicet illum leges ponunt, ex iam dictis superiore Tractatu manifestum satis est ; et ideò mundum non factum fuisse. Mundum autem aeternum esse ostendendum vicissim est, et ideò nihil esse deum » (II, I, f. 132 ; I, 182) [35]. Or, ce qui a besoin de démonstration n’est pas évident, et la démonstration ne peut le rendre que vraisemblable.

La tâche que se propose Théophraste dans son traité sur le monde est donc d’avance vouée à l’échec, et cela explique ses hésitations. Dès le chapitre introductif, il signalait que le commencement du monde implique quantité d’absurdités et d’impossibilités, en sorte que l’on peut facilement conjecturer de là que le monde est forcément éternel, non engendré et incorruptible, « Nam ex mundi ortu tot absurda et impossibilia sequuntur, ut inde facile coniicias aeternum illum necessariò esse, ingenerabilemque et incorruptibilem » (II, II, f. 130 ; I, 176). Plus loin, Théophraste condamne toute tentative d’expliquer la naissance du monde dans un temps et un lieu déterminés par l’action du mouvement ; et il conclut que l’éternité du monde nous apparaît plus clairement que la lumière même : « Unde patet, et luce ipsa clarius est, mundum aeternum esse » (II, III, f. 169 ; I, 237). Ailleurs cependant, l’éternité du monde lui semble tout simplement raisonnable, même très raisonnable, mais elle ne lui paraît pas s’imposer nécessairement à l’esprit :

Et nihil quidem ridiculiùs, nihil absurdiùs potuit umquam excogitari quàm ea quae de mundi principiis, et eiusdem constructione aut generatione declarata sunt. Unde patet illum aeternum affirmari rationi esse convenientissimum.

II, II, ff. 145 ; I, 202

Et certes jamais on ne pourra rien imaginer de plus ridicule, de plus absurde, que les choses qui ont été dites sur les commencements du monde et sur sa construction, ou génération. D’où il est clair que le dire éternel est très conforme à la raison.

Et après avoir ruiné le récit biblique de la création tout comme la description par Platon de la formation du monde à partir d’éléments confusément mélangés, Théophraste reste encore prudent. Pourtant, le dilemme qu’il posait à cette occasion (ou bien le monde est créé, ou bien il est de toute éternité) semblait demander une solution autrement plus péremptoire ; car si l’on démontre qu’il n’a pas été créé, il sera nécessairement éternel :

Naturae quidem et rationi magis conveniens videtur mundum aeternum dicere, quàm illum ex aeterna materia factum ; cùm multò plura sequantur absurda ex hac posteriore sententia, quàm ex prima. In alterutra certe aeternitas humanam mentem stupore quodam concutit. Verùm cum necesse sit illam in aliquo horum credere et admittere ; magis aestimanda esse videtur in quo minùs absurdi reperitur. Sed ex supra dictis patet minus esse absurdum esse mundum aeternum credere, quàm conditum materiaque aliqua constructum [36], quod adeo difficile est mente concipere, ut Cardanus affirmare non dubitaverit, illum aut aeternum necessariò esse, aut creatum. Creatum verò illum non esse, suprà satis ostendimus. Superest ergò ut sit aeternus.

II, III, f. 160 ; I, 227

Certes, il paraît plus conforme à la nature et à la raison de dire le monde éternel plutôt que fait à partir d’une matière éternelle, puisque de cette dernière opinion découlent des choses beaucoup plus absurdes que de la première. Il est vrai que dans toutes les deux l’éternité produit une certaine stupeur dans l’entendement humain. Mais puisqu’il faut croire et admettre qu’elle appartient à l’un ou à l’autre, il semble plus convenable de le faire dans celui qui contient une moindre part d’absurdité. Or de ce qui a été dit il est clair qu’il est moins absurde de croire le monde éternel que créé et construit à partir d’une quelconque matière, ce qui est si difficile à concevoir par l’entendement que Cardan n’a pas hésité à affirmer qu’il est nécessairement soit éternel, soit créé. Mais préalablement nous avons démontré suffisamment qu’il n’est pas créé. Il reste donc qu’il est éternel.

Enfin, Théophraste prouve longuement à l’aide de plusieurs arguments que l’éternité éclate dans la structure même du monde [37]. Or, encore une fois, sa conclusion est beaucoup plus hésitante que ne le feraient penser les pages qu’il a consacrées à cette démonstration :

Nam in rebus contrariis verisimiliorem et probabiliorem semper sequendum est : at verisimilius multo est, et probabilius mundum esse aeternum quàm creatum. Itaque illa opinio de aeternitate amplectenda potius est, quàm quae de creatione habetur, quae sola religionis fide stare potest ; altera verò ratione naturali et sensu communi omnibus ostenditur atque probatur ex iis quae suprà satis diffuse narravimus…

II, IV, f. 189 ; I, 265

En effet, dans les choses qui sont contraires, il faut toujours suivre la plus vraisemblable et la plus probable, or il est beaucoup plus vraisemblable et probable que le monde soit éternel que créé. Ainsi donc, cette opinion sur son éternité doit être reçue plutôt que celle de sa création, qui peut être soutenue par la seule foi de la religion ; tandis que l’autre se montre et se prouve à tous selon la raison naturelle et le sens commun, d’après ce que nous avons exposé longuement…

Cette tension, qui éclate dans la structure de l’ouvrage, est déjà présente dans le traité consacré aux dieux. L’athéisme de Théophraste est fondé sur l’expérience : les dieux dont parlent les religions ne sont pas sensibles, et on ne saurait donc s’en former une véritable idée, toute idée prenant sa source dans les sens ; or, un être qui ne peut être connu de par sa nature même n’est pas — autrement dit, ce qui n’est pas corps n’est rien. Mais Théophraste ne s’est pas contenté de cette démonstration empirique ; il a ensuite ajouté une série d’arguments, tirés de Sextus Empiricus et allant dans la même direction. Outre cela, il avait examiné et ruiné préalablement les arguments que l’apologétique a inventés pour prouver l’existence d’un être spirituel et providentiel. Enfin, il s’était efforcé dès le début du traité d’établir que certains peuples et les philosophes les plus sages avaient été athées, même si souvent ces derniers avaient caché leurs sentiments par crainte ou par prudence. Théophraste s’exprime comme si l’ensemble de cette recherche était l’oeuvre de la raison naturelle. En réalité cependant, le plus gros du traité est déjà l’oeuvre du génie, de l’astuce de la raison, si l’on peut dire, dont les agissements ne donnent aucune connaissance, parce qu’éloignés de l’expérience et donc de la raison naturelle. Théophraste en est d’ailleurs parfaitement conscient : après avoir, en effet, produit les arguments tirés de Sextus contre l’existence des dieux, il ne nie pas leur existence, comme il semblerait logique, mais conclut seulement qu’il est plus probable qu’ils ne sont point, « Cùm enim, ut suprà diffuse declaravimus, nihil manifestum et evidens sit praeter id quod sub sensus cadit, et deum dicant a sensibus nullomodo subiici posse, probabiliùs et verisimiliùs multò videtur illum non esse, quam esse » (I, VI, f. 108 ; I, 152).

Quoi qu’en dise Théophraste, ce n’est donc pas la raison naturelle qui proclame l’éternité du monde ou la mortalité de l’âme ou qui décèle que la religion est un ars regnandi. Quand il oppose ses spéculations sur ces matières aux arguments de ses adversaires, il prétend évidemment entamer l’autorité du discours religieux. Mais le chemin choisi ne mène nulle part, car il se place lui-même, par là, sur le terrain de l’opinion. Commune à tous, la « ratio vera et naturalis » ne se penche point sur les choses cachées, susceptibles d’interprétations différentes. Le caractère de la vérité est l’évidence, et les problématiques abordées après celle de l’existence des dieux sont loin de porter en elles-mêmes ce signe. Si Théophraste juge qu’il peut cependant écrire des traités sur le monde, la religion ou l’âme, c’est sans doute qu’il sait que leur présence dans l’ouvrage ne porte aucun préjudice à la doctrine : on ne peut démontrer par des arguments que le monde est éternel, l’âme mortelle, la religion une imposture ; mais on le sait positivement, puisqu’il n’y a pas de dieu. L’auteur semble parfaitement conscient de cette économie propre à l’entreprise qu’il mène, puisqu’il l’achève en affirmant, si je comprends bien, que les choses qu’enseigne la religion ont été prouvées fausses non pas dans l’ensemble de l’ouvrage, mais explicitement dans le traité premier, qui porte sur les dieux, et plus exactement à l’endroit précis où il a été montré qu’ils ne sauraient être :

Tandem naturalis rationis opificium ad metam perduximus, et cunctam scientiam humanam atque solertiam ad verum redegimus. Ut autem constet hoc ipsum esse verum quod in hisce nostris tractatibus scripsimus de Diis, de Mundo, de Religione, de Anima et de Inferis, de contemnenda morte, et de Vita secundum Naturam. Sufficit declarare illa omnia quae huic verae scientiae adversantur, nempe, Deum esse, Mundum ab illo ex nihilo creatum fuisse, Religionem ab illo etiam fuisse traditam atque praeceptam, Animam esse immortalem, qua reliqua humanarum opinionum monstra commendant, sola religionis fide constare, non verò naturali ratione, quidquid garriant Theologastri quidam, qui ratione, et humano discursu atque intelligentiâ, haec se demonstrare praesumunt, et comprehendi posse affirmant. At, cùm fide penitùs opus sit ut credantur : nihil illa esse falsa magis declarat, imo demonstrat. Nam fides est tantùm de imperceptibilibus, incognitis, et indemonstrabilibus. Nam si demonstrari possent et cognosci quae docet fides, non ampliùs esse fides, sed cognitio certa et evidens ; quae cum harum rerum nulla sit, ut probavimus, in Tractatu de Diis (cap. 6º), sequitur ut omninò incomprehensibilis, indemonstrabilesque sint, et incognitae[38].

Peroratio operis ad sapientes saeculi, f. 697 ; II, 927

Enfin, nous avons mené à bout ce travail de la raison naturelle, et ramené au vrai toute la science et la capacité humaine. Mais puisque c’est un fait établi qu’est vrai cela même que nous avons écrit dans notre traité sur les dieux, le monde, la religion, l’âme et les enfers, le mépris de la mort et la vie selon la nature, il suffit de montrer que toutes les choses qui s’opposent à cette vraie science, à savoir que dieu est, que le monde a été créé par lui du néant, que la religion a été aussi livrée et prescrite par lui, que l’âme est immortelle, par quoi se renforcent les autres monstres de l’opinion humaine, subsistent par la seule foi de la religion, non pas par la raison naturelle, quoi que caquettent certains théologastres qui prétendent démontrer ces choses par la raison et le discours humain et l’intelligence et affirment pouvoir les comprendre. Mais comme il est absolument nécessaire qu’elles soient crues par la foi, rien ne montre mieux, ou plutôt ne démontre, qu’elles sont fausses. En effet, la foi porte seulement sur ce qui est imperceptible, inconnu et indémontrable. Puisque si ce que la foi enseigne pouvait être démontré et connu, ce ne serait plus foi mais connaissance certaine et évidente ; puisqu’elle n’est rien concernant ces choses, comme nous l’avons prouvé dans le traité sur les dieux, chapitre six, il s’ensuit qu’elles sont toutes incompréhensibles, indémontrables et inconnues.

Théophraste ne renvoie pas à l’endroit où il a discuté sur les rapports existant entre la foi et la connaissance, comme le lecteur pouvait s’y attendre, mais plutôt là où il a nié que nous puissions avoir une connaissance certaine et évidente des dieux : c’est donc sur cette démonstration que repose en réalité l’édifice entier qu’il a bâti. Si l’on est donc en droit d’affirmer l’éternité du monde et l’imposture des religions et de nier l’immortalité de l’âme, ce n’est pas en raison de la démonstration menée dans les traités qui ont été respectivement consacrés à ces matières, mais plus simplement parce que la preuve a été faite, par l’expérience, qu’il n’y a pas de dieu.

Cette épistémologie empiriste dirige les pas de Théophraste, même là où il semble s’égarer, et détermine ainsi la structure globale de l’ouvrage. Tout bien considéré, on doit conclure qu’il ne pouvait pas faire autrement. En effet, cette épistémologie lui interdit toute autre démarche. Même si Théophraste cultive l’ambiguïté dans le traitement de ces matières, l’examen ne peut apporter de connaissance certaine sur l’éternité du monde, l’origine des religions ou la nature de l’âme. Ainsi, ce qui semble relever de l’ordre naturel dans la critique laisserait irrésolue chacune des questions successivement abordées. Le problème disparaît, en revanche, si cet ordre est renversé : considérées en elles-mêmes, l’éternité du monde, l’origine de la religion ou la mortalité de l’âme paraissent seulement probables, ou vraisemblables, quels que soient par ailleurs le nombre ou l’acuité des arguments utilisés ; mais développées sur un fond d’athéisme, ces vérités se révèlent nécessairement vraies…

Empirisme et scepticisme chez Théophraste

Même si Théophraste se prononce sur des questions telles que l’éternité du monde ou l’immortalité de l’âme, il reste foncièrement sceptique. Ce scepticisme jette ses racines dans son épistémologie empiriste. Dès le prologue, l’auteur laisse pointer un certain pessimisme concernant la possibilité d’accéder à la vérité par le moyen du libre examen — car il n’est pas sûr que l’homme puisse y atteindre : « Hac enim viâ opiniones aliorum non sequentes, certiùs veritatis scopum homines attingerent (si forte ab homine possit attingi) » (Prooem., f. 9 ; I, 11). En effet, la vérité que découvre la raison naturelle ne dépasse pas le niveau de l’expérience : ainsi, dire cette vérité signifie avouer simultanément une profonde ignorance :

Quantùm aequior vera et naturalis ratio est, quae ad aras non confugit, nec diis, ut ignorantiam suam protegant, eget. Haec, vera confiteri mavult, ignorantiam confitendo ; quàm illam deffendere, falsa fingendo.

I, I, f. 27 ; I, 44-45

Combien plus juste est la raison vraie et naturelle qui ne se réfugie pas dans les autels ni n’a besoin des dieux pour protéger son ignorance. Celle-ci préfère avouer ses vérités en avouant son ignorance plutôt que la soutenir en inventant des fictions.

Par ailleurs, le savoir reçu n’est qu’ignorance : « Unde ignorandi scientiam crediderim, certissimum esse scientiarum humanarum principium… » (Prooem., f. 13 ; I, 19). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le sage s’occupe moins d’établir une vérité simple et à la portée de tous que d’attaquer l’imposture de l’opinion, qui prétend tout savoir et qui nous trompe partout : « Non libet hic scientiam definire, sed potiùs in illam invehere, quippe sit infinitorum errorum sola origo » (Prooem., f. 8 ; I, 9).

L’objet de l’examen est de nous délivrer de l’opinion, source d’une infinité d’erreurs et de maux, ennemie de la raison et de la nature, que le sage doit seule suivre :

Opinio igitur, nihil aliud est quàm à vera ratione et a natura secessus ; quae cùm ad animalis tantùm conservationem respiciat, concludendum est, illud omne quod hos fines transilit, it naturam deserere, et opinionem sequi. Natura necessariis solùm studet : Opinio superfluis et non necessariis laborat. Quae a natura proficiscuntur, universis aeque animantibus constanter, fideliter, et eodem semper modo, insunt. Quae ab opinione oriuntur, varia, mutabilia, et diversa existunt. Natura veris : Opinio falsis et mendaciis adhaeret. Natura denique tranquillitatem animis tribuit. Ab opinione, cunctae quae in nobis sunt perturbationes atque errores oriuntur.

VI, IV, ff. 676-677 ; II, 899

L’opinion donc n’est rien d’autre que la séparation de la vraie raison et de la nature ; dans la mesure où celle-ci a seulement égard à la conservation de l’animal, il faut conclure que tout ce qui dépasse ces bornes délaisse la nature et suit l’opinion. La nature s’attache seulement à ce qui est nécessaire : l’opinion s’inquiète des choses superflues et non nécessaires. Ce qui vient de la nature est également présent chez tous les animaux constamment, fidèlement et toujours de la même manière. Ce qui naît de l’opinion est varié, changeant et diversifié. La nature s’attache au vrai, l’opinion aux choses fausses et trompeuses. Enfin, la nature procure la tranquillité de l’âme. De l’opinion naissent tous les troubles et les erreurs qui sont en nous.

L’examen ne nous rend donc pas plus savants — si ce n’est dans ce sens qu’il nous fait prendre conscience de notre ignorance et de l’impossibilité de la dépasser :

Philosophorum enim sapientiores post scientiarum vanam et irritam indagationem, huc devenerê demùm ut naturali ignorantiae redderentur, et assidue illam profiterentur, quam tantis laboribus ac vigiliis expellere tandiu posse putaverant, fatentes, haud secus ac Salomon et Cicero, nihil sciri posse nec percipi, angustos hominum sensus, imbecilles animos, brevia vitae curricula.

Prooem., f. 12 ; I, 18

Ainsi, les plus savants des philosophes, après une vaine et inutile recherche du savoir, ont fini par revenir à l’ignorance naturelle et à se plaire de manière assidue dans celle qu’ils avaient pensé longtemps pouvoir chasser avec tant de travaux et de pénalités, en avouant, tout comme Salomon et Cicéron, que rien ne peut être su ni perçu, que les sens des hommes sont étroits, l’entendement faible, bref le cours de la vie.

C’est pourquoi Théophraste rejette la philosophie, la science, somme toute l’opinion. Plus loin, dans le contexte de la discussion portant sur la prétendue supériorité de l’homme sur les animaux, il renouvelle ses attaques contre la philosophie, maîtresse de toutes les sciences, « scientiarum omnium magistra » (VI, III, f. 653 ; II, 870). La seule science est celle qui nous vient des sens, et nous ne pouvons pas sans errer quitter ce ressort dans la connaissance :

Vera enim et probanda scientia est quae certam rerum cognitionem tribuit. At, ea tantùm sensibus comparatur, ut in Proemio operis, diffuse exposuimus, quicquid igitur extrà sensus est, incertum, humanis mentibus impervium et omninò vanum est. Noluit nos altiùs surgere natura, et in hoc quidem non plus homini concessit, quàm caeteris animalibus, utrisque omnia sunt incomprehensa, quae suprà sensus sunt […] Itaque his tantùm incumbendum nobis est, quae natura nos scire voluit, necessariis, videlicet, quorum scientiam unicuique animantium perfectam et consummatam tribuit. Nullus enim est quem rerum utilium et noxiarum, quarum cognitio, ad uniuscuiusque conservationem, necessaria tantùm est, peritissimum non fecerit. Quisquis hos transilit fines, non ad scientiam, sed ad opinionem contendit, cuius infinitus est error et stultitia maxima.

VI, III, f. 656 ; II, 873-874

Vraie et digne d’approbation est la science qui donne une connaissance certaine des choses. Mais on l’atteint seulement par les sens, comme nous l’avons longuement exposé dans l’introduction de l’ouvrage, puisque ce qui est hors de la portée des sens est incertain, inaccessible aux entendements humains et complètement vain. La nature n’a pas voulu nous élever plus haut et en cela, certes, elle n’a pas plus donné à l’homme qu’au reste des animaux, pour tous les deux, ce qui est au-dessus des sens est incompréhensible […] Ainsi donc, nous devons nous occuper seulement de ce que la nature a voulu que nous sachions, à savoir des choses nécessaires dont elle a donné une connaissance parfaite et achevée à chacun des êtres vivants. Il n’y a personne que la nature n’ait pas fait très expert dans les choses utiles et nuisibles, dont la connaissance est si nécessaire pour la conservation de chacun. Quiconque dépasse ces limites atteint non pas la science, mais l’opinion, dont l’erreur est infinie et la stupidité extrême.

Ses conclusions rejoignent ainsi la sagesse des anciens philosophes : la recherche de la science débouche, après un labeur ingrat, sur un aveu d’ignorance, car nous ne savons rien, « Insana igitur et stulta est sciendi cupiditas quae post multos exhaustos labores, nihil nos scire fateri cogit » (VI, III, f. 654 ; II, 871). Encore fallait-il refaire pas à pas leur parcours, examiner leurs doctrines, passer au crible les différentes opinions, pour se réfugier de plein droit, comme eux, dans cette ignorance naturelle, nous accepter tels que nous sommes et apprendre à vivre, ce qui devrait être la seule science pour l’homme, « vivere […], quae sola hominis scientia esse deberet » (Prooem., f. 8 ; I, 9) [39].

*

À la différence des philosophes donc, qui cultivent l’opinion, les sages, qui suivent la nature, proclament ouvertement leur ignorance des choses inutiles et leur mépris de toute réputation, « At, sapientes ignorantiam rerum inutilium, gloriaeque fugam ac plausus profitentur… » (VI, IV, f. 664 ; II, 882). Théophraste enseigne que le sage doit se contenter de l’étroit domaine où il peut vraiment connaître, sans se pencher sur des questions qui dépassent ses modestes capacités [40]. Mais poussé par l’ambition de terrasser partout la religion, il a laissé de côté ce programme : le développement de son ouvrage entre ainsi en contradiction avec l’épistémologie qui devrait le soutenir [41]. En ce sens, on peut le soupçonner de ne pas maîtriser l’art propre de la vraie philosophie, l’art d’ignorer qu’est l’art de vivre. Théophraste est cependant conscient de cette contradiction, il a semé son ouvrage d’indices qui le laissent deviner. Mais il a sans doute jugé que l’importance de la mission qu’il s’assigne justifiait les détours d’une démarche erratique.