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Dans L’ordre du discours, Michel Foucault posait l’hypothèse suivante : « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers […] [1]. » Si des discours conformes aux idéaux politiques et sociaux sont portés aux nues par les instances de légitimation (médias, gouvernements, etc.), d’autres sont rejetés, mis au rancart parce qu’ils interrogent l’image et l’idée reçues de la société. La littérature, qui fait évidemment partie de l’univers discursif, n’échappe pas à ces mouvements de rejet et d’inclusion : elle participe en effet activement à forger de l’identitaire, du mémoriel, notamment par sa capacité à accueillir et à entremêler tout type de discours, qu’ils soient scientifiques ou poétiques, parole vivante ou langues mortes, images du présent ou mémoire de l’origine. Autrefois influencée par les pouvoirs religieux et politique, la littérature semble aujourd’hui détachée de ces cadres axiologiques et moraux rigides. Cette émancipation n’est pas pour autant le gage d’une exemption de toute censure. Autonome par rapport aux instances légitimantes, la littérature aurait plutôt développé son propre système de contrôle — peut-être intériorisé par les écrivains — qui régit l’écriture, les discours et les mémoires qu’elle est en droit de convoquer.

Comme l’affirme Jean-Marie Schaeffer, « le passé littéraire [mais on pourrait ici considérer n’importe quel type de passé] n’est pas un objet inerte : ses contours ne cessent d’être définis à la lumière de sa postérité. Concrètement, […] chaque projet met en évidence, sélectionne, privilégie certains traits de la tradition littéraire passée au dépens d’autres [2] ». Le cas de la littérature québécoise est tout indiqué pour aborder la question des relectures, voire des réécritures, du passé littéraire. Fille de plusieurs parents, héritière de legs nombreux, la littérature québécoise peine depuis ses débuts à se créer une histoire et une mémoire qui lui seraient propres. De l’exiguïté du corpus [3] à l’absence de maîtres [4], en passant par « les courants d’air [5] » d’une jeune institution, nombreuses sont les études qui mettent en évidence la précarité des canons et des traditions de l’histoire littéraire québécoise. Comment hériter dans un tel contexte et, surtout, de quoi hériter ? Comment construire une mémoire littéraire si les classiques et les figures du grantécrivain se font rares ? Comment les « traditions de lecture » sont-elles fabriquées, racontées et subverties ? Le présent dossier répond en partie à ces questions en réfléchissant au discernement des héritages et plus précisément au détournement que les textes de la littérature québécoise, des années 1940 à aujourd’hui, ont opéré de certains legs (littéraires, historiques, philosophiques) avec lesquels ils doivent composer de manière à se ménager une place dans l’histoire des lettres d’ici.

Le détournement de l’héritage peut prendre plusieurs formes : ironie critique sur une filiation, inflexion de récits mémoriels et historiques, silence volontaire sur une référence qui paraît pourtant évidente, etc. Certains y vont d’attaques directes contre des héritages précis, d’autres passent plutôt par une esthétisation du détournement, une métaphorisation du rapport à l’héritage qui prend souvent comme cadre une institution bien structurée et où se fait habituellement la transmission de codes, de savoirs et de règles normatives (famille, groupes sociaux, cercle amical, etc.). C’est ainsi que l’abondance de personnages d’exclus et de marginaux (sans-abris, adolescents en crise, vieillards abandonnés) dans les pages de la littérature québécoise contemporaine, la difficulté pour l’histoire littéraire d’ici — et depuis ses débuts — de considérer la production anglo-québécoise comme faisant partie de sa définition, ou encore la présence de plus en plus marquée de références à des auteurs américains et étrangers dans les romans d’aujourd’hui peuvent être lus comme le témoignage d’un malaise dans la transmission, d’un rapport complexe à l’héritage. Tous ces exemples font en effet état d’héritages refusés ou encore tus, de filiations rompues ou déviées, de liaisons inavouées et d’appels ignorés qui nous obligent à nous interroger sur ces silences et ces rejets discursifs et culturels. Ces différentes postures d’héritier révèlent autant de détournements qui vont du simple et pur rejet de l’héritage légué à l’ignorance d’une filiation qui définit ceux qui y sont soumis malgré eux ; d’autres héritiers acceptent l’héritage, qu’il soit positif ou négatif, mais sont incapables de le transmettre ou de trouver quelqu’un à qui le léguer à leur tour. Ce constat soulève son lot d’interrogations : quels sont les discours que la littérature québécoise ne veut pas entendre ou qui n’arrivent jamais à l’oreille du destinataire ? Sous quelles modalités ces exclusions et ces ruptures se font-elles ? Quels sont les héritages et les filiations que les auteurs, mais également l’institution littéraire québécoise (se) cachent ? Quels sentiments ou déterminations motivent de telles exclusions ?

Les deux premiers articles de ce dossier réfléchissent sur ces questions de manière théorique et historique à la fois, en montrant bien que l’histoire littéraire québécoise s’est construite en privilégiant certains héritages et en fabriquant des récits qui satisfaisaient aux demandes de la communauté critique. Dans son article consacré aux « (af)filiations contestées de la littérature anglo-québécoise », Gillian Lane-Mercier inaugure sa réflexion sur le mode théorique en distinguant les notions de filiation, d’héritage et d’affiliation, ce qui éclaire, à bien des égards, la problématique de la transmission des legs culturels, littéraires, mais aussi institutionnels. En inscrivant son analyse sous le signe du trait d’union qui à la fois disjoint et unit « anglo » et « québécoise », elle évite de reconduire la logique binaire « régressive qui favorise ou bien le monoculturalisme (la non-inclusion) ou bien l’(inter)dépendance harmonieuse (l’inclusion) », leur préférant « l’adjonction conflictuelle ». Le détournement des héritages apparaît ici comme une sorte de « braconnage identitaire », pour reprendre le concept de Simon Harel qui, loin de décourager toute forme de contact entre les langues et les cultures, insiste davantage sur la présence de « brèches frontalières » que sur celle d’une polyphonie euphorique.

Ching Selao aborde, quant à elle, l’héritage d’Aimé Césaire dans la littérature québécoise. Si les poètes des années 1960 et les écrivains de Parti pris ont cité abondamment les penseurs de la décolonisation, s’appropriant au passage la notion de négritude, force est de constater que leur lecture des oeuvres de Césaire demeure sélective et partiale, voire fort éloignée de celle qu’en firent les héritiers martiniquais de l’auteur. L’article de Ching Selao soulève plusieurs questions et hypothèses fort éclairantes au regard de la problématique du présent dossier. Notamment, dans le cas précis de l’héritage légué par Césaire aux poètes québécois, la question est peut-être de savoir s’il y a eu transmission avant le détournement, mais aussi trahison, rapt d’une oeuvre lue comme un testament plus politique que poétique. Comment expliquer, par exemple, que « le poète martiniquais [ait] été idéalisé dans [le Québec des] années 60, tandis qu’aux Antilles on l’accusait d’être l’instigateur des colonies modernes ? », se demande avec à-propos l’auteure de l’article.

À ces réflexions plus amples se nouent des lectures d’oeuvres singulières qui illustrent, chacune à leur manière, différents détournements de la transmission et de l’interprétation des héritages. Dans un article portant sur les « délires du maître » dans l’oeuvre romanesque de François Hertel, Michel Lacroix montre comment l’auteur de la trilogie Laplante s’éloigne peu à peu de l’héritage de Lionel Groulx pour mettre au jour une « nouvelle articulation entre écriture et politique, sous le signe du rêve et de l’angoisse ». Le nouveau Hertel privilégierait le paradoxe, « l’écriture secouée », glisserait vers l’angoisse, le délire, le suicide et proposerait par là même une relecture symbolique du nationalisme canadien-français. En somme, c’est sous le signe de la trahison que s’inscrit la trilogie d’Hertel car, pour « être vraiment fidèle au passé », il faut « trahir les maîtres et le passé ». Dans son article consacré aux « Leçons de clochardise » de Jacques Brault, Martine-Emmanuelle Lapointe s’attache aux figures de l’anachronisme et de la survivance qui travaillent souterrainement Agonie et Il n’y a plus de chemin. Loin de se poser contre les héritages du passé en refusant sciemment d’en reconduire les leçons, les clochards de Brault « vi[vent] en partie ailleurs », ne « [sont] plus tout à fait dedans [6] », semblent peu concernés par les discours de leurs contemporains. C’est dans le détournement, le silence et le retrait que s’élaborent les filiations et les héritages mis en oeuvre par les sujets des deux textes de Brault. Ces derniers exhument, par et dans leur repli, les insuffisances et les ratés de la transmission culturelle.

Récits identitaires et fictions dominantes refont surface dans les deux derniers articles de ce dossier. Michel Biron examine attentivement la filiation amérindienne du roman Rouge, mère et fils de Suzanne Jacob. Loin de paraître au second plan, cet héritage tenu au secret « fai[t] dévier le roman vers un mystérieux chant de réconciliation ». Le métissage est au coeur du récit de Jacob, participant à la construction d’un récit identitaire avec lequel les sujets — dans le cas présent, les héritiers du legs amérindien — doivent composer. L’héritier a le devoir, au sens fort du terme, d’entretenir le legs, de le tirer du silence où il a été trop longtemps maintenu. Pour clore ce dossier, Daniel Letendre s’intéresse à l’une des figures d’héritiers mise en avant par le roman québécois contemporain, soit celle de l’adolescent, qui plus est de l’adolescent qui se révolte contre l’héritage paternel. Tentant par différents moyens de détourner ou de s’affranchir du legs écrasant du père, ces personnages situés entre l’enfance et l’âge adulte « sont en effet l’archétype et l’incarnation même de la crise, qu’elle soit violente ou silencieuse, [… du] décentrement par rapport à ce qui […] précède ». Nouvelles manifestations de ce que Pierre Nepveu considère, dans L’écologie du réel, comme « notre incapacité à être, […] notre échec à entrer dans l’histoire [7] », les postures de l’adolescent que Daniel Letendre analyse dans trois romans récents, notamment parce qu’elles se définissent par rapport au legs d’un père écrivain, interrogent à la fois ce que Nicolas Lévesque nomme « le travail de l’adolescent », la possibilité réelle d’« être à la fois héritier et révolutionnaire [8] », et la relation entre la littérature québécoise de la décennie 2000 et ses origines immédiates et plus éloignées.