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Si la plupart des missionnaires jésuites de Nouvelle-France écrivaient en français, on leur doit également de longs récits en latin. Je me propose d’analyser ici les périphrases et termes employés dans ces récits pour décrire les Autochtones. Il me semble en effet que l’étude de ces termes latins pourrait améliorer la compréhension des premières rencontres entre les Amérindiens et les Européens. Cet article examinera une partie de ces récits en posant des questions simples : comment les missionnaires jésuites envoyés en Nouvelle-France au xviie siècle utilisaient-ils le latin pour décrire les Amérindiens ? Quels termes latins jugeaient-ils adéquats pour nommer les peuples qu’ils rencontraient ? Comment devrions-nous interpréter ces termes aujourd’hui ?

La langue latine a une influence directe sur l’histoire de cette rencontre : les mots sauvage en français et savage en anglais sont dérivés du latin classique silvaticus (de la forêt [2]). De nos jours, bien que les dictionnaires fassent toujours état de cette racine, ces mots modernes ont également pris les sens de « primitif », « inhumain » et « brutal », et ils sont considérés comme synonymes de « barbare, bestial, cruel, féroce [3] ». C’est sur la base de ces définitions que je propose de développer la courte — mais non moins stimulante — analyse que propose Francis Jennings de l’histoire du mot savage dans les premiers récits de voyage américains [4]. Jennings démontre de façon convaincante comment l’histoire linguistique et sociale du mot latin silva (la forêt) — auquel le terme savage est étymologiquement lié — dépend, en français comme en anglais, non seulement de connotations intrinsèques, mais également du développement des relations entre Amérindiens et Européens en Amérique du Nord. Bien que cette étymologie latine soit désormais couramment acceptée dans les analyses et les traductions des Relations des Jésuites [5], il me semble cependant que l’une des idées de Jennings mérite d’être approfondie. Il considère en effet que les traductions de termes latins tels que ferina ou feritas (se rapportant initialement aux animaux non domestiqués [6]) par le mot savage ou sauvagerie au xxe siècle sont en fait anachroniques [7], car ces derniers mots ont connu « un développement particulier » qui a fini « par accentuer la férocité bestiale [beastly ferocity] pour remplacer la simple sauvagerie [simple wildness] comme sens principal du mot » (IA, p. 75) [8]. En tant que témoignage de la manière dont les Européens ont appréhendé les autochtones, les textes latins rédigés par les missionnaires jésuites semblent idéaux pour explorer plus en profondeur la question du transfert de sens dans la langue vernaculaire. Il s’agira donc à la fois de voir comment les deux concepts sémantiques de « simple sauvagerie » et de « férocité bestiale » s’inscrivent dans les textes latins classiques, puis de vérifier si leurs significations se recoupent en latin comme elles peuvent le faire dans les termes vernaculaires sauvage et savage.

Commençons par une classification sommaire des termes latins utilisés dans les récits et les lettres des jésuites Pierre Biard, François Ragueneau et Isaac Jogues. On attribue à Biard les premiers récits jésuites en 1612, 1614 et 1618, à Ragueneau l’histoire de plusieurs décennies d’activité missionnaire de 1607 à 1637, et à Jogues, en 1643, un récit sur sa période de captivité chez les Iroquois [9]. Notre classification se présente comme suit :

  1. Noms propres des différentes tribus, par exemple les Algonquins ou les Iroquois, Algonquini et Irocosii (Bd, vol. 1, p. 209) : ils mettent souvent en évidence des conflits entre nations indiennes et, par extension, le conflit politique contemporain entre la France et l’Angleterre. L’adjectif Canadensis et ses dérivés sont liés à ces noms. Ils peuvent se référer aux gens comme aux lieux, mais semblent toutefois se limiter aux Amérindiens et aux activités spécifiques de la Nouvelle-France, par exemple : « Cette opinion est profondément implantée dans les âmes des Canadiens […] [10]. » Cet adjectif est fréquent dans les noms officiels, on le retrouve d’ailleurs dans le titre du récit attribué à Biard et écrit en 1618, ou encore dans celui d’une « Lettre […] Au […] Gouverneur du Canada » écrite par Jogues [11].

  2. Termes généraux faisant référence à tous les Amérindiens, sans distinction. Par exemple : indigenae (indigènes), gens (peuple ou race), incolae (habitants) ou encore natio (nation), le terme le plus courant étant barbarus (barbare).

  3. Termes théologiques spécifiques définissant les Amérindiens et les Européens en fonction de groupes religieux. Par exemple : « ces coutumes païennes », « ces Anglais hérétiques [12] ».

  4. Termes et périphrases destinés à véhiculer quelque chose de plus spécifique que les catégories ci-dessus, et dont la gamme s’étend du poétique au péjoratif. La description que Biard fait de la capacité de l’Amérindien à supporter le froid et la faim est un bel exemple de ce que l’on pourrait appeler une paraphrase poétique : « Ces gens sont, pour ainsi dire, la progéniture du Vent du Nord et de la Glace [13]. » Biard tente sans aucun doute de clarifier, à l’attention de son public européen, les caractéristiques qui lui paraissent les plus spécifiques des peuples rencontrés. La phrase peut être comparée à certaines des périphrases virgiliennes, par exemple lorsque le roi Évandre raconte à Énée les débuts de l’histoire du Latium : « Les Faunes et les Nymphes indigènes, possédaient ces clairières, une race d’homme née de troncs d’arbres et de chêne dur, qui n’ont ni précepte, ni culture [14]. »

C’est dans ce dernier groupe que l’on trouve les termes auxquels s’intéresse tout particulièrement cet article : silvaticus et ses dérivés. Le premier compte rendu de Biard en est particulièrement riche. On y trouve des exemples du terme précis dont sauvage et savage sont dérivés, à savoir silvaticus (habitant de la forêt). Par exemple : « Le fruit [de nos efforts de conversion] en a été que le peuple de la forêt [sylvatici] lui-même a commencé à comprendre quelque chose à notre religion [15] » ; « race de la forêt » (gens sylvatica) ou « habitants de la forêt » (sylvicolae) (Bd, vol. 1, p. 206, 219) et des périphrases comme « la race est errante, habitant la forêt [sylvestris], dispersée [16] ». On peut ajouter à cela l’utilisation d’autres termes dérivés comme agrestis, par exemple dans « agrestes casas » (cabanes rustiques) (Bd, vol. 2, p. 37).

Pour quelqu’un qui aborde ces textes depuis la langue vernaculaire anglaise ou française, dans laquelle savage ou sauvage est devenu synonyme de cruauté exacerbée, la relative neutralité des termes latins est frappante. Ils font davantage référence à ce qui est perçu comme une absence de civilisation qu’à une cruauté inhérente. Biard écrit d’ailleurs : « Nous errons et vivons avec ces [gens], sans arme, sans crainte et, à ce qu’il semble pour le moment, sans danger [17]. » Il établit même une comparaison entre les Amérindiens et les Français, avantageant les premiers : « [Ils sont] en général imberbes, et d’une construction tout à fait ordinaire, un peu plus petits et plus sveltes, mais ni dégénérés ni indécents [18]. » Il remarque aussi leur « générosité à l’égard de Français pris dans quelque malheur [19] ». Cependant, les commentaires de Biard sont parfois négatifs et expriment même une forte désapprobation : « en somme, cette nation se compose d’hommes [qui sont] presque des brutes [20] ». En décrivant une tribu en particulier, il évoque également la possibilité du cannibalisme — « un peuple féroce, que l’on dit cannibale [21] » — et il n’est pas anodin qu’il fasse usage de la formule « ut dicitur » (que l’on dit) et, dans la citation précédente, de l’adverbe « paene » (presque).

L’expression de la férocité (en particulier par les adjectifs ferus et saevus) est d’un intérêt certain [22]. Pour souligner un fait particulièrement cruel qu’il a vécu durant sa captivité chez les Iroquois, Jogues écrit : « nous avons supporté [des actes] de haine féroce de la part des barbares [23] » ou encore, « avec la cruauté coutumière de ces barbares [24] ». Les termes barbarus (barbare) et barbaries (vie sauvage), qui peuvent être relativement neutres dans certains contextes, sont généralement négatifs dans le récit de Jogues. Bien qu’il leur ajoute lui aussi des qualificatifs [25], ils suggèrent une nature féroce. Décrivant les « Excomminqui », Biard qualifie ce peuple de « fera [26] » (féroce) que Reuben Gold Thwaites traduit par « très sauvage [27] » (very savage) dans son édition des Relations des Jésuites. Paul Ragueneau, relatant en 1649 une mission relativement réussie auprès des Hurons-Wendat —, mentionne une attaque de leurs ennemis dont il évoque la « furor » : « avec une cruauté coutumière, les mères ont été faites prisonnières avec leurs enfants [28] ». Dans la même lettre, il décrit un acte de cruauté en ces termes : « Saevitum barbare in ejus exsangue corpus », ce que l’édition Thwaites traduit par « sauvagement enragé contre » (savagely enraged against) au lieu de « barbarement enragé contre » (barbarically enraged against) (JRAD, vol. 33, p. 263). Ces exemples illustrent bien ce que Jennings considérait comme anachronique dans les traductions contemporaines, la notion de « férocité bestiale » éclipsant ici celle de « simple sauvagerie » dans les mots sauvage et sauvagement. Ils permettent de voir comment la langue latine établit une distinction morale entre des idées que les termes vernaculaires sauvage et savage rassemblent : silvaticus exprime la notion de « simple sauvagerie », alors que les actes de cruauté nécessitent des termes différents.

Pour étayer ce propos, faisons un détour par les textes latins classiques, dans lesquels les exemples de sauvagerie ou de cruauté exacerbée sont particulièrement instructifs. Prenons ici deux exemples, ceux d’Ovide et de Tite-Live : le premier décrit les peuples autochtones qu’il rencontre en exil de la façon suivante : « les hommes sont à peine dignes du nom d’homme, et ont plus de férocité que les loups [29] ». Chez le second, en revanche, les Romains essayant de reconquérir la Campanie décrivent la menace que représentent les troupes d’Hannibal : « ces soldats sont, par nature et coutume, cruels et féroces [30] ». Ainsi, tous deux emploient des termes de la famille de feritas pour qualifier ces peuples. Ovide et Tite-Live ne retiennent donc pas le terme de silvatici dans leur description, et s’ils l’avaient fait, il leur aurait fallu ajouter des termes comme saevus, feritas, ou encore ferus pour souligner la cruauté ou la férocité. Pour mieux évaluer le glissement sémantique qui s’opère dans les langues vernaculaires, les dictionnaires modernes anglais-latin sont également instructifs : publié en 1871, A Copious and Critical English-Latin Dictionary indique, pour le terme savage, différents sens qui sont tous suivis par leur équivalent latin [31]. On apprend ainsi que « sauvage, farouche, féroce » (wild, untamed, fierce) doivent être traduits par ferus et « totalement barbare » (totally uncivilized) par immanis. Pour l’entrée « sauvage, farouche, féroce » on trouve également silvestris (« habitant les forêts » (inhabiting the woods), sens orig. de sauvage). A priori, ce dictionnaire prend par conséquent bien en compte la valeur classique du mot savage. Cependant, une rubrique supplémentaire indique que savage peut aussi signifier « naturellement cruel » (naturally cruel), et qu’il doit alors être traduit par des mots tels que atrox ou saevus. Dans ce cas, comment l’expression « habitant la forêt » est-elle devenue un synonyme de « naturellement cruel » ? Autrement dit, comment la distance entre silvaticus et ferus/saevus a-t-elle été comblée en anglais, de sorte que savage rende tous ces termes ? L’argument de Jennings, selon lequel l’histoire de la rencontre entre Européens et Amérindiens a été décisive dans l’évolution sémantique du mot savage, prend ici tout son sens.

À cet égard, on doit noter les sens potentiels du mot silva en latin classique : s’il peut avoir des connotations de beauté sylvestre, il peut également suggérer une menace cachée puisqu’il est souvent en cooccurrence avec « bêtes sauvages ». Rappelons ici la description que fait Virgile d’Amata sombrant dans la folie : « au milieu des forêts, au milieu des déserts des bêtes sauvages [32] ». Le bois est le domaine du non-humain, « un repaire pour les animaux sauvages ». De la même manière, en décrivant dans ses Géorgiques le tout premier agencement du — littéralement — Nouveau Monde, Virgile précise que « la race terrestre des hommes a relevé la tête des champs durs, les bêtes ont été introduites dans les forêts, et les étoiles dans le ciel [33] ». Le mot latin silva a donc des connotations propres de sauvagerie et de menace cachée qui ont certainement joué un rôle dans la tournure sémantique prise par le terme savage dans les langues vernaculaires (IA, p. 73.).

L’emploi du terme latin silvaticus manifeste, en ce sens, une distance sémantique importante avec le mot qui lui correspond en langue moderne, qu’il s’agisse de l’anglais ou du français. Mais son utilisation dans les textes néo-latins de notre corpus fait surgir de nouvelles questions quant à la définition de ce qu’est la civilisation. Nous voyons bien dans le passage des Géorgiques qui vient d’être cité à quel point culture (cultivation en anglais) et civilisation sont connectées : l’homme est une créature « terrestre » propre aux champs, comme les animaux le sont à la forêt et les étoiles au ciel. Biard fait d’ailleurs référence à la culture et au potentiel du « Nouveau Monde » en ces termes : « Par ailleurs, rien n’empêcherait un tel mode de travail de la terre si l’agriculture était appliquée aux acres de terre nivelée, et si la dense opacité de ces forêts presque infinies était supprimée [34] » (Bd, vol. 2, p. 9). Cette volonté d’en finir avec « l’obscurité de la forêt » et d’apporter « la culture » du « sol » et de la « terre » va clairement de pair avec le désir de convertir les silvatici. Le terme silvaticus se rapporte alors à un être humain auquel la culture manque cependant — manque qui sera comblé par le cultus assuré par les Jésuites. Biard écrit par exemple : « Car, comme les barbares manquent de laiton, de fer, de chanvre, de laine et plus généralement de toute chose fabriquée, ils les acceptent des Français [35] » (Bd, vol. 1, p. 211). Ce défaut accompagne ce que Biard envisage aussi comme une pauvreté linguistique : « ce peuple a un très grand manque de noms et, également, une profonde ignorance des choses [36] » (Bd, vol. 2, p. 17). De toute évidence, le commerce avec les Galli (Français) fournira les technologies nécessaires, tandis que l’association avec les Jésuites comblera l’ignorance sur les plans spirituel et linguistique.

En effet, selon les missionnaires jésuites, ce « manque » se retrouve également dans la religion des autochtones d’Amérique. C’est ainsi que Biard déclare : ils ne sont « quasiment instruits d’aucune connaissance divine ou souci de [leur] salut [37] » (Bd, vol. 2, p. 9). Il est donc intéressant à cet égard d’examiner ce que François Ragueneau écrit à propos d’un jeune Amérindien baptisé à Rouen en 1627. Au moment de son baptême, Amantacha, dont le nom signifie « petit castor » dans sa langue maternelle [38] (Rg, vol. 3, p. 422), recevra celui de Ludovicus (Rg, vol. 2, p.182). La conclusion que tire Ragueneau sur la nature des Amérindiens vaut la peine que l’on s’y arrête :

Cet adolescent, à Rouen et encore plus à Paris, a donné tellement de preuves de son génie, de son jugement, de sa prudence et de ses bonnes dispositions qu’il en a facilement persuadé beaucoup que ces hommes ne sont pas tant des barbares par nature que par la vie qu’ils mènent ; qu’ils pèchent plutôt par manque de culture et par ignorance de la vertu que par sens inné ; et qu’ils ont bien les germes, qui [sont] innés et implantés par nature, comme les Européens, pour toutes les vertus et disciplines ; mais qu’ils les enterrent et les éteignent par leur liberté de moeurs, leur habitude de pécher et l’effet corrupteur de tous les vices [39]

Rg, vol. 3, p. 422

Pour Ragueneau, le jeune Amantacha n’est donc barbarus que par manque de cultus (culture) et non pas en raison d’un défaut fondamental de sa nature. Comme il l’écrira encore à propos du converti : « Mais il avait appris par la lumière de la nature [40] » (Rg, vol. 3, p. 415).

On peut encore établir ici des parallèles avec les textes classiques qui étaient bien souvent des textes fondamentaux dans la tradition didactique de la poésie jésuite française du xviie siècle. Les Géorgiques ont eu, par exemple, un impact considérable sur l’image que les Européens se faisaient du Nouveau Monde [41], apportant l’idée essentielle que, grâce à une « culture fréquente », la natura peut être modifiée en « quelque forme artificielle » que l’on puisse souhaiter, de manière à « perdre » son silvestrem animum :

Ces choses qui poussent de leur propre mouvement pour s’élever vers les frontières de la lumière/sont effectivement stériles, mais elles poussent abondantes et fortes ;/car le sol recèle une sorte de force naturelle. Pourtant, si quelqu’un/les greffe ou les transplante dans de profonds sillons,/elles perdront leur esprit rural, et, grâce à une culture fréquente,/elles ne tarderont pas à prendre la forme que l’on voudra [42]

je souligne

Comme l’éditeur le signale en note, « le langage s’adapte aussi bien à l’anthropologie qu’à l’arboriculture : les arbres, comme l’homme à la fin de l’âge de Saturne, perdent leurs attributs spontanés et naturels pour prendre part au monde du cultus et des artes [43] ». Ces métaphores agricoles se trouvent également dans les textes jésuites, les missionnaires les utilisant pour définir leur fonction dans le Nouveau Monde : ce sont des fermiers, des cultivateurs à la recherche d’une abondante « récolte » ou messis. La « moisson » est le produit artisanal de la culture et elle s’oppose à la silva, qui reste caractéristique de la friche. On évolue alors de la nature vers la grâce : « ils ont soigneusement cultivé cette partie de la vigne du Christ et, aujourd’hui, ils continuent à la cultiver avec la grande bonté des peuples autochtones [44] » (Rg, vol. 3, p. 463).

D’une manière générale, les périphrases et termes latins utilisés par les Jésuites suggèrent une identification des Amérindiens aux peuples primitifs décrits par les Anciens. L’image de « peuple errant » (gens vaga) appliquée aux Amérindiens fait ainsi écho aux premières sociétés humaines décrites par Lucrèce : « les peuples errants vivaient à la manière des animaux […] enfin, les vagabonds en sont venus à connaître et ont possédé les temples sylvestres des nymphes […] ils habitaient des bosquets, des montagnes creuses et des forêts [45] ». Souvent cité par les Jésuites et les auteurs européens dans leurs écrits portant sur le Nouveau Monde [46], Tacite offre également une description intéressante d’une des tribus les plus reculées : « Les Finnois sont d’une férocité étonnante, d’un dénuement extrême ; ils manquent d’armes, de chevaux, de foyers ; pour toute nourriture, ils n’ont que de l’herbe ; pour habits, des peaux d’animaux ; le sol est leur lit ; leur seul espoir réside dans leurs flèches, qu’ils aiguisent avec des os par manque de fer [47]. » De même, lorsque Salluste raconte la première fondation de Rome, il décrit les Troyens qui « erraient sans demeure fixe » et avec eux, « les premiers habitants, une race sauvage d’hommes, sans lois, sans pouvoir, libres et sans attaches [48] ». En qualifiant les Amérindiens de gens silvestris, sylvicolae ou sylvatici, les missionnaires tentent donc de décrire ce qui, selon eux, caractérise les peuples rencontrés. Ainsi, comme les extraits d’oeuvres latines classiques le montrent, certains termes latins véhiculent plusieurs niveaux de signification et en disent peut-être plus long sur l’auteur lui-même que sur son sujet. De ce point de vue, il serait intéressant de comparer les périphrases et termes latins utilisés par les missionnaires à ceux, plus modernes, dont les auteurs du xixe siècle font usage. Par exemple, l’Américain Washington Irving écrit que l’Amérindien est « formé pour la nature sauvage [49] », tandis que l’Amérindien William Apess publie une autobiographie intitulée A Son of the Forest : The Experience of William Apess, A Native of the Forest [50]. En utilisant encore des termes comme « vie sauvage » ou « forêt » bien après le siècle des Lumières, ces auteurs semblent donc plutôt faire appel à une conception de la nature héritée des récits jésuites du xviie siècle [51].

Les textes latins des missionnaires jésuites peuvent par conséquent jouer un rôle important dans l’archéologie culturelle des premières définitions européennes des Amérindiens, « le mythe du sauvage » dont parle Olive P. Dickason dans son ouvrage cité plus haut. Il existe de très bonnes études universitaires des textes français des Relations [52] et ce qui en a été dit peut bien entendu s’appliquer aux textes latins. Ces derniers complètent cependant les récits français, car ils nous permettent d’aller plus loin dans l’histoire des mots savage et sauvage en fournissant un contrepoint sémantique aux connotations vernaculaires qui nous sont à présent familières. Ils rendent donc plus visible l’histoire culturelle et linguistique des termes traditionnellement employés pour définir les Amérindiens. Porter attention à l’histoire des mots savage et sauvage nous aide ainsi à mesurer l’impact de la rencontre entre Amérindiens et Européens au regard de l’évolution du caractère moral rattaché à ces termes vernaculaires, tout en nous permettant de mieux comprendre les définitions auxquelles il est susceptible de renvoyer et les stéréotypes qui en ont découlé [53].

Bien entendu, il resterait encore beaucoup à faire. L’analyse linguistique et littéraire de Jennings se concentre sur la Renaissance et les années qui l’ont suivie. Il serait utile de retracer l’histoire du mot latin silvaticus (et de ses synonymes) à l’époque médiévale, et de se pencher sur l’usage du terme salvage en ancien français. Par exemple, dans son lai Bisclavret, Marie de France utilise ce mot de manière particulièrement intéressante pour décrire un loup-garou qui parvient à susciter la pitié de son auditoire en le convainquant de son essence humaine : « Dans les temps anciens, on pouvait entendre,/Et cela arrivait souvent,/Plusieurs hommes devinrent des loups-garous/et dans les forêts, tinrent domicile./Le loup-garou, c’est à dire une bête sauvage […] [54]. » Ajoutons que l’impact des récits des Jésuites sur l’évolution du terme sauvage en français moderne et dans d’autres littératures mériterait également une étude plus approfondie [55].

Comme indiqué précédemment, la classification que j’ai proposée ici est sommaire. Je me suis d’ailleurs arrêté sur un thème spécifique en me limitant à un corpus donné de textes latins écrits par les Jésuites. Il y aurait encore de nombreux textes latins et bien d’autres thèmes qui mériteraient notre attention, comme par exemple les descriptions des pratiques religieuses des Amérindiens, l’utilisation de textes bibliques pour structurer leurs récits, etc. [56] Il faudrait également s’intéresser aux méthodes individuelles d’observation et de narration des Jésuites, et développer plus en détail les nuances de ces textes importants.

Les écrits latins des Jésuites de Nouvelle-France, inclus par Jozef IJsewijn dans sa vaste étude des textes néo-latins [57], sont d’un grand intérêt et valent la peine d’être étudiés pour eux-mêmes. Ils ont, avec d’autres écrits néo-latins, un rôle important à jouer dans l’histoire de l’idée de civilisation et même dans la compréhension de l’influence du Nouveau Monde sur l’Europe. Je crois d’ailleurs qu’il ne serait pas hors de propos d’inclure le latin du Nouveau Monde dans le cursus traditionnel des études classiques. Les auteurs de ces textes observent sans intermédiaire ce monde et exploitent les ressources du latin pour créer ce qu’ils estiment être un compte rendu fidèle de ce qu’ils vivent. Il est remarquable de voir Jogues — dans l’ancien comptoir commercial hollandais du xviie siècle qu’est maintenant Albany, dans l’État de New York — décrire en latin sa propre hésitation à employer le français ou le latin : « Désirant écrire à votre Révérence, j’ai hésité quant à la langue dans laquelle je le ferais. Pour avoir presque oublié les deux langues après une si longue interruption, j’ai éprouvé de la difficulté dans l’une et dans l’autre [58] » (Jg, vol. 5, p. 593). Dans l’ensemble, comme l’écrit Margaret J. Leahey à propos des Relations des Jésuites, ces textes fournissent « des comptes rendus de la psychologie de la rencontre parmi les plus exceptionnels et incontournables jamais écrits [59] ».

Pour conclure, rappelons qu’en 1537, Paul iii décrétait, dans sa bulle pontificale intitulée Sublimis Deus sic dilexit, que les autochtones n’étaient pas « des brutes stupides créées pour notre service […] [mais] des hommes véritables […] capables de comprendre la foi catholique […] [60] ». Cette référence ne fait cependant que révéler que nous nous débattons encore aujourd’hui, dans un monde en apparence moderne, avec la question que Socrate s’est un jour posée sur lui-même et sur sa propre nature humaine : ne sommes-nous qu’une sorte d’animal sauvage (ti thêrion), ou avons-nous une part de divin [61] ?