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À Dominique Mermoud

Ô Église catholique, qui es représentée par ma mère, c’est la femme qui te rendra l’âme de ton symbole, en te rendant le coeur que tes enfants ambitieux ont voulu t’arracher. Déjà tes enfants ne savent plus prier Dieu que devant l’image de sa mère ; déjà une femme inspirée a réuni sur tes autels le coeur de l’homme et celui de la femme dans ceux de Jésus et de Marie, établissant ainsi le culte de Marie. Ô ma mère, qui réunis tous les coeurs et qui veux conduire un jour la société […] [1].

Depuis la Révolution française, la liberté est personnifiée par Marianne qui devient peu à peu le héraut de la République [2]. En effet, l’Ancien Régime se clôt par la décapitation d’une monarchie absolue et patriarcale, et la République semble ouvrir la voie à la libération de la femme [3]. D’ailleurs, la piété mariale ne cesse de s’intensifier, comme en témoigne une endémie de miracles et d’apparitions [4] qui atteint son apogée le 8 décembre 1854, avec la promulgation du dogme de l’Immaculée-Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, défini par Pie ix dans sa bulle Ineffabilis Deus.

Dans ce contexte, il convient de reconsidérer l’apport non négligeable de la figure mariale à la cause féministe sous le règne de Louis-Philippe (1830-1848), au cours duquel la bourgeoisie manufacturière et financière se développe et s’enrichit considérable-ment, tandis que les classes ouvrières sont surexploitées et acculées à une extrême misère. Les révoltes populaires se succèdent et parviennent à renverser le régime.

Quel est l’apport de la mariologie naissante au discours féministe ? Comment la figure maternelle de Marie libère-t-elle la femme de l’emprise des conventions sociales et comment bouleverse-t-elle l’image politique de la femme ?

Pour suivre la révolution des moeurs, qui s’opère dans une France en butte aux revirements politiques et à la surenchère idéologique, nous proposons de redécouvrir un personnage hors norme, un fou littéraire, qui milite pour la promotion de la femme dans la société postrévolutionnaire. Le destin « romanesque » de l’abbé Constant témoigne de cette lutte et nous conduit à suivre le développement de sa réflexion féministe à travers des ouvrages exprimant un christianisme social qui trace une voie médiane entre le conservatisme catholique et les utopies socialistes : La Bible de la liberté (1841), L’assomption de la femme ou le Livre de l’amour (1841), La Mère de Dieu (1844) et Le testament de la liberté (1848).

La femme y incarne à la fois l’avenir du citoyen et celui de l’Église catholique, dont l’autorité paternelle a été sérieusement ébranlée et que seul l’amour maternel pourrait restaurer. C’est pourquoi sa réflexion théologico-philosophique adopte un langage résolument poétique et empreint de mysticisme. Nous verrons ainsi l’originalité théologique et philosophique de cette mariologie qui annonce l’avènement de l’ère de la femme.

Les avatars d’un hérésiarque

Le catholicisme social, apparu en France après la Révolution française et au début de la Révolution industrielle, vise à promouvoir une politique sociale conforme aux enseignements de l’Église, voire à bâtir une nouvelle société sur des bases humanistes et plus chrétiennes. Il rassemble des milieux réactionnaires et progressistes, attachés à la démocratie par un rejet commun du libéralisme politique et économique. C’est dans ce cadre que la Marianne républicaine vient régénérer la figure mariale, offrant ainsi l’exemple emblématique de l’alliance du religieux et du politique, à travers une tentative de poétisation du discours social, poétisation située au coeur même du socialisme chrétien [5]. La vie de l’abbé Constant relève pleinement de ce romantisme : la question féminine a exercé son pouvoir tant sur sa vie spirituelle, par une piété mystique orientée vers la Sainte Vierge, que par un rapport de soumission et d’abnégation respectueuses à l’égard des femmes qui l’ont entouré.

Alphonse-Louis Constant (1810-1875) est un ecclésiastique dont l’engagement et la lutte sociale s’enracinent dans l’occultisme. Enfant docile et doué issu d’une famille d’ouvriers, il est formé au séminaire de Saint-Sulpice où la dévotion mariale et l’art de la prédication sont intensément pratiqués, sous la direction d’André Jean Marie Hamon (1795-1874) [6]. Ordonné sous-diacre et tonsuré en 1835, l’abbé Constant a la charge de l’un des catéchismes de jeunes filles, lorsqu’il s’éprend d’Adèle Allenbach et croit reconnaître en elle la Sainte Vierge : il quitte le séminaire huit jours avant son ordination, bouleversé par ses sentiments, ce qui pousse sa pauvre mère au suicide [7]. Entretemps, la jeune fille l’abandonne pour devenir actrice aux Délassements comiques.

Au lieu de lui garder rancune ou de condamner ses sentiments, il écrit à la jeune femme un long poème d’amour sur le modèle de Ronsard, dans lequel il la soutient dans son choix et lui déclare son éternelle fidélité. L’amour personnel et humain manifeste, selon l’abbé Constant, un amour universel et divin. Son propre destin et celui de l’humanité se confondent. Il se fait même agnus Dei devant la rose mariale :

J’ai aimé une jeune fille et je me suis perdu pour elle en ce monde ; et parce que je ne pouvais lui donner que mon coeur, elle m’a méprisé et m’a délaissé ; et son fol amour est devenu comme une porte ouverte à tous les étrangers.

Et je ne me suis point repenti de l’avoir aimée : car l’amour a sa récompense en lui-même ; et si maintenant elle revenait à moi, je laverais sa robe souillée avec mes larmes, et j’essuierais ses yeux avec mes baisers.

Et je me réjouirais plus de son retour que si elle ne m’avait jamais abandonné : car je l’aime comme Dieu m’a aimé [8].

En refusant l’ordination, il pense accepter un nouveau sacerdoce qui le consacre au nom de l’amour au service de la Sainte Vierge et à la défense de la cause féministe. D’ailleurs, il se lie d’amitié en 1838 avec la socialiste Flora Tristan (1803-1844) et collabore avec l’écrivain Alphonse Esquiros (1812-1876), son condisciple au petit séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet et autre grand défenseur de la femme, à la revue Les Belles Femmes de Paris. Il révèle ainsi au public ses dons de dessinateur. Alors qu’il parcourt les salons pour diffuser la revue, il rencontre et fréquente, chez Mme Delphine de Girardin (1804-1855), née Delphine Gay, Honoré de Balzac, Charles Nodier, Théophile Gautier, Alfred de Musset, Alphonse de Lamartine, Jules Janin et Alexandre Dumas, dont il illustre les romans. L’influence qu’exerce Constant sur Mme de Girardin mériterait d’être d’ailleurs étudiée. Elle se retrouve tant dans le ton et les thèmes de certaines de ses pièces poétiques [9] (comme le long poème « Madgeleine », « La Druidesse » d’après un tableau d’Horace Vernet, etc.) que dans son intérêt manifesté, après 1848, pour le magnétisme et le spiritisme. Il fait également la connaissance du Mapah [10], Jean-Simon Ganneau (1800-1853), fils d’un chapelier, qui après des études pour devenir officier de santé, ouvre un cabinet de phrénologie et défend la doctrine de l’Èvadisme [11] basée sur l’égalité des sexes et la réalisation d’une humanité androgyne.

Il envisage alors une vie moniale et entre à l’abbaye de Solesmes, qui possède une importante bibliothèque religieuse. Il y puise abondamment la matière de son premier ouvrage poétique d’édification consacré à la Sainte Vierge, où se succèdent des cantiques et de pieuses légendes [12] :

C’est à Solesmes que le Spiridion de George Sand me tomba par hasard entre les mains. J’eus aussi le loisir d’y étudier la doctrine des anciens gnostiques, celle des Pères de la primitive Église, les livres de Cassien et des autres ascètes, enfin les pieux écrits des mystiques, et spécialement les livres admirables et encore ignorés de la sainte Mme Guyon […].

Je fus étonné de retrouver dans les prédictions de Mme de Guyon ce règne futur du Saint-Esprit, cette consommation dans l’unité par amour que tous les vrais chrétiens ont attendu dans tous les siècles ; je compris comment le culte de Marie servait de transition entre le règne du Christ et celui de la céleste Colombe [13].

Une querelle avec Dom Prosper Guéranger (1805-1875), premier abbé de Solesmes et auteur également d’un Mémoire sur l’Immaculée conception [14], l’incite à partir sans ressources, mais muni de lettres de recommandation qui auraient dû lui ouvrir les portes de l’enseignement.

Pourtant, il n’obtient de l’archevêque de Paris qu’un simple poste de surveillant au collège de Juilly. Ses supérieurs le maltraitent et, saisi de ressentiment, il compose, au grand scandale du clergé, La Bible de la liberté, où il démontre que Dieu habite d’abord le coeur de chacun avant de régner sur le monde. L’ouvrage est saisi à Versailles, une heure après sa mise en vente. L’abbé Constant est arrêté, jugé pour hérésie, puis incarcéré à la prison de Sainte-Pélagie où il retrouve son ami Esquiros et fait la connaissance de l’abbé ultramontain Félicité de Lamennais (1782-1854), grand précurseur d’un catholicisme à la fois social et libéral. Il se console avec l’étude des écrits d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772), très en vogue [15], qui confirme son mysticisme féminin et la sainteté de l’amour [16].

En 1843, il habite le presbytère de Choisy et se lance dans l’écriture de La Mère de Dieu. Sa conduite est si exemplaire que l’archevêque de Paris le recommande auprès de l’évêque d’Évreux, qui l’invite à prendre le nom de sa mère afin de se faire oublier. Ainsi devient-il l’abbé Beaucourt. À Évreux, ses prédications rencontrent un grand succès tout en éveillant bien des jalousies. En juin, le journal L’Univers annonce la mort de l’abbé Constant, information aussitôt démentie par Le Populaire, puis par L’Écho de la Normandie, qui fait paraître un article intitulé « Le Nouveau Lazare » où est dévoilée toute l’histoire de l’abbé Beaucourt : son identité, son procès et sa condamnation. Il est alors obligé de quitter le séminaire… L’évêque d’Évreux lui commande une peinture murale pour un couvent afin de le garder dans le giron de l’Église ; mais l’abbé Constant entre dans la société secrète de l’Ordre hermétique de la Rose-Croix universelle de Lausanne, où il obtient vite le grade de Grand-Maître. La parution de La Mère de Dieu (1844) ne peut que susciter un nouveau scandale qui lui ferme les portes de l’Église catholique. Au reste, son amie Flora Tristan (1803-1844), qui l’a soutenu à maintes reprises, lui confie peu de temps avant sa mort le manuscrit intégral d’une oeuvre encore à l’état de brouillon, qu’il édite après s’être chargé de son rangement et de sa mise en forme [17].

L’oeuvre philosophique et sociale de Constant est exceptionnellement riche et profonde. Elle s’ancre dans un discours marial et développe une première théologie féministe avant-gardiste. Elle est lue, ou du moins connue, par la plupart des romantiques. Victor Hugo possède ses ouvrages et rencontre l’auteur par l’intermédiaire de Catulle Mendès. Balzac et Mme Hanska apprécient son ésotérisme ; Charles Nodier, Gérard de Nerval et Théophile Gautier s’entretiennent sur son féminisme et son occultisme. Les saint-simoniens le fréquentent et il publie même dans le Phalanstère. Son discours mariologique agace en même temps qu’il fascine. Il maîtrise pleinement le langage symbolique, a le verbe élégant et renouvelle le discours théologique en dehors du giron d’une Église catholique sclérosée.

Il se rapproche alors de Charles Fauvety (1813-1894), philosophe maçonnique d’origine protestante, qui prône la religion laïque en oeuvrant pour une plus grande harmonie entre foi et raison, et envisage Dieu suivant une conception panthéiste et l’immortalité de l’âme comme une probabilité. Les deux hommes fondent en 1845 la revue mensuelle, La Vérité sur toutes choses. Depuis son retour d’Évreux, il fréquente également Eugénie Chenevier, sous-maîtresse à l’Institution Chandeau. Lorsqu’ils sortent ensemble, la jeune Marie-Noémi Cadiot (1828-1888) les accompagne. Eugénie Chenevier accepte d’être sa femme et attend un enfant de lui. Cependant, Marie-Noémi Cadiot s’est aussi éprise de lui et, après lui avoir envoyé des lettres enflammées, fugue et se réfugie chez lui. Le père exige alors le mariage et il s’y résigne.

Marie-Noémi l’incite à se lancer en politique. Il collabore à La Démocratie pacifique et aurait signé un pamphlet virulent : La voix de la famine. Le 3 février 1847, il est à nouveau condamné et emprisonné. Sa femme, fille de sous-préfet, demande grâce pour elle et l’enfant qu’elle porte et obtient finalement sa libération. Mme Constant accouche en septembre 1847 d’une fille, Marie, à laquelle il voue une folle dévotion, mais hélas la petite fille meurt à l’âge de sept ans, et ce drame brisera le couple.

La Révolution de février 1848 lui donnant plus de liberté, il commence à diriger une revue « gauchiste », Le Tribun du peuple, dont ne paraissent que quatre numéros, du 16 au 30 mars 1848. Il fonde ensuite, avec ses amis Esquiros et Le Gallois, un cercle politique, le Club de la montagne, composé surtout de travailleurs et que les féministes fréquentent assidûment [18]. Arrivent les journées de juin, marquées par l’insurrection des classes laborieuses se soulevant contre la réaction qui cherchait à faire périr la République naissante. Le 23 juin 1848, il évite de peu la mort : un marchand de vin est fusillé à sa place.

Bien qu’il désire représenter le peuple à l’Assemblée nationale, sa tentative échoue et c’est son ami Esquiros qui est élu le 13 mai 1849. Le testament de la liberté (1848) résume ses idées politiques. À cette époque, Mme Constant, qui a déjà publié dans la revue de son mari, fréquente le Club des femmes de la féministe saint-simonienne Eugénie Niboyet (1796-1883). Elle écrit aussi, dans Le Tintamarre et Le Moniteur du soir, des feuilletons littéraires, sous le pseudonyme de Claude Vignon (tiré d’un roman de Balzac). Son mari l’invite même à prendre des leçons chez le sculpteur et peintre Jean-Jacques Pradier (1790-1852). Quant à lui, Constant se plonge, au même moment, dans la Kabbala Denudata, de l’hébraïste allemand Christian Knorr de Rosenroth (1636-1689), et dans les écrits de Jacob Boehme (1575-1624), de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772), d’Antoine Fabre d’Olivet (1767-1825), d’Augustin Xaho (1811-1858) et de Johann Joseph von Görres (1776-1848).

En 1850, il rencontre l’abbé Jean-Paul Migne (1800-1875), fondateur et directeur de la librairie ecclésiastique de Montrouge, dont il apprécie l’extraordinaire travail éditorial qui met à la disposition du grand public à un prix modique les plus grands textes des Pères grecs et latins, tout comme ceux de la science théologique [19]. L’abbé Migne lui commande un Dictionnaire de la littérature chrétienne, ouvrage prestigieux qui se retrouve dans les bibliothèques des séminaires et qui le conforte dans l’orthodoxie de ses opinions catholiques, lui permettant ainsi de rompre en paix avec une institution dont il ne reconnaît plus l’autorité spirituelle.

Il développe les notions ésotérisantes que lui inspire son ami Joseph Maria Wronski-Hoëné (1778-1851), mathématicien [20] dont le messianisme confirme sa propre eschatologie de type apocalyptique : il est urgent de retrouver l’Universalité à travers le particularisme, car « l’humanité n’a qu’une grande âme qui passe de génération en génération [21] ». L’histoire est fondamentalement gnostique (la quête du Savoir Absolu) et commence par l’éclatement de l’Unité primordiale, la séparation et la chute dans le Multiple. Alors qu’il tente de maîtriser le Prognomètre inventé par Wronski, son épouse a une liaison avec le marquis de Montferrier, beau-frère du mathématicien, et s’enfuit avec lui à Lausanne.

Profondément blessé par cet abandon plus que par l’infidélité de son épouse, il se plonge dans le travail, se désintéresse de l’avenir social et se lance dans les sciences occultes, ce qui le marginalise. Il adopte alors le pseudonyme d’Éliphas Lévi Zahed et entame la rédaction de Dogme et rituel de la haute magie (1861). Après un séjour de cinq ans à Londres, où il entre en contact avec sir Edward Bulwer-Lytton (1803-1873) et l’Ordre des Rose-Croix, il devient l’un des plus importants occultistes français.

L’amour : fondement social et théologique

De la Bible de la liberté (1841) au Testament de la liberté (1848), l’abbé Constant développe toute une réflexion philosophique et mystique, articulant la question sociale avec le principe fondamental de liberté et celui du respect de la femme. Les sept années qui séparent les deux ouvrages délimitent le champ de sa « théologie politique », jalonné d’oeuvres et de textes majeurs où transparaît un discours social diffus, plus ou moins conscient, qui hante l’imaginaire utopiste des diverses écoles sociales soucieuses de réformer la société, son idéologie et ses institutions.

À travers son discours s’exprime sa propension naturelle à conjuguer l’exégèse biblique avec la réflexion philosophique et le lyrisme poétique. De ce fait, sa parole est profondément mystique, car elle fonctionne sur un mode analogique qui met en place un monde formé de symboles se renvoyant mutuellement leurs reflets. La Révolution française marque une rupture dans le temps. De l’enseignement de l’abbé Frère-Colonna (1786-1858), polytechnicien et théologien, qu’il suit au séminaire de Saint-Nicolas, il retient une conception joachimite de l’Histoire [22], articulée en périodes qui correspondent chacune, soit à quatre moments de la révélation (époque de pénitence avec Caïn, temps de la foi qui va d’Abraham à la venue du Christ en passant par Moïse, attente eschatologique sous le signe de Marie depuis la crucifixion, épiclèse de l’Esprit Saint) [23], soit aux trois hypostases divines (Père, Fils, Saint-Esprit). L’abbé Constant entrevoit l’ère de l’amour marial succédant à celle de l’autorité patriarcale :

Le monde, jusqu’à présent, a connu en Dieu l’idée d’un Père et d’un Fils ; mais il n’est pas encore initié aux secrets d’amour de la mère, sur qui repose le Saint-Esprit.

Cette révélation sera la dernière et consommera l’humanité en Dieu.

Le Saint-Esprit, selon les symboles catholiques, s’est reposé sur Marie et l’a rendue mère de l’humanité à venir en la personne typique du Christ. Depuis ce temps l’homme ne doit appeler personne son père sur la terre. Notre Père est au ciel ; mais le Christ en mourant nous a légué Marie en disant : Voilà votre mère [24] !

La restauration de la femme dans le monde, qui se réalise notamment par la Révolution française, s’articule en fonction des trois principes fondateurs : la Liberté (libération de la femme du joug patriarcal), l’Égalité entre les sexes et la Fraternité, valeur d’amour social indispensable au rétablissement sur terre du seul souverain légitime, Jésus-Christ, qui règne par l’Esprit.

La liberté est le principe moteur que Dieu a accordé aux hommes afin qu’ils en usent pour s’élever ou se perdre. En effet, elle conduit aux deux infinis qui s’opposent et se complètent, l’amour qui emprisonne l’âme en l’élevant et la mort qui la libère du corps :

Il [Dieu] a donné à l’homme la liberté comme douce et virginale amante ; mais pour éprouver son coeur, il a fait surgir entre lui et sa fiancée le spectre effrayant de la mort.

L’homme a vu la beauté de cette jeune reine et il l’a aimée ; et pour elle il a fait tout ce que Dieu venait de faire pour lui : il a donné cette vie que Dieu lui avait donnée !

Il l’a aimée, non plus déjà comme peut aimer un homme, mais comme doit aimer un Dieu : d’un amour plus fort que la mort, plus invincible que l’enfer [25].

L’amour apparaît donc comme la voie de la déification car il permet de vaincre la mort. Il est motivé chez l’homme par la beauté de la femme, tandis que celle-ci en est la manifestation divine. Il permet à l’homme de surpasser sa condition humaine.

Toute une anthropologie fondée sur les Écritures caractérise les deux sexes à partir d’une conception foncièrement romantique des rapports entre la raison et la passion :

L’homme est l’amour de l’intelligence, la femme est l’intelligence de l’amour.

La femme est le repos et la complaisance de Dieu, la fin de sa révélation et la couronne de ses oeuvres.

La femme est avant l’homme, parce qu’elle est mère, et l’homme doit l’honorer, parce qu’elle enfante avec douleur.

Dans l’essence de Dieu, l’intelligence est avant l’amour ; mais dans la manifestation, l’amour précède l’intelligence.

C’est pourquoi la femme est plus que l’homme dans le monde.

Elle a aussi précédé l’homme dans le péché et dans la gloire ; elle a donné sa vie pour la liberté, et l’homme a donné sa vie pour elle.

Ainsi elle s’est fait Dieu en absorbant son être dans un rayon de la divinité, et l’homme l’a vue alors si belle, qu’il l’a adorée [26].

Dans le grand jeu des analogies, la piété religieuse trouve sa réalisation terrestre dans l’amour de l’homme pour la femme. Cette dernière — car elle clôt le cycle de la Création, puisque Dieu crée Adam du limon de la terre et qu’Ève est tirée du flanc de son compagnon —, par un renversement extraordinaire, occupe la première place et « s’est fait Dieu ».

Or cette « révolution » est la cause du péché originel, indispensable à la libération de l’homme et à sa maturité. Constant trouve ici la réponse à la question lancinante de la douleur et de la souffrance, qui traverse la réflexion métaphysique contre-révolutionnaire sur la théodicée des Joseph de Maistre (1753-1821) [27], Pierre-Simon Ballanche (1776-1847) [28] et Antoine Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880) [29] :

Et la douleur a été la condition imposée à l’être libre, par celui qui, seul, ne peut se tromper, parce qu’il est infini.

Car l’essence de l’intelligence, c’est le jugement ; et l’essence du jugement, c’est la liberté […].

Ainsi, l’Intelligence créée n’est heureuse d’affirmer Dieu, que par la liberté qu’elle a de nier Dieu.

Or, l’Intelligence qui nie, affirme toujours quelque chose, puisqu’elle affirme sa liberté.

C’est pourquoi le blasphème glorifie Dieu ; et c’est pourquoi l’enfer était nécessaire au bonheur du ciel […].

Jamais l’Intelligence n’aurait su combien Dieu est bon, si jamais elle ne l’avait perdu [30] !

Il en ressort que la question de l’origine du mal est une fausse interrogation théologique, puisque le mal est la racine paradoxale de l’arbre du bien. Cette conception, théologiquement hérétique, remonte au « naturisme » de Jean-Jacques Rousseau et nourrit l’imaginaire du romantisme français [31] :

Celui qui cherche l’origine du mal, cherche ce qui n’est pas.

Le mal est l’appétit de bien ; or, le bien se désire lui-même : donc, en ce qu’il a d’existence réelle, le mal est un commencement du bien […].

Dieu seul existe réellement ; et Dieu, c’est le bien infini.

Mais, dans les rêves de notre intelligence imparfaite, nous accusons le travail de Dieu, parce que nous ne comprenons pas la pensée éternelle de l’ouvrier céleste [32].

L’Histoire, qui s’articule en trois périodes, est orientée sur le mode eschatologique vers l’accomplissement de l’humanité et sa transfiguration en enfants de Dieu :

Moïse a nommé Dieu son Seigneur ; Jésus l’a appelé son Père ; et moi je dirai ma Mère.

Israël a craint le Seigneur et l’a servi ; les chrétiens ont honoré le Père et se sont soumis jusqu’à la mort à l’exemple du Fils.

Mais les enfants de la nouvelle Ève adoreront et aimeront leur mère dans les délices de l’esprit d’amour.

Et la mère les portera dans ses bras, les nourrira de sa mamelle, les consolera par ses caresses et les endormira sur son coeur.

Et tous les hommes seront simples et doux comme de petits enfants ; ils se verront tous souriant et se réunissant sous les mêmes baisers.

Et ils sentiront qu’ils sont frères, et ils se tendront les bras.

Et dans une douce et naïve étreinte ils se diront qu’il est bon d’être ensemble et de s’aimer [33].

L’amour permet justement de relier, d’une part, l’homme à la femme, d’autre part l’individu à la société, afin de sauver l’humanité des griffes d’un individualisme outrancier. Il est la voie mystique qui permet d’harmoniser tout le brouhaha social en une polyphonie divine. À ce titre, l’amour est le seul et unique remède à la mort :

C’est une harmonie qui, de tous les êtres, s’élève vers Dieu, et qui, du sein de Dieu, s’écoule sur tous les êtres comme une inépuisable rosée.

L’amour ne connaît ni la loi ni la crainte ; il est fils de la liberté.

Il est créateur comme Dieu, et veut tout donner à ce qu’il aime […].

Dieu est tout amour, et tout amour est Dieu ; car la convoitise de la chair est la soeur de la haine, et blasphème le nom d’amour [34].

Source de sagesse et de foi, l’amour sert de premier degré au savoir qui tend vers la vérité absolue ; toute une gnose l’entoure dans un imaginaire qui fonde l’objectivité du monde sur la subjectivité de l’individu. C’est notamment le cas dans le fouriérisme et le positivisme comtien ; de même, chez Constant,

La confiance de l’amour fait naître la foi. L’enfant croit à sa mère, parce qu’il se sent aimé d’elle, et ainsi la foi est raisonnable. Mais où il n’y a pas d’amour, la foi ne peut être que superstitieuse et servile, parce que sans amour il n’y a pas de liberté, comme sans liberté il n’y a pas d’amour [35].

L’utopie religieuse de l’État-Providence

Là où le christianisme emploie encore le terme de « Providence », les hérauts de la révolution industrielle usent plutôt du concept de « Progrès ». Dans les deux cas, la femme devient l’enjeu du monde présent et à venir :

[La] question la plus vivante de notre époque est l’émancipation religieuse et morale de la femme, parce que la femme est le coeur de l’humanité.

La foi et la liberté sont représentées également sous la figure d’une femme.

L’Église se représente elle-même sous la figure d’une épouse que son fiancé attend ; or, le fiancé qui s’ennuie de son veuvage anticipé, c’est le Christ, l’homme de douleur, qui a mérité tout l’amour de l’épouse en se livrant à la mort pour elle.

Il y aura donc un jour un mariage dans le ciel, quand l’Église, affranchie de toute servitude, aura rendu la foi raisonnable en la laissant libre [36].

Le mariage n’est pas conçu comme un carcan, mais comme le lieu d’émancipation de la femme soutenue par l’amour de son mari. L’institution à la fois religieuse et civile doit retrouver sa signification mystique : le couple, par l’union amoureuse, reconstruit l’androgyne primordial du Banquet (189c-193e) de Platon, que l’abbé Constant retrouve dans l’exégèse qu’il fait de la Genèse (2, 21-24) et dans ses lectures de la tradition juive [37].

Il est temps que la royauté patriarcale abandonne son trône et laisse place au règne de la femme dont la mission est d’enfanter une société régénérée par le sang de la Révolution. La maternité libère la femme de tout soupçon de péché et en fait le noyau de la cellule familiale. Elle est appelée à occuper a fortiori une place centrale dans la société et à y exercer son autorité empreinte de douceur et de tolérance, des qualités qui lui sont naturelles : « Car tout enfant obéit à sa mère, et la femme est mère de Dieu. Aussi je vous dis, en vérité, que la femme est reine du monde [38]. »

L’assomption de la femme, ou le Livre de l’amour (1841) est un ouvrage d’exégèse poétique inspiré d’une lecture contemplative du Cantique des cantiques. Le théologien y propose une interprétation du chant biblique et en tire un commentaire social aux accents lyriques. L’ouvrage se clôt par un florilège de poésies mystiques de saint Jean de la Croix, de Thérèse d’Avila et de Mme Guyon. L’auteur constate la fin d’un règne et annonce une nouvelle ère sous le signe de la femme-messie [39] :

La royauté abusa du triomphe qu’elle devait à la femme […].

Les hommes essayèrent alors une république sans amour, et leur république tomba ; ils élevèrent un empire par la force, et leur empire s’écroula ; ils replâtrèrent les débris de la royauté, et le peuple les balaya en trois jours.

Maintenant nous bivouaquons sur les débris du passé, en attendant qu’un guide se présente pour nous mener vers l’avenir.

Que le vent souffle et que la tempête se lève, et nous verrons, au milieu d’un nuage de poussière et de fumée, la douce figure de la femme sourire et nous tendre la main [40].

La femme instituera alors l’État-Providence qui assure la protection, la liberté, l’égalité et la fraternité à tous ses enfants, du fait que le Saint-Esprit, qui se manifeste dans la Providence et la charité, a revêtu la figure de la féminité :

Quand la grande famille humaine aura la femme pour reine et pour mère, les petits enfants ne resteront plus sans caresse et les faibles ne manqueront plus de pain.

Les symboles chrétiens nous représentent la Charité sous la figure d’une femme qui réunit et presse plusieurs enfants ensemble autour de ses mamelles gonflées de lait. Telle sera la société nouvelle.

Les deux sexes n’en feront plus qu’un, selon la parole du Christ ; le grand androgyne sera créé, l’humanité sera femme et homme, amour et pensée, tendresse et force, grâce et énergie.

La société sera une mère qui partagera le pain à tous selon leurs besoins et suivant leurs forces ; elle portera dans ses bras ceux qui ne pourront pas marcher encore ; elle nourrira de son lait ceux qui auront besoin d’un aliment plus doux […] [41].

L’Évangile selon saint Marc (10,8) fait du mariage la pierre angulaire de la société et de l’Église. C’est le contrat à la fois social et mystique qui permettrait à la Jérusalem céleste de se réaliser sur terre, conception reprise par le romantisme à partir du mythe de l’androgyne [42] selon lequel l’uniformité caractérise le « citoyen céleste ». D’où l’urgence, chez Constant, de reconsidérer les pratiques du mariage [43], qui sont autant d’obstacles sur la voie conduisant à la perfection sociale :

La société où nous vivons n’est pas la société des justes, car elle n’aime pas la femme.

La femme est élevée pour la servitude, et on l’exerce de bonne heure à feindre et à se cacher.

On la vend au mariage sans consulter son coeur ; et un homme souvent brutal, presque toujours détesté, la retient à la chaîne, ne l’aime pas et lui défend d’aimer personne […].

Est-ce que la femme vous appartient plus que vous ne lui appartenez, et n’est-elle pas née libre comme vous ?

Lorsque vous opprimez une femme, vous insultez le tombeau de votre mère.

Vous n’avez qu’un moyen de posséder la femme : c’est de l’aimer afin d’en être aimé […].

Qu’est-ce que le mariage selon Dieu, c’est-à-dire selon l’équité suprême ?

L’engagement que prennent librement deux personnes qui s’aiment de réunir leur vie et leur amour auprès du berceau de leur enfant.

Qu’est-ce que le mariage selon le monde où nous vivons ?

L’engagement forcé que prennent deux personnes qui ne se connaissent pas, et qui souvent se haïssent, de s’enchaîner l’une à l’autre pour de l’argent et d’être malheureux ensemble [44].

Constant milite pour un mariage libre résultant de la liberté de l’amour, sans le confondre pour autant avec l’amour libre. Toutefois, les instincts naturels doivent s’harmoniser avec nos usages culturels :

Pourquoi les chastes désirs de la nature sont-ils rendus criminels par d’odieux intérêts et des distinctions absurdes et criminelles ?

[…] la femme, dans notre siècle mauvais, est une grande crucifiée qui se tord clouée par les quatre membres et qui dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonnée […] ?

La fille de famille riche est vendue et exploitée comme une terre, et lorsque sa bouche naïve appelle les premiers baisers d’une chaste tendresse on lui jette un homme de boue tout glacé d’or et d’argent et on lui dit : Sois heureuse […] !

La fille du peuple est quelquefois plus libre de se donner à celui qu’elle désire, mais souvent celui qu’elle désire elle ne le trouve pas, parce que la femme a une nature plus parfaite et plus avancée que celle de l’homme […] [45].

Il en appelle alors à plus de compassion pour les prostituées, qui ne sont que les fruits malheureux d’une société perverse et hypocrite qui pervertit la pureté naturelle :

Et je me demande. Que cherchent ces femmes ?

Elles cherchent l’avenir à travers la mort de leur coeur,

Elles cherchent dans la boue une perle qui est tombée de leur couronne ;

Elles ne trouvaient pas leur époux dans un homme, et elles ont ouvert leurs bras à l’humanité toute entière.

Honte et éternel opprobre à ceux qui outragent ces femmes !

Car elles sont les martyres du siècle présent, les douleurs vivantes, les crucifiées saignantes qui prophétisent le monde à venir.

Maintenant osons le dire avec courage : jamais une femme libre d’aimer et pouvant être aimée ne se prostitue à plaisir.

Comme l’instinct de l’homme a horreur de la mort, l’instinct de la femme a dégoût de la prostitution, et sa pudeur ne meurt jamais.

La prostitution n’est pas un crime ; c’est un supplice [46].

La femme sauve également l’Église sans que l’institution n’en prenne conscience car, de même que la femme devient femme par le mariage, Ève devient Marie par l’enfantement. La connaissance, à l’origine du péché (Genèse 3,6), est l’acte sacrilège nécessaire à la fondation de la civilisation qui n’a pas pu ne pas être prévu par Dieu. Par conséquent, la sexualité n’est pas la violation d’un interdit, mais un interdit désiré qui affranchit l’humanité de la dépendance parentale et lui ouvre les voies de la vie adulte en le responsabilisant. Dès lors, Ève est autant la mère d’Adam que Marie l’épouse du Christ : leur amour « gnostique » enfante les sociétés futures. « Ne comprenez-vous pas ce que signifie le doux culte de Marie, qui seul rattache encore les populations au catholicisme sacerdotal, que l’intelligence et l’amour abandonnent de toutes parts [47] ? » En effet, seule la piété mariale peut encore rassembler le peuple de Dieu :

Le culte seul de la Vierge-Mère attire encore les populations dans vos temples, ces tombeaux qu’elle remplit encore de roses […] !

Ô femme ! notre société t’adore comme les prêtres adorent Marie : ils t’honorent sans te comprendre, car ils te prient sans t’aimer.

Mais attends un peu encore, et comme Marie tu auras ta glorieuse apothéose,

Et le bien-aimé, l’homme d’intelligence et d’amour, viendra au-devant de toi [48].

Toutes ces considérations et réflexions conduisent l’abbé Constant à rédiger un ouvrage inclassable, consacré à la seule figure de la Sainte Vierge, La Mère de Dieu, présenté comme « une épopée religieuse et humanitaire » à la faveur de laquelle la mariologie s’ouvre sur une « théologie politique » et où les concepts et les modes de pensée théologiques impliquent des engagements politiques, sociaux et économiques. Il s’articule en trois parties : la première, « Les Symboles », est orientée vers le passé ; la seconde, « Le Dernier jugement », concerne l’actualité ; et la troisième, « Le Monde nouveau », annonce la Parousie toute prochaine. L’ouvrage se termine par un long poème intitulé « Les images de Marie ».

La théologie politique part du constat que la question religieuse est indissociable de la réflexion sociale :

La génération présente se meurt du froid de l’âme, parce qu’il lui manque l’amour. Sans amour toute croyance s’éteint, et sans religion il n’y a pas d’ordre social possible […].

Voici donc que [l’auteur] présente à son tour sa synthèse et son utopie, dont le sujet est la grande création religieuse et morale de la femme [49].

La colombe, image de l’Esprit Saint, se retrouve dans trois hypostases de la femme : Ève, Marie-Madeleine et Marie, qui assure le lien entre les deux premières. Dès lors, toute mariologie devient une réflexion mystique sur l’Éternel féminin :

Quand l’homme aura rendu la liberté à la femme en la respectant comme sa mère, la femme lui rendra l’amour, et le péché de la naissance s’effacera.

C’est donc cet Évangile de l’avenir, cette poésie mystique de la femme, cette dernière création religieuse et sociale, qui doit rendre l’amour au monde : c’est la femme, en un mot, que j’ai voulu esquisser dans ce livre, pour pressentir le règne de la loi d’amour [50].

L’Église s’est ouverte au monde, l’Évangile doit être prêché aux foules et, sur cette base, Constant envisage une religion universelle qui serait le socialisme. Il condamne le dogmatisme aveugle de l’Église qui juge sans réflexion toute réforme comme l’expression d’une hérésie, car « la religion est une affaire qui doit se traiter avec Dieu, et non pas avec les hommes [51] ». À ce titre, la société régénérée est mariale. Son fondement n’est plus l’amour soumis à la loi et au pouvoir de l’Église (la famille chrétienne), mais la liberté de l’Amour (la famille sociale) :

La société, maintenant, est une mère, et l’homme qui repose sur son coeur. Or le coeur de la société chrétienne et catholique, c’est le coeur sacré de Jésus vivant pour nous dans le très-saint coeur de Marie. Voici la grande assomption de la vierge-mère, voici le règne de la mère de Dieu dans le triomphe de son église : Ecce tabernaculum Dei cum hominibus [52].

La réconciliation des hommes avec Dieu se fait donc en Marie, qui devient la matrice de toutes nos représentations modernes. De même que le Père est la Loi, et le Fils la Parole, la Mère de Dieu est l’Image, car elle porte en elle l’Imago Dei.

De plus, la Création forme un extraordinaire album de symboles que le chrétien apprend à lire, autrement dit, à rassembler et à ordonner en un logos. C’est pourquoi le Second Concile de Nicée (787) recommande d’honorer les images saintes, notamment celles de la Théotokos [53] :

Aussi, depuis cette époque, voyons-nous le culte de Marie s’étendre avec la puissance de l’Église et la piété, multiplier ses images et ses temples. Voici le temps des légendes merveilleuses et des glorieux miracles, Marie se montre revêtue de toute-puissance pour le pardon ; elle guérit tous les malades qui l’invoquent, obtient de Dieu les grâces les plus inespérées, touche les coeurs les plus endurcis et change les loups en agneaux [54].

En effet, si le classicisme a cherché à soumettre les passions à la raison, le romantisme conçoit la raison comme une faculté que subsument les passions. Les sentiments sont une voie intuitive conduisant à la connaissance. Or ces « sentiments » sont le produit d’images : de « légendes » et de « miracles » merveilleux et glorieux. Marie porte en elle les vertus de la vision car elle est celle qui donne et se donne à voir pour « apprendre », les grandes apparitions mariales s’accompagnant d’un « message » personnel ou collectif. Ainsi la vision est-elle liée au savoir comme la passion l’est à la raison.

Dès lors, le romantisme social, dans la mesure où il reconnaît aux passions leur raison d’être, invite à une forme d’introspection favorisant une expérience mystique où le « Je » individuel s’ouvre au « Nous » collectif :

C’est que, si l’homme est le chef de l’humanité, la femme en est le coeur, et que la tête suit toujours les entraînements du coeur. Dieu ne l’a pas tirée du front d’Adam, comme la Minerve antique sortit du front de Jupiter, il l’a tirée de son côté en lui ôtant une de ses côtes, sans doute pour laisser plus de place à la dilatation de son coeur, et il n’ignore pas qu’en lui donnant une compagne il lui a donné un guide dont il suivra toujours les doux entraînements [55].

De même, toutes les femmes sont appelées à prendre pour modèle Marie, afin de régner sur les consciences dans la discrétion et l’humilité du pouvoir, en évitant toute manifestation ostentatoire de leur autorité :

[La] femme vraiment active pour le bien est celle dont le monde ne parle pas ; sa puissance est toute cachée et mystérieuse, comme tout ce qui vient du coeur, qui est le sanctuaire de l’âme ; on ne la voit nulle part et l’on ressent partout ses bienfaits : douce et discrète comme la Providence, attentive comme elle à multiplier ses bienfaits en cachant leur source comme par une céleste pudeur, la femme doit être l’ange de la vie intérieure, la douceur secrète de la vie, l’ange gardien du foyer ; sa gloire à elle, c’est d’être reine en servant ceux qu’elle aime et de paraître leur servante en régnant sur eux par ses vertus pour leur communiquer son âme et son coeur. Voilà Marie, voilà la mère, voilà la femme selon Dieu [56].

Dans ce contexte, ce n’est plus seulement la société française qui doit se féminiser mais l’État français qui devrait adopter une attitude et des réflexes davantage maternels, afin de protéger et de soutenir le peuple dans sa marche vers l’accomplissement de son destin « national » et « humanitaire », à l’image de Marie qui a accompagné et assisté son fils sur son chemin de croix.

La mariologie promue par l’abbé Constant se décline donc dans une théologie politique où la figure mariale incarne un ensemble de principes et de valeurs cardinales pour la société française, telles que la liberté, la Providence, la tolérance et l’amour. Elle offre notamment une perspective pacifique, où l’homme et la femme sont appelés à se respecter mutuellement au nom de Dieu et pour l’avenir de l’humanité.

Mère de l’Enfant-Jésus et épouse de l’Église, Marie rappelle à la femme ses devoirs sociaux et son pouvoir politique. Cette mariologie, qui comporte une dimension sociale essentielle, attire également l’attention de l’Église catholique sur l’importance qu’y joue la femme et sur le pouvoir de transmission qu’elle exerce auprès des générations à venir. La société française doit évoluer, afin de mieux répartir les rôles et fonctions de chacun de ses membres tout en respectant leur nature.

En somme, le potentiel féminin est immense et mérite d’être exploité, afin de préparer la Parousie et d’accueillir une société nouvelle, où les valeurs républicaines de Liberté, d’Égalité et de Fraternité retrouveront tout leur sens. Aussi vrai que « le féminisme est une des grandes inventions du socialisme romantique [57] », le socialisme est à son tour une des grandes sécularisations du christianisme [58], voire une « Réforme [59] » de la mariologie.