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L’écriture serait, dès son surgissement, une parole silencieuse en mouvement, qui prolongerait un corps, visible autant à autrui qu’à soi-même.

Aussi, une écriture véritable et au féminin, dans les pays musulmans de ce prochain xxie siècle, ne pourra s’approfondir et se développer qu’à partir du corps libéré (ou en train de se libérer) de la femme[1]

Née en Algérie en 1936, au temps de la colonisation, c’est grâce à son père instituteur qu’Assia Djebar entre dans la langue française ainsi que le laisse entendre la scène inaugurale de L’amour, la fantasia, premier opus d’un « Quatuor algérien[2] » autobiographique : « Fillette arabe, allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien[3]. » Avec l’entreprise autobiographique, relativement tardive, l’écriture apparaît comme l’enjeu d’une affirmation de corps féminins dans des espaces, symboliques autant que poétiques et politiques. Ce rapport de l’écriture au corps féminin n’est cependant pas sans paradoxes ni sans risque : il engage l’écrivaine sur les possibles enjeux d’une écriture qui fait de la place, met en présence des corps au féminin sur des territoires qui leur sont traditionnellement inhospitaliers. Comment s’approprier une pratique inscrite dans une tradition culturelle occidentale, l’autobiographie, pour lui faire dire quelque chose qui ne relève pas d’elle ? Comment se dire en tant que femme, de culture et de tradition musulmanes algériennes mais éduquée à l’école française durant la période coloniale, quand les pratiques littéraires adoptées par l’auteure s’opposent aux traditions dans lesquelles l’expression du féminin comme de l’intime n’ont que peu de place ? Il s’agit donc moins pour Assia Djebar d’inventer de nouvelles manifestations de corps féminins en écriture, qui ne réifient pas les femmes — y compris celles dont l’histoire a tu l’existence —, que de trouver de nouvelles formes d’écriture plus accueillantes, plus protéiformes.

Entrepris après douze années d’un silence éditorial révélateur de l’évolution de l’oeuvre, le Quatuor algérien est, à l’heure actuelle, composé de seulement trois ouvrages : L’amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987) et Vaste est la prison (1994). Ils s’inscrivent, aux dires de l’écrivaine, dans un second cycle d’oeuvres, fascinant tant par leur architecture narrative et l’invention stylistique, que par la place singulière qu’elles concèdent à des corps tenus habituellement au secret, parce que féminins. Ces polygraphies des corps que propose Djebar, dans cette seconde partie de son oeuvre, sont à envisager non seulement à partir des interdits desquels elles émergent — au creuset de l’histoire personnelle ou au carrefour des destinées collectives —, mais aussi pour ce qu’elles mettent en perspective tant d’un point de vue stylistique qu’esthétique.

Au regard de la composition globale du Quatuor, se dégage l’idée d’une « écriture en partitions » tant pour désigner l’organisation narrative des récits, que pour qualifier les processus d’orchestration à l’oeuvre. Parce qu’elle fait droit à la singularité de la partie et à son inscription dans un tout, la « partition » est, comme en musique, affaire d’orchestration entre la partie jouée par chaque « instrument », dite aussi « petite partition », et le caractère synoptique de l’ensemble, que l’on qualifie de « partition d’orchestre ». Mais, si les partitions musicales servent à traduire la hauteur, la durée, l’intensité et le timbre de chaque instrument, de quoi témoignent les partitions d’Assia Djebar ?

Tour à tour soliste, duettiste, choeur ou chef d’orchestre, l’écrivaine explore les tensions entre les modalités possibles d’expression d’une femme singulière, dans ce qu’elle a de plus irréductible à l’expérience collective, et le silence imposé à une plurivocité (des femmes, des opprimés…) qui, tout en étant un arasement de la particularité, n’en reste pas moins une manifestation unique. Cette « écriture en partitions », survenant après une décennie de silence éditorial, devient l’un des éléments constitutifs du Quatuor algérien de Djebar, et de certaines oeuvres publiées à la même période, comme Loin de Médine. Elle est, pour reprendre les mots de Sigmund Freud puis de Jacques Derrida, un « ombilic de l’oeuvre » puisqu’elle est « un noeud-cicatrice gardant la mémoire d’une coupure et même d’un fil tranché à la naissance[4] » et permet de porter un regard rétrospectif et prospectif sur l’ensemble de l’oeuvre.

Comment dire « je » : genèse de l’entreprise autobiographique du Quatuor algérien

C’est L’amour, la fantasia, premier volet du Quatuor, qui jouera ce rôle d’omphalos de l’oeuvre. L’écrivaine entend y sonder les tenants et les possibles de l’expression d’une singularité pour une femme de sa génération, tout en interrogeant les enjeux de sa venue duelle à l’écriture, en arabe et en français, dans son parcours de femme algérienne. Mais ceci ne se produit pas sans paradoxe, ainsi que le note très justement Hafid Gafaïti :

En vérité, dans la seconde période littéraire de cette romancière, inaugurée par Femmes d’Alger dans leur appartement, il est clair que la narration n’émane pas d’un « je » autobiographique que le lecteur est tenté de lier à l’auteure elle-même, la célèbre romancière algérienne Assia Djebar. Elle développe systématiquement à travers son oeuvre cette perspective élargie et la renforce par des structures narratives qui réduisent progressivement la domination du « je » autobiographique afin d’exprimer les voix anonymes des femmes qui ont fait l’Algérie. Cet intérêt de Djebar pour les histoires et les identités collectives problématise également l’idée précise d’autobiographie et met au défi l’insistance du genre sur le « je » transcendant (plutôt illusoire)[5].

Ce travail de sape du « “je transcendant” » de l’autobiographie occidentale s’affirme par divers « je(ux) de partitions » : des « je(ux) » qui sont ici à entendre comme la multiplication des identités narratives autodiégétiques (les « je » du récit) mais aussi — c’est là tout le travail des partitions — comme des « jeux », au sens d’écart et d’interaction qu’ils créent entre eux. Car si, en effet, le « je » s’impose comme la principale forme narrative du Quatuor algérien « autobiographique », il s’avère aporétique à plus d’un titre. Écrire et dire « je » en français pour une Algérienne de sa génération, c’est non seulement sortir de l’anonymat dans lequel sont reléguées traditionnellement les femmes, mais aussi tous les « indigènes » de culture arabo-musulmane durant la période coloniale (1830-1962). Cette entreprise est aussi symboliquement placée sous le signe de la double trahison : écrire une autobiographie en français, c’est choisir la langue de l’Autre ; c’est y dire quelque chose, l’intime, que l’on ne dit pas dans sa langue maternelle, surtout si l’on est une femme ; c’est divulguer à tous les hommes la logique et les mots du sérail, un territoire préservé et un maquis symbolique. Au coeur de l’entreprise autobiographique de Djebar, il s’agit donc de trouver « [c]omment dire “je”, puisque ce serait dédaigner les formules-couvertures qui maintiennent le trajet individuel dans la résignation collective [6] ». La démarche autobiographique tente de rendre audibles et lisibles trajets individuels et résignation collective dans leur possibilité comme leur impossibilité, dans une langue qui ne reflète ou ne traduit pas pleinement la finesse et la complexité des langues et des imaginaires culturels convoqués.

Ainsi, le principe d’« écriture en partitions » permet de comprendre l’hétérogénéité du Quatuor algérien autobiographique où l’on retrouve, dans une orchestration très baroque, différentes actualisations du « je » narratif, la mise en scène de polyphonies, l’usage de la fiction romanesque, de la poésie ou de l’Histoire pour pallier l’indicible de l’autobiographie. Comme en musique, la mise en partition de Djebar, c’est-à-dire la superposition de parties séparées, assure une lecture globale des relations entre les histoires individuelles et collectives, mais aussi l’affirmation ou l’infirmation d’un « je » autobiographique.

Il y a à cet égard de nombreuses références à la composition musicale dans tous les opus publiés du second cycle. C’est en premier lieu dans la troisième partie de L’amour, la fantasia, qui porte en épigraphe « Quasi una fantasia », d’après le titre de deux sonates de Beethoven, où l’on assiste, après une alternance entre chapitres historiques et autobiographiques, à une orchestration en cinq mouvements et un final des leitmotivs abordés dans les parties précédentes qui s’unissent, s’harmonisent, synchroniquement et diachroniquement. Mais cette écriture en partitions nous enjoint aussi à chercher quelles sont les partitions en écriture chez Djebar — lesquelles ne sont pas seulement intimes, intérieures ou intériorisées par l’écriture autobiographique.

Parce qu’elles ont trait aux corps, celui des narratrices, ces femmes qui parcourent ses oeuvres, les partitions scripturaires d’Assia Djebar relèvent autant du poétique que du politique. Ainsi que le laisse entendre une autre acception du terme de « partition » — qui désigne l’acte par lequel est divisé « un territoire en plusieurs régions dotées de régimes politiques différents[7] » —, toute division de l’espace, toute ségrégation des corps se construisent grâce à un faisceau de discours constituants (lois religieuses ou décrets institutionnels) qui prévoient un certain nombre de schèmes correspondant aux diverses réalités politiques. Mais ce que met en exergue le système colonial, c’est la stratification des discours constituants qui, non sans paradoxes, débordent le cadre assigné pour interagir et sont intériorisés comme normes culturelles chez les individus qui les subissent — en particulier les femmes pour lesquelles aucun cadre n’est réellement prévu. Dès lors, tout acte poétique qui, à l’instar de l’oeuvre de Djebar, convoque, interroge et joue des partitions des corps féminins, en leur donnant à dire un impossible « je », prend une dimension politique.

Explorer les modalités d’écriture d’un « je » au féminin qui jouerait/déjouerait les partitions à l’oeuvre, c’est précisément ce qu’engagent le risque de l’autobiographie et les oeuvres du second cycle publiées à partir des années 1980. Et cela, près de trente ans après son premier roman, La soif (1957), et surtout presque treize ans après son dernier roman, Les alouettes naïves (1967). Cette interruption, souvent présentée comme une rupture, doit être davantage pensée dans une logique d’écriture intermédiatique qui permet à l’écrivaine de revenir par l’écriture cinématographique à l’écriture littéraire, de fondre celle-ci dans celle-là et de faire de la forme romanesque le lieu par excellence de l’intermédialité[8]. Et si le recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement (1980) est à l’origine un projet de film[9], et que les bases d’Ombre sultane sont posées pendant la réalisation de son second film, la troisième partie de L’amour, la fantasia, l’oeuvre princeps, se nourrit littéralement des extraits d’enregistrements de femmes réunis pour son film La nouba des femmes du mont Chenoua (1978) :

À partir d’environ vingt heures de conversations enregistrées, au cours de cet été 1975, dans les montagnes de mon enfance, je ne finis par retenir, à l’arrivée, c’est-à-dire au montage de mon film, que cinq extraits de témoignages, chacun d’environ trois minutes, seulement !…. De tout ce matériel sonore, apparemment non utilisé, je me suis nourrie les années suivantes : autant pour élaborer la fin de mon roman L’Amour, la fantasia que surtout pour prendre enfin conscience de mon horizon d’écrivain[10] !

Il y a en ce sens une véritable intelligence entre ces trois opus djebarriens qui permet, par les partitions internes qui les régissent, d’être sensible à la grande partition qu’ils composent dans le Quatuor algérien. Parmi les nombreux « je(ux) de partitions », ceux de la narratrice exposés dans le premier livre peuvent être l’une des clés qui permet de comprendre non seulement les enjeux à l’oeuvre dans la tétralogie mais aussi dans l’ensemble de l’oeuvre du second cycle. Mais c’est au coeur de ce silence éditorial apparent, qui précède l’écriture autobiographique, que se trouve précisément l’ombilic de l’oeuvre : un silence durant lequel tâcher de concilier les injonctions contradictoires, les apories d’une femme algérienne écrivant en français.

Partitions de l’interdit : transgressions

Il y a cependant une genèse à ce silence dont les origines sont antérieures. Dans une certaine mesure, le fait même de signer d’un pseudonyme son premier roman, édité en pleine guerre d’Algérie, augurait cette rupture. Cet acte est avant tout un geste apotropaïque à l’égard des siens[11] qui n’évitera pas à Fatma-Zohra Imalhayène d’être renvoyée de l’École normale supérieure de Paris. Il met en relief un tabou de l’écriture intime[12], patent dans une société de tradition musulmane où langue et culture arabes ainsi que corps féminins, réifiés et hypostasiés, forment et ce, particulièrement durant la colonisation et la guerre d’indépendance algérienne, un espace de clandestinité symbolique, un lieu de l’interdit pour tous.

Venant d’un monde et d’une culture profondément marqués par une traditionnelle ségrégation sexuelle (les femmes au-dedans, séparées des hommes, le « public » masculin opposé à l’intime et au familial, le discours monotone des lieux d’hommes, différents de la polyphonie féminine — murmures et chuchotements ou au contraire vociférations en société féminine… —), venant donc de cette fatale, de cette mutilante dichotomie, je développe à mon tour, dans mon trajet individuel d’écrivain, une seconde coupure intérieure, un partage s’accentuant au fil des ans entre un parler arabophone (dissimulant d’ailleurs, au moment de l’enfance de ma mère quand elle s’est citadinisée, un oubli du parler berbère des montagnes) et une pratique précoce, parce que d’abord scolaire, de la langue française[13].

La langue française devient dès lors une « tunique de Nessus[14] » : un don d’amour du père qui, tout en la libérant de la « geôle de ses semblables », la prive non seulement de la solidarité et du lien sororal mais reste chargé des diktats de la loi patriarcale. Cette langue lui sert d’« embrasure pour le spectacle du monde et de ses richesses[15] », mais dans le cadre de laquelle toute action lui sera interdite ou impossible. Ainsi, grâce au pseudonyme, d’un Voile du nom[16], la jeune Djebar élabore, de 1957 à 1967, quatre oeuvres de fiction qui ne ménageront qu’un temps ses contradictions — en opérant des stratégies d’évitement, de déplacements successifs sur le registre de la fiction et en posant des questions liées à l’écriture autobiographique.

Mais le risque d’une écriture au féminin, pour celle que l’on nommait maladroitement la « Françoise Sagan musulmane », n’apparaît clairement qu’au détour de quelques phrases dans son dernier roman, Les alouettes naïves (1967) qui, sous le couvert de la fiction, révèlent l’intimité[17] de l’auteure. Intériorisant la norme mâle et ses interdits, il fallait ensevelir l’écriture de soi(e), comme ces « voix ensevelies[18] » de femmes auxquelles elle redonnera parole au moment de l’autobiographie. Durant ces années qui précèdent le Quatuor algérien, années de résistance à l’autobiographie, Djebar ne cesse pourtant d’écrire : dans le domaine du théâtre mais aussi dans la recherche historique et sociologique. Ce sera surtout par le biais de la réalisation de deux films, La nouba des femmes du mont Chenoua (1978) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982), qu’elle revient peu à peu à la forme romanesque. D’abord avec un recueil de nouvelles, Femmes d’Alger dans leur appartement, qui reprend le titre du tableau de Delacroix, lui-même repris par Picasso, et oscille par sa technique narrative entre le regard fantasmant de l’orientaliste sur les corps féminins occultés et l’explosion des perspectives du cubisme qui le déconstruit. Ce premier ouvrage du second cycle des oeuvres esquisse les prodromes de la quête autobiographique ainsi que les principaux questionnements qui seront développés par le Quatuor algérien.

Ainsi que le rappelle Jeanne-Marie Clerc, c’est à la même période que Femmes d’Alger qu’Assia Djebar pose les bases d’Ombre sultane, qui sera le second opus du Quatuor autobiographique. Puisant tous deux dans l’expérience cinématographique, ils prolongent sa recherche-réflexion autour des identités féminines individuelles et collectives, entre fiction et documentaire. Le recueil de nouvelles et le roman permettent surtout, par la multiplication des instances narratives, de rendre possible l’affirmation du « je » autobiographique tabouisé jusque-là :

[C]ontrairement à l’irruption par surprise de l’autobiographie dans Les alouettes naïves, Ombre sultane constitue comme une sorte de premier aboutissement d’un parcours initialement collectif, entamé par le film, complété par la réflexion théorique de la postface aux Femmes d’Alger, et approfondi par l’expérience binaire d’Ombre sultane. On est passé de toutes les femmes, toutes les soeurs, à La soeur en polygamie, autre soi-même, accomplissant le parcours inverse mais postulant l’expression du « je »[19].

Lieu de la blessure ontique dans Les alouettes naïves, le « je » autobiographique n’a pu s’affirmer que par détours et dans l’énergie ignée de l’écriture intime : c’est en particulier par la mise en place d’un dispositif, celui de la partition, et des je(ux) de permutation et de substitution qu’il advient. C’est là, pour reprendre la belle expression de Mireille Calle-Gruber, « le nombril de l’oeuvre » :

Là où il y a trace qu’ont eu lieu : coupure et naissance. C’est-à-dire trace d’un événement de vie et de mort, de deuil : la cicatrice d’une blessure originelle. […] En somme, il y a autobiographie parce que l’oeuvre, ici, cicatrise. L’oeuvre est cicatrice. […] Autrement dit, l’écriture autobiographique des résistances imprime l’effacement. Qu’on l’entende bien : elle n’efface pas l’effacement, n’en fait pas une opération blanche, comme « si de rien n’était ». L’écriture marque l’effacement. Marque : cicatrice[20].

Partition initiale du « je »

Pour faire droit aux je(ux) de partitions, Assia Djebar commencera par faire retour sur ses divisions intérieures, à l’origine de sa venue à l’écriture, mais aussi à cette « aphasie amoureuse » en langue française à l’origine de l’interdit qui suit Les alouettes naïves et le projet autobiographique au coeur de L’amour, la fantasia. Dans ce premier opus, elle se livre littéralement à une archéologie personnelle. Trouver « le nombril de l’oeuvre », c’est interroger les enjeux de l’expérience inaugurale à l’origine de la venue à l’écriture. À cet égard, il est intéressant de revenir sur la scène inaugurale du roman :

Dès le premier jour où une fillette « sort » pour apprendre l’alphabet, les voisins prennent le regard matois de ceux qui s’apitoient, dix ou quinze ans à l’avance : sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra sur eux. […] Voilez le corps de la fille nubile. […] Si la jouvencelle écrit ? Sa voix en dépit du silence, circule. […] À dix-sept ans, j’entre dans l’histoire d’amour à cause d’une lettre. […] L’adolescente, sortie de pension, est cloîtrée l’été dans l’appartement qui surplombe la cour de l’école, au village ; à l’heure de la sieste, elle a reconstitué la lettre qui a suscité la colère paternelle[21].

On peut considérer cette distance entre le « je » narrataire et le terme « fillette » comme l’une des partitions qui tente de déjouer les paradoxes de l’écriture autobiographique : l’usage de la troisième personne, pronom de la non-personne selon Benveniste, remet en question la possibilité d’une narration exclusivement autodiégétique. Si les différentes occurrences du mot « fillette » dépeignent une sorte d’image d’Épinal, le cliché colonial de la « fillette arabe » ou « indigène » saisie dans une scène de la vie quotidienne, le portrait sera vite déconstruit par l’affirmation d’un « je », celui d’une jeune femme, qui ne reconnaît plus ce père libérateur et protecteur d’autrefois. L’interdit traditionnel que pose le père sur sa fille la « sexualise » et la relègue symboliquement au sérail duquel il a tenté de la faire sortir. Toute manifestation d’un corps féminin devient, dès l’enfance, l’objet de tous les enjeux, symboliques, religieux, sexuels, littéraires ou politiques. D’autres scènes vont en ce sens et montrent combien les manifestations du corps féminin sont tributaires du regard que l’on pose sur lui. Ainsi la narratrice se souvient-elle de la manière dont sa double éducation, à l’école française et à l’école coranique, montre ses limites, son incapacité à la considérer en tant que femme en devenir :

Je fus privée de l’école coranique à dix ou onze ans, peu avant l’âge nubile. […] La fille du boulanger kabyle avait dû fréquenter, comme moi, l’école française en même temps que le cours coranique. […] déjà, pour nous deux, la station en tailleur ne nous paraissait guère commode […]. À onze ans, partie en pension pour le cursus secondaire. Qu’est devenue la fille du boulanger ? Voilée certainement, soustraite du jour au lendemain aux chemins de l’école : son corps la trahissait. Ses seins naissants, ses jambes qui s’affinaient, bref l’apparition de sa personnalité de femme la transforma en corps incarcéré[22] !

Du reste, cette partition de l’instance narrative, entre le « je » et le « elle », qui se déclinera en d’autres variations tout au long du Quatuor algérien, donne une idée relativement fidèle de la place des corps féminins et de leur possible énonciation dans les oeuvres d’Assia Djebar. Évoquant les tensions entre l’énonciation de la sexualité tabouisée dans les langues maternelles de l’écrivaine et « l’aphasie amoureuse » en français au coeur de l’entreprise autobiographique, Véronika Thiel désigne le dépassement de ces apories par le jeu de « digraphie[23] » — sorte de comptabilité double à laquelle se livre l’auteure dans l’élaboration polyphonique de son oeuvre. Ceci tient, semble-t-il, davantage des je(ux) de partitions dans la mesure où l’instance narrative se « diffracte » en plusieurs instances qui, tout en permettant de multiplier la perception d’un même événement ou personnage, font se rencontrer, voire se superposer, les parcours individuels, les autres itinéraires singuliers et les destinées collectives.

En ce sens, la force de l’oeuvre de Djebar est de parvenir à faire entendre la pluralité de son « je » à partir duquel donner sens, et faire accueil aux autres je(ux) dans l’oeuvre. Le roman princeps est à cet égard exemplaire, puisqu’il fait de ce principe de composition de la narration autobiographique un paradigme applicable au Quatuor algérien mais aussi à d’autres oeuvres comme Loin de Médine. La finesse de l’analyse de l’écrivaine sur son propre parcours est remarquable : L’amour, la fantasia est aussi bien un récit autobiographique, historique, que celui d’une seconde venue à l’écriture qui ne peut être que réflexive et performative.

L’autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction […]. Croyant « me parcourir », je ne fais que choisir un autre voile. […] Une constatation étrange s’impose : je suis née en dix-huit cent quarante-deux, lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Béni Ménacer, ma tribu d’origine […]. La langue encore coagulée des autres m’a enveloppée, dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l’école[24].

Plus qu’une critique de l’iconographie coloniale, cette expérience de « fillette indigène », qui apprend à lire et à penser dans un système qui la rejette doublement, témoigne de quelque chose qui relève de l’anomal — au sens où le caractérisent Deleuze et Guattari[25] — et est donc en mesure de mettre en branle ou de dénoncer les errements d’un système. L’anomal, c’est l’imprévisible dénué de « l’anomalie » et du défaut : ce qui se constate sans pour autant être rationalisé, périodisé, systématisé. Dans le cas d’Assia Djebar, l’expérience de l’anomal est d’abord une expérience du corps et de ses langages avant d’être celle d’une seconde venue à l’écriture. L’apprentissage de la langue française la met en position de transgression des différentes partitions culturelles, linguistiques et sexuelles qui régissent la société d’alors. Cela implique une exclusion partielle ou définitive de tous les territoires qu’elle traversera de l’enfance à l’âge adulte. Mis en position anomale, le corps devient dès lors « phénomène de bordure[26] » qui révèle précisément ce qui relève des normes, de leurs taxinomies autant que des idéologies qui les régentent.

Dès lors, le rapport au corps dans le travail de l’écriture se doit de répondre à une injonction plurielle : comment s’écrire sous l’interdit de la tradition patriarcale et dans une langue dont le champ sémantique semble dénué de tout référentiel lié à la question de l’intime ? Béatrice Didier propose, au sujet de l’autobiographie, l’idée « d’une écriture de soi-même, de soi en tant que corps, écriture-corps[27] ». Or, le corps est une instance très ambivalente chez Djebar : on ne peut pas, en effet, restreindre les représentations de corps féminins aux seuls symboles imposés par une tradition, surtout si celle-ci est réduite à un monolithe, de même qu’on ne peut pas analyser sa représentation à partir de critères qui les récusent entièrement. L’énonciation d’un corps implique une équation à plusieurs inconnues dont l’écriture tend à rendre compte : entre femme et homme ; langues arabe/berbère et française ; singulier et pluriel.

Partitions narratives du Quatuor algérien

Si les partitions du « je » autobiographique se produisent, ainsi qu’il a été démontré, au carrefour des identités féminines singulières et collectives, comment se manifestent les autres « je » en écriture ? Du point de vue de la macrostructure du Quatuor algérien d’Assia Djebar, les polygraphies des corps féminins vont de pair avec les partitions narratives. Trois principales trames se tissent dans le Quatuor, qui ont toutes trait au féminin : la quête autobiographique, la quête historique et la quête linguistique. Évidemment, il ne s’agit là que des courants majeurs qui traversent l’oeuvre, car chacun, fissible à son tour, contient en son sein la matière des autres courants.

Dans Assia Djebar. La polyphonie comme principe générateur de ses textes, Veronika Thiel avance l’hypothèse que la « polyphonie narrative » est au coeur du processus scripturaire du Quatuor algérien[28]. Elle schématise les différentes manifestations de cette présence narrative en les classant selon les catégories narratologiques de Genette, lesquelles, tout en donnant les lignes directrices de la composition très architecturée du Quatuor, montrent leurs limites. Car ce n’est pas tant la polyphonie effective qui importe que les « je(ux) » de partitions des différentes instances narratives — sur le modèle des chapitres autobiographiques de L’amour, la fantasia — et leur interaction avec la narratrice principale.

Cette particularité de l’emploi enchâssé des genres habituellement circonscrits à leur domaine exclusif fut la cause d’une grande perplexité de la critique comme des éditeurs dès l’envoi du premier opus. Ces derniers « trouvaient que L’amour, la fantasia n’avait l’air de rien : ce n’était pas une simple continuité autobiographique, et ce n’était pas un vrai roman !…[29] » Le lecteur, plongé dans l’histoire singulière d’une fillette algérienne que le père instituteur emmène à l’école dans les années 1940, scellant ainsi son destin dans la langue française, se trouve au chapitre suivant sur le pont d’un navire, à l’aube de la colonisation française, cent ans plus tôt. De chapitre en chapitre, de partie en partie, les deux narrations finissent par se rejoindre pour aboutir à une polyphonie narrative dans la troisième partie du roman.

L’organisation de celle-ci est particulièrement intéressante parce qu’elle remet en perspective, synchroniquement et diachroniquement, les deux premières parties du roman. Reprenant les principaux thèmes et motifs des deux premières parties, l’écrivaine y adjoint des témoignages de femmes qui ont été résistantes pendant la guerre d’indépendance en 1962 — du point de vue thématique, leur position est donc sise entre l’autobiographique et l’historique. En outre, on retrouve cette alternance de la narratrice entre un « je » et un « elle » dès l’incipit, mais déclinée et inversée entre narratrice principale et narratrice seconde. C’est aussi un jeu entre parole et écriture — puisque la narratrice redonne par l’écriture les « mots du corps voilés » aux « voix ensevelies ». Du point de vue de la structure du roman, cela se manifeste principalement par le passage d’une bipartition, entre histoire et autobiographie dans les deux premières parties du roman, à une « polypartition » dans la troisième partie. Ce procédé narratif sera repris, mutatis mutandis, dans Vaste est la prison. Cette « polypartition » narrative — faisant du singulier un pluriel, et soulignant, dans la pluralité, des singularités pouvant se substituer à l’instance narrative principale — échappe à l’évidence aux critères qui déterminent traditionnellement la narration et un genre littéraire comme l’autobiographie.

Cette troisième partie, Assia Djebar la place sous l’épigraphe de « Quasi una fantasia », en référence à deux sonates de Beethoven. Or, ainsi que le montre très justement Anne Donadey, « Assia Djebar utilise un système d’épigraphe très complexe dans son Quatuor littéraire. […] comme une cartographie, une sorte de carte routière qui peut aider le lecteur à trouver des points de repère pour guider sa lecture[30] ». Et s’il est d’usage de voir dans l’épigraphe une indication de l’esprit du chapitre qu’elle encadre, une sorte de filiation intellectuelle, on peut en déduire que les libertés de composition de l’auteure sont à l’image des libertés prises par Beethoven à l’égard de la forme traditionnelle de la sonate. Mais il y a davantage. Tel l’auteur de la Sonate pour piano no 13, Djebar va prendre des libertés dans la composition du dernier mouvement qui, tout en ressemblant au précédent, est plus court. Mais surtout, comme dans la Sonate pour piano no 14, il y a l’introduction de contrepoints, des effets de contrastes, des dialogues entre les chapitres de chaque mouvement et entre ceux-ci. Ainsi, les premiers et quatrièmes chapitres de chaque mouvement continuent à dérouler le fil de l’autobiographie par différents souvenirs ou personnages qui constituent la généalogie féminine de la narratrice principale. Les chapitres deux et cinq sont les témoignages de femmes colligés lors du tournage de son film (La nouba des femmes du mont Chenoua). Les troisièmes chapitres de chaque mouvement, qui vont en decrescendo de la « Clameur » aux « Chuchotements » pour s’achever par un final tonitruant « Tzarl-rit », constituent des sortes de didascalies qui viennent compléter chaque témoignage de manière à lui donner une matérialité : la narratrice y décrit la scène, détaille l’attitude du témoin, la tessiture de sa voix ou ses gestes. Quant aux chapitres intitulés « Corps enlacées », ils sont le lieu par excellence de rencontre entre le « je » — témoin et transmetteur d’un « je » narrateur second des chapitres « Voix » — et le « elle » des chapitres en didascalies, lesquels nous renvoient eux-mêmes à l’incipit du roman où la narratrice principale se fait étrangère à elle-même.

Original et remarquable, tant par la forme narrative que par sa transgénéricité littéraire ou ses jeux temporels, ce premier opus annonce assurément, ainsi que le souligne Mireille Calle-Gruber, le début du « Grand Oeuvre » d’Assia Djebar :

Et j’emploie à dessein le mot de « Grand oeuvre » parce qu’il y va, en effet, à partir de ce livre, d’une alchimie du verbe et des langues à la recherche de la sublimation de la matière narrative, où l’astre de l’être se lève, à l’orient de l’écriture. […] Il y a la chronologie des récits de femmes exhumant des voix, et la chronologie de la mémoire narratrice, cri qui s’écrit. Et toutes ensemble, dans L’Amour, la fantasia, elles laissent qu’arrivent les écarts, les reprises, les échos, silences, danses, transes[31].

Les enchâssements de la fiction : Ombre sultane

À cette autobiographie protéiforme du premier opus est associé, avec le second, Ombre sultane, un récit qui semble, en apparence, plus éloigné des préoccupations autobiographiques. Ce second texte propose un montage en partition de deux vies : Isma, la narratrice principale met en scène la vie de Hajila. Deux femmes, que presque tout oppose, ont en commun d’avoir partagé la vie du même homme : Isma, citadine et moderne, pour échapper à l’emprise de l’époux, réglera les noces de Hajila, une analphabète qui devient la seconde épouse. Ainsi, par le truchement d’Isma, se développe le motif de la conjugalité et de la co-épouse, qui se dit en arabe dialectal « Derra » et signifie littéralement la « blessure ». On se demande alors qui des deux femmes représente la « blessure » de l’autre : est-ce celle qui pour sa liberté porte la responsabilité du malheur de l’autre ? Ou est-ce celle qui subit dans l’ombre et le silence les ressacs de l’histoire première, et découvre par-là le prix de la liberté ? Par le montage narratif, dans une partition que l’on pourra qualifier de diatonique, ce sont deux voix qui s’ajustent l’une à l’autre : dépendantes l’une de l’autre. Le recours à la fabulation dans la fiction — Isma imagine plus qu’elle ne témoigne de la vie de Hajila — permet à ces deux voix, telles celles de Shéhérazade et Dinarzade, dont le récit-cadre des Mille et une nuits est ici une référence explicite, d’exprimer l’espoir d’un autre devenir pour les femmes que d’être réduites à leur fonction de génitrice.

Si la structure du récit diffère du premier opus, la partition du récit, faisant d’une voix au moins deux récits, rejoue et prolonge plusieurs de ses motifs par l’affirmation d’un « je » narratif auquel se substituera très rapidement un second « je » prenant en charge la fiction :

Ombre et sultane ; ombre derrière la sultane. Deux femmes : Hajila et Isma. Le récit que j’esquisse cerne un duo étrange : deux femmes qui ne sont point soeurs, et même pas rivales, bien que, l’une le sachant, l’autre l’ignorant, elles se soient retrouvées épouses du même homme — […] Isma, Hajila : arabesque des noms entrelacés. Laquelle des deux, ombre, devient sultane des aubes, se dissipe en ombre d’avant midi ? L’intrigue à peine amorcée, un effacement lentement la corrode[32].

L’écriture énonce, sous l’« arabesque des noms entrelacés », le motif sur lequel va se construire le récit. Dans l’outre-lieu du merveilleux des Mille et une nuits, qui en est le principal intertexte, Assia Djebar trouve un fabuleux moyen fictionnel par lequel continuer l’autobiographie du premier opus grâce au principe d’enchâssement du récit cadre du conte qui introduit Shéhérazade et, par elle, une kyrielle d’autres narrateurs. Dès l’incipit, Djebar s’y fait conteuse, floutant, dans la trame du récit tissé, le narrant et le narré. Hajila est, à l’instar des femmes du premier opus, un corps sans voix[33] et Isma est une voix qui, pour enfin exister, hors du poids de la tradition, s’est désincarnée : la dualité sur laquelle s’articule le récit est donc une communion et une confrontation.

Hajila, le personnage-corps, est l’objet de toutes les substitutions et de toutes les exclusions par le langage. Seul son corps en mouvement atteste de son existence, encore que cela soit sujet à caution, puisque Djebar-Isma-Shéhérazade recrée l’histoire pour son auditoire/lectorat : elle lui prête ses mots, sa voix et sa fabulation. Ce que Djebar souligne, en substituant le contemporain au merveilleux, dans sa transposition du récit-cadre des Mille et une nuits, c’est la « nécessité » d’un double sacrifice, Shéhérazade/Dinarzade et Isma/Hajila, pour que la parole féminine l’emporte sur le diktat de la loi écrite. Par un jeu pluriel de retournements, la transposition de la structure du récit-cadre du conte met en place une stratégie de subversion : si Shéhérazade fait appel à sa soeur Dinarzade sur le lieu de l’interdit sexuel pour le Sultan, en rendant impossibles les épousailles de la seconde soeur, Isma « sacrifie » Hajila pour se sauver. C’est alors, une fois passée la nuit de noces et le sang exposé, à la fiction, prise en charge par Isma, de déjouer le renouvellement de la promesse du corps tombeau. Ainsi que le rappelle Djebar, la « sultane est double », l’écriture, oscillant entre le « je » et le « tu », permet de faire place à l’indicible par l’indécidable. La dissémination des fonctions du discours, à l’instar du conte[34], fait que l’histoire de l’une renouvelle le sens et les résistances de l’autre — Shéhérazade-Djebar.

Alors que la première édition est annotée « Ombre sultane est le second volet du quatuor romanesque commencé avec L’amour, la fantasia. A.D. », l’oeuvre reste la pomme de discorde de la critique quant à la « nature » littéraire de ce texte. Si d’aucuns y perçoivent les deux visages d’une même femme[35], d’autres considèrent Hajila comme une pure fiction[36] ou voient dans cet opus « l’échec de l’autobiographie » au profit de la fiction[37], quand ils ne préfèrent pas l’écarter de leurs études du quatuor[38]. Pourtant, force est de constater que le travail d’écriture qu’effectue Djebar au niveau de la « fiction » met en perspective le travail d’interrogation réalisé en amont dans L’amour, la fantasia où « l’histoire » et « l’autobiographie », comme genres, ne peuvent se dissocier de leurs propres mises en scène, voire de leur propre fiction.

Dans cette perspective, Ombre sultane prolonge sur le « rivage » de la fiction ses interrogations en prenant deux pôles de la représentation du féminin dans l’après indépendance : Isma en figure féminine indépendante et instruite se trouve dans le contrechamp/contre-chant de Hajila la recluse analphabète. Chacune de ces deux femmes tente de se construire en rupture avec les archétypes qui lui sont imposés : seule la mise en écho, de l’une à l’égard de l’autre, permet d’entendre comment la quête de soi, qui est aussi une quête d’écriture pour Djebar, passe nécessairement par la transgression de tous les modèles imposés, à commencer par les canons littéraires. Isma, « l’occidentalisée », va paradoxalement utiliser les modèles de la société traditionnelle pour se libérer de la tutelle maritale en organisant les noces de son propre époux, puis s’en retourne avec sa fille vivre auprès de la tante maternelle dans sa ville natale. Hajila, élevée à n’être que la domestique et la génitrice, va oser quant à elle aller au-delà de la première. Pour refuser le sort qui lui est échu, elle va « s’avorter » au risque de sa propre vie en se jetant sous une voiture, un geste qui se voulait un défi résolu lancé à la vie. Cet épisode n’est pas sans rappeler celui où la narratrice adolescente, dans L’amour, la fantasia, se jette sous les roues du tramway au chapitre « Les deux inconnus ». Évoqué presque incidemment dans le premier opus, cet épisode est au coeur de l’ouvrage paru en 2007, Nulle part dans la maison de mon père, qui se focalise sur des questions principalement autobiographiques tout en refusant de placer le genre sous l’égide de la confession chrétienne.

Cette confession (et je remarque à temps que ma culture musulmane d’origine ignore ou s’écarte de ce dévoilement, du moins face à un prêtre) peut m’inciter pourtant à battre ma coulpe, tout en flattant peut-être ma vanité d’écrivain. D’écrivaine, dans mon cas, avec ce « e » au féminin qui inclinerait volontiers à la complaisance, pire à la pavane devant le miroir… […] Ce n’est là ni désir compulsif de la mise à nu, ni la hantise de l’autobiographie — ce succédané « laïcisé » de la confession en littérature d’Occident. En lettres arabes — pour ne rester qu’avec les maîtres de mon « Occident » —, l’autobiographie même des grands auteurs — Ibn Arabi l’Andalou, Ibn Khaldoun le Maghrébin — devient un itinéraire spirituel ou intellectuel : inscription des étapes de la vie intérieure, mystique pour l’un, intellectuelle et politique pour l’autre[39].

Dans cette postface du dernier récit, « “Silence sur soie”, ou l’écriture en fuite », Assia Djebar pose l’enjeu de l’écriture de soi(e) comme une exposition hors confessions qui ne se départirait pas d’une fiction de soi qu’engage tout exercice de la pensée. Ou encore, pour reprendre le mot arabe qu’elle utilise dans sa préface de Loin de Médine, l’écriture au féminin formule une volonté d’Ijtihad, de « l’effort intellectuel », comme recherche de la vérité qui passerait nécessairement par un degré assumé et exposé d’une fiction de soi(e) par l’écriture, d’une écriture du corps à révéler parce que féminin.

Mais le « je(u) » diatonique met en partition le « je » hétérodiégétique de l’incipit d’Ombre sultane, avec le « je » homodiégétique d’Isma et le « tu » de Hajila. On peut supposer que la présence même de ce double « je » crée une sorte de passerelle entre la fiction et l’autobiographie. Car, si le projet autobiographique du premier opus s’inscrit dans une volonté de créer un espace entre les parcours individuels et les « résignations collectives », le second opus dessine par le biais de la « blessure » un double parcours individuel en opposition, voire en résistance, à la destinée unique. Ombre sultane, par le recours à la fiction, devient l’outre-lieu de L’amour, la fantasia : il est le lieu où peut se dire l’indicible du roman autobiographique — comme la violence conjugale. Les deux substantifs du titre, ainsi que le relève, après Mireille Calle-Gruber, Lise Gauvin, « souligne[nt] on ne peut mieux la double posture de la romancière, à la fois conteuse et écouteuse, épouse et soeur[40] ». La mise in absentia de la matière autobiographique dans un projet, le quatuor, qui en revendique les modalités, a sa pertinence dans la mesure où elle prolonge, par l’effacement d’un « je » immanent, le besoin de l’affirmation par l’écriture d’une parole précaire que l’on retrouve non seulement dans Vaste est la prison mais aussi dans l’ensemble des autres oeuvres du second cycle. C’est ce que Lise Gauvin explique par les expressions « femmes-récits » ou « déléguées à la parole » : « comme Dinarzade, la soeur, elle [Djebar] est aussi celle qui veille afin que la parole puisse se libérer et émerger de la nuit. [Elle est] celle qui met en sourdine son statut de conteuse ou de narratrice pour laisser place à la parole de l’autre[41] ». Entre répétitions et variations, tantôt personnage, tantôt narratrice au sein d’une même diégèse, ou hétéronyme de l’auteur, c’est la figure d’Isma qui caractérise cette identité narrative en mouvement puisqu’elle cristallise le processus d’écriture en partitions en prenant en charge, tour à tour, la partie (les récits d’Isma, Hajila) et le tout (le projet autobiographique de Djebar). Et le constat final d’Ombre sultane ne fait qu’estomper un peu plus cette distinction des voix : « Ô ma soeur, j’ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J’ai peur que toutes deux, que toutes trois, que toutes […] nous nous retrouvions entravées là, dans “cet occident de l’Orient”, ce lieu de la terre où si lentement l’aurore a brillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner[42]. » Or ces je (ux) de partitions, de mise à distance ou de rapprochement à l’égard de la voix narrative, ne cesseront de se redoubler dans le troisième volet du Quatuor algérien, où la voix narrative se demandera à l’égard d’Isma, son propre personnage fait Autre : « Appellerai-je à nouveau la narratrice Isma ? “Isma” : le nom[43]. »

Ainsi, depuis une narration déléguée par l’autre dans Ombre sultane, c’est le personnage aux antipodes de l’écriture autobiographique, Hajila, qui fait surgir, par la fiction de la voix dans la fiction de l’autobiographie, le sens d’une écriture de soi(e). La fiction ménage dans ses partitions une voie médiane pour dire, par la mise en scène des violences faites aux femmes, celles de leur signataire.

Entre reprises et variations : Vaste est la prison

Si Vaste est la prison reprend, d’un point de vue structurel, L’amour, la fantasia, l’amplitude temporelle y est encore plus importante. La narratrice, anonyme dans le premier volet, se nomme ici Isma, comme dans Ombre sultane. Elle relate, entre le désamour pour l’époux et l’amour non dit, les histoires d’autres femmes et d’autres combats comme celui d’une mère qui parcourt seule la France pour voir son fils prisonnier politique dans les années 1950. L’écriture suit aussi la piste de l’alphabet Tifinagh depuis les traces avérées de sa puissance, chez les antiques et glorieux berbères au confluent des civilisations romaines et puniques, jusqu’à sa disparition et son ultime sauvegarde dans les sables du désert chez les femmes touaregs. Les trajets parcourus par l’écriture s’achèvent avec le lamento final de celle qui, après avoir traversé dans l’urgence les siècles, voit ses compatriotes s’entretuer et toutes traces de sa culture plurielle disparaître par la volonté totalitaire d’une unité culturelle, linguistique et religieuse.

La troisième partie de Vaste est la prison est une sorte de synthèse des processus d’écriture développés dans les deux précédents opus : sa composition ressemble à celle de L’amour, la fantasia, dont elle reprend les mouvements, alors que le « je » narratif y convoque la dimension diatonique d’Ombre sultane. Il y a d’abord la narratrice-cinéaste dans les sept chapitres « Femme arable », revenant sur les pistes de son premier film, La nouba des femmes du mont Chenoua, réalisé en 1978. Puis, ces chapitres alternent avec sept « mouvements » : les trois premiers sont consacrés à la mère et à la grand-mère maternelle, les quatre suivants à la narratrice. Ces derniers se polarisent entre différentes représentations du « je » narrateur : enfant dans « De la narratrice dans la nuit française » puis « De la narratrice en adolescente », tandis que les deux derniers mouvements revisitent les motifs de la maturité développés tout au long du récit. Alors que dans le premier opus du Quatuor les cinq « mouvements » subsumaient les différents chapitres « voix », les « mouvements » sont ici des chapitres. Cette modulation dans l’organisation des chapitres se produit aussi dans l’appréhension des divers motifs. La matière cinématographique, par exemple, réemployée dans le premier opus par le truchement des témoignages aux chapitres « voix », laisse place au cadre du film qui sert de support à la narration. Comme un déplacement de l’objectif hors-champ, les espaces d’énonciations des je(ux), à l’instar des textes-didascalies qui accompagnaient la parole des résistantes dans le premier opus, disposent d’un contrechamp/contrechant : ils posent, dans une grammaire à gestes, les conditions de la parole, lui redonnent corps. Mais, outre les jeux d’échos et les dialogues entre les divers récits du Quatuor djebarrien, cette mise en abyme vertigineuse, redoublant à chaque cadre de la parole précaire, rend indécidable, voire libère de l’espace pour les voix et les corps féminins.

Ainsi, dans le prolongement du premier opus, la mise en partition du « je », en faisant place à une autre forme de résistance féminine plus quotidienne, donne voix aux femmes de sa généalogie personnelle : elle témoigne d’une volonté de Djebar d’intriquer histoires féminines collectives et individuelles. Mais ce projet est aussi rendu possible dans Vaste est la prison, parce que Ombre sultane fait droit, par la fiction, au quotidien. Djebar y montre comment, dans une société patriarcale, toute manifestation ou action féminine est acte de résistance et prise de risque : « l’ennemi d’hier » exogène, que représentait la figure du colon ou du conquérant dans L’amour, la fantasia, se transmue peu à peu en ennemi endogène par le truchement de la figure de l’homme, de l’époux dans Vaste est la prison.

Au prologue de ce dernier ouvrage, l’évocation par une dame du mot « l’e’dou », l’ennemi, pour désigner le mari — alors que la translittération du terme en français évoque davantage la douceur — montre dans quelle économie de partitions sillonne l’écriture. Dans cette avant-scène de l’ouvrage, le mot « l’e’dou » est théâtralisé jusqu’à sa prononciation dans ce lieu exclusivement féminin qu’est le hammam :

— […] impossible de m’attarder aujourd’hui. L’ennemi est à la maison.

Elle sortit.

— « L’ennemi » ? demandai-je, et je me tournai lentement vers ma belle-mère.

Ce mot dans sa sonorité arabe, l’e’dou, avait écorché l’atmosphère environnante. Ma compagne contempla, désemparée, le total étonnement qui emplissait mes yeux[44].

Ce n’est pas tant le sens de « l’e’dou » qui échappe à la narratrice que l’espace sémantique dans lequel il s’inscrit. Propulsée dès l’enfance hors de l’univers féminin et de son langage secret, la narratrice constate que cette partition sociale autant que linguistique et sexuelle oeuvre à son insu : régissant à son encontre le rapport homme-femme, problématique dans tout le Quatuor algérien, elle renforce sa position marginale. Que cette scène du hammam soit rappelée dans un avant-texte hors du récit, dont il annonce toutefois le motif principal, n’est pas un hasard. Djebar joue sur la symbolique du cloisonnement des univers sexuels et linguistiques pour montrer l’incidence de cette partition qui, au lieu de préserver, contamine et infléchit les rapports intersubjectifs. Puisque les corps féminins sont cantonnés à des espaces déterminés, le langage, les rapports homme/femme ainsi que les imaginaires qui s’y produisent, traduisent en retour dans l’écriture la pression qui s’exerce sur les corps féminins. En soulignant l’existence d’un « arabe souterrain et féminin », coexistant en périphérie avec une norme et travaillant l’écriture de manière à y lover ces « dits de femmes », Djebar remet nécessairement en jeu les référents historiques, politiques et culturels qui fondent lesdites normes. Et si, dès le premier opus, l’ambivalence des figures masculines, comme celle du père de la narratrice, ou féminines, comme la figure de l’aïeule, est omniprésente tout au long du Quatuor, ce qui permet le changement de polarisation et le passage de la figure du père salvateur à celle de l’époux séquestreur, du point de vue de la macrostructure du Quatuor, c’est ce motif de la « blessure » qui organise Ombre sultane. La fiction joue le rôle d’athanor pour la quête autobiographique : elle montre comment dans cette rupture de la rupture (l’autobiographie) qu’est la fiction, il y a une continuité des motifs, des thèmes, des quêtes et des temporalités. Les combats d’hier, l’oppression par les colonisateurs, sont-ils bien différents des combats pour la revendication de véritables places, de fait et de droit, pour les femmes — y compris dans les champs symbolique et culturel ? Et c’est en agissant sur le culturel et le symbolique que la littérature, selon Assia Djebar, engage le réel.

Conclusion

Dans ces je(ux) de partitions que nous révèle la tétralogie d’Assia Djebar, c’est assurément l’expérience fondatrice de l’écrivaine dans sa seconde venue à l’écriture qui constitue un « lien sur coupure » permettant de comprendre, au-delà des ruptures apparentes, la continuité entre les oeuvres dites « de jeunesse » et la singularité de l’oeuvre postérieure. L’expérience cinématographique, par les jeux de circulation de la parole féminine intriqués à l’expérimentation du travail autobiographique, rend possible cette survenue de paroles féminines à l’écriture et, par elle, à la corporalité.

Il y a quelque chose de radicalement original dans la pratique de l’autobiographie selon Assia Djebar : le recours à la parole, à ses fictions potentielles mais aussi à ses silences, apparaît paradoxalement comme étant le meilleur moyen d’à la fois faire entendre la polyphonie des voix et de dresser une polygraphie des corps féminins. Il est intéressant à cet égard de voir, comme le souligne l’étude d’Anna Roca, Assia Djebar, le corps invisible[45], un paradoxe dans la représentation des corps féminins :

[Dans] L’amour, la fantasia, ainsi que dans l’ensemble de l’oeuvre de Djebar, le corps féminin est rarement décrit, et ne se donne pas à voir au lecteur, sinon dans son opacité. […] C’est en effet à travers les symptômes psychosomatiques, tels que la perte de la voix et l’aphasie amoureuse, ou les rituels traditionnels, comme les transes, les danses, et les réunions entre femmes, que le corps féminin s’octroie la possibilité d’une insurrection[46].

C’est par ailleurs l’une des topiques de plusieurs études postcoloniales qui, focalisées sur le voilement, l’obscuration indéniable du reste, des corps féminins, en déduisent son effacement culturel et social. Si le voile a pour objectif de neutraliser le corps féminin, il a aussi comme effet de réifier le corps féminin en objet de désir, voire dans certains cas de le sexualiser[47] ; les propos de Fethi Benslama sont éloquents à ce sujet :

Plus qu’un simple écran, le voile créerait une vue d’interposition homologue dans le champ visuel de l’interdit dans le champ de la parole. Le voile intervoit la femme. […] La répression est double : du côté de la femme, elle est circularité de la voyance, puissance qui voit et qui se donne à voir ; tandis que, du côté de l’homme, il s’agit non seulement de dérober la femme comme objet réel du désir, mais de la transformer à travers son occultation en un fantasme obvie, en un corps-idée dans une promesse de dévoilement infini […]. Bref, par le voile, la femme devient une fable, un mirage obscur. C’est ainsi que l’on protège la vue de l’homme[48].

Le recours au motif de la parole permet à Djebar d’éviter l’écueil du voile unique et permet de montrer que le voile est tant physique que symbolique. C’est aussi parce que la parole est chez elle toujours plurielle, qu’elle n’est point donnée telle quelle, mais se donne dans sa mise en scène et le travail d’écriture poétique qu’elle fait droit à la différence. Aussi n’y a-t-il jamais d’idéalisation d’une parole féminine pure car originelle, ou de corps qui seraient « préservés » par la claustration. La claustration des femmes liée tant à des facteurs politiques, sociaux, religieux que tout bonnement phallocratiques n’a pas eu pour seul effet la préservation de « valeurs-refuges » idéalisées mais la reproduction stérile de valeurs non évolutives dont le langage reste chargé. Dans un entretien consacré au troisième opus de son Quatuor, l’écrivaine dit toute l’ambivalence de cette « valeur-refuge » : « Nos grands-mères se chargeaient de ne pas nous faire oublier notre identité. Mais en écrivant […], j’ai pris conscience que ces grands-mères portaient la mémoire des guerriers, une mémoire virile, nécessaire mais insuffisante. Mon écriture cherche à restituer la mémoire des femmes : c’est notre survie me semble-t-il[49]. » En ce sens, pour qu’une polygraphie des corps soit possible, Djebar a recours à divers modèles et stratégies d’écriture, empruntés à d’autres formes d’écritures comme la partition ou le cinéma, lesquelles font une large place à la voix et, par là, au corps. Entre témoignage, histoire et autobiographie, la polyphonie narrative et la polygraphie des corps dans le Quatuor algérien font émerger une écriture poïétique où bouleverser les garde-fous du langage, rechercher de nouvelles formes qui, tout en déstabilisant les règles syntaxiques à la faveur de la licence poétique, décillent notre regard sur le monde et nous invitent à le penser, à le (re)créer. C’est sans doute la force de la littérature : elle fait plus que témoigner de la complexité du monde — elle est monde.