Article body

Les scènes de lecture, dans les romans, sont nombreuses qui montrent comment le personnage se projette ou s’oublie dans un univers qu’il est en train de déchiffrer ou de découvrir. Elles caractérisent la condition, la subjectivité, les valeurs du personnage. Plus rares sont celles qui montrent comment il se remémore un roman : dans l’après-coup, le contretemps de la lecture, comment travaille le texte lu ? Du vers, des poèmes, on sait ce qu’il reste dans la mémoire et les romans mettent souvent en scène la manière dont ils hantent la conscience des personnages. C’est cette différence que nous voudrions d’abord observer avant de montrer comment la mémoire est caractérisée par sa dimension régressive. Nous verrons enfin qu’il y a deux types principaux de mémoire du roman telle, du moins, que les romans ou récits ont pu les représenter, car c’est à partir de cette mise en mots particulière de la mémoire que nous fondons notre réflexion : l’une, hystérique, rejoue la scène de la séduction ; l’autre, obsessionnelle, tente de contrôler la perte et le pouvoir que la lecture a exercé sur le sujet.

Mémoire du poème et devenir formulaire du roman

La mémoire des vers fait partie de la poésie, qui est ce qu’on se récite, ce qui se grave dans l’esprit et qui peut, à l’identique, être restitué. À preuve, et de manière exceptionnellement poétique et romanesque, le retour, dans L’amour fou de Breton, de « Tournesol », poème qu’il avait écrit en 1923 et qui lui revient en mémoire par « tronçons » plus de dix années plus tard, les fragments « cognant à la vitre » et l’obligeant à retrouver une totalité, comme le font, souvent, le matin, alors qu’il est distrait, des paroles des chansons, des vers qui se recomposent lentement et finissent par retrouver leur unité[1]. Notons que le contexte de la lecture, toujours valorisé et souvent restitué par la remémoration du roman, est ici absent : c’est d’une part l’intonation de la voix qui est gardée en mémoire et d’autre part, dans la suite du texte, le devenir-réalité de la poésie (et non son ancrage antérieur dans une réalité). Ce mouvement prospectif est assurément propre au surréaliste, qui mise sur la fictionnalisation de la réalité hantée et programmée par le livre. Pour autant, la dynamique de la remémoration des vers, portés par une voix, détachés du temps de sa lecture, et tendus vers une unité d’abord dans la mémoire puis dans le réel où le poème « s’incarne » ou se « réalise », est constitutive de la mémoire du poème. C’est donc moins la spécificité ici de la mémoire de « Tournesol », poème automatique qui est interprété comme préfigurant la rencontre avec Jacqueline, qui m’importe ici, que cette attention particulière que porte Breton, au demeurant peu musicien, à l’écoute intérieure de vers, s’imposant à la mémoire d’abord comme fragments, puis retrouvant peu à peu une unité comme d’eux-mêmes : « ce sont des poèmes qui se recomposent (ainsi) plus ou moins lentement[2] ». On fera l’hypothèse que cette dynamique n’a pas d’équivalent possible pour le devenir-mémoire du roman.

Gracq a commenté cette force particulière de la poésie en opposant la « remémoration exacte, vers après vers » du poème, la seule forme de souvenir possible selon lui étant « sa résurrection littérale dans l’esprit », et « le souvenir qu’on garde d’une oeuvre de fiction de longue haleine, d’un roman, lu ou relu, pour la dernière fois il y a des années, après tout le travail de simplification, de recomposition, de fusion, de rééquilibrage qu’entraîne l’élision de la mémoire » et ses pouvoirs « radioactifs » propres à le transformer en « carcasse consumée », « espèce de phosphorescence incorporelle [3]».

Il n’y a pas d’équivalent de cette remémoration extraordinaire du poème pour le roman parce que l’élément remémoré, fragmentaire, ne peut prétendre à une unité qu’on retrouverait complètement : alors que reste-t-il, fragmentairement, du roman ? Un titre, une couverture (celle de François le champi dans Le temps retrouvé ou la couverture du premier livre lu dans W ou le souvenir d’enfance[4]), un incipit (« Longtemps je me suis couché de bonne heure », « La première fois qu’il vit Bérénice, Aurélien la trouva franchement laide »), une fin (« C’est ce que nous avons eu de meilleur », « à nous deux Paris maintenant »), une scène (Vautrin concluant son pacte diabolique avec le jeune Lucien de Rubempré sur la route d’Angoulême), des impressions[5].

Ce qu’occultent ces éléments mémorisés et remémorés dit aussi bien la puissance de la mémoire romanesque que son nécessaire détachement : ce qui reste efface le reste. Le devenir fragmentaire est un devenir formulaire ou lacunaire.

On pourrait exemplifier cette différence (la restitution du tout/la forme fragmentaire) en opposant les citations de l’alexandrin racinien dans Aurélien (« Je demeurai longtemps errant dans Césarée ») et la mémoire diffuse de L’éducation sentimentale dans ce même roman, ou encore, dans Blanche ou l’oubli, l’envahissement de la mémoire de Gaiffier par la citation d’une seule phrase d’Hypérion de Hölderlin, « Was wir suchen ist alles » (« Ce que nous cherchons est tout »), exemplairement formulaire, ou, à l’inverse, la récriture de la scène de la mèche de cheveux coupés, qui hante ce même Gaiffier alors qu’il retrouve Blanche. L’analogie (Blanche lui est ce que madame Arnoux est à Frédéric) motive les longues citations qui sont faites de Flaubert. Mais c’est le narrateur qui cite la lettre du texte pour attester la puissance et l’authenticité de la mémoire de la scène qui revient à la mémoire du personnage de Gaiffier et qui fait écran à ce qu’il vit :

Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche. — Gardez-les ! adieu !
C’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pas pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux.
« Non, — dit Blanche —, ne m’accompagne pas, Geoff », c’est un fou, tu sais… et il a si longtemps attendu… »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux sur le trottoir fit signe d’avancer à un fiacre qui passait…
Je n’ai pas reconduit Blanche à la porte, je n’ai pas soulevé le rideau de la fenêtre. Je ne lui avais pas demandé quand elle a dit c’est un fou : « Et tu l’aimes ? »[6]

La mémoire du roman est donc soit rudimentaire (réduite à un rudiment textuel), soit diffuse et segmentaire (elle irradie une scène, une relation, une ville ou détache, du roman, un passage, une scène, un personnage). Autrement dit, s’il est naturel que le personnage de roman cite de mémoire un poème, il est souvent difficilement vraisemblable qu’il cite un roman si ce n’est de façon formulaire : le transfert de la mémoire du romancier à celle de son personnage passera par la scène de lecture qui motivera la citation littérale, plus ou moins longue. L’intertextualité se situe en deçà de la citation.

Mémoire régressive

La mémoire profonde du roman se trouve dans l’enfance. Les premiers romans lus se sédimentent dans la mémoire et donnent lieu à des récits incomparables : les lectures qui suivront, pour importantes qu’elle seront, ne seront pas racontées mais récrites (j’opposerai plus loin, chez Perec, la mémoire de Dumas dans W ou le Souvenir d’enfance et celle de Flaubert dans La vie mode d’emploi). Aussi est-ce dans l’autobiographie qu’on trouve les évocations les plus sûres de cette mémoire romanesque profonde. Sa caractéristique première est sa dimension régressive. Se souvenir des romans lus dans l’enfance, c’est se retrouver enfant, parfois avec crainte et appréhension, comme le montre une scène très souvent commentée du Temps retrouvé où le narrateur découvre dans la bibliothèque du Prince de Guermantes un exemplaire de François le champi, roman que lui avait lu sa mère et qui le renvoie à ces rituels de l’enfance, et à soi-même comme un autre : « Cet étranger, c’était moi-même, c’était l’enfant que j’étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c’est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son coeur, et ne parler qu’à lui[7]. » La lecture de cette « prose si commune[8] », son refoulement, la puissance de l’émotion déchaînée par le retour du refoulé ont une évidente valeur oedipienne : la mère de François, enfant trouvé, s’appelle Madeleine, et l’enfant trouvé est celui à qui la mère n’est pas interdite ; en outre le narrateur fournit une digression sur la mort d’un père[9] avant de restituer la mémoire de la scène de lecture. Le livre retrouvé par hasard, et qui est une véritable « essence du roman[10] », ne peut que réveiller une mémoire involontaire : « voici que mille riens de Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs[11] ». La mémoire involontaire restitue un pan du passé conservé, refoulé, puis porté par une lecture remarquable pour sa dimension affective et son oralité. Dans Du côté de chez Swann, en effet, ce n’est pas tant le roman de George Sand qui est évoqué lorsque la mère le lit à l’enfant, un soir où il ne trouve pas le sommeil dans sa chambre, pour le bercer, que la voix de la mère donnant à cette prose un équilibre et une harmonie en rivalité avec le bonheur éprouvé. De même, lorsque le livre est retrouvé, importent d’abord le contexte de la lecture et la proximité avec la mère.

François le champi dans La recherche est donc exemplaire de la dimension régressive de la mémoire du roman : la lecture est caractérisée par l’oralité, d’abord parce qu’elle est faite à haute voix par la mère ; celle-ci est un principe primaire d’unité, qui englobe tout le roman, même les passages qu’elle ne lit pas pour préserver la pudeur de l’enfant, et c’est elle qui est remémorée par le narrateur qui raconte la scène dans Du côté de chez Swann. Ensuite et surtout, cette lecture relève de l’oralité définie par Freud comme la première forme de la relation d’objet, constitutive du moi et de la dynamique fantasmatique. La relation orale est marquée par l’avidité, la proximité avec la mère, et l’angoisse du manque et de la perte, la satisfaction béate de l’engloutissement. L’oralité de la lecture romanesque est très souvent évoquée dans les autobiographies, soit parce qu’elle provoque, comme le dit Nathalie Sarraute dans Enfance, un « bonheur intense » et un sentiment d’emportement et d’assouvissement[12] qui sont les caractéristiques premières du plaisir romanesque, soit parce qu’elle donne lieu, dans l’écriture de la mémoire, à une énergie, à une profusion, qui sont le reflet de la dimension comblante et assouvissante du texte de roman lu. L’enfance est la mémoire profonde du roman en ce sens que le romancier y puisera non pas des souvenirs mais l’énergie de la lecture qui se renverse en énergie de l’écriture. La mémoire du roman est donc la source première de l’invention, indépendamment de tout souvenir du texte lu.

Pour illustrer le premier point, rappelons l’évocation que fait Sarraute de Rocambole : « Impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisible m’entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide de perfection je me vois attachée[13]. » La mémoire du roman lu dans l’enfance est une mémoire régressive en ce qu’elle restitue un plaisir archaïque de lecture, dont l’intégrité ne tient pas au respect du texte mais à la pulsion dévoratrice et assouvissante ou à la voix de la mère, principe premier d’unité et garante affective de l’intégrité du souvenir.

Les passages du chapitre xxxi de W ou le souvenir d’enfance où Perec se rappelle ses premières lectures sont parfaitement caractéristiques de la profusion d’un récit qui puise à la mémoire son énergie. Évoquant le deuxième livre dont il se souvient, Perec en retient un épisode :

Le deuxième livre était Michaël, chien de cirque, dont un épisode au moins s’est gravé dans ma mémoire, celui de cet athlète que quatre chevaux vont tenter d’écarteler ; mais en fait, ce n’est pas sur ses membres que les chevaux tirent, mais sur quatre câbles d’acier disposés en x qui sont dissimulés sous les vêtements de l’athlète : il sourit sous cette prétendue torture, mais le directeur du cirque exige de lui qu’il montre les signes de la plus atroce souffrance[14].

Avec une grande honnêteté, Perec reconnaît au troisième livre qu’il cite, Vingt ans après, un statut d’exception : s’il se le rappelle si précisément, c’est qu’il l’a souvent relu et qu’il le relit encore. La mémoire enfantine est réactivée par les lectures récurrentes qui retrouvent les détails :

les coins vermeils de la table de Mazarin, la lettre de Porthos restée depuis quinze ans dans la poche d’un vieux justaucorps de d’Artagnan, la tétragone d’Aramis en son couvent, la trousse à outils de Grimaud grâce à laquelle on découvre que les tonneaux ne sont pas pleins de bière mais de poudre, le papier d’Arménie que d’Artagnan fait brûler dans l’oreille de son cheval, la manière dont Porthos, qui a encore un bon poignet (gros, je crois bien, comme une côtelette de mouton), transforme des pincettes de cheminées en tire-bouchon, le livre d’images que regarde le jeune Louis xiv lorsque d’Artagnan vient le chercher pour lui faire quitter Paris, Planchet réfugié chez la logeuse de d’Artagnan et parlant flamand pour faire croire qu’il est son frère, le paysan charriant du bois et indiquant à d’Artagnan, dans un français impeccable, la direction du château de La Fère, l’inflexible haine de Mordaunt demandant à Cromwell le droit de remplacer le bourreau enlevé par les mousquetaires, et cent autres épisodes, pans entiers de l’histoire ou simples tournures de phrase dont il me semble, non seulement que je les ai toujours connus, mais plus encore, à la limite qu’ils m’ont presque servi d’histoire[15].

La citation très longue que nous nous autorisons a pour but de souligner l’ampleur du souvenir, la précision de la mémoire, le bonheur pris à restituer, en les énumérant, ces détails que les lectures ont vérifiés : Perec a relu ce qui lui tient lieu d’histoire pour s’assurer que rien n’a été oublié et que du livre lu, rien n’est déplacé, altéré ni perdu. Nous reviendrons plus loin sur ce rapport particulier à la mémoire du roman, mais il nous semble important de noter, dès à présent, cette caractéristique de la mémoire romanesque qui procède de l’enfance : elle est portée par le même élan romanesque qui caractérisait les histoires lues dans l’enfance.

Perec fait de cette veine romanesque l’une des directions de son oeuvre (à la différence, par exemple, de Sarraute, qui inventera contre le romanesque). Dans ses « Notes sur ce que je cherche », il soutient qu’aux côtés des versants sociologique, autobiographique, ludique, de son écriture, il y en a un quatrième qui « concerne le romanesque, le goût des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit ; La vie mode d’emploi en est l’exemple type[16] ». Le romanesque s’alimente à ce plaisir régressif de la lecture d’enfance, qui marque la mémoire de façon particulière. Si l’on compare cette mémoire profonde du roman et ce dont Perec se souvient par ailleurs, l’énergie qu’elle donne et la marque qu’elle imprime à la mémoire de l’écrivain semblent d’autant plus remarquables. Un très petit nombre de romans est mentionné dans Je me souviens : les romans de Pierre Benoît (206), L’étranger de Camus (294), « Premier de cordée de Frison-Roche » (324), les « livres de la collection Signes de piste » (350), les « Carnets du major Thomson » (472)[17], « Caroline chérie (le livre et le film) » (474)[18]. Non seulement seuls les titres des romans sont cités (ou parfois une particularité anthroponymique des personnages, qui est sue sans que les livres aient été lus), mais surtout ils sont très peu nombreux si on les compare aux titres de films, aux chansons dont Perec se souvient. En outre, alors que le souvenir romanesque d’un roman (Vingt ans après) délivre la mémoire et donne lieu à une très profuse énumération dans le texte autobiographique, les souvenirs de romans, dans Je me souviens, sont l’objet d’une parfaite restriction.

Nous pouvons donc distinguer, à présent, trois modalités du devenir-mémoire du roman avec Perec : la mémoire profonde de l’enfance à laquelle le romancier puisera l’énergie de tous ses écrits et sur laquelle il branchera l’invention romanesque de livres qu’on dévore « à plat ventre » ; le devenir formulaire, où l’on ne retient que des titres, et parfois même sans avoir lu les romans ; le devenir-silence ou devenir-écriture. Les choses ont été rédigées sous l’influence affichée de L’éducation sentimentale, dont le sous-titre, Histoire d’un jeune homme, engendra même un moment un des titres provisoires : Histoire d’un jeune couple. Cette copie de l’écriture de Flaubert aboutit le plus souvent à des paraphrases (« “Te souviens-tu ?” dira Jérôme. Et ils évoqueront le temps passé », etc.), à des transpositions plates (« Et ils se passeraient la main sur le visage, doutant de leurs yeux, croyant rêver encore ; ils ouvriraient la fenêtre toute grande[19] »), des caricatures (« M. Podevin, votre oncle, étant mort ab intestat »), des allusions (le navire à aubes Ville-de-Montereau) et, « dans mon souvenir, [écrit Perec], à seulement trois citations à peu près strictes[20] ». Ce dernier type de mémoire, la plus difficile à cerner et à objectiver, alimente l’écriture, sans être présentée comme une mémoire. À la différence de la lecture d’enfance, elle est de toute évidence plus attentive à la lettre du texte ; pour autant, il ne semble pas qu’il faille établir d’échelles de valeurs. La mémoire profonde, quoique romanesque, négatrice de la lettre du texte et peu réinvestie par l’écriture, est fondamentale par son énergie, sa puissance affective, son oralité.

Le devenir-mémoire du roman, c’est donc le devenir-romancier (en l’occurrence romancier qui revendique le romanesque). Le roman fournit non seulement une mémoire de soi, comme l’atteste aussi Stendhal dans Vie de Henry Brulard, mais aussi constitue une sorte de réserve nucléaire d’énergie à laquelle s’alimente l’invention : « Don Quichotte me fit mourir de rire. Qu’on daigne réfléchir que depuis la mort de ma pauvre mère je n’avais pas ri. » « Victime de l’éducation aristocratique et religieuse la plus suivie », Stendhal est soumis à la tyrannie de sa famille et la découverte de Don Quichotte, « lu sous le second tilleul de l’allée du côté du parterre, dont le terrain s’enfonçait d’un pied, […] est peut-être la plus grande époque de [s]a vie[21] ». Une fois encore nous remarquons que la puissance de la lecture romanesque marque la mémoire de façon décisive, mais en restituant non pas le texte lu mais le contexte (c’est-à-dire le lieu et le moment) de la lecture : la mémoire du roman est mémoire de soi, étape cruciale dans le développement du sens d’une vie.

Mémoire refoulée

Ce bonheur intense de la lecture romanesque est ensuite, et souvent, l’objet d’un refoulement. Dans les romans, il est peu représenté et il est difficile d’objectiver la marque de cette mémoire profonde dans l’oeuvre des écrivains. Sans doute est-ce qu’elle constitue une énergie plus que des souvenirs : c’est une mémoire dynamique plus qu’une mémoire-contenu. En outre, ce qui est lu, nous l’avons vu, est occulté au profit du bonheur et du plaisir que la lecture constituait, et déplacé au bénéfice de la mémoire de celui qu’on a été — le tilleul de Stendhal, la voix de la mère du narrateur de La recherche, l’histoire et la parenté retrouvée de Perec.

Mais qu’est-ce qui est refoulé ? Précisément la puissance de ce désir, de cette pulsion libidinale première, archaïque, constitutive du moi et de la relation d’objet, mais négatrice du texte lu, de sa lettre, de sa forme. L’écrivain, très souvent, refoule cette pulsion : elle est ce qui forme sa mémoire la plus profonde et sans doute ce à quoi s’alimente son désir d’écrire, mais elle est négatrice de l’écriture. Sarraute, dans le passage que nous avons cité d’Enfance, l’exprime clairement : « Impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases[22]. »

Dans « La lecture dans le train », récit recueilli dans La vie matérielle, Duras rapporte comment elle a lu, en rentrant du Sud, huit heures d’affilée, un livre qu’on lui avait prêté et dont elle se souvient qu’il fallait qu’elle le remette à son propriétaire à son arrivée à Paris. Du livre, c’est d’abord la matérialité qui est rappelée : « Le livre était énorme, c’était un exemplaire dépareillé de la collection La pléiade[23] » ; puis le titre ; et enfin la puissance de l’élan qui a conduit à le dévorer. Mais l’histoire a été, semble-t-il, entièrement occultée. Pourquoi cette lecture est conçue aussi par Duras comme une trahison ? Rappelons que selon Duras, la lecture est toujours nocturne — elle n’a jamais lu que de nuit, comme la mère le lui avait appris, en ne soustrayant jamais ni à l’écriture, ni à l’amitié (ou à l’amour), ni au travail le temps qu’on engloutit dans les livres qu’on lit. Le train délimite ici un temps nocturne : huit heures dans un train, qui venait du Sud, mais sans qu’on sache exactement d’où, huit heures passées sans manger ni dormir. Rien de l’histoire ni de la langue n’est retenu, comme si la lecture avait assouvi un plaisir primaire, pour ainsi dire en deçà de l’expérience esthétique. Ce plaisir ne relève donc ni du raisonnement, ni du jugement, ni du savoir. Il est pure expérience libidinale du rapport à soi, au temps, à la solitude et à l’oubli. Et c’est pourquoi il semble à l’écrivain une trahison : « je m’étais tenue à la lecture de l’histoire rapportée dans le livre aux dépens d’une lecture profonde et blanche sans narration aucune, celle de la pure écriture de Tolstoï[24] ». Des huit cents pages de Guerre et paix, rien n’est évoqué parce que Duras n’avait lu que « la première couche », celle, lisible, de l’histoire, trahissant celle de l’illisible, dont elle dit éloquemment qu’on l’aperçoit « au cours d’une distraction de la lecture littérale, comme on regarde l’enfance à travers un enfant[25] ».

Ce récit d’une part est exemplaire de l’investissement libidinal que la lecture romanesque, nocturne, enfantine, sollicite, qui fait de la lecture une expérience régressive et orale (il s’agit de combler une avidité quasi pulsionnelle) et d’autre part du refoulement que l’écrivain, conscient de l’ignorance de la forme et de la langue que cette lecture nécessitait. C’est pour cette raison que Duras ne cite rien de l’histoire, alors même qu’elle reconnaît n’avoir prêté attention qu’à elle. Consciente d’avoir ignoré tout de la langue et de la forme, elle évoque l’énergie et le plaisir pris à la lecture mais en occulte ce qui semble ne pas avoir marqué sa mémoire — l’histoire racontée.

Que conclure de ces lectures et mémoires régressives puis refoulées ? Qu’elles alimentent le récit d’enfance mais aussi l’énergie romanesque de l’écrivain. Refoulées car peu littéraires et portées par une pulsion et un désir très forts, elles font retour dans les autobiographies. Elles n’apparaissent pas dans l’oeuvre de l’écrivain, si ce n’est comme une énergie première, un élan auquel puiser. Ce qui est lu ensuite, tous les romans qui seront lus au-delà de l’enfance constituent, eux, pour les écrivains, une mémoire muette, non narrative, qui se distingue fortement de cette réserve énergétique quasi nucléaire et radioactive formée par les lectures d’enfance. De là à affirmer que la seule mémoire du roman est celle de ces romans lus pendant l’enfance, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir : d’une part parce que les textes lus ensuite restent en mémoire, mais à la mémoire régressive fait place une mémoire analytique (à cet égard, le texte que Duras écrit sur Musil[26] est exemplaire de cette mémoire critique qu’on oppose à une mémoire régressive) ; d’autre part parce que la mémoire des romans travaille l’écriture, mais en deçà de la citation.

Le retour de ce refoulé, pour l’écrivain, c’est l’écriture elle-même, qu’elle soit ou non romanesque (nous pouvons de nouveau opposer sur ce point Perec et Sarraute, quels que soient les points communs que présente leur mémoire profonde du roman). Sur le plan de la représentation, ce retour du refoulé donne lieu à deux types de mémoires : l’une qui met en scène la séduction et qui exacerbe les signes qu’elle a pu déchaîner — c’est une mémoire hystérique, proche du stade oral constitutif de la mémoire profonde du roman. L’autre, tout aussi défensive, est de structure obsessionnelle : il s’agit de protéger le moi des assauts de la mémoire de l’enfance, en contrôlant les lectures et les souvenirs qui la constituent. Plus proche du stade anal, cette mémoire obsessionnelle ne rivalise pas avec l’élan séducteur qui emportait le moi dans la lecture de l’enfance mais, au contraire, morcelle, voire sabote le texte lu et remémoré.

Mémoire hystérique et mémoire obsessionnelle

On trouve dans Madame Bovary non seulement des scènes de lecture mais surtout des scènes de remémoration des romans lus qui sont caractérisées par une mémoire hystérique — dont l’hystérisation, par le narrateur, est à la fois une prise de distance envers le mode de lecture de son personnage et sans doute aussi une défense envers sa mémoire profonde personnelle. Cette mémoire est hystérique au sens où elle rejoue la scène de séduction opérée par la lecture et aussi où elle exacerbe tout particulièrement les signes de la séduction (l’hystérie, on le sait, est une sorte d’expression hyperbolique donnant lieu à une hyper-sémiologie).

Fondée sur un désir d’identification à un monde supposé inaccessible, la lecture investit la totalité de la fiction et cherche à en maintenir, dans un rapport de séduction, la totalité. Ce que la mémoire suppose de chutes, de pertes, est refusé. Il faut s’identifier totalement au texte pour maintenir son pouvoir de séduction et la force du désir qu’il a suscité. La mémoire du roman est alors exactement à l’opposé de la mémoire du poème : si la totalité du texte est restituée par qui se souvient exactement des vers, rien du texte n’est restitué littéralement par qui se souvient des romans ; c’est la totalité du désir mis en oeuvre par la lecture qui est en cause — la mémoire de la voix de la mère peut ainsi être garante de la plénitude de la lecture, malgré les blancs de la mémoire. Le roman, comme le récit, est alors un piège. Nathalie Sarraute se rappelle « une part arrachée à [elle] — même », lorsque, lisant Rocambole, elle faisait l’expérience du Mal précipitant un personnage « du haut des falaises » ou les laissant « noyés, broyés, mortellement blessés[27] ». L’image de l’arrachement suffit à dire que la lecture comme scène hystérique est le lieu où le lecteur fait corps avec les personnages fictionnels. Mais revenons à Emma :

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans de grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau[28].

La présence de la deuxième personne et le maintien de repères qui situent l’univers représenté par rapport à ceux de la lectrice (« plus hauts que des clochers ») montrent que la lecture est d’abord identification : c’est à ce prix que le devenir formulaire et fragmentaire du roman est évité. Tout garder, c’est se mettre en scène et maintenir la séduction comme condition d’une continuité du texte dans la mémoire. La suite des évocations des lectures d’Emma (Walter Scott) confirme ce mécanisme :

Elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir[29].

Ce qui marque la mémoire, ce sont des scènes, des postures que le corps va imiter, des conducteurs de rêveries qui sont aussi bien les lieux, les personnages qui leur sont attachés, que des noms (Marie Stuart, Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure) ou encore des images qui font clichés : « saint Louis avec son chêne, un peu de Saint-Barthélémy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où Louis xiv était vanté[30] ».

La mémoire du roman projette le sujet dans un monde qu’il pense comme une totalité : dans la totalité du roman. C’est pourquoi il peut être un leurre, comme le montre, à propos de Flaubert, Pierre Michon qui, dans Les vies minuscules, se projette lui-même dans la lecture que Roland Bakroot a pu faire de Salammbô : « Il demeurait dans leur interminable silence ; il s’enfonçait de plus belle dans le tourbillon de ces passés que nul n’a jamais vécus, ces aventures comme arrivées à d’autres et qui pourtant n’arrivèrent à personne[31]. » La lecture de roman dépersonnalise et irréalise, fourvoie « dans les passés simples ». La lecture du texte de poésie (les vers de Hölderlin en l’occurrence) marque différemment la mémoire : elle déchaîne « des citations » et « le vent sous la bannière du Pathos[32] », sans emporter le lecteur sur une scène qui le happerait tout entier et porterait atteinte à son intégrité. L’intérêt de ces scènes de lecture des Vies minuscules est le jeu redoublé d’identification, qui renforce l’hystérisation romanesque de la mémoire (ou cette modalité hystérique de la mémoire romanesque) : le narrateur s’identifie à Roland qui se projette dans le monde de Flaubert, dont il sait bien qu’il est un leurre, mais quand même : la dénégation joue à plein et le fourvoiement est possible.

Consciente de ce qui va être perdu après la lecture, la mémoire obsessionnelle, à l’inverse de la mémoire hystérique, radicalise, à l’inverse, la potentialité destructrice qui lui est attachée : lire un roman, c’est accepter qu’on ne gardera pas tout. Qu’on oubliera. Peut-être tout. Ou presque tout. Une stratégie pour contrer cet oubli est d’exercer un contrôle sur cette mémoire et ses lieux d’oubli. La lecture obsessionnelle va essayer de tout garder, de tout maîtriser, mais aussi, puisque cela n’est pas possible, de contrôler ce qui est préservé de l’oubli, et ce qui pourrait être encore oublié. C’est son versant positif. Le versant négatif instaure un rapport destructeur au texte remémoré, mis en pièces, morcelé, comme si l’écriture rejouait la scène de la destruction de l’intégralité du texte, programmée, inévitablement, par la lecture et le temps. Ce sont une lecture et une mémoire romanesque marquées par l’analité. Si l’oralité vise la satisfaction d’une séduction qui préserve la totalité, l’analité repose sur la jouissance prise à maîtriser ce qui doit être perdu. En maîtrisant ce qu’il rejette et détruit, le sujet maîtrise l’objet et son propre moi. La lecture hystérique se perd dans le texte ; la lecture obsessionnelle s’y conquiert.

Revenons à W ou le souvenir d’enfance et au passage qui évoque la mémoire de Dumas. Pourquoi Perec le relit-il de manière récurrente ? Pour s’assurer que la mémoire n’a rien perdu. Pour s’assurer que les souvenirs sont toujours là : « les relire consistait seulement à vérifier qu’ils [les détails] étaient bien à leur place[33] ». Pour maîtriser, en un mot, la mémoire :

Les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires ; on pouvait suivre ; on pouvait relire, et, relisant, retrouver, magnifiée, par la certitude qu’on avait de les retrouver, l’impression qu’on avait d’abord éprouvée : ce plaisir ne s’est jamais tari : je lis peu, mais je relis sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau ; je relis les livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance, que je relise vingt pages, trois chapitres ou le livre entier : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, d’une parenté enfin retrouvée[34].

La mémoire du roman fournit une histoire et sa réactivation par les lectures récurrentes confirme la parenté retrouvée. Encore faut-il s’assurer qu’on ne va ni refouler ni l’oublier. Toute la pratique de la citation, chez Perec, relève de cette angoisse de la perte et de ce besoin obsessionnel de contrôler ce qui, dans la mémoire, risque d’échapper et d’être refoulé.

La défense envers la mémoire du roman peut aller jusqu’à une sorte de mise à sac du texte dont on se souvient, à l’opposé de l’évocation prolixe et détaillée qui mime l’énergie et l’élan donnés par le romanesque lu dans l’enfance et enfoui dans la mémoire profonde de l’écrivain. C’est la stratégie négative de défense adoptée envers l’oubli du roman et son retour fragmentaire et parfois intempestif dans la mémoire. Ainsi, dans La bataille de Pharsale de Claude Simon, la mise à sac du texte proustien est exemplaire non seulement d’une écriture qui valorise le fragmentaire et démonte le roman, mais aussi d’une mémoire romanesque qui mise sur la maîtrise que la citation exerce sur l’oubli. La mémoire qui en est gardée est faite d’éclats : des fragments sont cités puis coupés au milieu d’une phrase, déformés, réitérés[35]. La mémoire n’est pas formulaire (le sens est attaqué, le contexte perdu), elle est lapidaire, voire ruinique. Si ce mode de lecture, ce rapport au texte et la mémoire qui en découle, peuvent être dits obsessionnels, c’est en ce qu’ils misent sur une maîtrise de type anal du pouvoir du texte : parce qu’on sait comment on peut dévorer le roman et se laisser envahir ou dévorer par lui, on le dilapide par des citations qui sont signes de maîtrise.

Henri Michaux a radicalisé l’expérience de lecture comme expérience de souffrance et de destruction, au point qu’il a pu lire comme si rien ne devait rester comme trace de ce qui a été lu. Si je cite ici ces expériences de lecture, quoiqu’il ne soit jamais fait mention de roman en tant que tel, c’est qu’elles nous conduisent au point limite où la mémoire régressive est rejetée : refuser d’être emporté, de lire avec avidité, de satisfaire, par la lecture, un assouvissement oral, c’est refuser le texte dans son ordre. Voire ne pas lire. Ou lire de sorte que le texte ne laisse pas de marques ; car « [l]ire fait toujours un mal atroce[36] », selon Michaux, qui renverse l’abandon au plaisir et le « bonheur intense » qu’évoque Nathalie Sarraute en souffrance extrême : « Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique[37]. »

La pratique du saccage est une défense envers le pouvoir pulsionnel que la lecture sollicite et la manière dont elle marque la mémoire, rapportant ainsi de façon parfois douloureuse ou du moins risquée et effrayante (Le temps retrouvé) à l’enfance. « Une vie de chien » fait état de cette façon de lire :

Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l’attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l’auteur. Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il faut que je les sabote toutes. Cela m’est nécessaire.
Parfois, certains mots restent comme des tours. Je dois m’y prendre à plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations, tout à coup au détour d’une idée, je revois cette tour. Je ne l’avais donc pas assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son poison, et je passe ainsi un temps interminable.
Et le livre lu en entier, je me lamente, car je n’ai rien compris… naturellement. N’ai pu me grossir de rien. Je reste maigre et sec[38].

Ne pas tirer profit de la lecture : refuser que le livre marque la mémoire et reconduise, un jour, à l’enfance.

Cette lecture obsessionnelle[39] radicale est une défense de la mémoire.

***

En conclusion, la mémoire du roman est difficilement localisable : non citationnelle, diffuse, profuse, elle est souvent refoulée. C’est dans les textes autobiographiques que son pouvoir liminaire est le plus manifestement explicité : élan, énergie, satisfaction orale et libidinale d’une pulsion de lire et de fiction ensuite refoulée, la lecture romanesque produit une mémoire régressive qui ramène à l’enfance. Le texte lu en fait parfois les frais : il est occulté au profit d’une mémoire de la lecture et d’une mémoire de soi. La mémoire des romans lus dans l’enfance a donc ceci d’exceptionnel qu’elle est la réserve énergétique et nucléaire, radioactive, de toutes les inventions et lectures romanesques à venir. Les textes lus ensuite seront analysés, travailleront sourdement dans l’écriture poétique ou romanesque, sans être réinvestis de manière sentimentale ou existentielle avec autant de force. Sur la scène romanesque, la lecture est très souvent représentée. La mémoire qu’on garde des romans lus l’est beaucoup moins. Sans doute est-ce un objet de représentation difficile, plus difficile que la mémoire du poème, qui revient souvent hanter ou charmer la mémoire des personnages. Lorsque la mémoire du roman est mise en scène, c’est pour insister sur le risque de dépersonnalisation et de déréalisation qu’elle représente, soit pour manifester, dans une fictionnalisation du souvenir d’enfance, sa valeur régressive et orale. Dans les deux cas, cette mémoire relève d’une hystérisation du rapport à soi et au texte. C’est le premier paradigme du devenir-mémoire du roman que nous avons distingué. Le second relève d’une mémoire obsessionnelle, répondant par un exercice de maîtrise à la puissance dévoratrice de la lecture romanesque. De façon positive, elle donne lieu à des relectures qui vérifient que le souvenir a bien été gardé, que tout est en place, pour parler comme Perec. De façon négative, elle saccage le texte, altère sa lettre.

La mémoire comme expérience hystérique manifeste le pouvoir de séduction exercé, la dimension orale du bonheur éprouvé et le risque perçu d’un emportement, d’une dépersonnalisation (le déplacement dont est l’objet le texte lu, occulté au profit de la mémoire de la lecture elle-même[40], dont la scène est restituée parfois avec une présence et une précision formidables, en sont des indices puissants). La mémoire comme expérience obsessionnelle, soucieuse de maîtriser les marques, les traces, et tout ce qui est perdu avec le roman, le temps qu’il prend et celui qu’il restitue imparfaitement, peut aller jusqu’au sabotage du texte, comme nous l’avons vu chez Michaux.

C’est entre ces deux types sans aucun doute trop schématiques de mémoire que Gracq, avec bonheur, se situe, rappelant ce qu’il garde de la lecture de La chartreuse de Parme : « les épaves pêle-mêle sur la grève d’un galion porte-trésors. La descente de l’armée sur Milan. Waterloo. La page divine sur les rives du lac de Côme. La tour Farnèse. Les oiseaux de Clélia. L’évasion. Le prince de Parme (avec l’aide du film). L’orangerie du palais Crescenzi. Le tout aussi désinvoltement battu qu’un jeu de cartes, mais uniformément baigné dans l’ozone allègre, hilarant, de la haute montagne[41] ».