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Aux premières loges, à leurs fenêtres, où fleurs et feuilles forment vers l’extérieur une haie défensive, elles observent les bornes que d’autres dépassent, relâchant, épuisées, l’arc de leurs propres désirs [1].

Vouloir parler des rapports entre le pouvoir et les femmes, c’est prendre conscience que derrière le pouvoir se cache la domination masculine : « La société a toujours été mâle ; le pouvoir politique a toujours été aux mains des hommes [2] », constate Simone de Beauvoir. Vouloir parler des rapports entre le pouvoir et les femmes au xixe siècle, c’est aussi prendre conscience de la pertinence de l’espace dans la configuration des rapports sociaux.

Prétendre que tout pouvoir s’exerce spatialement est une évidence. Chaque régime, tel un Grand Géomètre, exécute un geste fondamental qui consiste à définir les frontières internes et externes, et, par là, les hiérarchies, ce qui est bel et bien un acte politique à part entière. Pierre Bourdieu l’explique ainsi : « définir les frontières, les défendre, contrôler les entrées, c’est défendre l’ordre établi dans le champ […] [3] ». De la sorte, le pouvoir met en place un système de gestion des corps qui consiste non pas seulement à « octroyer » des espaces où se disposent, se disloquent les corps, mais avant tout à modeler, à façonner les existences, les parcours de vie. Ainsi, tout pouvoir reconfigure l’espace habité, dresse sa propre théorie des places, parce qu’il « […] se pense comme le principe et la raison qui accordent à chacun sa place, et à chaque place sa “chose” (le pouvoir n’admet pas d’espace vide, de lieux sans destination) [4] ». La théorie des places se fait particulièrement ressentir au sein de l’espace urbain, qui constitue un espace éminemment politique où chaque pierre est instrumentalisée, étant soit angulaire soit tombale, où tout geste se veut politique, où tout déplacement est taxé d’anarchique ou de conformiste, car la « ville est l’espacement du politique [5] ».

Nous nous proposons d’interroger la manière dont s’exerce le pouvoir des hommes sur les femmes à travers l’espace urbain dans quelques romans des Rougon-Macquart d’Émile Zola [6]. Comment le romancier naturaliste dépeint-il les mécanismes de la domination masculine à travers les contraintes spatiales imposées aux femmes par le pouvoir en place ? Trouve-t-on, chez Zola, des personnages féminins qui rejettent corsets mentaux et rôles sociaux qui les ligotent ? Pour fournir quelques éléments de réponse à la question qui relève du croisement du texte littéraire et de ses entours sociaux, nous envisageons de mettre à profit certains outils méthodologiques propres à la sociocritique. Cette théorie s’avère d’une grande efficacité pour étudier l’inscription du social dans les textes littéraires qui, comme le rappelle à juste titre Claude Duchet, sont aussi de grands « consommateur[s] et producteur[s] d’idéologies [7] ».

Régine Robin parle de la socialité du roman dans les termes suivants : « Pratique, produit, objet social, le roman l’est d’abord parce qu’il occupe une place de choix dans la circulation culturelle des idées, des images, des formes, des stéréotypes […]. Il est un élément clé de la formation de l’imaginaire social [8] ». Mais le roman n’est pas seulement un cadre vide prêt à accueillir différentes formes du social. Le roman constitue avant tout une confluence vivante et dynamique où s’effectue un brassage, un renouvellement et une actualisation de tout ce « déjà-là et déjà-dit […] qui fonctionne sous forme de présupposés, de préconstruits, de cristallisé, de figé […] [9] ».

Pour qu’on puisse suivre la circulation du social à travers le tissu textuel et ses concrétions signifiantes, il faut, au préalable, isoler, ce que Claude Duchet appelle, le « sociogramme [10] », compris comme une sorte de plexus intégrateur d’ensembles de représentations qui peuvent être thématisés par la fiction littéraire. Nous nous proposons donc d’interroger le fonctionnement du sociogramme de la femme dans quelques romans des Rougon-Macquart d’Émile Zola et d’étudier de quelle manière le contrôle de l’espace, en tant qu’instrument du pouvoir masculin, infléchit le destin féminin au xixe siècle. Il relève donc de notre projet de soumettre à l’étude les déambulations féminines qui s’effectuent dans l’espace urbain de Paris à l’époque du Second Empire. Cet espace sera envisagé comme un terrain d’importants enjeux politiques et sociaux, comme un carrefour où s’effectue le partage des influences, des pouvoirs et des sexes.

« Qu’il y ait bien, au xixe siècle, une géographie sexuée de l’espace ne fait aucun doute [11] », confirme Catherine Nesci dans son ouvrage sur les pratiques urbaines des femmes à l’époque romantique. Suivant le principe du partage binaire, le pouvoir au xixe siècle tend à accentuer cette tendance, en séparant l’espace public, destiné aux hommes, de l’espace privé, intérieur, destiné essentiellement aux femmes. Par conséquent, cette ségrégation de l’espace, dont les prodromes se font déjà nettement ressentir à la fin du xviiie siècle, sert de matrice à la disjonction spatiale des sexes, créant des dissymétries au sein de la géométrie de la vie sociale.

Femmes et loi

Les différents discours sociaux du xixe siècle, abordant la problématique de l’identité féminine, du statut juridique et du rôle naturel des femmes semblent, au fond, d’une homogénéité étonnante. Comme l’a relevé Lynn Hunt, « on a depuis longtemps observé que c’est au xixe siècle que les femmes ont été reléguées dans la sphère privée comme elles ne l’avaient jamais été [12] ». Pour comprendre les origines de ce cloisonnement spatial des femmes, il faut remonter à la législation de la Révolution française, qui a inscrit dans la loi l’exclusion des femmes du système politique — elles n’y seront de retour qu’à partir d’octobre 1944. Dans l’intervalle, le Code civil de Napoléon durcit encore les dispositions législatives de la Révolution en soumettant la femme à l’autorité du père, du mari ou de son frère aîné. Au surplus, la loi de 1816, qui devait interdire le divorce jusqu’en 1884, a ensuite contribué au renforcement de la tutelle maritale [13].

Ces décisions du législateur ont eu un impact direct sur le partage des rôles sociaux, en engendrant notamment un mode différencié d’appropriation de l’espace par les hommes et les femmes. Ce partage s’énonce dans les termes suivants : « à l’homme la culture politique et celle qui s’inscrit dans le travail productif ; à la femme, le privé, la famille, la culture domestique [14] ». En outre, derrière la dissymétrie de la répartition spatiale, derrière la réglementation des lieux se cache un système de valeurs, une idéologie. En tirant d’un présupposé biologique un argumentaire destiné à conférer à ses décisions un fondement naturel, le pouvoir a imparti à la femme l’intérieur du foyer familial pendant que son père, son mari ou son frère pouvait évoluer librement dans l’espace extérieur, public. La dissymétrie dans la répartition des places et des rôles sociaux résume l’idéologie androcentrique, dominante au xixe siècle, qui a trouvé dans la personne de Proudhon son fervent propagateur et que résume une expression célèbre de son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846) : « Courtisane ou ménagère [15] ». Cette alternative enferme le destin des femmes dans des rôles sociaux associés à des espaces bien distincts : « La femme est victime de cette idéologie de la différence sexuelle, qui [la] réduit à son destin gynécologique [16] », si bien que la ségrégation sexuelle dans l’espace public et dans l’espace privé a évidemment plus de pertinence existentielle que topographique.

Mais il ne faut surtout pas oublier que la société bourgeoise était fondée principalement sur la famille, au centre de laquelle régnait la femme : « Le xixe siècle tout entier est centré sur la famille, cette famille triomphante dont la puissance est sans conteste [17] ». Derrière les dispositifs ségrégationnistes mis en place par le pouvoir bourgeois se lit surtout la peur, une peur du chaos, de la confusion, des transgressions incontrôlées. Au xixe siècle, cette peur prend le visage de la prostituée : « La prostitution était la grande peur de l’époque : elle ne représentait pas seulement une menace réelle et continuelle, c’était aussi une métaphore du désordre et du renversement des hiérarchies et des institutions de la société. La prostituée était une “femme publique” [18] ».

Pour pouvoir maintenir l’ordre, le pouvoir patriarcal a décidé d’assigner à résidence les femmes pour leur éviter tout contact avec les « miasmes » du dehors, les « souffles de la rue » (PB, iii, p. 19). À travers la gestion du système des ouvertures et des fermetures entre les espaces extérieur et intérieur, la bourgeoisie tend à détruire tout facteur perturbateur susceptible de renouveler la combinatoire des éléments qui participent de son système. Elle pense y parvenir par le biais d’un contrôle de la spatialité, sans avoir recours à aucun instrument supplémentaire.

Les prisonnières de la transparence

Dans un système où le pouvoir entend réglementer l’accès à certains espaces, tout mouvement visant à quitter l’espace que l’on assigne à chacun relève d’un acte politique. Le bon fonctionnement du système bourgeois dépendait donc d’une capacité à immobiliser la femme au sein de l’espace intérieur, tandis que les hommes pouvaient jouir de la liberté de se déplacer sans contrainte que leur assurait leur condition d’homme.

Dans l’historiographie, la mobilité n’a jamais été un attribut féminin. Culturellement conditionnée pour être passive, la femme, telle qu’elle se donne à lire dans le roman réaliste-naturaliste du xixe siècle, « occupée à ses éternels travaux de couture devant la fenêtre » (PA, ii, p. 941), est déposée, tel un bijou délicat, dans un écrin familial de son foyer, étant réduite à attendre celui qui voyage, entreprend, agit — son père, son mari, frère ou son amant. La loi et, par conséquent, la morale bourgeoise, la condamnent à l’invisibilité dans l’espace public et à l’absence dans la vie civique. Au surplus, on observera que, si l’espace public est fermé aux bourgeoises et qu’il reste néanmoins ouvert aux femmes du peuple, ces dernières y sont bien souvent livrées à la brutalité de la gent masculine. Quoi qu’il en soit, cette dissymétrie des rôles sociaux, avec tout ce qui s’ensuit au chapitre des trajectoires existentielles, a été bien résumée par l’un des personnages de Barbey d’Aurevilly : « Moi, je sors, je dépense mon activité dans les mille soins de la vie d’un homme. Mais vous qui restez seule à la maison, je vous retrouve un peu plus accablée, un peu plus morne à mon retour qu’à mon départ [19] ». Au sein d’un espace soigneusement circonscrit, pour échapper à l’ennui [20] et à l’inactivité vaseuse qui les plongeaient dans un vide somnolent, les femmes s’adonnaient à ces « petits riens [appelés] ouvrages de dames [21] », qui constituaient une « occupation délicate [22] ».

Enfermées à l’intérieur de leurs maisons, les héroïnes de roman du xixe siècle, ces prisonnières de la transparence, se nidifient « […] de préférence sur l’étroite plate-forme triangulaire qui relie la cheminée à la fenêtre [23] » où elles logent, pour ainsi dire, leur « immobile existence [24] ». Séverine, héroïne de La bête humaine, « […] passait des longs après-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire » (BH, iv, p. 189). Il serait difficile de voir dans cet exemple la « conception classique de l’immobilité de la vie heureuse [25] », car c’est le narrateur-homme qui en parle. Cette description montre plutôt à quel point les femmes étaient conditionnées à l’attente et à la passivité, voire sans cesse contraintes à revêtir le rôle de spectatrices — et non celui d’actrices — face au monde extérieur.

L’image de la femme accoudée à la fenêtre ou cachée dans l’embrasure de la fenêtre constitue l’une des images-leitmotive qui fécondent non seulement l’imagination de Zola, mais qui hantent l’imaginaire des écrivains de cette période. Philippe Hamon parle d’un véritable topos, un lieu commun littéraire à grand rendement romanesque [26], ce que confirment les historiens Philippe Ariès et Georges Duby : « Les historiens de la littérature du xixe siècle ont depuis longtemps repéré l’importance de la fenêtre dans les représentations de la sensibilité et de l’activité féminines. Pour la jeune femme au foyer, figée dans l’attente de l’homme, la fenêtre constitue la scène privilégiée [27]. »

Dans ce contexte, on comprendra aisément qu’il soit difficile de trouver dans la littérature de cette période, bien que ce fait n’ait pas été explicité par la critique littéraire, des personnages masculins à la fenêtre, s’adonnant à la rêverie et à la contemplation passive du monde [28]. S’ils se retrouvent à la fenêtre, ils adoptent une posture corporelle qu’on pourrait assimiler à une attitude de « contemplation monarchique [29] », laquelle se caractérise par la primauté des plans verticaux sur les horizontaux [30]. Par exemple, l’abbé Faujas, l’un des grands personnages zoliens, esquisse — à la fenêtre — les gestes d’un maître qui se donne le pouvoir de partager l’espace de la ville [31]. Il adopte la pose du lutteur qui prend un air de défi (tête haute, bras levés), ce qu’on peut interpréter comme la démonstration de l’action différée, de l’énergie temporairement mise en réserve.

À l’opposé, le motif de l’enfermement des femmes dans l’espace intérieur est complété par la poétique de la description des intérieurs bourgeois. La littérature réaliste et naturaliste décrit ainsi les demeures bourgeoises comme des espaces constrictifs, au calme étouffant, où règne « une douceur cloîtrée » (PA, ii, p. 902), « l’air tiède et mort d’un coffret » (PB, iii, p. 110). Soulignons, en passant, que ce terme « tiédeur », au moins par sa récurrence, accède au statut de notion emblématique de l’intérieur bourgeois. Ce confinement à l’intérieur tiède et protecteur relevait donc d’une sorte de prophylaxie morale, car le dehors était habituellement associé à une source de danger : « Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais de courants d’air, qui apportent les vilaines choses de la rue » (PB, iii, p. 66). L’intérieur bourgeois fonctionnait de façon à ce qu’aucun élément exogène n’y pénètre et ne vienne perturber un ordre immuable.

Mais à force de vivre dans cette tiédeur étouffante, dans l’air lénifiant qui tend les nerfs et assoupit l’esprit [32], certaines femmes décident, au sens propre et figuré du terme, de sortir, d’investir l’extérieur par leur corps pour affronter la fraîcheur du dehors. Bachelard ne nous rappelle-t-il pas que le froid est une « vertu offensive [33] » de l’air, que « [g]râce au froid, l’air réveille la volonté de puissance », qu’« attaqué par un air vif, l’homme se reconquiert [34] », sort d’une rêverie abrutissante et revient à la réalité ?

L’appropriation kinésique de l’espace

Pour comprendre les conséquences de cette assignation des femmes à l’espace intérieur, il faut appréhender l’espace extérieur dans une perspective anthropologique comme une potentialité, un support des possibles. L’espace extérieur, avec la disponibilité qu’il offre, devient un véritable pôle de l’activité humaine, un lieu offert à mille possibilités où émerge l’Événement, où survient l’Accident (au sens étymologique « ce qui arrive »). Pour cette raison, tout contact de la femme avec l’extérieur pourrait s’avérer dangereux pour le système bourgeois, car le fait de sortir permettrait à la femme de « sortir » de l’étouffante morosité de sa vie, de mettre son existence à l’épreuve et de la mettre en contact avec tout le potentiel du dehors. Pour préserver le système des normes établies par la morale bourgeoise, il fallait éloigner la femme de la rue, de cet espace de tous les possibles. En ce sens, la rue était comprise comme un lieu du ferment, de l’éclosion des idées neuves, comme un espace de brassage des corps, des idées et des énergies ; comme « […] la tentation permanente de briser les normes, les itinéraires d’une vie programmée, la possibilité constante de se trouver dans ce status deviationis mentionné par la théologie [35] ».

Tandis que la fenêtre figeait les femmes dans une rêverie passive sur le seuil de la vie et du monde, la porte est un lieu frontalier qui s’ouvre sur le monde extérieur associé à l’action, à l’activité. Sortir, cela veut dire modifier les caractéristiques de son existence et de son être, entreprendre, agir. Mais sortir, pour elles, veut surtout dire, dans le contexte politique du xixe siècle, braver l’interdit, outrepasser les décisions d’un pouvoir où s’exprime la domination masculine, essayer de subvertir l’ordre social et perturber la morale bourgeoise. Pour cette raison, investir l’espace public s’apparenterait à une véritable transgression, voire à un rite de passage, suivant la définition qu’en donne Arnold Van Gennep : « un espace déterminé du sol est approprié par un groupement déterminé, de telle manière que, pénétrer étant étranger dans cet espace réservé, c’est commettre un sacrilège, et cette interdiction se marque à l’aide de bornes, de murs, de barrières [36] ».

Dans ce contexte, il faudrait associer chaque entrée féminine dans l’espace public à un acte de subversion de l’ordre social, car la libre découverte des rues par la femme n’existait guère. Au xixe siècle, la liberté de circuler dans les rues fait partie des conquêtes, mais est surtout le fait des hommes. Les changements qui s’opèrent au xixe siècle au sein des grandes villes font naître une attitude urbaine qui répond à ce phénomène : l’apparition des flâneurs. Leur rôle consiste à se promener dans la ville, à lire et à interpréter la ville à travers la marche, à engranger toutes sortes de perceptions sensorielles. Comme l’ont remarqué, à juste titre, les critiques féministes, le flâneur existe essentiellement au masculin [37]. Puisque les femmes ne jouissaient pas de la liberté de mouvement dans l’espace de la ville, l’attitude de flânerie urbaine au féminin était à inventer ou, tout simplement, à autoriser :

Plusieurs critiques féministes ont souligné le fait que le flâneur représente une expérience urbaine exclusivement masculine […], puisque les femmes n’avaient pas au xixe siècle la même liberté de se mouvoir dans l’espace urbain — la présence de femmes dans les espaces publics étant vue comme une menace morale et une transgression de l’ordre bourgeois [38].

Comment cette idéologie de la division sexuelle de l’espace se manifeste-t-elle dans l’oeuvre d’Émile Zola ? Que nous apprend, à cet égard, le parcours des personnages féminins qui affrontent les mécanismes de la domination masculine au sein de l’espace urbain sexué ? Or, tous les éléments qui font partie de cette interrogation forment le sociogramme de la femme que nous voudrions analyser dans le présent article. Nous nous proposons de les étudier en puisant notre argumentaire dans les romans zoliens, tels que : Au bonheur des dames et Une page d’amour, appartenant au sous-cycle parisien des Rougon-Macquart.

Cependant, avant de passer aux observations plus détaillées, nous tenons à poser un cadre préalable à notre réflexion qui nous permettra d’isoler quelques éléments constitutifs du sociogramme de la femme dans les romans de Zola. Or, un constat de départ s’impose : les personnages féminins, en général et tous les milieux confondus, sont peu mobiles et peu présents dans l’espace extérieur, en particulier dans l’espace urbain. Même si les personnages féminins, forcés par les aléas du quotidien, sont décrits dans le déplacement dans l’espace public, leur mouvement est toujours ciblé ; il a un vecteur, une destination, un but : se déplacer d’un lieu à un autre. Dans ce mouvement, soulignons-le, il n’y a rien d’une pérégrination, d’une errance désinvolte, d’un vagabondage insouciant, d’une appropriation jouissive de l’espace par un individu libre et volontaire. Walter Benjamin, en parlant des flâneurs parisiens, a forgé une expression imagée, « herboriser le bitume [39] », qui met bien en évidence le côté jubilatoire de l’acte de possession oculaire et cinétique de la ville. Cette sensation fait rarement partie des expériences de personnages féminins. De même, chez Zola, descendre en ville pour une femme non accompagnée est souvent associé à un acte dysphorique, empreint d’angoisse. En témoigne en particulier le lexique employé par Zola : les femmes « descendent » dans la rue, comme si elles descendaient d’une tour fortifiée ; elles « se risquent » dans la rue, elles « rasent » les murs, ou bien elles collent aux moindres anfractuosités des murs pour ne pas être visibles : « Que pouvait-elle faire sur les trottoirs, écrit-il, sans un sou […], toujours inquiétée par la grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines du magasin ? Après s’être risquée jusqu’au Palais Royal, pour prendre de l’air, elle rentrait vite, s’enfermait, se mettait à coudre ou à savonner » (BD, iii, p. 508).

Ce qui est tout autant important que leur faible présence dans l’espace urbain, c’est la posture de leur corps. Quand elles s’aventurent dans l’espace public de la ville, le corps féminin modifie illico ses caractéristiques posturales : elles ressemblent plus à des bêtes traquées, à l’affût du moindre danger, ou se figent dans une stupeur catatonique devant quelque phénomène émanant de la ville moderne. À vrai dire, elles n’inscrivent pas leur corps dans l’espace urbain, parce qu’elles ne marchent pas : soit elles courent, soit elles rasent les murs des bâtiments, suivant toujours le même chemin, osant à peine lever les yeux sur les passants. En refusant de regarder, de s’approprier l’espace urbain par le regard, elles mettent la ville entre parenthèses, car elles se déplacent comme si elles voulaient abstraire cet espace du contexte ambiant, nier son existence.

Nous souhaiterions attirer l’attention sur le parcours existentiel de deux personnages féminins de Zola : Hélène (Une page d’amour) et Denise (Au bonheur des dames). Certes, elles proviennent de milieux différents : Hélène est une bourgeoise aisée, Denise vient à Paris pour travailler. Mais elles témoignent toutes deux d’un certain type d’appréhension de l’espace urbain. Toutes les deux arrivent à Paris sans le connaître, mais ce que Zola met en valeur, c’est le fait qu’elles continuent à vivre dans cette ville sans vouloir la connaître davantage. Elles assimilent l’espace urbain à un espace hostile et plein de dangers. Elles sont dépassées par l’embrouillamini de différentes sensations, elles sont angoissées par « la confusion et l’arbitraire bariolé du monde phénoménal [40] » qui les assaille, par cette modernité tapageuse de la ville haussmannienne qui les agresse en raison de son caractère confus et chaotique. Denise semble étourdie (BD, iii, p. 561) par « le fracas de la rue, le grondement des voitures, la bousculade des trottoirs » (BD, iii, p. 753) ; quand Hélène sort dans la rue afin de chercher de l’aide pour sa fille malade, elle se « trouv[e] au dehors, les oreilles bourdonnantes, la tête perdue » (PA, ii, p. 781), ne sachant où aller.

Certes, leur statut social n’est pas le même et détermine une expérience différenciée de la ville. Denise, qui est une fille pauvre, doit travailler et se déplacer dans l’espace public de Paris. Par conséquent, ce n’est pas seulement la modernité arrogante et tapageuse qui lui fait peur, mais aussi les désirs des hommes, exacerbés par la frénésie d’une ville de l’âge industriel :

Mais elle souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des paroles crues de convoitise ; et les hommes la poursuivaient jusqu’au fond de l’allée noire, encouragés par l’aspect sordide de la maison.

BD, iii, p. 565

En raison des différences sociales, Hélène et Denise n’auront pas les mêmes seuils à franchir, elles n’effectueront pas les mêmes sorties. Dans le cas d’Hélène, tout changera dans sa vie lorsqu’elle sortira au dehors ; en revanche, chez Denise, ce sera l’entrée par la porte du grand magasin qui transformera son existence. Denise, vivant en pleine ville, la rêve au lieu de vouloir la connaître, « prise de curiosité sur cette existence de Paris, qu’elle ignorait. Elle était heureuse de sa solitude […] ; mais, avec son imagination, elle tâchait de deviner les choses, évoquait […] les cafés, les restaurants, les théâtres » (BD, iii, p. 516).

Après la mort subite de son mari, Hélène habite avec sa fille malade à Paris. Toutes les deux vivent dans une ignorance parfaite de la ville. Hélène « ne connaissait pas une rue, elle ignorait même dans quel quartier elle se trouvait » (PA, ii, p. 787), se contentant d’emmener sa fille « pendant deux heures chaque jour au Bois de Boulogne et c’était là leur unique promenade » (PA, ii, p. 853). Elles ont l’habitude de contempler les images de Paris du haut de leur appartement au cinquième étage. « Elles continuèrent à regarder Paris, écrit Zola, sans chercher davantage à le connaître. Cela était très doux, de l’avoir là et de l’ignorer. Il restait infini et inconnu. C’était comme si elles se fussent arrêtées au seuil d’un monde dont elles avaient l’éternel spectacle, en refusant d’y descendre » (PA, ii, p. 854). Elles vivent à leur fenêtre — face à Paris — sans le connaître et qui plus est, sans la volonté ou le désir de le connaître, comme le montre cet extrait : « Elles ne savaient rien […]. Depuis dix-huit mois qu’elles l’avaient sous les yeux à toute heure, elles n’en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles étaient descendues dans la ville » (PA, ii, p. 854). La ville effraie Hélène par sa grandeur, par son inconnu intimidant ; elle lui apparaît comme un lieu de confusion, chaotique et étourdissant. Par conséquent, elle préfère la mettre à distance et la regarder du rebord de sa grande fenêtre.

Ce qui nous intéresse, c’est la conception du destin féminin qui est infléchi dans sa trajectoire par un acte de transgression spatiale que figure le fait de « partir » et ses variantes : sortir, connaître le monde inconnu, faire une rencontre, affronter l’inconnu. Traverser le seuil pour sortir/partir : ce topos est ancré dans l’imaginaire collectif de l’humanité et il est associé habituellement à un acte d’indépendance, de prise de décision, voire à un acte de révolte, de colère, forcément anarchique et révolutionnaire. George Sand en parle ainsi : « C’est qu’il ne s’agit pas de voyager, mais de partir […] [41]. » Toutes les grandes héroïnes de ce siècle rêvent de se mettre sur le seuil et de faire un pas vers l’inconnu, vers l’extérieur, « où le coeur se dilate, où les sens s’épanouissent [42]. » Dans les contes et les fables, toutes les aventures des héros commencent invariablement par cet acte de partir et ses variantes, telles que sortir de chez soi, franchir le seuil de sa maison [43].

Pouvoir inscrire librement son corps et sa volonté dans l’espace géographique et social n’a rien, pour la femme, d’une distraction futile. Derrière l’apparente banalité du geste apparaît un acte grave qui engage toute son existence. Car il faut y voir non seulement un authentique acte de révolte, mais aussi un geste transgressif qui tient d’un rite de passage capable d’infléchir la courbe de l’existence. Il s’agit d’un moment d’une telle intensité dramatique qu’on peut le comparer à un véritable coming out social et existentiel, qui sera toujours lourd de conséquences. Il ne faut pas oublier qu’en décidant de sortir ou en s’aventurant seule dans l’espace urbain, la femme vise toujours la confrontation avec l’ordre social et risque d’être sévèrement sanctionnée. La femme qui transgresse la frontière des espaces est celle qui, même inconsciemment, s’insurge contre la domination masculine et la société qui a fait naître des lois qui l’emprisonnent.

Dans les textes étudiés, à quelques détails près, le destin des personnages féminins est construit de la même façon : les femmes sortent et se heurtent aux formes les plus diverses de cette domination. Précisons cependant qu’il ne faut pas voir dans ces démarches féminines un acte réfléchi de libération, voire d’émancipation avant la lettre. Au lieu d’un acte conscient, il faut y voir l’appel du désir (Hélène) ou de la fascination (Denise). En aucun cas, il ne s’agit de construire ou de rebâtir son projet d’existence.

Angle et ligne droite : la géométrie du conflit

Dès l’incipit d’Une page d’amour, tout le destin d’Hélène est tracé. Zola décrit avec le pouvoir suggestif qui est le sien l’intérieur bourgeois, séparé de l’extérieur par une barrière étanche de lourds rideaux, qui contraste fort bien avec la rue où doit descendre Hélène pour aller chercher un médecin. Et c’est justement un intérieur si clos et si doux qui appelle, pour reprendre l’expression de Bachelard, un « univers du contre », c’est-à-dire un changement qui viendra de l’extérieur, de la rue. Hélène est une femme qui, après la mort de son mari, vit cloîtrée, sans désir, qui pourrait demander comme une autre héroïne zolienne : « Qu’irais-je chercher au dehors ? » (CP, i, p. 917). Mais, débordée par la force de la passion, brusquement, elle transcende la loi et la morale bourgeoise, ouvre la porte et sort dans la rue.

Et, une fois dans la rue, tout arrive à Hélène. Ses cheveux « puissamment noués » (PA, ii, p. 779) se dénouent et l’on voit que « les mèches de ses cheveux s’envol[ent] » (PA, ii, p. 781). La critique littéraire a déjà remarqué la symbolique érotique et émancipatrice des cheveux chez Zola [44] ; Bachelard en parle ainsi : « […] l’être qui se libère, et qui va “voler” rejette sa chevelure dans le vent [45] ». C’est que le fait de sortir et de s’aventurer dans l’espace de la ville signifie souvent la volonté de céder à la tentation, au désir : pour Hélène, ce bout de rue devient symboliquement un status deviationis, alors qu’elle frappe à la porte de celui qui la fera dévier de la ligne droite de son existence, qu’elle n’avait jamais rompue. Ce status deviationis qu’évoquent les théologiens peut se comparer à l’image du partage des eaux — le célèbre continental divide dont se sert Jean Baudrillard pour expliquer la nature irréversible du destin : « Par cette division, à un moment donné, deux éléments se séparent irréversiblement, semble-t-il, et ne se rejoindront jamais plus. La division est définitive [46]. » Il explique que le destin est une forme de séparation définitive, irréversible.

Dans le cas d’Hélène, dès que le mouvement est amorcé, impossible de l’arrêter : tout va tendre vers la chute, tout va la symboliser et l’appeler. Hélène incarne l’histoire d’une femme qui dévie de son chemin, du droit chemin, du chemin que trace pour le sexe féminin la domination masculine. La ligne brisée de son destin se voit même transcrite dans la topographie de Paris. Elle bifurque à droite, à l’angle de la rue Vineuse, détail topographique qui vaut la peine d’être souligné en raison de la valeur symbolique que Zola lui prête. De fait, dans ses dossiers préparatoires, il y a des dessins qui démontrent clairement que celui-ci a beaucoup insisté sur ce détail [47] ; il a compris son impact en en faisant le lieu où se joue le destin de son héroïne. Cet angle lui sera fatal ; l’amour, qu’elle attrape comme un virus après s’être aventurée dans la rue, lui coûtera la vie de sa fille.

Pour comprendre pleinement toute la pertinence symbolique de cet angle, il faut songer à la rage qu’avait le Second Empire pour la ligne droite [48], elle-même indissociable d’un imaginaire peuplé de larges allées, de lumière et d’air [49]. Dans ses romans, Zola exprime, à maintes reprises, cette idée suivant laquelle la ligne droite était une transposition géométrique du destin bourgeois qui consistait à aller droit au but [50]. Suivre la ligne droite de son existence, sans dévier, constitue l’un des grands idéaux existentiels et moraux que cultive la bourgeoisie de la seconde moitié du siècle. Tout écart à cette règle sacrosainte était sévèrement sanctionné par la société, cette loi concernant tout particulièrement les femmes, qui étaient punies pour toute inconduite, toute incartade. D’où cette peur de succomber, d’être séduite. Pascal Quignard rappelle que seducere veut dire « conduire à l’écart. Tirer à soi hors du monde […], c’est séparer une femme de la domus, c’est l’emmener à l’écart, dans le séparé, dans le secret [51] ». Ainsi, tout le maintien de l’ordre se trouve transcrit dans cette « frénésie, l’ivresse, la folie furieuse de la ligne droite [52] », véritable métaphore de l’ordre imperturbable de la vie bourgeoise.

Zola se plaît donc à décrire le moment même de la transgression de l’interdit spatial, la sortie dans la rue, car il excelle en situations narratives où se concentre la dramaturgie, où se matérialise le destin de ses personnages. La femme postée à la fenêtre n’est pas la même que celle qui se met sur le seuil et le franchit. On ne se lasserait pas de répéter à quel point le personnel romanesque de Zola est fortement territorialisé : « L’attirance, l’union, la passion sont au bout du passage de la paroi, autre façon de dire que la narrativité, comme la psychologie des personnages, doit être pensée d’abord, chez Zola, en termes de territorialité [53]. » Le destin d’Hélène devait changer parce qu’elle « s’était mise à la porte de chez elle » (PA, ii, p. 952) ; celle qui ne sortait jamais prend la brusque décision de passer la porte pour rejoindre son amant.

Avant de faire le premier pas dans l’espace interdit, elle repousse violemment sa fille avec une brutalité inhabituelle. Puisque son destin est irréversible et doit se jouer au moment décisif du franchissement de la porte, Zola la décrit comme étant dans un état second, autre. Quand Hélène revient chez elle de sa rencontre avec son amant, sa fille refuse de l’approcher. Zola présente cette sortie-transgression comme un tournant capital dans son existence. Hélène se transforme en une autre personne au point de ne pas être reconnue par sa propre fille :

Elle examinait sa mère, comme si elle ne l’eut pas reconnue. […] elle avait peur d’elle. Ce n’était plus la même odeur de verveine, les doigts avaient dû s’allonger, […] ; et elle restait exaspérée au contact de cette peau qui lui semblait changée. […] Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu cette robe […]. Pourquoi donc elle revenait si mal habillée, avec quelque chose de très laid et de si triste dans ses affaires ? […] Mais l’enfant ne reconnaissait pas davantage la voix qui lui paraissait plus forte […] elle s’étonnait de la petitesse lassée des yeux, de la rougeur fiévreuse des lèvres, de l’ombre étrange dont la face entière était noyée.

PA, ii, p. 952

Le poids de la morale bourgeoise est nettement visible ici. Zola représente Hélène qui, par un étrange mimétisme, incarne physiquement l’abandon sexuel de la femme. Pour intensifier l’image de la femme déchue et en renforcer l’effet dissuasif, la chute, qui survient à cause de la transgression de la loi, spatiale ou autre, laisse des traces, et plus précisément, des traces matérielles, visibles, c’est-à-dire des stigmates olfactifs, vestimentaires, corporels.

Après avoir franchi le seuil de sa demeure, l’héroïne dresse d’ailleurs un bilan désastreux de sa transgression : « Aujourd’hui lorsqu’elle évoquait la femme qui avait vécu près de trois années dans cette chambre […], elle croyait juger une personne étrangère » (PA, ii, p. 1089). Elle avoue enfin : « J’étais si calme et si heureuse […] vivant le train monotone et charmant de [mon] existence » (PA, ii, p. 970). Quand elle repense à tout ce qui lui est arrivé, elle ne se reconnaît pas :

Elle avait donc été folle pendant un an ? […] elle croyait juger une personne étrangère, dont la conduite l’emplissait de mépris et d’étonnement. Quel coup d’étrange folie, quel mal abominable, aveugle comme la foudre ! […] Alors, dans l’engourdissement de sa douleur, elle redevenait très calme, sans un désir, sans une curiosité, continuant sa marche lente sur la route toute droite.

PA, ii, p. 1080

Cette ligne droite devient alors la métaphore du retour à son ancienne vie, réglée par la morale bourgeoise qui ne tolère aucun écart.

Zola met en scène la collision entre l’amour maternel et la passion amoureuse ; à travers ces deux amours se télescopent deux espaces antagonistes : l’extérieur et l’intérieur. Le dénouement du drame annule toute possibilité de conciliation, comme l’écrit Odile Hansen : « Zola ne veut pas faire concilier la passion et la maternité. Pas de pardon pour la mère amoureuse [54]. » De même, il est impossible de dépasser l’opposition entre ces espaces car, comme conclut, avec beaucoup de justesse, l’un des personnages zoliens reprochant à son épouse d’avoir « choisi le dehors » : « Que veux-tu ? On ne peut pas être dehors et chez soi » (CP, i, p. 1011).

Grands magasins ou l’ambiguïté spatiale : entre l’espace public et privé

La modernité émergente introduit au xixe siècle de grands changements dans la configuration de l’espace public. L’apparition des magasins de nouveautés et de l’économie capitaliste rend ambiguës les frontières, auparavant fixes, entre les espaces public et privé, qui commencent à s’estomper. L’espace des grands magasins devient équivoque en ce sens que, tout en appartenant à l’espace public par la complication de son architecture labyrinthique où l’on peut se promener, il offre certaines des caractéristiques de l’espace intérieur propre à une demeure bourgeoise, tels que la sécurité ou le confort. L’avènement d’un espace que définit une telle ambiguïté au sein de la ville entraîne la reconfiguration des frontières interurbaines entre le public et le privé, ce qui ne sera pas sans conséquence sur le mode d’appropriation de l’espace public. De fait, les bourgeoises auxquelles on défendait d’arpenter librement les rues pouvaient se promener en toute sécurité dans ces grands magasins qu’elles pouvaient assimiler à un intérieur. Comme l’écrit Naomi Schor, « le grand magasin constitue un espace public protégé au sein de la métropole [55] ». Ces magasins deviennent alors des espaces alternatifs, à mi-chemin entre la rue et la maison, qui donnent à la bourgeoise la possibilité de « flâner » en toute liberté, de jouir de la sorte de l’espace urbain et de s’approprier la ville à la manière des hommes flâneurs.

Évidemment, cette nouvelle reconfiguration spatiale ne concerne que les bourgeoises, parce que les femmes qui travaillaient dans ces magasins ne pouvaient pas jouir de la même sécurité. Denise qui, arrivant de province, est embauchée dans un magasin parisien se sent constamment outragée, violée dans sa pudeur, offensée par des regards, blessée par des remarques qui critiquent son corps : « Et, sous le regard de ces dames et de ces messieurs, qui l’étudiaient, qui la pesaient, comme une jument que des paysans marchandent à la foire, Denise achevait de perdre la contenance » (BD, iii, p. 440). Et plus loin : « Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. Elle se sentait violentée, mise à nu, sans défense » (BD, iii, p. 498).

Pour elle, le fait de traverser le seuil du magasin, de pénétrer dans un espace étranger équivaut à un vrai rite de passage. Denise, travaillant dans ce magasin, devait se mesurer à deux forces, à deux pouvoirs : celui du magasin et celui de l’homme. Mouret tombe amoureux d’elle, séduit non pas par sa beauté, mais par son esprit droit et son pragmatisme. Guidée par sa droiture et sa pudeur, elle ne succombe pas aux avances de son patron, même si elle en est amoureuse, car elle souhaite éviter, vu sa position sociale, de devenir sa maîtresse. Pourtant, même si elle arrive à se défendre de la tentation amoureuse, elle est fatalement entraînée dans l’engrenage du système économique que représente « le maître de la terrible machine » (BD, iii, p. 442). Tout en gardant une attitude ambivalente (« N’allait-elle pas remettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ? BD, iii, p. 610), étant à la fois fascinée et effrayée, la fascination la gagne peu à peu et elle succombe à l’attraction de ce colosse de la vente, de cette architecture nouvelle, si audacieuse dans l’immensité de son élan constructeur. La voilà bientôt « tremblant d’être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà » (BD, iii, p. 434). Puis, plus tard, « elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentait qu’elle ne faisait pas le mal » (BD, iii, p. 610).

En évoquant les grands magasins de l’époque, Naomi Schor parle d’un « espace transitionnel qui ouvre la voie à la libération féminine [56] ». Cependant, peut-on vraiment considérer ces lieux comme un espace de liberté ? De quelle libération pourrait-il s’agir ? Car, en vérité, une fois sortie de l’espace étouffant de son intérieur, se croyant libre, la femme retombe, à nouveau, sous le joug de l’homme qui exerce son pouvoir d’une façon beaucoup plus pernicieuse, car occultée et incompréhensible pour la femme.

À lire attentivement Zola, on comprend plutôt que l’architecture de ces magasins a été conçue pour devenir l’instrument d’un pouvoir qui s’exerce surtout sur les femmes. Le grand magasin est une projection, dans l’espace de la ville, du pouvoir économique masculin. Zola décrit cette « cathédrale du commerce moderne » (BD, iii, p. 612), inventée par des architectes et des ingénieurs — ces « amoureux des temps modernes » (BD, iii, p. 611) —, comme un piège architectural, un énorme guet-apens, qui happe en premier lieu le regard et l’imagination des femmes pour mieux les asservir et les subjuguer : « Partout on avait gagné de l’espace, l’air et la lumière entraient librement […] » (BD, iii, p. 612). Au bonheur des dames s’avère un espace de manipulation sophistiqué, qu’une comparaison zolienne à « une dentelle compliquée de fer et de verre » (BD, iii, p. 626) ferait presque ressembler à un boudoir et où les femmes retrouvent ce fameux « air tiède nécessaire dans leur existence » (BD, iii, p. 460).

Et pourtant, il s’avère que cette architecture aérienne, si légère et si transpercée de part et d’autre par la lumière, possède un envers inquiétant : « Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant à haute pression » (BD, iii, p. 402), qui la tenait « dans les dents de fer de ses engrenages » (BD, iii, p. 442). Qui plus est, c’était une « mécanique à manger les femmes » (BD, iii, p. 111), destinée à pervertir la volonté des femmes et finalement à la broyer : « Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’oeuvre […] un peuple de femmes passant par la force et la logique des engrenages » (BD, iii, p. 402). Mais ce n’est pas seulement un magasin-machine, c’est surtout un magasin-vampire qui fait payer la femme « d’une goutte de sang chacun de ses caprices » (BD, iii, p. 461).

Le pouvoir masculin d’un genre nouveau a, dans l’univers zolien, un visage — celui de Mouret, qui incarne cet homme ayant « le sens nouveau du négoce » (BD, iii, p. 420), apte à se servir d’instruments modernes pour mieux asservir les femmes. Dans ce contexte, la femme apparaît comme une victime piégée et exploitée par un système qui profite de la « paix douce de l’ignorance » (PA, ii, p. 901) dans laquelle elle vit. Produite par le système politique, à travers le contrôle de son éducation, cette ignorance féminine est, par la suite, exploitée par un autre système, cette fois-ci capitaliste, mais invariablement masculin. L’exploitation par le capitalisme paraît d’autant plus dangereuse qu’elle est à la fois réfléchie et occultée.

Le pouvoir capitaliste, incarné dans le roman par Mouret, s’attaque à l’exploitation de la femme par la connaissance de la « nature » féminine, ramenée ici à « toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon » (BD, iii, p. 458). Le magasin « offre » à la femme la possibilité d’employer un temps vide de toute occupation en lui proposant un lieu où se défouler, un exutoire pour la passion nerveuse. La femme est présentée comme un être aliéné par l’économie capitaliste, un simple élément du système — subalterne certes, mais pourtant primordial et indispensable, car c’est elle qui fait écouler la marchandise : « Ayez donc les femmes […] vous vendrez le monde ! » (BD, iii, p. 461).

Dans cet espace nouveau, qui se transforme en piège à femmes, l’homme endosse un rôle de manipulateur capable de maîtriser tous les ressorts de la sujétion au point d’exploiter les femmes même à leur insu. Le système économique, mis en oeuvre par une époque obsédée par la transparence, s’attaque aux âmes féminines avec l’intention de les fouiller et de les mettre à l’envers :

Alors […] au sommet, apparut l’exploitation de la femme. Tout y aboutissait […]. C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions […]. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère […], puis dévorée. […]. Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses […] elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices.

BD, iii, p. 461

Ce qui est curieux, c’est que Mouret, cet entrepreneur-visionnaire, parle plus souvent de femmes que d’argent ; il est obsédé par le besoin de les sonder, pour pouvoir ensuite les dominer : « Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir à sa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre » (BD, iii, p. 612). Et, auparavant : « Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n’était à aucune. Quand il aurait tiré d’elles sa fortune et son plaisir, il les jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient encore y trouver leur vie » (BD, iii, p. 461). Derrière sa tactique se cache une motivation qui alimente tout un courant misogyne qui traverse le xixe siècle — la haine du féminin :

Sous la grâce même de sa galanterie, [Mouret] laissait ainsi passer la brutalité d’un juif vendant de la femme à la livre : il lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’un culte nouveau ; il ne pensait qu’à elle […]. Et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein de secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.

BD, iii, p. 461

Mouret, ce « poète de la spéculation » (BD, iii, p. 420), apparaît dans le roman en régisseur habile de l’espace de convoitise, en précurseur du manager moderne qui sait tout exploiter. Ainsi la vente, sacralisée et ritualisée, se voit transformée en une nouvelle religion, en un véritable culte :

C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci […]. Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d’un despote […]. Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les heures frissonnantes et inquiètes qu’elle vivait jadis au fond des chapelles : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d’un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé du corps […].

BD, iii, p. 797-798

La perversion du système se voit aussi dans la volonté de transformer le magasin en un autre lieu de pression, en une architecture qui canalise et subjugue la volonté. Une telle visée explique l’isotopie du lieu saint, du temple, de l’église développée par Zola, qui laisse ainsi entendre que la femme troque l’église contre le magasin et la domination du prêtre contre l’emprise d’un simple commis. On a l’impression que, dans les soubassements de la modernité, se prépare un rite nouveau, une religion nouvelle adaptée à l’homme nouveau.

Ce qui est symptomatique dans l’histoire de Denise tient au fait que la pression exercée par le pouvoir laisse sur son corps des traces qui font penser à la production à la chaîne d’objets reproductibles. À la fin du roman, Denise, « la mal peignée » (BD, iii, p. 502) embellit. Paradoxalement, par sa métamorphose, elle ressemble à un « produit » façonné, formaté par cette machine commerciale, selon la volonté de son concepteur. On pourrait voir dans la métamorphose physique de Denise sa « chute » à cause de son adaptation à l’idéal féminin de Mouret et de l’époque. À son arrivée au magasin, Denise n’étant point belle, elle a un caractère d’homme, ce qui la fait ressembler à Madame Hédouin, fondatrice du magasin : « elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage » (BD, iii, p. 565) ; en plus, elle était « remplie d’idées larges et nouvelles » (BD, iii, p. 583). On pourrait donc voir dans cet embellissement final de Denise non pas seulement une réécriture de la fable bien connue, mais plutôt le résultat concret de la pression qu’exerce un système qui n’a pas accepté sa différence. Pour cette raison, elle a dû modeler son corps au stéréotype de la féminité de l’époque, c’est-à-dire qu’elle s’est « féminisée » en s’habillant et se peignant comme il le fallait. De cette façon, le système essaie de neutraliser la « masculinité » dont le caractère de Denise est empreint. Or, de ce point de vue, elle chute : après s’être défendue avec succès contre le pouvoir de Mouret le séducteur, elle tombe sous l’emprise du capitaliste, que Zola le décrit d’ailleurs en train de s’installer « en haut du grand escalier qui descendait au rez-de-chaussée ; et, de là, il domina encore la maison entière » (BD, iii, p. 482). Ainsi, même son regard zénithal, totalisant, qui lui permet d’embrasser l’ensemble du magasin, devient instrument de pouvoir. Son regard ne ressemble-t-il pas à l’oeil du surveillant du Panopticon de Bentham ? Et lui, n’est-il pas le maître du magasin qui a tout d’un établissement panoptique [57] ?

Les romans de Zola abondent en présupposés, que Claude Duchet a fait inscrire dans la catégorie du bruit du monde, du stéréotype, de ce fameux « déjà-là », dont nous avons déjà parlé, et qui semblent conforter la ségrégation sexuée au sein de la société. Il suffit de citer en exemple une phrase qui reflète bien la topographie sexuée de l’espace au xixe siècle : « les hommes [sont] sur les portes, les femmes aux fenêtres » (G, iii, p. 1518). Et pourtant, à lire attentivement Zola, on se rend vite à l’évidence que le texte zolien, pourtant si perméable aux discours sociaux de l’époque [58], les retravaille, plus ou moins subtilement, par la force de son « expression personnelle ».

L’étude des déambulations existentielles et urbaines de ces deux personnages féminins nous amène à conclure à la réorganisation du sociogramme de la femme dans l’oeuvre de Zola. Certes, il ne s’agit pas encore de renier en bloc les modèles préexistants, ce qui a été démontré par l’exemple du parcours parisien d’Hélène. Pourtant, la reconfiguration plus importante du sociogramme de la femme est visible dans le cas de l’expérience urbaine de Denise. De même que Mouret fait figure d’un homme nouveau, nous pourrions lire, dans la conception du personnage de Denise, l’émergence d’une nouvelle féminité, féminité mesurable à l’aune de l’âge industriel. Logique et raisonnable, n’ayant jamais connu la folie du chiffon, fascinée par le fonctionnement du grand magasin, elle semble faire corps avec son temps, devenir médiatrice du progrès [59].

Pourtant, cette nouvelle féminité ne signifie pas, pour autant, la fin du mystère féminin, celui qui obsédait tant Zola-écrivain. Il s’avère que Mouret, lui-même, armé de sa fine stratégie capitaliste, n’est pas capable de l’entamer. À le lire attentivement, on se rend à l’évidence que, dans ses structures profondes, Au bonheur des dames est construit sur la tension entre la connaissance de la nature féminine et le dévoilement du mystère de la femme. Or, l’efficacité capitaliste de Mouret, fondée sur la prétendue connaissance de la nature féminine, se heurte, au dernier moment, au refus de Denise, à la suite duquel il se sentait « brisé comme une paille par l’éternel féminin » (BD, iii, p. 773). Ce refus, à notre sens, est symptomatique de l’épaississement du voile qui cache le « fond obscur » (N, ii, p. 1459) de la femme nouvelle.

Le sens de ce refus féminin est à comparer à un certain regard, qui est révélateur d’un changement de paradigme dans le discours sur la domination dans les rapports hommes-femmes. Zola, dans Nana, décrit les jeunes figurantes qui, à la sortie du théâtre, dévisagent les hommes. C’est elles qui sont à l’origine du regard nouveau, goguenard et narquois, qui fait fi de la domination masculine : « Trois grandes filles mal peignées, en robes sales, parurent sur le seuil […] crachant les trognons ; et ils baissèrent la tête, ils restèrent sous l’effronterie de leurs yeux et la crudité de leurs paroles, éclaboussés, salis par ces coquines […] » (N, ii, p. 1263).

À lire ce passage, on pourrait avoir l’impression que parmi ces hommes se trouve aussi Mouret, cet homme nouveau, tout de modernité construit, et que c’est lui qui est défié, et comme éclaboussé, par le regard dans lequel refait surface toute « cette étrange mécanique » (ER, ii, p. 66-67), « tout ce noir de la femme » (ER, ii, p. 128) qu’il n’a pas réussi à sonder. In fine, ce regard nouveau, qui fait penser à l’Olympe de Manet, nous semble la preuve, à la fois éloquente et fuyante, de l’ébranlement du sociogramme de la femme dans le roman naturaliste de Zola.