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Dans son premier numéro de l’année 1993 consacré aux littératures de l’Afrique noire, la Revue de littérature comparée, sous le titre « Notes et documents », a donné la parole aux éditeurs et aux écrivains africains vivant l’aventure de l’exil européen afin qu’ils témoignent de leur expérience de l’altérité. Le dossier, réalisé par Françoise Cévaër, s’organise autour de l’itinéraire intellectuel qui a conduit ces auteurs à l’écriture et à la situation de désappartenance géographique par rapport à leur patrie d’origine et à leur terre d’accueil. Le romancier franco-guinéen Tierno Monénembo, qui figure au nombre des auteurs interviewés, y fait de l’exil le lieu privilégié de l’écriture en raison des exigences qu’impose ce nouveau contexte socioculturel et des modulations particulières de la mémoire personnelle ou collective qui en découlent. L’exil serait pour lui ce no man’s land qui le délie de certaines contraintes, s’ouvrant sur un espace où il se sent chez lui, hors de toutes frontières géographiques assignées qui borneraient l’autonomie de sa parole :

Je dois préciser tout de suite que je n’ai pas reçu de formation littéraire, j’ai une formation de biochimiste. Cependant, j’ai toujours eu l’arrière-pensée d’écrire, et puis l’exil s’y est ajouté. Je pense en effet que l’exil est un lieu privilégié pour l’écriture car il est à la fois distance et souffrance en profondeur. Ces deux choses qui permettent l’émergence de l’expression la plus sacrée : l’écriture [1].

Dans son rapport à l’exil, Tierno Monénembo met ainsi en avant deux paramètres générateurs de la fiction littéraire : la « distance » et la « souffrance en profondeur » dont les différentes manifestations — qu’elles soient psychologiques ou physiques — sont autant de médiations entre l’écrivain en situation d’exil et les différents espaces qui l’habitent d’une part, les personnages en jeu dans l’écriture et leurs différents moyens d’« exilement » d’autre part. Dans tous les cas, Tierno Monénembo associe l’écriture aux perturbations qui affectent le sujet exilé tant de l’intérieur que de l’extérieur, comme l’estime, ailleurs, Tim Unwin :

La notion d’exil débouche sur un univers large et varié de relations vis-à-vis des autres et de soi-même qui va de ceux et celles qui ont été bannis ou expulsés manu militari de leur pays à ceux qui s’imposent l’épreuve d’un exil volontaire avec, entre ces deux extrémités, les victimes d’innombrables formes de dislocations culturelles ou spirituelles [2].

Le romancier ne dissimule pas les points d’ancrage de son écriture. Au contraire, il les indexe à sa vie et à ses expériences personnelles, d’où le caractère d’autofiction déguisée de ses oeuvres où l’on retrouve, en filigrane, son pays natal (la Guinée), avec la somme de souvenirs qui le rattachent plus ou moins à ses racines : la famille, les amis, les lieux, la langue, etc., comme il le confie à Françoise Cévaër :

J’écris essentiellement par rapport à mon pays et le fait de ne pas y être donne, à mon avis, plus de force à ce que j’ai envie de dire. La chose la plus banale vécue dans le pays devient, du coup, très importante. Être un écrivain exilé est donc une bonne chose [3].

En regard de ces considérations, il s’agit donc, dans un premier temps, de montrer comment le choix récurrent de l’exil répond, chez Tierno Monénembo, aux paradigmes d’une écriture autobiographique s’attachant à dire et à décrire l’univers culturel et le contexte socio-politique qui portent toute la vie du romancier. L’analyse propose ensuite de voir en quoi l’exil, dans toute la production littéraire de l’écrivain franco-guinéen, correspond à un malaise sans fin, à un sentiment de claustration et d’insatisfaction où le Moi se cherche une identité et des points de repère, eux-mêmes voués à l’insaisissabilité et à l’idéalisation, ce qui conduit à une errance sans fin, c’est-à-dire à une manière de se sentir partout et nulle part.

Un exil progressif

La récurrence de la problématique de l’exil peut être assimilée, chez Tierno Monénembo, à un désir de s’écrire pour dire le sort de toute une société : dans son ensemble, l’oeuvre évoque de nombreuses figures de l’exil, exil dont l’écrivain lui-même, comme plusieurs de ses concitoyens guinéens, a fait l’expérience sous le règne de Sékou Touré. Il s’agit de l’exil comme distance et comme voyage vers un ailleurs ; de l’exil comme confinement dans le silence et la résignation, de l’exil comme recherche de moyens d’évasion pour échapper au réel, mais aussi de l’exil comme rupture avec une identité imaginaire ou réelle. Tous les personnages que les différents romans donnent à voir sont pris dans le cercle infernal du même : « Naître, espérer, mourir et recommencer […] Mourir, espérer, recommencer et naître [4]. » Dans le registre de l’exil, chaque asile rêvé est un espoir qui, une fois entrevu, malheureusement se dérobe. L’exil n’est jamais une rupture brutale, consommée une fois pour toutes. C’est une distance qui se creuse dans l’espace et dans le corps au fur et à mesure que le temps passe et, en cela, le romancier sert de modèle à ses personnages qui semblent, en tous points, entreprendre la même traversée vers le plus grand lointain. Le schéma est partout le même : la recherche d’un espace nouveau, d’une grande communauté humaine où le destin individuel pourrait prendre une face nouvelle ou se fondre dans l’anonymat, parcours auquel succède l’obsession d’une cité plus grande.

De fait, l’espoir prend généralement pour objet la ville, laquelle incarne le terme d’un parcours dont l’importance sociologique n’est plus à démontrer et dont l’attrait tient aux privilèges illusoires qu’elle est supposée procurer. Mais, contrairement au voyageur parcourant des mondes utopiques et qui porte son regard sur un espace et des êtres imaginaires n’existant que dans la « République de nulle part [5]  », le personnage de Tierno Monénembo ne s’abandonne pas à la représentation d’un quelconque ailleurs le sollicitant comme un appel au large. Il se retrouve plutôt inscrit dans un contexte social ou politique qui ne lui laisse d’autre choix que de partir, à l’instar de Tierno Monénembo lui-même, que le prière d’insérer de ses livres présente toujours comme un globe-trotter.

Né le 21 juin 1947 à Porédaka, en République de Guinée, Tierno Saidou Diallo a dû se soumettre dès l’enfance aux rigueurs que lui imposèrent les vicissitudes de l’existence et qui finirent par marquer sa vie du double sceau de la distance et de la douleur. Très jeune, il devait subir les conséquences du divorce de ses parents, qui l’obligea à vivre auprès de sa grand-mère paternelle qu’il avait coutume d’appeler « Néné Mbo ». Selon Tierno Monénembo lui-même, c’est à partir de cet appellatif familier qu’il a créé son nom de plume : « Monénembo », qui veut dire « fils de Nénembo ». Ce pseudonyme est l’expression d’une re-naissance où se concentre l’affection toute particulière que l’enfant éprouve pour la grand-mère, devenue emblème sacré de la figure maternelle, symbole à la fois de la mère elle-même, de la Guinée comme terre natale et du bonheur moral. Il la pourvoit d’une identité qui relève de ce que Roland Barthes appelle « le pouvoir d’essentialisation », lequel condense l’essence et le pouvoir d’exploration de la mémoire qui se dissimule derrière ce nom, car « le nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence [6]  ». Ici, en se renommant, Tierno poétise son rapport distancié avec ses parents et confère à son nom une dimension qui l’enracine dans une mémoire susceptible de tenir lieu de médiation essentielle entre le monde de la réalité et celui de l’imaginaire.

La présence de la grand-mère Néné Mbo apaise le trauma de l’orphelin, et l’affection de Néné Mbo procure à la fois un asile et un lieu compensatoire où se replie le jeune garçon pour affronter les épreuves d’une enfance vécue loin de ses parents. Il parle ainsi d’« une espèce de transgression parentale » au nom de laquelle il se réclame de sa grand-mère, quand il a commencé à publier sous le pseudonyme de Monénembo [7]. Si l’on accepte l’idée suivant laquelle l’exil suppose l’obligation de se tourner vers soi en substituant au contexte dont on est naturellement le plus proche un lieu qui a valeur d’ultime solution offrant des garanties minimales de survie, voire de bonheur, cette transgression parentale représente en soi un premier exil qui lui-même s’inscrit, si l’on songe à l’origine peuhle de Tierno Monénembo, dans une problématique sociohistorique plus large et plus complexe encore. Originaires des bords du Nil et descendants de Noirs émigrés en Libye, les Peuhls ont progressé dans les régions du Sahara central et en Guinée, « se sont installés sur les hauts plateaux du Fouta-Djallon et ils se sont sédentarisés, menant une vie pastorale qui se traduit bien à travers une poésie ritualisée [8]  ». Mais pour Tierno Monénembo, le nomadisme peuhl dont il est l’authentique produit témoigne d’une capacité à intégrer l’universel et peut être envisagé comme une sorte de polyvalence identitaire permettant de demeurer partout ce « citoyen du monde » cher à l’écrivain congolais Sony Labou Tansi. « Le Peul, confie-t-il à Albert Christiane, n’est pas une race, c’est le produit des mouvements : de gens et de civilisations [9]  » — de sorte qu’aussi bien dans sa vie personnelle que dans celle de ses personnages, la douleur et la distance, conséquences nécessaires de l’exil, se résorbent dans un extraordinaire mouvement.

Le premier mouvement qui vient animer la vie du jeune Tierno correspond à la double rencontre avec l’école coranique, où il est inscrit dès l’âge de cinq ans, et l’école coloniale française. Implicitement, mais de manière très efficace, ces deux instances créent en lui le sentiment malaisé de l’entre-deux des cultures. L’école coloniale cherche à susciter en lui un mépris pour sa langue et sa culture peuhles en pratiquant, dans l’enceinte même de l’école, un rituel singulier : celui du fameux « signal » ou « symbole » dont parle, avec une déconcertante ironie, Bernard Dadié dans un roman comme Climbié (1956). Ce « symbole » est formé d’un ensemble d’objets hétéroclites (vieux os, vieilles boîtes de conserve, etc.) que l’élève surpris en train de parler sa langue maternelle dans l’enceinte de l’établissement scolaire doit porter au cou, en signe de déshonneur, jusqu’à ce qu’il le passe à un autre camarade cédant à son tour à la malencontreuse envie de parler son dialecte. Il ne faut pas manquer de respect à la langue française, imposée en tant que symbole de la civilisation par excellence ! Mais du coup se crée une distance de plus en plus grande par rapport à la langue maternelle au profit de la langue coloniale, car le colonisé — et c’est en ce sens que la colonisation est un facteur d’exil au sein même de sa propre culture — est amené à quitter une langue pour une autre, une culture pour une autre, autrement dit, à se sentir étranger dans son propre pays.

La rupture que l’on impose aux élèves par rapport aux cultures locales est douloureuse dans la mesure où elle bouleverse le rapport aussi bien affectif que social avec l’univers qui lui était d’abord familier. Mais la langue française, que le pouvoir colonial se plaît tant à promouvoir au rang de langue par excellence de la Civilisation, ne jouit, hors de l’école, d’aucun prestige. La société musulmane la considère même comme la langue des impies et y voit un instrument mis au service d’un déni de culture — de là les brimades exercées contre les élèves qui se plaisent à la parler en dehors de l’enceinte des établissements scolaires. On comprend que le jeune Tierno se sente, vis-à-vis de la langue et de la culture françaises aussi bien que vis-à-vis de la langue et de la culture arabes, engagé dans une situation de transgression permanente. Son identité est partout remise en cause, pour peu qu’il manifeste un quelconque intérêt envers sa langue maternelle ou encore la langue française. De ce fait, il se trouve enfermé dans un profond dilemme, qui reste sans issue, et se sent exilé dans sa propre chair :

Quand dans la cour de récréation, se rappelle encore Tierno Monénembo, je parlais le peul, on me collait sur le cou un gros morceau de bois que l’on appelait « symbole » : j’avais transgressé la bonne règle, car il fallait parler la langue française — la vraie, la seule. Et quand je sortais et que je parlais français dans les rues de mon village, je subissais le fouet de mes ancêtres, parce que je parlais la langue du blanc, du chrétien, du colonisateur — donc j’ai vécu la langue comme un traumatisme [10].

Chacune des langues auxquelles il est confronté joue à délégitimer l’autre, à l’éloigner davantage de l’autre. Dans sa conscience, le jeune Tierno se sent alors étranger dans chacune des langues qu’il habite désormais et doit se résoudre à développer ses capacités d’adaptation et de souplesse, corollaire habituel de la posture identitaire de l’entre-deux mondes, de l’entre-deux cultures, qui est le propre de l’émigré et de l’exilé. Il s’agit alors pour lui de reconfigurer son univers axiologique en fonction des valeurs qui s’imposent à lui dans son propre environnement culturel.

À tous les égards, l’école va de plus en plus l’éloigner de lui-même et de son univers immédiat en l’entraînant à pratiquer d’autres habitudes et à fréquenter d’autres milieux. Commencé à l’école primaire de son village, le cursus scolaire sera, comme chez la plupart des jeunes de son âge, l’occasion d’une véritable odyssée. L’école primaire et le collège sont rarement réunis dans le même village ; les lycées, quant à eux, sont l’apanage des grandes villes. Comme le décrit Pius Ngandu Nkashama, l’entrée au collège du jeune Tierno correspondait aussi à la période la plus tumultueuse de l’histoire de la Guinée. C’était en 1958. Sékou Touré venait de triompher du général de Gaulle [11] avec son « Référendum du Non », obtenant ainsi à la Guinée son indépendance. Mais si ce « Non » affirmait dans l’euphorie la liberté, malgré la pauvreté et les conséquences politico-économiques fâcheuses qui s’ensuivirent, il devait aussi en résulter de nombreuses transformations dans la vie sociale et dans les établissements scolaires. « Les maladresses de ces transformations se traduisent tragiquement par les tumultueuses manifestations d’élèves et d’étudiants [12]  » qui ont pour conséquence la fermeture des établissements scolaires, la chasse aux responsables des mouvements estudiantins, un climat d’instabilité et d’insécurité dans lequel l’avenir de l’école guinéenne se trouve compromis.

Dans ces conditions, Tierno Monénembo est constamment poussé loin de son village, à la recherche d’un établissement où poursuivre ses études. Un programme technique, commencé au collège de N’Zérékoré, le conduit à Kankan, à Kindia et, enfin, au collège de Donka, à Conakry, capitale de la Guinée, où il obtint un baccalauréat de biologie en 1969. C’est cette année-là que commence véritablement son errance, où se trouvent étroitement liées la quête d’un asile et celle du savoir. Son sentiment de distance par rapport à son village, à ses parents et, surtout, à sa grand-mère s’intensifie chaque fois un peu plus à la faveur de ces mouvements incessants dans le temps et dans l’espace. Il quitte la Guinée pour commencer ses études universitaires à Dakar et les poursuivre ensuite, de 1970 à 1973, à Abidjan, où se retrouve le plus gros contingent des jeunes étudiants guinéens obligés de s’exiler pour échapper à la machine répressive de la dictature de Sékou Touré. En 1973, dénoncé par les activistes du régime de Sékou Touré, il échappe de justesse à une extradition en Guinée. Commence alors pour lui un autre périple, qui le conduit inexorablement à l’exil européen. Il arrive à Bruxelles et se retrouve ensuite en France, à Lyon, comme balayeur dans un supermarché. C’est à Lyon que sa vie professionnelle se stabilise et que sa vocation de romancier se concrétise :

Je suis venu à Bruxelles en 1973, puis j’ai été balayeur dans un supermarché de Lyon, où j’étais étudiant en biochimie. Je me suis mis à noter des choses dans un cahier et c’est devenu un roman, Les Crapauds-brousse. Or j’avais un passeport français que mon père avait laissé en Guinée. Le passeport français est venu à Lyon de Bucarest par un cousin. Je l’ai reçu le lundi, mercredi j’étais français, et le lundi qui a suivi, j’avais un poste d’assistant à la faculté de médecine de Saint-Étienne. Je suis parti du balai pour l’université, ce qui est formidable [13].

De fait, le parcours de Tierno Monénembo marque trois moments dans son exil et, plus généralement, dans la manière dont ses personnages romanesques incarnent une certaine figure de l’exil : le territoire de l’enfance, puis l’exil africain et, enfin, l’exil européen. L’un ou l’autre de ces trois moments décline des modalités poétiques particulières dans son écriture qui semble, à chaque oeuvre, reconstituer sa mémoire de la Guinée, lieu maternel hostile à ses enfants, ainsi que les souffrances éprouvées dans ses asiles successifs. Cependant, les différents lieux qu’il parcourt constituent partout une sorte de laboratoire où l’exilé apprend à se conformer à la nouvelle donne que sa situation d’esseulement et de souffrance lui impose. L’exil, quant à lui, reste partout le même [14].

Sous le signe du rejet

À en juger par les confidences autobiographiques qui se dissimulent derrière les différents protagonistes que mettent en scène ses romans, Tierno Monénembo pourrait assurément être défini comme un homme né sous le signe de l’exil. En effet, la plupart des principaux personnages, s’ils ne sont pas marginalisés, adulés puis méprisés par la société, comme le crapaud [15] des légendes peuhles auquel se compare Diouldé dans Les crapauds-brousse (1979) — qui n’ont d’autre refuge que la drogue, l’alcool ou la débauche sexuelle —, sont des enfants sans avenir, véritables laissés-pour-compte, condamnés à une vie mouvementée qui féconde un esprit révolutionnaire et favorise la capacité à s’assumer seul, le goût du risque et de l’aventure, mais aussi la violence et des écarts par rapport aux normes sociales ou morales. Les personnages de Tierno Monénembo ne sont donc pas animés par « la volonté de s’exiler », comme le soutient Ange-Séverin Malanda [16]  : ils sont, au contraire, contraints de s’exiler, victimes d’une société qui les jette dans l’impasse dès leur naissance. En somme, l’exil s’impose à eux comme une fuite en avant, comme l’unique chance de survie qui s’offre dans une existence que « l’imprudente génétique fait naître du côté-ci de l’humaine planète [17]  ».

La figure la plus représentative de l’enfance malheureuse où tout semble jouer contre l’intégration sociale et le devenir de l’enfant est Cousin Samba, protagoniste énigmatique des Écailles du ciel, deuxième roman de Tierno Monénembo. Le récit est l’histoire d’un « sale gosse » que tous les événements qui ont suivi sa naissance ont contribué à chasser de son village de Kolisoko. Tout, depuis sa naissance, concourt à faire de lui un enfant maudit que ses exils successifs ne réussiront pas à sauver. Son histoire est devenue une légende qu’on se raconte de génération en génération, car le romancier semble vouloir en faire le portrait type de l’exilé qui s’épuise dans l’errance et le dénuement sans jamais rencontrer une terre qui le sédentarise. « Plus tard, bien plus tard, Koulloun racontera peut-être à ceux qui n’étaient pas encore nés […] » : tel est l’incipit de ce roman dont le titre, aux dires de l’auteur lui-même, est emprunté à un dicton peuhl [18]. Les exils de Cousin Samba constituent un récit cyclique à la charge de plusieurs narrateurs qui se succèdent, se suppléent à l’intérieur d’une histoire qui tient de la légende, du rêve et d’un vécu se prêtant à l’autofiction, comme pour recoudre, au fil du temps, les morceaux d’une vie éparpillée au sein de plusieurs espaces et dans la désespérance la plus totale. Samba, par la métaphore de l’ombre, est rentré dans le récit comme un individu atopos, errant d’un espace à l’autre, instable et fugitif.

Dans un quartier populeux de Leydi-Bondi, bas-quartier de la capitale, à l’intérieur d’un cabaret du nom de Chez Ngaoulo, débarque un soir un étrange individu à la poursuite d’une ombre. Mais cette apparition, d’abord considérée comme le fruit d’une crise de folie ou d’un délire enfanté par l’excès d’alcool, devient par la suite l’élément inducteur de tout le drame de Samba, un être étrange et étranger, graduellement sorti du mystère mais toujours errant en quête d’un asile et dont la mémoire narrative du messager du village, Koulloun, permet de reconstituer la vie. L’ombre que traque le vieux Bandiangou rentre dans l’inconscient collectif de cette population misérable, abandonnée à elle-même, à l’ivrognerie et aux plaisirs que prodigue la « Rue-filles-joies ». Le mystère de l’ombre se dissipe enfin quand celle-ci, après avoir longtemps hanté tous les esprits, se présente en chair et en os en la personne de Samba.

À partir de ce dévoilement, le récit s’organise autour de modalités narratives inextricables et fugaces, mettant en scène plusieurs strates temporelles plus ou moins chargées d’événements et de mystères, avec des personnages comme Sibé, l’Ancêtre de Samba, ou encore un griot du nom de Wango, inconditionnel fidèle du souverain Fargnitéré, installé au pouvoir avec l’aide des Blancs, du roi Haddido, de la marionnette Yala, un autre roi imposé par l’administration coloniale et, enfin, le dictateur Ndourou-Wembido, ancien syndicaliste devenu président. Dans une nébulosité de généalogies où plusieurs passés se superposent, c’est le messager du quartier qui a le devoir de raconter l’histoire de Bandiangou et, surtout, de sa mystérieuse ombre, Cousin Samba, et, à travers les deux, l’histoire de l’implantation coloniale, du début du nationalisme et de la gestion des indépendances, avec tout ce que cela comporte de sacrifices, de compromis et de compromission, de soumission et de dépersonnalisation, qui sont autant de facteurs qui pousseront la population à la révolte, à des exils sans fin, à la recherche d’un bien-être intérieur et d’une cité où vivre davantage en sécurité.

L’histoire de Cousin Samba, fils de Hammadi, lui-même fils de Sibé, commença avec sa naissance dans le petit hameau de Kolisoko, qui se « tasse entre le flanc du mont Koûrou et la grenouillère du fleuve Yalamawol » et qui a la triste réputation d’avoir engendré chez ses habitants un goût étrange de la solitude, une tendance à l’introversion et à l’isolement, à l’intolérance et au bellicisme :

Il paraît que cela vient de l’eau de ce pays, de son air malicieusement irritant et qui exalte l’orgueil. Je dis que c’est une terre de douce férocité, de mesquines querelles et de rancunes tenaces qui explosent en esclandres meurtriers. Un effluve de tourment et de folie sort de ses bois, de ses marais, du front coriace de ses hommes [19].

LEC, 32

Dans cet espace lugubre où la solitude est un réflexe, Diaraye, la future mère de Samba, mène une vie d’adultère, riche en rebondissements, avec le grand séducteur Kékouta, auquel aucune femme ne résiste. L’homme est une sorte d’Apollon [20] dont le pouvoir de séduction est immense, mais la population ne retient de lui que son inconstance, son insatisfaction et la légèreté de ses aventures galantes. Il se détourne vite des femmes, pourtant désirées avec une dévorante passion, pour se replier dans une profonde « solitude en attendant l’incendie qu’il devrait éteindre à son tour ». Ce rival est de taille, en raison de la place qu’il tient dans le coeur des femmes, et Hammadi, le futur père de Samba, ne peut que se résigner à son humiliant sort de mari cocufié qui se cache sous les quolibets des habitants et dans la tendresse de sa seconde épouse. Mais un jour, par bonheur pour Hammadi, son rival disparut miraculeusement :

Fugue ? Un tel homme ne se satisfait pas d’une fugue. Peut-être eût-il mieux valu dire évaporation ? Car Diaraye ne trouva trace de son amant nulle part ; pas même dans l’antre-aux-hyènes où il avait l’habitude de s’isoler pour tailler des flûtes de roseau et où tous deux se donnaient rendez-vous au temps où leur idylle était secrète.

Coup dur pour Diaraye, physiquement et moralement affectée par la disparition soudaine de son amant. Isolée dans la forêt et en passe de devenir folle, elle fait des apparitions sporadiques dans le village où elle manque de respect aux vieux, pleure et vocifère contre le ciel. Hammadi, remis de son humiliation, vient la chercher, et la vie conjugale reprend son cours. Mais pas pour longtemps : exactement un an après la disparition de son amant, Diaraye accouche de Cousin Samba. Le bébé est une espèce de monstre hideux, « un enfant sombre au regard peu intéressé » qui défraya la chronique et les commérages partout dans le village :

Le vieux Sibé, son grand-père paternel, fut formel dès le début : « Ce bébé faisait la moue. Ça, je l’ai vu tout de suite, bien qu’il fût encore trempé des eaux vivifiantes. Il nous glaçait le sang avec ses yeux qui regardaient un autre monde. Devant son corps qui ne bougeait pas, on se sentait coupable. Houm ! Dès sa naissance, j’ai su que ce bébé-là n’était pas comme les autres. »

LEC, 36

Cependant, si la mère se résigne à accepter cet enfant qui sème l’effroi dans le village, le père, quant à lui, manifeste ouvertement son dédain pour sa mauvaise épouse, qu’il accuse d’avoir donné le jour à une si abominable créature dans le seul dessein de l’offenser. Il décline, publiquement et avec rage, sa responsabilité et sa paternité, rejetant ainsi un enfant en qui il voit le fruit de l’infidélité de la mère : « Le mari montrait la chose et vociférait au bord de l’hystérie : “Ce n’est pas à moi, ce cauchemar ! Non, ce n’est pas à moi !” » (LEC, 37) Le village dut ouvrir ce que le narrateur appelle « une marge de tolérance » à cette créature abjecte qui, de son côté, reste étrangère et indifférente aux autres et à tout ce qui se passe autour d’elle. Cousin Samba est un mystère de solitude, entièrement replié sur lui-même, ne jouant avec personne et fuyant tous les gamins de son âge. La case du vieux Sibé est devenue son antre et l’aïeul paternel, son seul et unique compagnon. Tout le village, jadis divisé, raffermit ses liens contre Sibé et son petit-fils, toujours repliés à longueur de journée dans cette maudite case dont on cherche vainement à pénétrer le mystère. On résolut d’ignorer le couple de malheur : « On finit donc par éviter la fameuse case et on déploya sa curiosité au loin en questions chuchotées et en gesticulations terrifiées. Est-il bon de garder ça parmi nous ? » (LEC, 39) s’indignait-on.

La méconnaissance généralisée, le rejet du père et l’isolement décrété par le village ne sont que des préliminaires à l’ultime état d’exil qu’est le bannissement, qui survint avec ce que Pius Ngandu Nkashama appelle « la terrible malédiction », c’est-à-dire l’école des Blancs. Dans le village de Kolisoko, l’instituteur de la nouvelle école, M. Mouton, avait bastonné jusqu’au sang le petit-fils de Sibé, parce que celui-ci n’avait pas apporté le coq et les cinq mesures de riz mbemsa comme il l’avait ordonné. La réaction du vieux Sibé fut des plus inattendues. Il prit la main de son petit-fils et alla sermonner M. Mouton, avec toute la hargne qu’il nourrissait contre la nouvelle institution. Mais c’était sans compter sur les représailles de l’administration coloniale : arrêté par les gendarmes à sa sortie de la mosquée, le vieux Sibé subit, le même jour, une correction exemplaire :

On le roua de coups et on le mit aux fers sur ordre du commandant lui-même qui jura tous les dieux de châtier pour l’exemple cette inqualifiable offense à une institution sacrée, au toit surchargé de savoir et de prodigieux humanisme. Exemple de l’exemple, le supplice dura six bons mois. Six mois pendant lesquels les chaînes croquèrent les jambes, maintenu bras au torse, sanglé au pied du fromager de la place du Marché.

LEC, 84

Libéré, il incendie l’école. Mis en quarantaine par l’administration coloniale, rejeté par tout le village qui voit en lui la source de tous les malheurs passés et à venir, Sibé est banni, d’abord en raison de sa mise en quarantaine, puis de la distance de plus en plus grande qui s’instaure entre les habitants du village et lui. Souvent confondu avec l’exil, le bannissement s’en distingue pourtant, car il comporte, selon Jean-Pierre Makouta-Mboukou [21] un degré de plus dans l’isolement, puisqu’il s’agit d’une condamnation prononcée par une instance politique, juridique ou religieuse et ordonnant à un individu de quitter un lieu, lui imposant ainsi une vie loin de sa terre, avec interdiction de revenir parmi les siens. Dans Les crapauds-brousse, le bannissement est un effacement pur et simple du citoyen. Des lieux au nom fortement évocateur comme le Tombeau, l’Hôpital, le Paradis y deviennent des espaces carcéraux d’où l’on ne revient plus jamais [22].

En ce qui concerne Samba et son aïeul, le bannissement n’est prononcé par aucune autorité ; il est progressivement imposé à travers la peur et la méfiance que la population de Kolisoko éprouve à l’égard de ces deux individus. L’acte de bannissement, d’abord implicite, puis effectif depuis la mise en quarantaine décidée par le pouvoir colonial, signifie une assignation à résidence : « Faudrait qu’il reste chez lui puisque, dès qu’il sort de sa case, il risque nos vies à tous » (LEC, 86), estime la population. Mais c’est sur le plan surtout social et psychologique qu’il s’exprime comme mesure de rétorsion et disgrâce : désormais, personne n’ose approcher Sibé et Samba de peur d’avoir à faire les frais de la malédiction qui pèse sur eux.

Relégués dans le périmètre restreint de la case maudite, Samba et son aïeul sont condamnés à un exil infamant, cloisonnement qui devrait les décider à quitter, par eux-mêmes, le village avec lequel les liens sont rompus. Ainsi, les deux bannis se retirent-ils dans la forêt où, au dialogue « horizontal » devenu impossible avec la communauté, se substitue un dialogue « vertical » avec les forces mystiques et ésotériques de la nature. Sibé initie Samba aux secrets occultes, à la science de l’au-delà dans les bois de Boroko où ils se sont construit leur asile.

L’errance : le voyage vers l’infini

Hélas, l’aïeul meurt et Cousin Samba, qui ne peut plus retourner vivre dans le village qui l’a vu naître [23], commence une vie d’errance qui le conduit d’un lieu à l’autre. Dans son esprit semble alors prendre forme le mythe d’une cité autre où il peut trouver des gens qui lui ressemblent. Condamné à subir son destin, l’enfant, désormais privé de toute présence parentale, va devoir chercher un lieu où il puisse recommencer une nouvelle existence et se recréer une nouvelle identité. Mais l’enracinement dans un nouvel espace est-il possible, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant dont l’existence est soumise à de telles vicissitudes ? Voilà bien la question que pose, inlassablement, l’écriture de Tierno Monénembo.

Que ce soit dans L’aîné des orphelins [24], où le jeune Faustin a perdu tous ses parents et amis dans le génocide rwandais et finit par se livrer, dès l’âge de douze ans, à la drogue, à la débauche et au crime ; ou encore dans Cinéma [25], avec un jeune Miguel qui s’initie à la vie mondaine et moderne pour échapper à la tyrannie d’un père inconscient et à l’autorité aveugle de ses deux marâtres ; ou enfin dans Un attiéké pour Elgass [26], où une petite fille d’une quinzaine d’années quitte sa Guinée natale pour la ville de Bidjan, où elle retrouve les cendres de son frère Elgass : à chaque fois, chez Tierno, l’enfant-personnage donne à voir et à lire une course contre un destin tragique tramé par les haines et les violences que porte en elle la société. Ces enfants, qu’aucun lien affectif ne retient, qui n’éprouvent aucune dette morale envers une société que peuplent leurs bourreaux, se donnent à l’exil comme à une manière d’être au monde retranchée du monde, constamment happés qu’ils sont par le goût du départ, prêts à prendre tous les risques pour échapper à tout ce qui les fixe dans un espace donné.

Comme tous les autres, Cousin Samba ne croit qu’aux lois de sa folie, à la force de sa solitude, capable de réveiller en lui le courage, voire la témérité, nécessaires pour affronter l’inconnu. Aussi va-t-il se lancer dans un « singulier voyage » qui le mène en solitaire à la découverte d’autres mondes. Après sept jours et sept nuits d’errance dans la forêt, dans le but de rompre définitivement avec son village, Kolisoko, qui l’a vomi, Samba parvient enfin à un village. La vieille femme qui le recueille, alors qu’il s’est endormi sous l’ombre d’un poulailler, mort de faim et de fatigue, fait un constat hautement significatif en regard du contexte dans lequel évolue cet enfant-personnage, né sous le signe de l’errance et d’un voyage vers l’infini, rejeté par une société qui semble n’avoir rien prévu pour lui :

Le chemin vous prend dès la naissance. Et ça se met à voyager avant même que les tendons ne se raffermissent. Ça veut fouiller tous les recoins de la terre. Et ça oublie de revenir. Il y en a, paraît-il, qui en meurent, de voyager au hasard comme ça, sur n’importe quel coin de terre étrangère. Mourir loin de chez soi ! Hé hé, vous appelez ça mourir, vous ? C’est ainsi que j’ai un bout de petit-fils qui a grandi à ma traîne […] Et puis, c’est parti dès que ça a appris à marcher. On dit qu’aujourd’hui ça se meut dans une brousse lointaine. […] Maintenant, toutes les semaines, ça vient buter contre la porte du village, affamé et épuisé mais ça n’en continue pas moins son chemin. À gambader ! À gambader !

LEC, 98

Les personnages de Tierno Monénembo ne retournent que rarement au bercail. Ils habitent le voyage qui, dans une certaine mesure, offre un support spirituel à leur souffrance. Dans Un rêve utile, dont le cadre événementiel est Lyon, le récit dévoile le portrait d’une « africanaille » condamnée à la précarité, mais qui préfère la misère dans l’exil à un retour dans son pays, scénario qui réunit tous les dangers d’une mort annoncée. Après tout, la douleur de l’exil ne vaut-elle pas mieux que celle des geôles, dont l’issue fatale est la mort ? Certes, l’exil est, d’une certaine manière, synonyme de mort, mais c’est une mort choisie, dont le point de départ et la pesanteur peuvent être déjoués. La misère solidarise tous ces exilés africains dans une fraternité qui se crée au hasard des rencontres. Ils sont tous condamnés au même sort : se battre pour une intégration jamais réussie contre le racisme et la précarité, mais déterminés cependant à être « d’ici », un « ici » qui convoque, en filigrane un « là-bas » qui les a rejetés et dont ils ont toujours souvenir, même s’ils ne peuvent et ne veulent plus y retourner : « Les pauvres, conclut Momo, ils sont obligés d’exercer ici, ils n’osent pas rentrer en Afrique : ils sont interdits de séjour dans leur propre pays pour des raisons politiques [27]. »

Quant au protagoniste du roman, il est un éternel errant. Fils d’un ministre déchu dans un pays perdu quelque part en Afrique et désigné en pointillé (Gui…), il est envoyé en Europe par son père ministre pour poursuivre des études en criminologie. Il fréquente tour à tour les universités de Grenoble, de Lyon, de Paris, de Tübingen, de Heidelberg et de Bologne. Mais non content de ce qu’il a appris dans tous ces hauts lieux du savoir, son père exige de lui qu’il aille également en Amérique. C’est à Boston qu’il débarque, avec la même volonté d’apprendre. Cependant, pour un père aussi insatisfaisable que ce ministre africain, on ne saurait maîtriser la criminologie sans en poursuivre aussi les études à Moscou, où l’étudiant se rend, mais d’où le froid le chasse bientôt. En attendant, il reste à Lyon, déçu et affligé par la vie de ses frères de race dans l’exil français.

À vrai dire, il n’y a que dans son premier roman, Les crapauds-brousse, que Tierno Monénembo fait rentrer son personnage au bercail ; mais ce retour y est comme un suicide. Diouldé n’aura jamais l’occasion d’exercer ce qu’il a appris en Hongrie et de mettre ainsi son savoir au service de son peuple. Malgré lui, il sera entraîné dans les dédales du jeu politique, puis arrêté et exécuté par des activistes à la solde du sanguinaire Sa Mâtrak. Depuis lors, tous les personnages du romancier se font « citoyens du monde », en quête d’une identité et de nouvelles racines, comme le fameux Africano, « Escritore » de Pelourinho (1995), allant chercher ses cousins au Brésil et qui y sera assassiné par ceux-là mêmes qui devraient légitimer ses rêves identitaires. À Bahia, il est l’Africano (« l’Africain »), étranger aussi bien à la langue qu’à l’espace social. Ce « là-bas » insaisissable ne fixe jamais un terme à leur souffrance. Il est toujours un lieu de relance de l’errance et, en bout de ligne, le personnage vit un exil « multispatial » qui ne connaît jamais de terme : il est partout l’étranger, il est toujours celui qui est en train de faire sa valise.

Ainsi, Cousin Samba ne se déclarera pas satisfait du nouvel asile que représente pour lui le premier village auquel il est parvenu. Incapable de labourer la terre, il se voit confier la garde d’un enfant qu’il n’hésite pas à étrangler. Ce nouvel acte de sauvagerie relance son errance, poursuivi qu’il est par la vindicte d’une population déchaînée, ivre de rage et de colère. Il échoue plus tard dans la ville coloniale de Djimmeyabé où il s’amourache, dans des conditions particulières, d’une prostituée, mère de deux enfants : Oumou-Thiaga ; enfin, Cousin Samba trouve du travail comme boy chez le couple blanc Tricochet. Un malheureux concours de circonstances le conduit cependant, à l’occasion d’une séance de massage, à coucher avec Madame Tricochet : l’incident aurait pu s’arrêter là, n’eût été sa grossesse imprévue. Sommé par Monsieur Tricochet de faire disparaître ses « cochonneries » de négrillon, Cousin Samba, sous la menace d’une carabine, se rend dans la forêt voisine chercher les herbes nécessaires à une décoction de curetage dont meurt Madame Tricochet. Dès lors, Cousin Samba retourne au Bas-Fond, protégé par la solidarité qui y règne.

C’est à cette époque que les mouvements de revendication populaire s’intensifient dans ce quartier populeux, avec des marches violemment réprimées par l’administration coloniale. À l’occasion de ces mouvements, Bandiangou et Samba se sont rencontrés et ont sympathisé : la fièvre de l’indépendance est dans tous les coeurs. L’enfant que porte Oumou-Thiaga et dont le père est Samba se voit déjà, avant sa naissance, attribué le nom de Hettâré : Indépendance. Mais cet enfant ne naîtra jamais : lors d’une manifestation, Oumou-Thiaga est tuée par un policier qui lui enfonce sa baïonnette dans le ventre, au mépris de sa grossesse pourtant presque parvenue à terme. Quant à Samba, il sera emprisonné, coupé du reste du monde, tout comme son ami Bandiangou, et ne verra pas les premières lueurs des indépendances. Libérés cinq ans plus tard, les deux amis sont heureux d’apprendre que leur camarade de lutte, Ndourou-Wembido, est le président du pays et ils espèrent retrouver leur dignité bafouée. Mais le président, imbu de son autorité, sombre dans une sordide dictature et n’hésite pas à emprisonner de nouveau ses deux compagnons de lutte dont il veut se débarrasser. La prison devient encore une fois cet exil forcé où ils sont condamnés à subir un régime d’exclusion sociale. Au reste, la dictature de Ndourou-Wembibo a suscité partout des oppositions. Le pays est mis à feu et à sang, et le président, assassiné. Cousin Samba revient enfin sur les ruines de Kolisoko, son village natal, comme pour mettre un terme à son exil en disparaissant mystérieusement dans la lumière, laissant en chantier un récit qui a transité par plusieurs voies/voix, que fait entendre Koulloun, pour la postérité.

De la fiction à l’histoire

L’histoire de Cousin Samba résume tout le projet littéraire que met en jeu la fiction romanesque chez Tierno Monénembo. Le personnage est une somme résultant des multiples exils auxquels sont soumis les Guinéens et, de manière plus générale, les populations africaines. Tout commence par un repli intérieur, qui pousse à l’errance et qui explose à la faveur d’une révolte brutale, prenant pour cibles la morale, la culture et la société. Claude Drevet insistait récemment sur cette notion de distance, si fondamentale dans la conception que Tierno se fait de l’exil, et poursuivait en observant à quel point « vivre loin des êtres qui nous sont chers est un exil. L’exil désigne donc la distance d’un lieu ou l’éloignement de certaines personnes particulièrement liées avec nous, que ce lien soit privé ou d’ordre public. L’exil n’est pas un fait brut, mais la plupart du temps, le résultat d’une action [28]  ». Chez Tierno, comme chez Cousin Samba, l’exil est un aboutissement où s’exprime un ensemble de malaises qui poussent à la négation du lieu d’origine, du lieu d’asile et, de façon générale, de tout lien social. Ses personnages voyagent pour mieux habiter leur solitude, pour échapper à une mort psychologique dont ils repoussent constamment l’échéance par d’autres départs.

Dans la Guinée de Sékou Touré, l’institutionnalisation du silence, la déification du dirigeant politique, la confiscation de la liberté ont conduit à une écriture de l’introversion et de la mémoire dans laquelle les écrivains disent d’abord le profond malaise à l’intérieur duquel ils sont engagés comme acteurs. Pour ceux des Guinéens qui ont réussi à fuir le pays, comme Tierno Monénembo — qui a quitté la Guinée à 16 ans — l’exil n’a pas commencé avec l’errance dans l’espace : il est un tourment intérieur installé dans la durée et dont la conséquence immédiate est l’obsession d’un incessant départ. Or, la matérialisation de ce départ, c’est l’abandon de la patrie, aboutissement d’une longue histoire qui a façonné la mémoire et dont le sujet porte les stigmates, rupture douloureuse qui, en ce qui concerne l’écrivain, va progressivement s’épuiser dans l’écriture, lieu spirituel où il invente une parole qui le rapproche davantage de son point d’ancrage géographique et culturel. Par l’écriture, l’exilé se donne comme tâche de résister à cette déchirure en faveur d’une dynamique poétique dans laquelle il se ménage un asile. En somme, l’exil, comme le vit et le définit Tierno Monénembo, peut être envisagé comme la recherche d’un espace où l’écriture permet d’accéder à sa propre parole pour dire sa douleur, de manière à se rapprocher de soi et des siens :

J’écris essentiellement par rapport à mon pays et le fait de ne pas y être donne, à mon avis, plus de force à ce que j’ai envie de dire. La chose la plus banale vécue dans le pays devient, du coup, très importante. Être un écrivain exilé est une bonne chose. Il y a d’ailleurs beaucoup d’écrivains qui se sont volontairement exilés.

RU, 164

Au-delà de la douleur doublement imposée par le sentiment de rejet hors de l’espace que l’on abandonne malgré soi et par le lieu d’asile, dont le choix et la réalité restent contingents, l’exil dans les romans de Tierno Monénembo apparaît donc comme un territoire complexe, fait de replis, de résignations et de révoltes, et dont les principales figures sont le voyage, l’alcool et la drogue, mais aussi la langue à l’intérieur de laquelle le sujet errant se cherche une identité autre, qui le relie à lui-même et aux autres. Aperçu sous l’angle de la distance et de la douleur, l’exil devient autant pour l’écrivain que pour ses différents protagonistes un marqueur identitaire important, un amalgame de repères dont les lieux d’expression sont à la fois littéraires et géographiques. Tierno Monénembo habite son écriture comme un no man’s land, intermédiaire entre deux espaces dans lesquels, confusément, il se cherche une vie conforme à ses aspirations profondes. C’est pourquoi l’écriture s’inscrit dans une liturgie qui intègre l’ici (l’asile) à l’ailleurs (la patrie).

De ce fait, la problématique de l’exil entretient un glissement permanent entre le biographique et le fictionnel, mais à ceci près que le biographique ne cautionne pas toujours les présupposés d’une certaine mode critique qui voudrait faire de l’écrivain le prototype de l’exilé que décrit sa prose. Le biographique à l’oeuvre dans l’écriture est porteur des rapports conflictuels possibles entre l’individu et les espaces géographiques, culturels ou encore idéologiques dans lesquels il se trouve, rapports au travers desquels s’opère une découverte de soi, « celle en somme d’une nouvelle identité [29]  » née de l’éloignement physique ou psychologique, volontaire ou subi. Tierno Monénembo lui-même fait d’abord partie de l’intelligentsia guinéenne condamnée à l’exil par la dictature de Sékou Touré et qui continue de sillonner le monde ; puis, tous ses personnages sont à la recherche permanente d’un ailleurs plus serein, constamment traqués par un pouvoir politique inique, fuyant la mort, la prison et la misère. Personnages errants, leur vie a pour première composante la solitude et, en ce sens, le parcours de Tierno Monénembo cristallise une écriture de l’exil dominée par des figures de l’errance, avec ses promeneurs solitaires toujours en route, en quête d’une identité et d’un point de chute, mais aussi d’un rapport particulier à l’espace, dont les horizons s’élargissent au point d’englober la terre tout entière. L’ailleurs motive une représentation fictionnalisée de la vie où, tout en ayant conscience de son irréalité, le personnage monénembien entend, par tous les moyens d’évasion possibles, y trouver un terme à son ennui, une issue à cette espèce de fatalité qui le poursuit, tout comme l’écrivain lui-même qui se réfugie dans le voyage et l’écriture pour résister à la mémoire de sa Guinée natale. Placée sous ce jour, la vie de Tierno Monénembo semble donc, à tous égards, le lieu où se déploient et se côtoient les différentes expériences de l’exil, mais en faveur d’une écriture dont la dimension essentielle n’est pas tant autobiographique, car les exils que chaque oeuvre ou chaque personnage représente ou incarne relèvent d’abord d’un jeu fictionnel où c’est l’imaginaire, et non la référentialité, qui domine.