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Si étrange que cela puisse nous paraître, c’est d’abord en latin qu’on aécrit sur le Nouveau Monde […].

Geneviève Demerson [1]

Le premier chapitre de toute histoire du latin au Québec et auCanada [2] doit biensûr tenter de rendre justice aux écrits latins de la Nouvelle-France qui, enmarge des textes en langue vernaculaire, ont accompagné la conquête de cetimmense territoire circonscrit ici à sa partie canadienne, soit à la vallée duSaint-Laurent, entre Québec et Montréal (alors appelé le Canada et quicorrespond au noyau du Québec actuel) et à l’Acadie (qui englobe les actuellesProvinces maritimes) [3].Une telle entreprise paraîtra sans doute paradoxale, puisque aujourd’hui, commedéjà au xviie siècle, la Nouvelle-France est décrite en termes de« misérables contrées [4] », « terre de Cayn [5] », peuplée d’Indiens à convertir, de missionnaires zélés et decoureurs des bois [6],tous gens assez éloignés des préoccupations de la République des Lettres. Ainsi,quand Cyrano de Bergerac, dans Les États etEmpires de la lune (ca1657-1662), imagine l’arrivée spectaculaire de son héros Dyrcona enNouvelle-France, celui-ci décrit son premier interlocuteur en ces termes : « unvieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains enhaut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmottalongtemps, mais je ne discernais point qu’il articulât rien, de façon que jepris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet [7]. » Après cet Indien nu, bredouillantun langage barbare, et donc incompréhensible, Dyrcona parvient à s’entreteniravec les soldats du fort grâce auxquels il finit par comprendre qu’il est tombé« en la Nouvelle-France [8] » ; puis, en suivant une progression qui relève autant du socialque du culturel, avec le « vice-roi », Monsieur de Montmagny, avec lequel ilphilosophe quelque temps, ayant finalement trouvé sur ces terres hostiles uninterlocuteur valable, c’est-à-dire lettré [9]. De même, dans la dernière Histoire de la littérature québécoise, parueen 2007, ouvrage excellent au demeurant, la première partie, consacrée aux« écrits de la Nouvelle-France », tient en une petite trentaine de pages (sur unensemble de près de 700 pages) [10], et pas une ligne ne mentionne l’important héritage latin qui,en volume, est au moins égal aux écrits en français. Quant à la fort utileHistoire du livre et de l’imprimé auCanada, si elle accorde à quelques rares endroits une certaineplace aux ouvrages en latin et à leur fonction pédagogique [11], c’est toujours en termesquantitatifs et on y chercherait en vain l’ébauche d’un corpus. Il y a plusieurs raisons à cephénomène, dont la principale est liée au problème du statut littéraire d’uneproduction textuelle qui oscille entre le document d’archives, le journal et lalittérature, ce qui est encore plus vrai dans le cas des textes en latin [12]. Une autre raison, toutaussi importante, tient au fait que le latin n’a pas pu bénéficier de l’intérêt« nationaliste » des années 1960 pour les premiers textes en français,considérés pour leur part, après bien des hésitations, comme fondateurs d’unQuébec littéraire, et cela d’autant moins que la Révolution tranquille finit parrejeter dans un même mouvement aveugle l’Église, sa langue (le latin) et laculture humaniste qui en constituait le fondement. Pourtant, la moisson detextes latins est abondante et touche les mêmes domaines que la littératurevernaculaire sur laquelle elle apporte des lumières nouvelles et importantes :relation, récit de voyage, histoire, chronique, textes spirituels,scientifiques, linguistiques, liturgiques… Par ailleurs, l’usage même de lalangue savante définit un rapport certain à l’écriture, tout en offrant untémoignage humain qu’on ne saurait négliger, deux critères à la base même deschoix littéraires posés par exemple par Léopold Leblanc dans sonanthologie [13].

Sans qu’il soit déjà possible de proposer une étude exhaustive et complètedes écrits latins de la Nouvelle-France, on voudrait tenter ici d’établir unpremier état de la question qui se fonde sur les quelques travaux déjàexistants, et qui concernent soit l’étude de tel ou tel texte précis, ou de telou tel personnage important, soit l’analyse de ce qui se passait à la mêmeépoque en France et en Europe. Cette étude préliminaire constitue bien sûr uneinvitation à réévaluer l’apport du latin et de la culture classique dans laconstitution de la société québécoise, et à entreprendre de nouveaux travauxd’analyse textuelle et intertextuelle. Elle se veut aussi la première étape del’établissement d’une bibliographie des écrits latins de laNouvelle-France.

Le choix du latin

Un bon point de départ pour tenter d’appréhender les textes latins rédigésen Nouvelle-France, ou qui s’y rapportent directement, est l’article fondateurde Geneviève Demerson [14], ainsi que le premier volume de l’ouvrage de Guy Laflèche surLes saints martyrs canadiens et saBibliographie littéraire de laNouvelle-France [15]. En effet, ces travaux permettent d’identifier plusieurscompositions littéraires latines d’importance, dues très souvent à la plume deJésuites français et qui apportent un témoignage très éclairant sur cettepériode et son contexte culturel [16]. L’une des femmes de lettres du xxe siècle les plus férues de culture classique, MargueriteYourcenar, avait déjà rappelé à sa manière le rôle fondamental que les Jésuites,et le latin, ont joué dans l’appropriation occidentale du Nouveau Continent.Ainsi, dans son roman Un homme obscur,publié à Paris en 1982, quand Nathanaël, le héros de l’histoire, assiste enAcadie un jeune jésuite dans son agonie et entame avec lui un dialogue en latin,véritable lingua franca, l’auteurdécrit en quelques lignes importantes la volonté de ces prêtres de nommer,fonction noblement humaine, les nouvelles réalités qu’ils découvrent, etd’apprendre à communiquer avec ces êtres radicalement étranges et étrangers [17] qu’il convient de convertir à la vraie foi :

Un canot fut détaché et amarré sur le rivage, mais les huttes éventréesn’offrirent pour butin qu’un petit tas de vêtements et de provisions debouche, avec des livres et une boîte d’instruments dont le capitaines’empara. Nathanaël constata qu’un père avait commencé un herbier ; lesfeuillets claquaient au vent. Il y avait aussi un calepin dans lequel unjésuite avait entrepris un vocabulaire de la langue indienne, avec à l’encrerouge les équivalents latins. Nathanaël l’empocha, puisque personne n’enaurait voulu, mais le perdit par la suite [18].

Comme l’a très bien imaginé Marguerite Yourcenar, et comme l’atteste aussidans une moindre mesure la production en langue vernaculaire, les écrits latinsen Nouvelle-France furent essentiellement dus à la plume des missionnaires, eten particulier des plus lettrés d’entre eux, les Jésuites, qui, pour les besoinsde leur entreprise, illustrèrent certains des domaines les plus importants de lalittérature comme l’histoire, la spiritualité, la liturgie ou la science.Quelques-uns de ces textes latins ont déjà connu l’honneur d’une traduction enlangue moderne, française pour le traité De l’âmeéprise du Christ Jésus du père Pierre Chastellain [19] ou pour l’Éloge des Montagnais du père François deCrespieul [20],anglaise pour l’Histoire du Canada dupère François Du Creux [21] ou le traité Sur le pays et lesmoeurs des Canadiens du père Joseph de Jouvency [22]. D’autres, enparticulier les écrits jésuites dans le cadre de l’édition monumentale de LucienCampeau [23] ou dansla grande collection de Reuben Gold Thwaites [24], ont été édités dans leur langue originale ouparfois simplement traduits, comme la Relation surle tremblement de terre en Nouvelle-France du père Charles Simon,traduite en latin et préfacée par le père François Ragueneau [25]. Toutefois, en dehorsdes lettres et documents des Jésuites, aucun des textes latins de laNouvelle-France n’a été édité, et si on veut les lire dans leur langueoriginale, il faut avoir recours aux quelques spécimens anciens qui ont survécujusqu’à nous, ou aux manuscrits conservés dans les archives.

Quant à ce lien, très fort, entre les membres du clergé catholique(Jésuites, Sulpiciens, prêtres du Séminaire de Québec, religieuses…) et lelatin, il tient pour beaucoup à la nature même de la formation humaniste reçuedès leur plus jeune âge par les futurs missionnaires, formation dont la maîtrisede la langue de Cicéron constituait l’articulation majeure[26] : « l’homme de lettres conquiert lestyle par la latinité ; donc par la parfaite maîtrise du latin des maîtres,surtout de Cicéron. La connaissance de la langue latine demeure le roc solide àpartir duquel s’édifie celui des langues grecque, hébraïque, française,huronne [27]. » Cegoût pour la littérature classique, mais aussi pour la réflexion linguistique,devait sans doute être plus ou moins présent chez nos Jésuites, mais laconsultation du catalogue de la bibliothèque du père Potier, par exemple, montreque plus de la moitié de ses livres sont en latin, et qu’à côté des ouvragesthéologiques attendus et des oeuvres classiques de Cicéron, Horace, Ésope,Juvénal, Tacite et Térence, on trouve aussi de nombreux ouvrages modernes,scientifiques… et latins [28]. Il est également assez significatif, dans le cas de lacorrespondance officielle [29], que le latin soit réservé aux missives destinées à Rome, alorsque le français semble privilégié dans le rapport au supérieur direct. Dans lecontexte religieux et politique du xviie siècle, on peut se demander alors dans quelle mesure lelatin ne fut pas considéré sinon comme une « langue secrète », du moins comme unmedium linguistique peu accessibleaux non-clercs ? Mais le latin sert aussi de lingua franca à l’élite cultivée de l’époque, ce qui expliqueson choix préférentiel pour les travaux historiographiques, linguistiques ouscientifiques par des auteurs qui, par ailleurs, aiment aussi s’exprimer envernaculaire [30].

Spiritualité et Histoire

Il est aussi intéressant que significatif que le premier ouvrage rédigé enlatin en Nouvelle-France soit un texte spirituel. Il s’agit de l’oeuvre du pèrePierre Chastellain (1606-1684), directeur spirituel des Jésuites deNouvelle-France [31], qui l’intitula Affectus amantisChristum Jesum, seu exercitium amoris erga Dominum Jesum pro totahebdomada, soit L’âme éprise duChrist Jésus ou Exercices d’amour envers le Seigneur Jésus pour toute unesemaine. Rédigé en Huronie entre les années 1641 et 1646 etpublié à Paris, chez Bechet, en 1648, il représente, aux dires mêmes de sonauteur, le « premier fruit d’un champ récemment défriché [32] » et propose une synthèsepersonnelle de la pratique missionnaire et des grandes inspirations mystiques dela tradition chrétienne sous la forme d’exercices spirituels répartis sur unesemaine. La formation de Pierre Chastellain ressemble à l’éducation exigeante debeaucoup de Jésuites de son temps, en particulier à celle des futursmissionnaires [33].Il se trouva vite au coeur d’un réseau où l’on retrouve pêle-mêle laCongrégation de la Sainte-Vierge [34], Charles Garnier et Isaac Jogues (qui peut-êtrelui donnèrent l’envie de partir en mission au Canada), le théologien Denis Pétauqui invitait ses élèves à dépasser la scolastique et à revenir aux Pères et auxgrands courants de la pensée chrétienne (influence très visible dans le traitédu père Chastellain), le père Nicolas Adam, son directeur qui le forma à laspiritualité ignatienne et à la tradition mystique et qui partira au Canada avecChastellain, Garnier et Jogues, et les Hospitalières de Dieppe, avec lesquellesil resta lié jusqu’à la fin de sa vie, puisqu’à son retour de Huronie il seraconfesseur pendant trente-deux ans chez les Augustines de l’Hôtel-Dieu deQuébec [35].

Sa mission en Huronie dura de 1636 à 1650 [36], et son traducteur pense que c’est pendant lesannées 1639-1649, au moment où il devint l’âme et la tête de la résidencecentrale de Sainte-Marie, près de la rivière Wye, qu’il composa son gros ouvragespirituel, invitant en outre ses compagnons, comme Jean de Brébeuf ou IsaacJogues, à eux-mêmes rédiger des textes relatant leurs expériences mystiques. Àcet égard, il est intéressant de constater qu’il préféra s’exprimer en latin eteux, en français [37].Le livre fut achevé le 29 septembre 1646, imprimé en France en 1647, et sansdoute rapporté en 1648, peu de temps avant la destruction de la mission huronneet l’anéantissement des Hurons [38] par les Iroquois. On est donc en droit de penser que cetouvrage a pu être utilisé par les premiers martyrs canadiens, et qu’il exerçasans doute une forte influence sur des personnages que Chastellain rencontra oudirigea spirituellement, comme Marie de l’Incarnation, madame d’Ailleboust, legouverneur Rémy de Courcelle et le procureur général Jean Bourdon. À côté dequelques lettres de lui conservées, L’âme éprisedu Christ Jésus est le seul ouvrage que nous a laissé cet auteur.Il s’agit d’un livre conçu sur le modèle des exercices spirituels ignatiens, euxaussi d’ailleurs rédigés en latin [39], mais pour la durée d’une seule semaine, encommençant par le dimanche et en assignant à chaque jour un thème associé auChrist : dimanche, le Christ dans sa gloire éternelle ; lundi, l’incarnation ;mardi, la vie cachée ; mercredi, la vie publique et sa prédication ; et, plustraditionnellement, jeudi, l’institution de l’Eucharistie ; vendredi, passion etmort ; samedi, mise au tombeau et résurrection. Il ne reste que six exemplairesde cet ouvrage : trois à Montréal, deux en Europe (Paris et Londres) et un enChine (Shanghai) [40].

Le second ouvrage, publié un peu moins de vingt ans plus tard, se présentecomme une histoire de la Nouvelle-France. L’Historiae Canadensis, seu Novae-Franciae libri decem ad anum usque Christimdclvi est rédigée en latin par le père François Du Creux et paraît dansune belle édition in-quarto de luxe comportant 800 pages et des planches (dontcelle, célèbre, qui réunit les premiers martyrs canadiens) à Paris, chezCramoisy [41], en1664 [42]. L’ouvragedu père Du Creux couvre la période de 1625 à 1656, et représente donc, à côté dela correspondance des Jésuites ou de l’Histoire dela Nouvelle-France publiée pour la première fois en 1609 par MarcLescarbot [43], unesource importante pour l’histoire des commencements de la Nouvelle-France. DuCreux, originaire de la Saintonge, est connu également pour d’autrescompositions latines [44], qui font qu’on peut le considérer comme un véritablehumaniste, féru de culture classique et d’histoire. C’est d’ailleurs en tantqu’historien officiel de la Compagnie de Jésus qu’il s’attela, depuis Bordeaux,sans avoir lui-même jamais visité la Nouvelle-France, à la rédaction de cesHistoriae Canadensis.

L’ouvrage est divisé en dix livres et mêle les événements historiques quimarquent la mission jésuite en Nouvelle-France à des remarques sur les coutumesdes Indiens ou à des descriptions du nouveau territoire. Conformément au genrehistorique classique, c’est une oeuvre rhétorique qui articule les événementsaux descriptions dans une organisation dramatique. Sans surprise, on y trouvedonc de nombreux jeux intertextuels avec la Bible ou avec les oeuvres de Cicéronet de Virgile, l’ouvrage étant rehaussé par ailleurs de tous les moyensrhétoriques pour faire sentir la réalité de la sauvagerie de l’endroit etembrasser le spectre le plus complet possible des émotions : description d’unetempête et de la force des éléments de la nature, remarques sur la dignité desorateurs indiens ou la férocité des Iroquois, récit de l’attaque de pirates etde l’arrivée des Hospitalières et des Ursulines dans ce monde sauvage, annoncede la naissance de Louis XIV, narration des martyrs des pères Jogues, Brébeuf etLalemant, relation de la destruction de la mission huronne et d’une étrangeinhumation communautaire à Ossossané (fait prouvé depuis par l’archéologie),commentaires sur la puissance magique des sorciers et sur la mystérieuse dansedu feu, et, par-dessus tout cela, des panoramas splendides et jusque-làinconnus, et un immense enthousiasme pour la découverte de ce Nouveau Monde etla conversion des Amérindiens [45]. La foi des missionnaires illustre l’idéal mystique de laRéforme catholique [46],la beauté du style, celui plus littéraire et artistique de l’Académie françaiserécemment fondée [47].On peut, en guise de conclusion pour la présentation de cet ouvrage, citer lejugement de Percy Robinson : « C’est un récit de la frontière, raconté par unlatiniste aussi averti que n’importe quel autre grand latiniste de l’époque etoù le latin ajoute une nouvelle province à son empire [48]. »

Dans le même esprit, on peut aussi rattacher au patrimoine latin de laNouvelle-France, le De regione et moribusCanadensium seu barbarorum Novae Franciae, du grand latiniste ethistorien de l’ordre, Joseph de Jouvency. Ce texte, publié séparément à Rome en1710 à partir de l’Histoire de la Compagnie deJésus [49], donne une description détaillée du pays et de ses peuplesfondée sur les écrits de ses confrères. En effet, pas plus que Du Creux,Jouvency n’a lui-même visité le Canada, mais son texte témoigne de ses qualitésd’historien de l’ordre, de maître de rhétorique et de fin lettré et offre unexemple remarquable d’une réécriture interprétative, qui a recours à toutes lesressources des lettres classiques et chrétiennes pour instruire son public, maisaussi pour lui plaire et surtout le toucher. Plus que de simples comptes rendusde missionnaires, les oeuvres de Du Creux et Jouvency relèvent bien del’Histoire au sens littéraire et édifiant où le Grand Siècle l’entendaitalors [50].

Mais au fondement des ouvrages précédents, on trouve les Relations et les lettres de mission desJésuites, qui constituent de fait l’« ensemble le plus massif et le plusimportant des écrits de la Nouvelle-France [51] », textes pour lesquels l’usage du latin futsouvent privilégié. Ces relations se présentent comme des lettres danslesquelles, chaque année, principalement entre 1632 et 1672, le supérieur desJésuites de la Nouvelle-France, ou un de ses assistants, rendait compte, depuisQuébec, au provincial de France et au général de Rome, du travail accompli. Cestextes, systématiquement publiés à Paris l’année qui suit leur rédaction [52], forment un tout assezcohérent qui met en scène l’oeuvre d’évangélisation des Jésuites en montrant ledélicat travail d’intégration de la religion chrétienne et de sa culture dansl’univers païen des « Sauvages ». Ces textes ont bien sûr été déjà amplementétudiés [53], enparticulier par les historiens, mais l’intérêt pour notre sujet tient au faitque toute la documentation existante n’a pas encore été entièrementpubliée [54] et lalatinité de ces textes à peu près jamais étudiée, à l’exception notable d’unarticle récent dans lequel Haijo Westra et Milo Nikolic abordent spécifiquementcette question [55], enconfortant l’idée que nos missionnaires jésuites du xviie siècle avaient une vraie culture latine classique [56]. Aux Relations mêmes, il faut ajouter la masse deslettres et documents connexes édités scrupuleusement, pour les années 1602-1661,par Lucien Campeau, et recueillis aussi, mais moins exhaustivement, par ReubenG. Thwaites. De cette masse considérable de textes, il faudrait établir unecartographie des genres, repérer quels textes latins relèvent de la littérature(récits, biographies, histoire, etc.…) et les étudier pour eux-mêmes. Enfin, àces oeuvres majeures, on peut encore ajouter, par exemple, les compositionsliturgiques des soeurs ursulines [57] ou l’immense domaine des archives, comme lesRegistres paroissiaux.

Le latin, langue du savoir

Par ailleurs, comme à cette époque le latin est aussi la langue du savoir etde la science, on ne s’étonnera pas que c’est en latin que deux jésuites duxviiie siècle, le Belge Pierre Potier (1708-1781) et le FrançaisJean-Baptiste de La Brosse (1724-1782) [58] aient produit, à côté d’écrits plus édifiants,des textes pédagogiques et des ouvrages sur les langues amérindiennes. Dupremier, nous avons conservé 38 cahiers de notes manuscrites dispersés dansdifférents fonds d’archives [59]. Beaucoup de ces cahiers ne contiennent que des notes de cours(surtout en théologie), mais d’autres sont de véritables traités (en particulierpour la langue huronne), d’autres enfin, des notes de lecture qui nous donnentune bonne idée de ce qui intéressait le père Potier, mais aussi — et surtoutpour notre sujet — de sa culture classique très solide [60]. Ainsi, pour le latin, à côté dedouze cahiers personnels de théologie et de deux cahiers de philosophie,conservés aux Archives du Séminaire de Québec, les Archives de la Compagnie deJésus à Saint-Jérôme — récemment transférées au centre Bellarmin à Montréal —conservent 24 cahiers d’étude linguistique, dont les Institutiones linguae latinaed’Alvarez [61] etl’Explanatio rhetorica du père DuCygne [62]. Beaucoupplus significatif encore, les mêmes archives conservent cinq cahiers pour lehuron, dont les quatre premiers sont en latin, le cinquième en langue huronne eten latin : les manuscrit huron 1 et 2, Radiceslinguae huronicae, qui sont les deux manuscrits du père Étiennede Carheil sur les racines huronnes, conservés à Lorette où le père Richer a pules confier au père Potier pour qu’il les recopie [63]. Il termina le premier cahier le22 décembre 1743, le second le 18 février 1744. Arrivé à Détroit le25 septembre, il rédigea un recueil original sur les éléments de la grammairehuronne, suivi d’études sur les racines, achevées le 21 mai 1745. Dans lesannées suivantes, le père Potier reprit tout le travail de rédaction, l’augmentaet le termina en septembre 1751 : les manuscrit huron 3 (Elementa grammaticae huronicae. Radiceshuronicae), huron 4 (Radiceshuronicae) et huron 5 (Extraits del’Évangile, Dereligione [64], Varia).

Quant au jésuite Jean-Baptiste de La Brosse, cet ancien professeur de latinet d’humanités est l’auteur d’un dictionnaire latin-montagnais, d’un Liber superstitionum aujourd’huiperdu [65],d’Animadversiones et d’Annotationes [66], d’un cours de philosophie [67], de registres demission publiés récemment par Léo-Paul Hébert [68] et d’un catalogue des Amérindiens de Tadoussac(Catalogus generalis totius MontanensiumGentis[69]. Il est également l’auteur de lettres en français [70], d’un dictionnairelatin-abénakis et d’un abécédaire abenakis [71], d’une grammaire montagnaise en latin, d’undictionnaire latin-montagnais et d’un abécédaire montagnais [72], d’ouvrages de pastorale en langueamérindienne, comme une traduction de la Bible [73], un catéchisme en montagnais [74] et, enfin, de calendriersmontagnais [75]. Ence qui concerne le latin du père de La Brosse, on peut citer le jugement de sonmeilleur connaisseur, Léo-Paul Hébert :

Le latin des Annales est à lafois élégant et recherché […]. Parfois la hâte et la rapidité se manifestentpar des distractions, des mots passés, des répétitions. On peut sans doutese présenter le missionnaire en train de rédiger au fil de la plume lecompte rendu de son ministère des années écoulées. La syntaxe est peucompliquée (un seul cum avec le subjonctif). Il s’agit d’une langue soignée,mais sans complication, comme celle que devaient parler les professeurs dutemps devant leurs élèves. Le vocabulaire latin est particulièrement riche.Sur un total de 976 mots que comptent les Annales, il y a 507 mots différents. On sent le professeurqui connaît à fond ses auteurs latins, et aussi le linguiste qui a sur lemétier un dictionnaire montagnais-latin [76].

Parmi les textes ou les ouvrages déjà connus, signalés ou étudiés, on peutencore citer des textes non pas rédigés en Nouvelle-France, mais qui laconcernent en tout ou partie, comme le Dephilosophia Canadensium populi in America septentrionali balbutientedissertatio quam introductioni in philosophiam (1707) dans lequelSchramm [77] discutelonguement l’oeuvre entière de Lahontan [78], ou le récit de voyage du botaniste finlandaisPehr Kalm qui visita la Nouvelle-France durant l’été 1749, et qui entremêle sesremarques de botanique, souvent en latin, à des réflexions plus générales sur lepays qu’il découvre.

À propos de l’usage même du latin, on peut d’ailleurs souligner ici que cescientifique du Nord, bien formé aux humanités et qui s’exprime volontiers enlatin, se plaît à souligner que les Canadiens ignorent cette langue :

La seule erreur en cette affaire, c’est que la plupart des prières, mêmeles plus courantes, se disent en latin, langue qu’une grande partie des gensne comprennent pas. Et c’est une chose comique que d’entendre un homme diresa prière en latin, langue qu’il ne comprend pas, et ne même pas savoirlui-même ce qu’il dit en priant [79].

[…] Tout cela est récité en latin, bien que souvent ceux qui prient necomprennent pas cette langue et ignorent le sens de ce qu’ils récitent.Quand toutes les prières sont achevées, les soldats lancent le cri deVive le Roy, et c’est à peuprès tout ce qu’ils comprennent de ce qui a été récité [80].

Il va même jusqu’à soupçonner l’évêque de Québec d’être un piètrelatiniste :

Je soupçonne que c’est là la raison pour laquelle l’évêque de Québec n’ajamais osé m’inviter à dîner chez lui et qu’il a toujours évité maconversation ; le peu de fois qu’il s’est entretenu avec moi, il le fittoujours en français, sans que je puisse tirer de lui un seul mot latin ; onm’a pourtant confié qu’il avait été convié de façon pressante par le généralGalissonière à me faire l’honneur de m’inviter à sa table, lorsque, de moncôté, je lui rendis visite [81].

Mais il faut sans doute voir derrière ces critiques qui concernentMgr Henri-Marie Dubreuil de Pontbriand, évêque deQuébec de 1741 à 1760, ancien élève des Jésuites du Collège de la Flèche etdocteur de la Sorbonne, plus de persiflage de la part d’un pasteur protestant àl’égard d’un évêque catholique qu’un tableau exact de la situation…

Conclusion

On l’aura compris, ce premier tour d’horizon a mis en lumière beaucoup detextes déjà repérés ici ou là, mais très rarement étudiés pour eux-mêmes etpresque jamais encore édités ou traduits. Le travail à faire en la matière estconsidérable et ne manquera pas d’apporter bien des éléments de réflexion ànotre connaissance de l’histoire culturelle, mais aussi religieuse et politiquenon seulement de la Nouvelle-France, mais aussi de l’Europe en général et de laFrance en particulier. L’autre aspect tout aussi important que ces études nemanqueront pas de développer est une meilleure connaissance de ces prêtres quiont littéralement construit cette nouvelle société et sa langue, en emportantavec eux une vision du monde informée par un catholicisme triomphant, maisfondée aussi sur une culture humaniste pluriséculaire qui leur a permis depenser ce rapport, à la fois nouveau et déjà expérimenté par les Anciens, à desêtres « sauvages », éloignés pendant des siècles de la « civilisation », maisque leur culture humaniste les autorisait à considérer comme des humains, dignesd’intérêt et de considération, comme l’attestent de manière très émouvante lesréflexions d’un Louis Nicolas ou d’un Jean-Baptiste de La Brosse dans leursintroductions à leurs grammaires de l’algonquin ou du montagnais. Ainsi le pèreLouis Nicolas peut-il écrire vers 1674 :

Estant arrivé de l’Ancienne France dans les Indes, je m’estois persuadéqu’en quittant toute la délicatesse des Grecs, l’éloquance des Latins, lagravité des Espagnols, la gentillesse des Italiens et la politesse desFrançois, j’avois dit adieu à toutes les belles sciences et qu’il ne mefalloit désormais plus penser qu’à m’attacher à une langue la plus barbaredu monde, et qu’au lieu que j’estois parmi des gens policés dans nostreEurope, je devois désormais converser avec des nations qui n’avoient riend’humain et qui n’estoient point retenues par aucune loys, ny divines, nyhumaines. Il est vray que je n’ay pas esté surpris dans mon attante touchantl’humeur des barbares ; mais il faut que j’avvoue que j’ay esté dans ledernier estonnement lorsque, après une estude recherchée de plusieursannées, j’ay descouvert tous les secrets d’une des plus belles langues del’univers [82].

Cette première synthèse nous montre donc la richesse et la diversité de laproduction d’écrits en latin, les textes du xviie siècle étant davantage tournés vers l’aspect religieux dela mission en Nouvelle-France, où s’écrit une page nouvelle de l’histoire duchristianisme, et ceux du xviiisiècle, plus scientifiques, où le latin est moins lalangue de la religion que du savoir. Il reste bien des textes à découvrir, desbibliothèques et des fonds d’archives à explorer, mais il est clair, je crois,qu’on ne pourra plus désormais oublier l’apport du latin à l’histoire littéraireet culturelle du Québec et du Canada.