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À la suite de la crise du roman naturaliste et de l’évolution de la poésie symboliste, les critiques et les écrivains du début du xxe siècle cherchent une forme de littérature, et de roman en particulier, qui puisse exprimer la conscience, la « vie concrète » des consciences comme de l’inconscient. On sait, depuis Flaubert, que le roman ne peut plus prétendre à l’objectivité, et qu’il doit dorénavant tendre vers la mise au jour d’une réalité d’abord sentie, mais aussi pensée. Écrire ne peut plus être que relatif et tautologique. Mais ce roman concentrique, mettant l’accent sur une conscience énigmatique, un « je » problématique dans un monde en pleine mutation, ne prendra sa pleine expansion qu’avec Proust, vers 1908-1909, alors que l’écrivain entreprend l’écriture d’À la recherche du temps perdu. Les réflexions sur le temps, l’espace, la mémoire, l’oubli, les apparences du monde, vont prendre un nouvel élan, changer de perspective. Comme le raconte Michel Zéraffa dans La révolution romanesque, Jacques Rivière comprend la signification novatrice d’une oeuvre comme la Recherche, mais le roman de Proust lui inspire aussi une certaine inquiétude : « Il ne reconnaîtra plus la personne humaine dans un roman qui […] répondait pourtant à ses voeux. Cette contradiction même s’inscrit fondamentalement […] dans le Temps perdu : à travers une vie intérieure fragmentée, désorientée, multipliée, des individus cherchent leur être, et à être [1]. »
Cette recherche active ou passive de l’être se traduit soit par un mouvement d’élan du héros (ou du narrateur, du poète ou de l’auteur, les frontières étant très floues chez Proust et Pessoa, notamment) vers le monde, et de dégagement du monde, soit par un étonnement face à des situations ou des perceptions inédites qui sont subies, et qui amènent ce même héros, narrateur, poète ou auteur, à découvrir de nouvelles façons de voir l’homme et la société, mais sous la patine des êtres et des choses. Dans les deux cas, la confrontation au monde fait surgir des effets d’étrangeté ; elle donne une impression de rêverie au réel et, inversement, elle amplifie la réalité du rêve. L’espace et le temps s’en trouvent nécessairement bouleversés, et la narration — voire l’écriture — elle-même ne peut plus se faire dans un monde clos, aux lois bien définies. Les effets de mémoire, de subjectivité et de relativité vont dorénavant jouer un rôle essentiel.
Dans L’arche russe, film d’Alexandre Sokurov sorti en 2003, ces effets donnent une saisissante impression d’étrangeté. Nous en parlons ici afin de mieux faire saisir l’intérêt du dossier proposé. Dans ce film, donc, le regard du spectateur passe par celui du héros (appelons-le ainsi pour le moment). Celui-ci parle en voix off. Il ne sait pas où il est, ni ce qu’il fait là. Il aperçoit d’abord des gens vêtus à la mode du début du xviiie siècle, et s’étonne. Eux ne le voient pas. Il est invisible, et nous devenons, comme lui, des voyeurs. Il croise un étranger qui lui propose de le suivre dans ce qui semble être un palais, et qui est en fait l’actuel musée de l’Ermitage. Il se laisse guider dans ce monde étrange, monde que l’étranger, lui, semble bien connaître. La sensation générale est de l’ordre du rêve : la caméra progresse de couloirs en couloirs, à la spatialité élastique, et de salles en salles, somptueuses ou dérobées, toujours occupées par des gens qui semblent faire partie de l’histoire de la Russie, sans qu’on puisse les identifier vraiment. Ils s’amusent, travaillent, se disputent, dansent, ou font la conversation sans se soucier outre mesure du héros, comme à côté de lui. Il est constamment décalé, étonné, en questionnement, et ce qu’il voit — son oeil est aussi attiré par une multitude d’oeuvres d’art que la caméra éclaire — n’est ni tout à fait impossible, ni tout à fait en symbiose avec ce que j’appellerai communément la « réalité ». Il ne s’agit pas d’un univers surréel ou simplement fantastique, ni d’un monde absurde, qui n’aurait aucun sens. Passant souvent inaperçus mais parfois interpellés, les deux protagonistes du film sont en quelque sorte des fantômes qui traversent le temps, des âmes égarées et curieuses, des voyageurs intemporels [2].
Ce sentiment d’étrangeté qui émane d’un héros, d’un narrateur ou d’un auteur qui a du mal à appréhender le réel, qui est constamment en décalage par rapport aux événements de la vie et de sa vie, qui se laisse entraîner par un personnage, une voix ou encore une conscience intérieure, dans ce monde qui vit comme en-dehors de lui, autonome et autosuffisant, et allant pourtant toujours à sa perte, Kafka l’a posé au centre de son oeuvre, et des romanciers tels James Joyce ou Virginia Woolf l’ont abondamment exploré — aussi les laisserons-nous de côté, leurs textes ayant déjà été largement analysés de ce point de vue. Mais il nous semble que ce sentiment d’étrangeté, nous le retrouvons aussi à la lecture de Proust, de Pessoa et de Musil, au début du xxe siècle, ainsi que chez Cixous et Houellebecq, plus près de nous.
Les oeuvres que ce dossier cherche à circonscrire, sans les enfermer dans une nomenclature, révèlent toutes, chacune à sa façon, l’étrangeté du monde et de l’être dans ses rapports au monde. Cette étrangeté ne se fonde pas sur un conflit entre des faits tenus pour inadmissibles et le cadre de référence dans lequel ils surviennent. Si le fantastique expose et interroge sans fin le mystère, l’étrangeté serait plutôt du côté de l’énigme. Il existe, selon nous, une filiation d’écrivains pour qui la question de l’écriture n’a rien à voir avec la prétendue absurdité du monde, sa possible surréalité ou encore sa mise en scène dans un quotidien qui ne relèverait que du genre fantastique, mais n’en constitue pas moins, au coeur du quotidien, un questionnement de cette étrangeté au monde, une appréhension du réel comme une énigme, un étonnement constant mais non excessif, comme si cette étrangeté des autres, du monde, du « moi », et leur épaisseur énigmatique, ne pouvaient, d’une certaine façon, qu’aller de soi, comme si elles étaient consubstantielles à la vie — tout comme le rêve.
Les raisons qui pourraient expliquer l’apparition de cette filiation d’écrivains, romanciers ou auteurs de récits pour la plupart, sont nombreuses. Nous espérons que ce dossier pourra en éclairer quelques-unes. Il devrait surtout permettre de lire ou de relire ces oeuvres sous l’angle de l’étrangeté afin de les considérer, une fois de plus, autrement. Ainsi, Nicole Deschamps considère la scène proustienne de la lecture de l’article dans Le Figaro comme un récit de rêve dont l’apparente étrangeté rejoint en fait la cohérence de l’ensemble de la Recherche. Jean-François Vallée analyse, quant à lui, L’homme sans qualités sous l’angle de trois modalités différentes d’appréhension du sentiment d’étrangeté à soi et au monde : scientifique-ironique, mystique-utopique et surtout transpersonnelle. Dans Le banquier anarchiste de Pessoa, ce sentiment d’étrangeté au monde ne peut être, comme le souligne Frédéric Rondeau, que source de révolte et pourtant seul monde possible pour chacun. Chez Cixous, Les rêveries de la femme sauvage mettent au jour, selon Isabelle Décarie, une poétique de la confession où l’écriture est envisagée comme une rêverie étrange sur les trahisons de l’enfance. Quant à Extension du domaine de la lutte de Houellebecq, nous proposons d’y revoir la notion d’étrangeté à la lumière de la position d’observateur-ethnologue du narrateur qui lui permet d’appréhender différemment le monde, malgré la dépression ou sans doute grâce à elle.
Appendices
Notice biobibliographique
Martin Robitaille
Martin Robitaille est professeur au Département de lettres de l’Université du Québec à Rimouski. Auteur d’un essai psychanalytique sur la correspondance de Marcel Proust (Proust épistolier, Presses de l’Université de Montréal, 2003), il poursuit ses recherches sur cet écrivain. Il a également publié des articles sur Élisabeth Bégon et Alain Grandbois. Il s’intéresse actuellement à l’oeuvre de Michel Houellebecq ainsi qu’aux rapports entre la mélancolie, la dépression et l’étrangeté dans le roman français contemporain. Il est membre du comité de rédaction de la revue Études littéraires, Québec.
Notes
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[1]
Michel Zéraffa, La révolution romanesque [1969], Paris, Klincksieck, coll. « 10/18 », 1972, p. 129-130.
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[2]
L’arche russe est tournée en un seul plan-séquence, qui nous happe et nous laisse interdits, au bout d’une heure et trente-six minutes, portés par le souffle de l’oeuvre. Le héros est en fait le réalisateur (Sokurov personnifie le rôle du réalisateur comme oeil du spectateur), et le guide étranger, le marquis de Custine, écrivain français et diplomate, dandy homosexuel exclu de la société bourgeoise du xixe siècle, qui connut tout de même Chateaubriand, Hugo, Balzac, Stendhal et Baudelaire. Il est l’auteur, notamment, de récits de voyages : La Russie en 1839.