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Ne recherchez pas la connaissance pour elle-même. Tout ce qui ne procède pas directement de l’émotion est, en poésie, de valeur nulle. (Il faut bien sûr entendre émotion au sens large ; certaines émotions ne sont ni agréables ni désagréables ; c’est en général le cas du sentiment d’étrangeté).

Michel Houellebecq, Rester vivant

Dans la littérature moderne, on associe volontiers la figure de l’étrangeté à l’oeuvre de Kafka. Les personnages de ses romans, nouvelles et récits font face la plupart du temps à des situations étranges, ce qui crée dans la narration, par-delà certains effets comiques, un sentiment d’étrangeté émanant de cette difficulté, pour les personnages, à coïncider, à communier, à être au monde avec les autres. Mais, comme se le demande Kundera dans L’art du roman, « comment Kafka a-t-il réussi à transformer cette grisâtre matière poétique en des romans fascinants ? On peut trouver la réponse dans une lettre qu’il a écrite à Milena : “Le bureau n’est pas une institution stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du stupide.” La phrase recèle un des plus grands secrets de Kafka [1] ». Telle est, sans doute, l’origine de cette impression d’étrangeté que procure la lecture de son oeuvre, une étrangeté qui côtoie le fantastique à tout moment sans jamais se confondre avec lui. À la suite de Jean Skacel, Kundera observe par ailleurs que,

dans les yeux du poète, l’Histoire se trouve, chose étrange, dans une position parallèle à la sienne propre : elle n’invente pas, elle découvre. Par les situations inédites, elle dévoile ce qu’est l’homme, ce qui est en lui « depuis très très longtemps », ce que sont ses possibilités. […]

Kafka n’a pas prophétisé. Il a seulement vu ce qui était « là-derrière ». Il ne savait pas que sa vision était aussi une pré-vision. Il n’avait pas l’intention de démasquer un système social. Il a mis en lumière les mécanismes qu’il connaissait par la pratique intime et microsociale de l’homme […] [2].

Houellebecq a peut-être entrevu, lui aussi, ce qui est « là-derrière », dans le « système social » de la civilisation occidentale contemporaine. Il est encore beaucoup trop tôt pour déterminer la place que son oeuvre occupera dans le panthéon des Lettres, et ce n’est pas mon propos de comparer l’oeuvre des deux écrivains, même si, comme l’a déjà relevé Dominique Noguez à propos du narrateur d’Extension du domaine de la lutte [3], « en [ce personnage de Houellebecq], Joseph K. se double d’un Durkheim [; il] mérite de figurer dans la galerie des anti-héros du roman moderne [4] ». Ce qui m’intéresse ici, c’est bien le sentiment d’étrangeté qui se dégage d’Extension du domaine de la lutte, sentiment qui provient, selon moi, de deux positions très précises : la position mélancolique et dépressive du narrateur, d’une part, et la position « machinistique [5] » de la société occidentale contemporaine dans laquelle il évolue, d’autre part. De la confrontation de ces deux positions semble naître un surcroît d’étrangeté. Je les étudierai d’abord séparément, pour ensuite proposer une réflexion sur la spécificité de cette étrangeté dans le roman.

La position de l’observateur

Il peut paraître curieux de parler ainsi de « position » à propos d’une société, et même d’un personnage mais, comme les « particules élémentaires » — titre du deuxième et très célèbre roman de Houellebecq [6] —, à défaut de pouvoir connaître à la fois leur vitesse et leur position [7], il est tout de même possible de s’intéresser particulièrement à l’un ou l’autre de ces deux états. Si le roman permet l’accélération de la vitesse d’une « vie humaine », il n’en demeure pas moins que le réel enjeu du genre romanesque, comme l’a si brillamment montré Proust, réside dans son pouvoir de donner à voir la position de tel ou tel personnage et de son microcosme social dans le Temps — ce qui revient à les placer comme hors du Temps, dans cette « immortalité » potentielle de l’oeuvre d’art.

Hors-temps, dans la marge : c’est bien là la place du narrateur d’Extension qui, dépressif, s’exclut un peu malgré lui du monde dans lequel il évolue, tout en conservant cette sorte d’hyperacuité du regard et de l’analyse. Dans Approches du désarroi, Houellebecq écrit qu’il n’a

jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté. Et ce pas lui-même, en dernière instance, est inutile. Il suffit de marquer un temps d’arrêt ; d’éteindre la radio, de débrancher la télévision ; de ne plus rien acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir ; de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit, littéralement, de s’immobiliser pendant quelques secondes [8].

Cette position esthétique fait dire au narrateur d’Extension qu’« il y a déjà longtemps que le sens de mes actes a cessé de m’apparaître clairement ; disons, il ne m’apparaît plus très souvent. Le reste du temps, je suis plus ou moins en position d’observateur » (EDL, p. 153) — un observateur « capable de ce sentiment d’étrangeté à l’égard de lui-même et des autres [et] qui permet toutes les ethnologies [9] ». Or cette position n’a que peu à voir avec la connaissance ou encore l’expérience des choses ; elle permet simplement — mais est-ce si simple ? — d’appréhender le monde autrement. Le narrateur du Livre de l’intranquillité, très proche, à certains égards, du narrateur houellebecquien, posait déjà les jalons de cette « érudition de la sensibilité » qui, dans la prose poétique, donne à voir un autre monde que celui que nous croyons voir vivre sous nos yeux :

Il est une érudition de la connaissance, qui est ce qu’on appelle proprement l’érudition, et une érudition de l’entendement, qui est ce que l’on appelle la culture. Mais il y a aussi une érudition de la sensibilité.

Cette érudition de la sensibilité n’a rien à voir avec l’expérience de la vie. L’expérience de la vie n’enseigne rien, de même que l’histoire ne nous informe sur rien. La véritable expérience consiste à restreindre le contact avec la réalité, et à intensifier l’analyse de ce contact. Ainsi la sensibilité vient-elle à se développer et à s’approfondir, car tout est en nous-même ; il nous suffit de le chercher, et de savoir le chercher [10].

Restreindre le contact avec la réalité et intensifier l’analyse de ce contact : c’est dans cette marge que se joue la vision du mélancolique et du dépressif, vision qui peut être rendue, par l’écriture, après-coup. Car il faut bien distinguer le sujet, l’individu atteint de mélancolie, dont une inhibition généralisée suspend les sentiments et les actes, et le personnage-narrateur d’une oeuvre de fiction qui, dans « l’instant présent » de l’écriture, n’est pas à proprement parler mélancolique, puisqu’il observe la société, interagit, etc. Le roman ou le récit qui nous est donné à lire est, à de rares exceptions près (comme La route de nuit de Clément Rosset [11]), l’histoire après-coup d’une dépression, d’un espace de la mélancolie mis en scène par l’auteur. C’était déjà le cas dans l’un des romans les plus populaires des cinquante dernières années aux États-Unis : L’attrape-coeurs de Salinger [12], où le narrateur-héros, Holden Caulfield, raconte son histoire depuis un asile en multipliant les analepses.

Poursuivre l’expérience

En revanche, Extension du domaine de la lutte met en scène un narrateur informaticien mélancolique de 30 ans, s’exprimant au « je », et qui sombre dans la dépression. L’installation d’un progiciel « Sycomore » en province, à Rouen plus précisément, est l’occasion pour lui — même s’il n’a aucune envie de participer à ce « contact clientèle » (EDL, p. 21) — d’étendre ses observations sur le monde, avant de sombrer et de se retrouver en institution psychiatrique. Il est, à mi-chemin du roman, sur la place du Vieux Marché à Rouen. Il se demande « quel jeu se joue ici exactement » (EDL, p. 69), il scrute les gens, mais surtout il « observe qu’[il] est différent d’eux, sans pour autant pouvoir préciser la nature de cette différence » (EDL, p. 70). Le narrateur déambule ensuite dans les petites rues du centre-ville, s’arrête devant une cérémonie de mariage et ajoute : « Pendant quelques minutes j’ai pu observer tout cela de manière strictement objective. Et puis une sensation déplaisante a commencé de m’envahir. Je me suis levé et je suis parti rapidement » (EDL, p. 71). Il semble atteint d’un mélange de dégoût et d’indifférence envers le monde et, pourtant, tout au long du roman, il analyse les hommes et les banalités qu’ils échangent, élabore une théorie du libéralisme économique et sexuel, et nous propose, « en écrivain », une nouvelle vision du monde. Étendre le domaine de la lutte, étendre le champ d’observation, tout en se disant soi-même inapte à se battre, inapte à vivre, n’est-ce pas là l’ultime position, mélancolique, étrange, qui empêche et permet tout à la fois l’écriture ?

Chez Houellebecq, la mélancolie ouvre la scène d’un combat, d’une lutte à finir entre l’homme et le monde, entre cet « homme système », pris dans la société, incapable de dialoguer, et ce monde déshumanisé, désincarné, où les échanges ne se mesurent plus qu’en termes économiques et sexuels, où toute poésie semble exclue — d’une lutte, en fin de compte, entre le « je » et le « Vieux Marché », où le premier doit reprendre, d’une manière ou d’une autre, la place laissée au Marché.

C’est le surlendemain de cet épisode au Vieux Marché que les choses commencent à mal tourner. Le narrateur a une crise d’angoisse qui le pousse à sortir de l’hôtel pour trouver un hôpital, mais personne, dans la rue, ne daigne l’aider :

J’avais l’impression que si ça continuait j’allais crever rapidement, dans les prochaines heures, en tout cas avant l’aube. Cette mort subite me frappait par son injustice ; on ne pouvait pourtant pas dire que j’avais abusé de la vie. Depuis quelques années, c’est vrai, j’étais dans une mauvaise passe ; mais, justement, ce n’était pas une raison pour interrompre l’expérience ; bien au contraire on aurait pu penser que la vie se mettrait, légitimement, à me sourire. Décidément, tout cela était bien mal organisé.

EDL, p. 74

À la fin d’Extension, pourtant, le narrateur écrit que « l’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manqué » (EDL, p. 156). Il faudra attendre Les particules élémentaires pour que le héros houellebecquien trouve une issue à cette impossibilité de vivre, dans l’avènement d’une nouvelle race d’hommes et de femmes évolués — mais c’est une autre histoire. Ici, la mélancolie s’empare du héros, entrecoupée d’épisodes maniaques avec des bouffées de haine et de dégoût.

C’est curieux, maintenant il me semble que le soleil est redevenu rouge, comme lors de mon voyage aller. Mais je m’en fous pas mal ; il pourrait y avoir cinq ou six soleils rouges que ça ne modifierait en rien le cours de ma méditation.

Je n’aime pas ce monde. Décidément je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écoeure ; l’informatique me fait vomir. […]

L’arrivée à Paris, toujours aussi sinistre. […] Ces espèces de structures métalliques qui se chevauchent jusqu’à l’indécence pour former un réseau de caténaires. Et la publicité qui revient, inévitable, répugnante et bariolée. « Un spectacle gai et changeant sur les murs ». Foutaise. Foutaise merdique.

EDL, p. 82-83

Ces accès maniaques iront jusqu’au délire et lui feront même concevoir le projet d’un meurtre par personne interposée. Raphaël Tisserand, collègue et double négatif du narrateur, est un homme aussi laid qu’un « crapaud-buffle ». Il n’arrive pas à trouver sa place dans un monde déshumanisé, en proie à la compétition non plus seulement économique mais surtout sexuelle. Il est encore puceau à 28 ans, ne plaisant à aucune femme. Un « reste d’orgueil » l’a toujours empêché « d’aller aux putes » : c’est que « certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l’amour » (EDL, p. 99). Il se bat encore, pourtant. Il drague les jeunes filles dans le train, danse dans les boîtes, veut faire du ski dans un « club de jeunes » (EDL, p. 98), etc., mais il y croit de moins en moins. Parfois, son regard se met à « flotter derrière ses lunettes », et donne « l’impression d’être ensorcelé » (EDL, p. 99). Le narrateur dit qu’il a connu « cela », lui aussi :

J’ai ressenti la même chose il y a deux ans, juste après ma séparation d’avec Véronique. Vous avez l’impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir, ou vous masturber dans le métro, personne n’y prêtera attention ; personne ne fera un geste. Comme si vous étiez protégé du monde par une pellicule transparente, inviolable, parfaite. D’ailleurs Tisserand me l’a dit l’autre jour (il avait bu) : « J’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché ».

EDL, p. 99

La compétition sexuelle que le narrateur théorise, notamment dans ses « fictions animalières », et ce manque d’amour si absolu auront raison de Raphaël Tisserand. Il se laissera convaincre par le narrateur de tuer un jeune couple d’une grande beauté, à la sortie d’un bar, sur la plage. Mais incapable de se résoudre à ce crime, il perd la vie sur l’autoroute alors qu’il retourne à Paris, ivre de vitesse et de désespoir. En perdant Tisserand, le narrateur perd son double, celui en qui il avait investi son « image noire » : dès lors, il cesse de travailler et, à l’approche des Fêtes, sombre un peu plus profondément encore dans la dépression.

Il fallait que je fasse quelque chose pour le 31. Les gens font quelque chose, pour le 31.

Dans la soirée je téléphone à SOS Amitié, mais c’est occupé, comme toujours en période des fêtes. Vers une heure du matin, je prends une boîte de petits pois et je la balance dans la glace de la salle de bains. Ça fait de jolis éclats. Je me coupe en les ramassant, et je commence à saigner. Ça me fait bien plaisir. C’est exactement ce que je voulais.

EDL, p. 128

Quelques pages plus loin, le protagoniste finit par admettre la gravité de son état :

Je sens des choses qui se brisent en moi, comme des parois de verre qui éclatent. Je marche de part et d’autre en proie à la fureur, au besoin d’agir, mais je ne peux rien faire car toutes les tentatives me paraissent ratées d’avance. Échec, partout l’échec. Seul le suicide miroite au-dessus, inaccessible.

Vers minuit, je ressens comme une bifurcation sourde ; quelque chose de douloureux et d’interne se produit. Je n’y comprends plus rien. […]

Officiellement, donc, je suis en dépression. La formule me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui me paraît haut.

EDL, p. 131 et p. 135

Dans Extension, le narrateur — et, pourrions-nous sans doute ajouter, l’écrivain Houellebecq [13] — donnent à voir des représentations du monde et du « moi » qui permettent au lecteur de retracer à la fois l’histoire d’une dépression du sujet et l’histoire, certes partielle et théorique, mais portée par un regard analytique au rayon d’action large et extrêmement précis, d’une société capitaliste dont le domaine de lutte s’étend désormais aux relations humaines dans leur quête d’amour et de sexualité débridée, sur fond de domination, de pouvoir financier, de peur et de mort.

Les cellules inutiles

Devant l’intervenante psychologue qui prépare une thèse sur l’angoisse, le narrateur interné de la troisième partie du roman s’exprime en ces termes :

Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain ; dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d’autre. Ainsi, peu à peu, s’établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il ne reste que l’amertume ; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent.

EDL, p. 148

L’amertume dont parle l’écrivain est généralement corrélative au « mal-être » ambiant dans les sociétés occidentales contemporaines. On ne compte plus les intellectuels, essayistes, psychologues, philosophes qui ont tenté ou qui tentent encore de cerner ce mal-être, certains avec plus de bonheur que d’autres. Nul ne peut mieux le faire, semble-t-il, qu’un écrivain, lorsque son oeuvre est portée par une quête de sens et d’« explications » du monde dans lequel il vit, mais uniquement quand celle-ci naît de l’émotion, car « l’émotion abolit la chaîne causale ; elle est seule capable de faire percevoir les choses en soi [; c’est] la transmission de cette perception qui est l’objet de la poésie [14] ». L’amertume naîtrait de la certitude d’une limitation du monde qui fait disparaître, par ailleurs, tout désir. Voilà un constat qui, certes, pourra paraître désabusé, mais qui nous requiert néanmoins dès lors qu’il s’agit d’approfondir la manière dont le narrateur d’Extension considère le monde qui l’entoure. Dès les premières pages du roman, le ton que va adopter son propos est donné, puisqu’il ne veut pas « enchanter » ses lecteurs par de « subtiles notations psychologiques », qui seraient de la « pure foutaise » à ses yeux, mais bien atteindre un but « autrement philosophique » par « élagage », « simplification », « destruction d’une foule de détails » :

J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien.

EDL, p. 16

Il fait dire à l’un des personnages, un ami — ingénieur devenu curé à Vitry — qu’il voit de moins en moins souvent, que notre civilisation souffre en fait d’un « épuisement vital ». À la différence du siècle de Louis XIV, qu’il compare au nôtre et où l’appétit de vivre était inversement proportionnel à la négation des plaisirs et de la chair, notre époque aurait « […] besoin d’aventure et d’érotisme, car nous avons besoin de nous entendre répéter que la vie est merveilleuse et excitante ; et c’est bien entendu que nous en doutons un peu » (EDL, p. 32). Au reste, le narrateur ne sait pas trop quoi répondre à cet ami devenu curé, si ce n’est que « de nos jours tout le monde a forcément, à un moment ou à un autre de sa vie, l’impression d’être un raté. On tombe d’accord là-dessus » (EDL, p. 32). Quant au personnage de Jean-Yves Fréhaut, technicien de la première heure de la révolution informatique, il lui prête une vision du monde selon laquelle « l’augmentation du flux d’informations à l’intérieur d’une société [est] en soi une bonne chose » (EDL, p. 40) : la liberté, conclut-il, n’est « rien d’autre que la possibilité d’établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services » (EDL, p. 40) — ce qu’en mécanique des solides on nomme « degrés de liberté » (EDL, p. 40). Placée sous ce jour, la société apparaît comme un immense cerveau composé d’une multitude de cellules cérébrales, lesquelles deviennent la métaphore d’individus dont le but implicite consiste à établir un maximum d’interconnexions, l’inspiration libérale de cette comparaison trouvant pourtant sa limite dans le fait que notre technicien n’est pas un « partisan de ce qui est si nécessaire dans le cerveau : un projet d’unification » (EDL, p. 40). Commentant cette conception du monde au chapitre suivant, le narrateur pense que c’est justement à cause de cette multiplication des degrés de liberté que les relations humaines deviennent impossibles. Ce technicien, il en était convaincu, n’avait sans doute jamais lui-même connu de « liaison ; son état de liberté était extrême » (EDL, p. 43). Il commandait ses repas par Minitel, lisait Micro-Systèmes, seul, dans son appartement, mais n’en était pas moins « heureux » puisque, comme beaucoup de gens, il était prêt à admettre que toute relation humaine « se réduit à un échange d’information (si bien entendu on inclut dans le concept d’information les messages à caractère non neutre, c’est-à-dire gratifiant ou pénalisant) » (EDL, p. 43), et qu’il pouvait légitimement se percevoir comme « penseur de l’informatique » et, par-delà, « de l’évolution sociale » (EDL, p. 43). Au rebours de son collègue Jean-Yves Fréhaut, dont les conceptions lui semblent attardées, Louis Lindon, qu’on nous présente comme un théoricien de l’informatique, n’hésite pas à affirmer que « la production et la circulation de l’information devaient connaître la même mutation qu’avaient connue la production et la circulation des denrées : le passage du stade artisanal au stade industriel » (EDL, p. 45) ; mais « le chemin était encore long qui mènerait à une société parfaitement informée, parfaitement transparente et communicante » (EDL, p. 46). Évidemment, dans cette théorie de la « société comme cerveau », les personnages en cause ne relèvent pas, ni le narrateur d’ailleurs, ce fait aujourd’hui admis et prouvé par la neurobiologie [15], à savoir que les cellules du cerveau que nous n’utilisons pas aux différentes étapes de notre croissance sont systématiquement détruites.

Cette destruction des individus-cellules inutiles est pourtant redevenue un fait incontournable dans la société occidentale contemporaine. Comme l’affirme Peter Sloterdijk, « moralement, nous nous dirigeons vers une situation dans laquelle l’utopie chrétienne et de gauche de l’après-guerre — l’utopie de la société nivelée — se dissout. Nous entrons dans une ère où la différence entre vainqueurs et perdants apparaît de nouveau avec la dureté antique, avec une cruauté préchrétienne » (EIV, p. 169). Le « domaine de la lutte » est en train de s’étendre, sans compter que la sexualité est devenue « un système de hiérarchie sociale » (EDL, p. 93), au même titre que l’argent, l’apparence, le pouvoir et l’appartenance à un groupe. Mais ce qui donne une « valeur ajoutée » à cette lutte, c’est bien le fait que nous vivons aujourd’hui dans un système individualiste, d’une part, et que, d’autre part, les machines et les objets que nous produisons nous sont devenus étrangers, voire dépourvus de réelle qualité.

Le régime individualiste

Beaucoup d’individus des grandes villes se détachent soudainement de leurs parents, ce qui ne s’était jamais vu de façon aussi prononcée dans les civilisations antérieures. Le processus de « déshéritage » s’est radicalisé. « On succède à des gens qui, déjà, étaient dans le brouillard. Ils n’ont pas grand-chose à te transmettre, à part des névroses et des comptes en banque ; ce sont nos valeurs résiduelles. […] Quand quelqu’un hérite de quelque chose, aujourd’hui, on ne demande plus de quoi, mais de combien » (EIV, p. 38). Nous avons perdu nos qualités de médiateurs ; nous ne savons même plus qui parle au juste, et pour quoi. Pour Sloterdijk, nous sommes en train de vivre une grande agonie où triomphent des hommes vides, neutres et incapables de se faire messagers. Pour les déshérités et les hébétés, il n’existe plus de transmission possible, ni de message à livrer. C’est pourquoi nous éprouverions, aujourd’hui, le sentiment d’une perte du monde et d’une perte de soi. Sloterdijk évoquait déjà en 1996, avant la parution du deuxième roman de Houellebecq, le paradoxe des individus libres, disposés à établir des relations dans un monde qui n’en reste pas moins hostile : « Comme des particules élémentaires ou des atomes à valence libre, ils se déplacent à présent dans l’espace social. L’amour moderne [est] l’activité de la valence libre. […] Un tel individu a touché le fond de la désidentification. Il sait que dans le fonds de costumes du passé, il ne trouvera pas de réponse à ses questions existentielles » (EIV, p. 97). Ce phénomène engendre dans nos sociétés des dysfonctionnements, qui sont autant de « dommages collatéraux » dont Houellebecq a placé l’examen au coeur de son entreprise romanesque : l’individu libre se promène sur les marchés, en tant que « capital subjectif soucieux de se valoriser », ce qui donne le jour à un nouveau « régime érotique » caractérisé par l’« érotisme du marché libre ». Il existe maintenant des « marchés de l’amour », comme il existe des « marchés du travail » (EIV, p. 99).

Ce sont ces phénomènes qui déterminent l’intérêt et l’importance nouvelle qu’acquiert l’identification aux groupes détenteurs de savoir ou de pouvoir, qu’il soit réel ou de persuasion. Les sociétés modernes apparaissent ainsi comme de « gigantesques convertisseurs de narcissismes [16] ». Les membres d’une association, d’un ordre, d’un collectif, quel qu’il soit, même s’ils doivent payer un prix psychique pour leur appartenance, ont un accès privilégié « aux convictions et aux moyens de pouvoir permettant de vivre, avec une évidence suffisante, l’avantage d’être soi-même » (EIV, p. 249), tout en demeurant des individus libres sur le marché des valeurs. Mais qu’arrive-t-il aux êtres qui n’appartiennent à aucun groupe au narcissisme fort, ou encore à ceux qui, dépressifs, ne se sentent plus appartenir à quoi que ce soit ? Qu’arrive-t-il aux déshérités de tout, qui sont à nouveau de plus en plus nombreux dans les sociétés capitalistes ? Ils vivent dans l’exclusion, l’aliénation et l’étrangeté.

La science des machines

Dans les sociétés modernes, une grande partie de la population a le sentiment d’être devenue étrangère à l’une des formes de la connaissance qui, aujourd’hui, règle pourtant le plus nos vies : celle des machines — qu’il s’agisse de programmes informatiques, de voitures, d’équipement médical, d’appareils électroniques ou électroménagers, ou encore des jeux vidéos — puisque, dans tous ces cas, le « passant ordinaire » ne peut que s’incliner devant son incompétence et son incapacité non seulement à les fabriquer ou même à faire partie du processus de cette fabrication, mais encore à simplement comprendre comment toutes ces machines fonctionnent, de quoi elles sont faites. Quand Bacon affirmait que le savoir est pouvoir, il songeait surtout, toujours selon Sloterdijk, à la connaissance des machines.

En deçà de toutes les vexations infligées par la machine se trouve la satisfaction insurmontable que donne la faculté de pouvoir fabriquer des machines. Pourtant, le phénomène de la vexation lui succède immédiatement, car la satisfaction qu’inspire la compétence de construire des machines ne peut, par nature, apparaître au sein des populations modernes que sous forme de répartitions fortement asymétriques. Après celui qui a la capacité viennent des milliers, des dizaines de milliers d’autres qui ne l’ont pas. L’histoire de l’esprit des temps modernes se développe inéluctablement pour devenir un drame sadomasochiste entre les fractions de la culture fabriquant des machines et celles qui n’en fabriquent pas […].

EIV, p. 261

Nous devenons des aliénés au sein même de notre société, « colonisés par un débarquement de détenteurs de facultés supérieurs ». Créer « seul dans son coin », dans ce contexte, relève de plus en plus de l’exploit. Pessoa l’avait bien compris :

Quand bien même je voudrais créer…

Le seul art véritable est celui de la construction. Mais le milieu moderne empêche absolument l’apparition des qualités de construction dans notre esprit.

C’est pourquoi la science s’est développée. Le seul objet présentant aujourd’hui des qualités de construction, c’est une machine ; le seul raisonnement où l’on trouve un enchaînement logique, c’est une démonstration mathématique.

Le pouvoir de créer exige un point d’appui : la béquille du réel.

L’art est une science…

Il souffre rythmiquement [17].

Cette souffrance, c’est celle de l’expérience de l’étrangeté, qui concerne d’abord le monde technique, puis l’individu libre. De leur rencontre naît ce sentiment d’aliénation de soi et du monde, lequel, « dans son ensemble, commence à devenir étranger. Une culture qui a tenté sa chance dans la construction de machines ne devrait pas s’étonner en constatant l’aliénation technique du monde [;] bâti artificiellement [il] nous devient étranger » (EIV, p. 263).

Ethnologue malgré lui

Comme le montrait déjà Robert M. Pirsig dans son Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, « la cause réelle du désespoir technologique, c’est l’absence de toute perception de qualité dans le domaine de la technologie [18] ». En recevant une formation dans l’une ou l’autre des techniques modernes, depuis la médecine et l’ingénierie jusqu’à l’informatique et le management, l’individu contemporain ne reçoit jamais qu’un enseignement de type classique, qui ne tient aucunement compte de la « nécessité de sentir ce qui est beau. Le résultat est caractéristique de la technologie moderne : une monotonie générale, et si déprimante que, pour qu’elle soit acceptable, il faut la recouvrir d’un “placage artistique” [19] ».

Tous les héros des romans de Houellebecq sont des individus détenteurs d’une expertise technique ou scientifique sur le monde, que l’on songe au narrateur-informaticien d’Extension, au biologiste et au professeur de lettres des Particules élémentaires, à la spécialiste du marketing et au narrateur gestionnaire-comptable de Plateforme [20]. Mais chez chacun, ce privilège ne fait qu’accentuer leur inadéquation au monde, comme si leur formation n’avait fait qu’exacerber leur conscience douloureuse d’eux-mêmes, sans donner un quelconque sens à l’enseignement qu’ils ont reçu. Déprimés, dépassés par leur milieu social, en lutte constante avec eux-mêmes et le monde, ils se placent en marge, pour mieux se protéger et, d’une certaine façon, s’oublier. Ils effectuent un « glissement », malgré eux, dans la dépression, et c’est ce geste qui les met en position d’observateurs, d’ethnologues, face à un monde au sein duquel les relations humaines semblent frappées d’un surcroît d’étrangeté. En voici trois exemples tirés d’Extension :

[…] j’ai également eu l’occasion de me rendre compte que les êtres humains ont souvent à coeur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite — sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus à part entière. Ainsi l’un aimera le tennis, l’autre sera friand d’équitation, un troisième s’avérera pratiquer le golf. Certains cadres supérieurs raffolent des filets de hareng ; d’autres les détestent. Autant de destins, autant de parcours possibles. Si le cadre général d’un « premier contact clientèle » est donc nettement circonscrit, il demeure donc toujours, hélas, une marge d’incertitude.

EDL, p. 21

De temps en temps [Catherine Lechardoy] acquiesçait d’un : « Oui, ça c’est important ». Elle avait du rouge sur sa bouche et du bleu sur ses yeux. Sa jupe atteignait la moitié de ses cuisses, et ses collants étaient noirs. Je me suis dit subitement qu’elle devait acheter des culottes, peut-être même des strings ; le brouhaha dans la pièce devint légèrement plus vif. Je l’imaginai aux Galeries Lafayette, choisissant un string brésilien en dentelle écarlate ; je me sentis envahi par un mouvement de compassion douloureuse. […]

[Nous] restâmes face à face. Un net silence s’ensuivit. Puis, découvrant une issue, elle se mit à parler de l’harmonisation des procédures de travail entre la société de services et le ministère — c’est-à-dire entre nous deux.

EDL, p. 46

Le repas sera interminable. Au début tout va bien, Schnäbele parle de lui. Il nous informe à nouveau qu’à vingt-cinq ans il est déjà chef de service informatique, ou du moins en voie de l’être dans un avenir immédiat. […] Ensuite il veut connaître notre « formation », probablement pour s’assurer qu’elle est inférieure à la sienne […] Je mastique mon entrecôte béarnaise, feignant de ne pas avoir entendu la question […] ; je tourne carrément la tête dans une autre direction. Finalement, Tisserand répond à ma place : il me présente comme un « ingénieur système ». Afin d’accréditer l’idée je prononce quelques phrases sur les normes scandinaves et la commutation de réseaux ; Schnäbele, sur la défensive, se replie sur sa chaise ; je vais me chercher une crème caramel.

EDL, p. 58-59

C’est, paradoxalement, à partir de cette position dépressive d’« ethnologue malgré lui » que le narrateur peut le mieux comprendre son milieu ambiant. Comme si la dépression ouvrait un autre espace de conscience, pénible, affligeant, mais cristallin — un « cristal de souffrance [21] », qui n’est peut-être que l’envers de la sérénité profonde. Celle-ci « n’a pas de relation directe avec les conditions extérieures. Elle peut toucher le moine au sein de sa méditation, le soldat au coeur de la bataille, comme l’ouvrier fignolant sa pièce au centième de millimètre. Elle implique l’oubli de soi, qui entraîne l’identification complète avec le milieu ambiant [22] ». Dépression et sérénité ont peut-être ceci de commun que, au-delà des clichés les entourant, elles mettent l’individu en position de réception, la première « négativement » et la deuxième « positivement ».

Au rayon des surgelés

Le dépressif est en attente ; un jour, il pourra voir au travers des êtres, des choses, du monde — il voit au travers. De là sans doute cette attention extrême qui caractérise la vision des personnages dépressifs, dont le regard semble toutefois se porter sur les choses comme si elles étaient renfermées sous une pellicule plastique, dans le rayon des surgelés. Comment douter, dès lors, de l’étrangeté de toute chose ? Je suis , et pourtant ailleurs ; je ne m’appartiens plus, et pourtant je vois mieux que quiconque ; je ne suis pas fou, et pourtant le monde m’apparaît comme une immense folie, une machine déréglée, remplie d’automates aux ressorts cassés, de morts-vivants, alors que c’est moi le vivant, mort une première fois :

Si l’écriture a un lien profond avec la dépression, c’est bien parce qu’elle permet de tenir à distance la représentation de sa propre mort. […] Proust, Leiris, Beckett et bien d’autres écrivent ce face-à-face avec la mort qui permet (autorise et rend possible) une certaine « exaltation » de la vie. Position narcissique, certes, de celui qui joue avec son image de mort, mais d’un narcissisme qui n’est pas mortifère, grâce à la distanciation, à l’élaboration de l’écriture. Un décalage alors souvent surgit, chez un même écrivain, entre une littérature de l’intime, qui accentue cette position dépressive, et une production romanesque ou poétique qui met à distance ce face-à-face ravageur [23].

Chez Houellebecq, l’originalité tient à la fusion qu’il opère entre l’intime et le poétique dans le romanesque. Il donne ainsi à voir, de manière « réaliste », la position dépressive des personnages et de la société en général, avec ces individus dont le destin tourne à vide, incapables de trouver un sens aux gestes qu’ils posent, mais nourrissant néanmoins l’espérance séculière d’un monde meilleur. Houellebecq n’est pas un cynique, encore moins un nihiliste ; il est un idéaliste déçu, en quête de vérité. « La vérité est scandaleuse. Mais, sans elle, il n’y a rien qui vaille. Une vision naïve et honnête du monde est déjà un chef-d’oeuvre [24] ». Comme l’a si bien dit une autre passionnée de la recherche de la vérité, Simone Weil, « il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent [25] ». Houellebecq, justement parce qu’il « creuse les sujets dont personne ne veut entendre parler », nous rappelle que, effectivement, les êtres et les choses, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, aussi étranges soient-ils, existent. Il suffit de faire un « pas de côté » pour s’en apercevoir.