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Invité en 1923 à présenter la littérature française contemporaine aux lecteurs du journal argentin La Nación[1], Valery Larbaud y reprenait un rôle familier, qui a nourri depuis de nombreuses études[2], celui de passeur, de spécialiste de l’import-export littéraire. Cependant, il déploya dans cette série d’articles une réflexion méthodologique moins fréquente dans ses écrits, qui le déportait sur le terrain des manuels, guides, prix et autres repères signalétiques de légitimation, auxquels il consacra ses premiers articles. Abordant entre autres la campagne entreprise contre les manuels littéraires par Fernand Vandérem[3], il évoquait ses souvenirs scolaires pour opposer le manuel de littérature « [d]es éducateurs à l’ancienne mode » « capable à lui seul [d’]ôter, pour toute la vie, tout désir de lire une oeuvre littéraire[4] » au « premier manuel moderne d’histoire littéraire » (MHL, p. 46), celui de Lanson, dont la découverte aurait suscité en lui une vive émotion. Cette étonnante reconnaissance, qui mène l’écrivain à avouer qu’avec ses condisciples il en venait « presque à considérer [ce] manuel […] comme une oeuvre littéraire […] d’une valeur critique indiscutable » (MHL, p. 47), tenait essentiellement au chapitre consacré aux auteurs contemporains (Mallarmé y compris). Paradoxalement, cette préoccupation pour la « littérature qui se fait », selon le titre donné par le maître de la Sorbonne à ce chapitre crucial[5], conduit Larbaud à s’attaquer à « l’esprit même de la critique universitaire », incapable d’accumuler autre chose qu’un « monceau de nouveautés tardives et de jugements imbéciles » (MHL, p. 49), lorsqu’elle se penche sur les écrivains vivants (l’incompréhension de Lanson à l’endroit de Mallarmé s’avérant l’archétype de l’erreur de jugement critique).

Par-delà le conflit ouvert entre critique littéraire et critique universitaire relancé par Vandérem, éclairé par Larbaud et analysé par Albert Thibaudet dans ses articles de la fin des années 1920[6], ce texte manifeste une ambivalence, un tiraillement commun à Larbaud et plusieurs collaborateurs de la NRF, dont Paulhan et Thibaudet, entre l’habitus de l’orpailleur (ou de gardien du temple), axé sur la recherche de génies méconnus, le tri entre les vraies et fausses réputations, et un habitus scolaire, basé sur l’érudition, la connaissance des minores, la nomenclature des périodes et des groupes[7]. On pourrait y ajouter les manies du bibliophile ou les dispositions du cosmopolite polyglotte et rentier, mais cela m’entraînerait trop loin du rapport ambigu à l’histoire, aux questions de méthode, qui mène Larbaud à statuer, catégoriquement « on ne peut écrire l’histoire des événements littéraires contemporains » (MHL, p. 48), dans une série d’articles qui tendent continuellement à historiciser la littérature contemporaine, jusqu’à esquisser une historiographie de son traitement par les manuels.

On voit ainsi cet « historien malgré lui » dans « Souvenirs de conférencier[8] », autre texte de cette série, une nouvelle méthode d’histoire littéraire. Bloqué dans l’écriture d’une conférence, ne sachant comment séparer les « quatre ou cinq générations d’écrivains » que « ce mot de “contemporain” embrasse » (RL, p. 88), Larbaud aurait trouvé une « idée heureuse », alors qu’il devait mettre de l’ordre dans les revues empilées sur sa table de travail, celle de transformer l’ordonnancement matériel en clé de la littérature « in flagrante[9] » : « J’avais souvent pensé que pour les futurs historiens de la littérature moderne, les revues seraient d’un grand profit et principalement les revues de jeunes écrivains, parce qu’on pouvait y suivre, de mois en mois, le cours de la “littérature qui se faisait” » (RL, p. 88). Larbaud va même plus loin dans son anticipation des succès de sa méthode : « Peut-être publiera-t-on un jour une histoire littéraire de l’époque contemporaine qui ne sera que l’histoire ou le catalogue historique des revues[10] » (RL, p. 89).

Groupes et revues : le divorce ?

Malgré le développement remarquable des travaux sur les revues[11], cette histoire n’a pas encore été écrite. Cependant l’idée m’est chère et c’est sous son aiguillon que je souhaite réfléchir à l’étude historique de la littérature contemporaine, en quittant cette fois-ci les revues littéraires françaises des années 1900 à 1920 pour les revues littéraires québécoises des dix dernières années. Le saut d’une époque et d’un domaine littéraire à l’autre, loin d’être balayé sous le tapis, servira de point de départ à mon interrogation. Peut-on toujours souligner, comme Larbaud le faisait, « l’importance capitale des revues » (RL, p. 95) dans la littérature qui se fait maintenant ? Les revues servent-elles toujours de rampe de lancement pour les oeuvres nouvelles, de catalyseur esthétique pour les regroupements d’écrivains, de lieu de confrontation entre les écritures d’une même époque, voire de vecteur de « contemporanéité » ? Ces questions sur l’historicité des revues suscitent, du même souffle, une interrogation sur les méthodes de l’histoire littéraire.

Fernand Divoire, dans sa Stratégie littéraire, avait souligné le rôle des revues dans les trajectoires d’écrivains, faisant de leur fondation ou de la participation à celles-ci la toute première étape dans la vie littéraire, bien avant la parution d’un recueil de poèmes ou d’un roman : « le premier livre ne doit pas être publié avant que le nom de l’auteur ait été imprimé plusieurs fois sur des couvertures de revues[12]. » De même, quoique dans une perspective plus théorique, Jacques Dubois place les revues aux côtés des écoles et des salons dans la série des instances du premier degré de légitimation, celles qui permettent (ou non) l’émergence des noms propres sur la place publique (ceci dans un cadre collectif, dominé par les groupes[13]).

Qu’en est-il, à cet égard, pour la littérature québécoise contemporaine ? Faute d’enquêtes minutieuses, il est difficile d’en avoir une idée précise ; l’impression générale laisserait penser que pour de nombreux écrivains (romanciers surtout), la revue n’a pas joué le rôle de première instance de légitimation. On peut se demander, d’ailleurs, si ceci ne participe pas d’une radicale transformation du monde de l’imprimé : les revues ont longtemps été un moyen pour « collectiviser » les difficultés financières de l’auto-édition et contourner le numerus clausus que les maisons d’édition réservent aux jeunes entrants. Il était plus facile, en somme, de publier un numéro de revue qu’un livre. De nos jours, la publication d’un livre ne paraît plus un honneur réservé aux happy few ; le rôle de la revue comme « antichambre » éditoriale serait dès lors remis en question. Toutefois, il s’agit probablement d’une illusion, du moins si la situation québécoise se rapproche de celle découverte par l’enquête de Bernard Lahire, qui montre que l’on publie en moyenne un premier article dans une revue sept ans avant de publier un premier livre[14]. Ce même travail démontre par ailleurs qu’il y a un rapport direct entre le degré de reconnaissance littéraire et la publication dans une revue[15]. Pourtant, l’étude de la littérature contemporaine, au Québec comme en France, tend à ignorer ces données, ne prenant en compte qu’une temporalité, qu’un mode de publication : ceux propres au livre.

Un glissement significatif s’est opéré, cependant, entre les observations de Divoire et Dubois d’un côté, et celles de Lahire de l’autre : la référence au groupe. Car, là où, pour les deux premiers, revue et groupe participent en quelque sorte d’un même phénomène (avec nuances, dans le cas de Divoire, qui leur consacre des chapitres distincts, séparés par ceux sur les manifestes, le premier livre et les dédicaces), Lahire ne parle à aucun endroit de son ouvrage des groupes littéraires (et aucune des 124 questions de son enquête n’utilise le terme). S’il tient compte des sociabilités entre écrivains, c’est dans une perspective de « socialisation », d’intégration professionnelle. Tout se passe comme si, de Dubois à Lahire, une cassure s’était produite, mettant fin au « temps des groupes[16] », et battant en brèche l’équation entre revues et collectifs littéraires, dont l’évidence[17] a longtemps caché la complexité, mais que la littérature contemporaine, au Québec comme en France, tend à défaire, donc à repenser.

Il faut noter, au passage, la fonction de médiation entre la littérature et le contemporain accomplie par les revues, et souligner la contribution possible des revues (et plus généralement des médias) aux réflexions théoriques sur la notion de « contemporanéité ». Ne serait-ce pas, en effet, dans les revues (et la sphère des périodiques) que la littérature « qui se fait » devient objet de discours, et qu’un premier tri se fait entre ce qui existe, ce qui s’impose aux écrivains comme coprésence, comme trait du présent de la littérature, et ce qui n’existe pas, littérairement, parce que les revues et critiques littéraires n’en parlent pas ? N’y a-t-il pas aussi des liens complexes à examiner entre la relation paradoxale à l’actualité, constitutive des revues et de leur périodicité spécifique, qui fait de celles-ci le lieu d’un retour critique, d’une dialectique de distance et de proximité face à l’actualité, et esquisse ainsi une opposition première, fondatrice, entre les « faits du jour » et les « phénomènes importants » du présent, entre la surface agitée et les courants profonds, le quotidien et le contemporain ?

Cette contemporanéité littéraire, à l’heure actuelle, est marquée par un étonnant contraste entre l’abandon quasi total des « étiquettes collectives », noms de groupe ou d’école, dans les travaux sur la littérature contemporaine au Québec (et dans une moindre mesure en France) et le recours continu des écrivains aux revues, lesquelles refusent étrangement de se coucher dans les tombeaux de la littérature[18]. La fin des avant-gardes, la disparition de la logique de constitution et de dissolution des groupes, apparaît en effet, explicitement ou implicitement, un topos incontournable, un phénomène emblématique de la littérature contemporaine. Les tables des matières des collectifs consacrés à la littérature des 20 dernières années, au Québec comme en France, consignent à leur manière les effets de ce constat : tout se passe en effet comme s’il n’y avait plus que des monades esthétiques, susceptibles de critiques individuelles, que seules des catégories génériques ou thématiques pouvaient parvenir à intégrer dans des ensembles plus vastes. Nombreux sont ceux qui, à l’instar de Dominique Viart, notent que « les effets de groupe » n’existent plus[19], ne signalent plus aux critiques l’existence de programmes esthétiques collectifs. Les écrivains, désormais, « n’ont pas besoin d’appartenir à un groupe[20] ». Il n’est donc guère étonnant que les revues n’aient droit qu’exceptionnellement à des études spécifiques[21], cherchant à les situer dans la littérature contemporaine, voire à éclairer cette dernière par leur étude ; tout au plus mentionne-t-on une revue ici et là (la Revue de littérature générale étant le plus souvent l’élue).

Malgré tout, les revues : l’exemple de la littérature québécoise

Et pourtant, elles sont là, les revues. Sans compter celles fondées auparavant et qui continuent de paraître, pas moins de 83 revues nouvelles ont paru, au Québec, entre 1990 et 2004[22], dont L’Inconvénient (2000), Contre-jour, La Conspiration dépressionniste et Le Quartanier (toutes trois en 2003). À tel point qu’Isabelle Daunais, dans un numéro de L’Atelier du roman consacré à « l’improbabilité des revues littéraires », déplorait cette banalisation : « rien n’est devenu plus facile ni plus probable que la création d’une revue littéraire », signale-t-elle, de sorte que celle-ci est tombée au rang de « la plus ordinaire et la plus courante des marchandises[23] ». Il est tentant, ici, d’ironiser doucement, en rappelant que vers 1910, époque décrite par Larbaud, des dizaines et dizaines de revues littéraires encombraient les librairies et les tables des écrivains[24], signe que la fondation de revue était déjà facile et banale, tentant aussi de souligner que L’Inconvénient, dont Isabelle Daunais est une importante collaboratrice, bénéficie généreusement des subventions qui, selon son analyse, auraient contribué à banaliser les revues[25]. Je soulignerai plutôt une autre facette de son article, où elle avance que les historiens du futur ne pourront plus expliquer la « vie des revues » en fonction de rupture, de combat et de déclarations de principes[26]. Elle rejoint ainsi Andrée Fortin qui notait également le caractère flou, pluraliste, sans antagonisme précis des programmes des revues contemporaines[27].

Y aurait-il là le signe d’une bifurcation majeure, d’une nouvelle période dans l’histoire des revues littéraires québécoises, marquée par de nouvelles configurations des communautés littéraires ? Bien qu’il soit tentant d’acquiescer, je tenterai plutôt de justifier une réponse négative, en prenant comme exemple une revue qui naît sans véritable « manifeste » ou « éditorial » d’ouverture, pour reprendre les termes d’Andrée Fortin : la revue Contre-jour[28]. Plusieurs voix nouvelles s’y sont fait entendre, et une interrogation constante s’y manifeste sur l’idée de communauté et sur la confrontation au contemporain, entre autres au sein du numéro du printemps 2005 intitulé « Une génération ? Quelle génération ? », dans lequel Martine-Emmanuelle Lapointe voyait poindre un récit générationnel adoptant la posture de « l’héritier éclairé[29] ».

Héritage divisé, soulignerais-je, dans la mesure où Contre-jour s’avère un des trois regroupements partageant le legs de Liberté et découlant partiellement de l’éclatement de l’équipe de cette dernière, au cours des années 1990, les deux autres étant L’Inconvénient et la « nouvelle nouvelle Liberté », à compter de 2006[30]. On peut considérer comme hautement significatif que trois des plus importantes revues des dernières années se rencontrent et se séparent dans le partage de l’héritage de Liberté, qui fut la plus prestigieuse revue littéraire québécoise des générations de la Révolution tranquille et du baby-boom[31]. Ces trois revues partagent aussi un discours de déterritorialisation sur « la noirceur de notre temps[32] » qui oppose au déferlement des industries culturelles et du « paradigme » de la communication la résistance de l’art et de la littérature. Cependant, sur les formes de résistance, les rapports au politique, à la hiérarchie des oeuvres, à la théorie, sur la galerie des ancêtres même : les héritiers ne s’entendent plus tout à fait. C’est d’ailleurs cette mésentente, partielle mais capitale, qui explique qu’un trio de doctorants de l’Université McGill (Étienne Beaulieu, Antoine Boisclair et Jean-François Bourgeault)[33], appuyé par un professeur de la même université (Yvon Rivard), ait fondé une seconde revue aux racines nettement mcgilliennes, trois ans seulement après la fondation de L’Inconvénient dont plusieurs collaborateurs étaient aussi professeurs ou étudiants au même département (parmi eux, François Ricard, Isabelle Daunais, Nadine Bismuth, Ying Chen, Yannick Roy).

François Hébert, qui a dirigé Liberté de 1986 à 1992 et collaboré à L’Inconvénient comme à Contre-jour, schématisait ce processus en notant qu’Alain Roy, « pressenti pour devenir le nouveau directeur » de Liberté « s’en all[a] fonder L’Inconvénient » et que « [l]a naissance de cette revue eut pour conséquence la naissance d’une concurrente, Contre-jour, laquelle dans son premier numéro […] esquinta les auteurs de L’Inconvénient[34] ». Il y a en effet eu quelques passes d’armes entre ces deux revues, fondées entre autres sur des lectures opposées de l’histoire du roman, sur des « prédilections » génériques pour le moins contrastées (le soupçon radical à l’endroit du lyrisme et d’une certaine poésie n’étant guère reconduit à Contre-jour[35]), ainsi que sur des attitudes divergentes en ce qui a trait au présent. Quand Étienne Beaulieu, dans l’article de tête du premier numéro, dénonce « l’oubli de l’être », la « fermeture de l’âme » propres à l’idéologie romanesque, laquelle ferait corps avec le monde contemporain, « où tous sont certains de ne plus avoir de certitude[36] », quand il s’attaque à la valorisation unilatérale de la distance critique, de la subversion humoristique et mentionne à pas moins de 16 reprises le nom de Kundera, on peut en effet interpréter cela comme une charge contre les idées et auteurs défendus par plusieurs collaborateurs de L’Inconvénient. Lancé sur cette piste, un lecteur peut aisément trouver, dans l’emploi des termes « ironie », « cynique », dans une expression comme « théologie du roman », et quantité d’autres, sous la plume de plusieurs collaborateurs, bien des marqueurs d’un fossé entre les deux revues.

Cette lecture, non sans fondements, peut mener à une appréhension de ce clivage dans la perspective de la sociologie du champ, et en particulier dans l’optique du « champ des revues », à l’instar des analyses des luttes entre Les Temps modernes, Esprit et La Nouvelle critique opérées par Anna Boschetti[37] ; elle peut aussi bien être saisie dans une perspective historique moins sociologique, comme une opposition relativement « classique » entre groupes littéraires. Un changement majeur se serait ainsi produit depuis le moment où Michel Biron écrivait en 2000 : « Pas de grantécrivain, pas de conflit de génération, pas de Père à tuer : le romancier d’aujourd’hui ne connaît d’autre école du roman que l’École elle-même, où il a étudié la création littéraire[38]. » Ironie de l’histoire, ce serait à l’École elle-même, dans les cours (de création comme de théorie ou d’histoire), que seraient formées ces « écoles ». L’Inconvénient, surtout, paraît correspondre à cette étiquette, avec sa chaîne de maîtres et disciples réunissant plus d’une génération, de François Ricard à Mathieu Bélisle en passant par Isabelle Daunais et Alain Roy, sous la tutelle du « grantécrivain » de l’ambiguïté[39].

Cependant, nonobstant l’emploi d’une notion délicate, sur laquelle je reviendrai (celle d’école), aborder ainsi le débat le rigidifie, surjoue les tensions en négligeant aussi bien les lieux et niveaux de proximité que le sens de l’adversité manifesté par et dans la revue. Car ce fut à fleurons mouchetés que ces passes d’armes eurent lieu, dans un esprit mêlant « devoir de blâmer », ouverture à la pensée discordante et dégoût envers le « bonententisme » ou la politesse « scolaire » de la « jeune génération[40] » (à laquelle, non sans malaise, s’identifient les animateurs de la revue, dont l’âge moyen était de 30 ans, aux alentours de 2005). Sarah Rocheville, du nombre des fondateurs, associait ainsi la « prolifération des nouvelles revues » à la difficulté, voire l’impossibilité, de « rassembler des esprits contraires (et donc contrariés) au sein d’un même projet public[41] ».

Voilà pourquoi dans ce même numéro on peut voir Éric Méchoulan mettre en question le concept même de génération[42], comme dans un numéro antérieur on pouvait lire un article de François Ricard[43], présumé grand prêtre de la chapelle rivale ; voilà pourquoi plusieurs collaborateurs de Contre-jour ont aussi publié dans L’Inconvénient (Jean Bédard, Mélissa Grégoire, François Hébert, Georges Leroux, Jonathan Livernois, Gilles Marcotte, Robert Melançon, Yvon Rivard), et pourquoi on retrouve dans le numéro sur la génération un texte de Mathieu Arsenault[44], qu’on aurait plutôt vu dans Le Quartanier, ou à la rigueur dans Liberté[45]. La présentation du numéro « 30 : manifestes » place significativement le désaccord avant l’union : « nous avons choisi de publier non pas un seul mais bien trente manifestes pour ce trentième numéro. Voici donc des manifestes qui donnent à entendre les dissensions et les communes aspirations que portent les cahiers Contre-jour[46] ».

La revue vise ainsi à être un espace « où le polemos génère de la communauté, c’est-à-dire un respect et une estime des positions contraires[47] », pour reprendre une formule de Méchoulan. Le terme même de communauté revient d’ailleurs fréquemment, dans Contre-jour, sous le double signe du désir et du deuil, de l’espoir et des doutes, dans des syntagmes qui signalent la participation à une collectivité lacunaire, floue, paratopique, et pourtant revendiquée : communauté « dans le manque », « fantomatique », « communauté des ébranlés », des êtres qui s’inquiètent, etc.

Dans la façon de dire la communauté, de la nommer, de la pratiquer, dans l’absence quasi systématique d’énonciation au « nous » pour parler de l’équipe de la revue, Contre-jour ne se présente pas comme une école littéraire. Sa dynamique n’est pas celle des groupes fermés, pourvus de programmes définis et définitifs, qui apparaissent armés de pied en cap sur la scène littéraire, dès le premier numéro, comme Athéna jaillissant de la cuisse de Jupiter ; sa poétique ne se fonde pas sur l’exigence communautaire étudiée par Kaufmann dans sa Poétique des groupes littéraires[48]. Elle ne tombe pas pour autant dans un pur éclectisme, dans un accueil indifférent aux conceptions et pratiques du littéraire, comme peuvent le faire, au même moment, des revues comme Moebius ou XYZ, lesquelles tendent à être des auberges espagnoles esthétiques.

Quelques traits caractérisent en effet la revue, cernent un champ de préoccupations, informent son ton, colorent son rapport aux mots, aux choses, aux noms. Je vais en signaler trois, pour contribuer à approfondir l’étude des revues contemporaines[49], quitte à le faire en vitesse et en glissant d’un niveau de description à l’autre[50]. On observe, en premier lieu, une volonté constante d’articuler la littérature, la création, la pensée et « le monde[51] », dans une dialectique qui est tantôt verticale (la pensée se penchant sur le monde, ce qui est humble, concret, le monde trouvant élévation, aspiration à une transcendance, dans l’art, la poésie surtout)[52], tantôt horizontale (le monde étant alors ce qui s’offre à la vue, au contact, en particulier dans le paysage). Ainsi Fernando Pessoa, à qui est consacré un dossier, n’est plus tant l’écrivain des masques, des expérimentations formalistes, qu’un « sujet littéraire divers mais responsable face au monde[53] », qui cherche à atteindre « la profondeur de l’être[54] ». Objet de pensée, objet du regard, le « monde » est un espace où s’affrontent la conscience et le langage, un cosmos sensible que l’art seul parvient à saisir dans son essence, non pas un lieu d’action, une sphère sociale, divisée, hiérarchisée. Le recours nettement majoritaire à l’expression telle quelle, sans épithète qui viendrait préciser de quel « monde » il s’agit, dévoile ce caractère « holiste » du discours[55]. Le rapport au monde se concrétise en particulier dans un topos, celui de la « sortie dans le monde[56] » (et souvent dans la nuit). Il sert de suture à la fin d’« Une épopée faite de haïkus » entre l’analyse de l’oeuvre de Peter Handke et l’épilogue en italiques : « Fermant le livre, je sors dans la nuit de novembre… et une fraîcheur confuse tombe du haut[57]. » Il sert de finale à la réflexion d’Étienne Beaulieu sur la génération : « [J]e dois couper court à cette méditation, quitter mon seuil, fermer la porte de l’atelier et sortir marcher à l’air libre, dans la faible lumière qui annonce le printemps[58]. » Il sert enfin de titre à la contribution d’Yvon Rivard au numéro de L’Atelier du roman sur « L’improbabilité des revues littéraires » : « Sortir de chez soi », tel est pour lui le rôle des revues[59]. Ce tropisme mène à une image plus forte encore, qui exprime par un caractère excessif le déchirement entre la beauté et la banalité, l’art et le quotidien, le monde de la pensée et le monde tout court, celle de la neige sur une crotte de chien : « La neige tombante, je n’en doute pas, incarne l’idéal d’une poétique absolue : elle donne du silence à ce qu’elle touche, indifféremment, ennoblit une merde de chien […]. Leçon de la neige[60] ! »

Ce topos distingue très nettement Contre-jour de Liberté nouvelle mouture, où le mouvement de sortie hors de l’atelier, hors de la chambre d’écriture n’existe pas, comme si l’énonciateur était toujours déjà dans le monde[61], aussi bien que de L’Inconvénient, où le mouvement essentiel serait plutôt de retrait, de recul. Il s’avère cependant moins caractéristique que le recours massif à l’isotopie de la foi, de la croyance, du sacré, qui informe tout à la fois une conception « auratique » de l’oeuvre d’art et le refus de « distanciation », de cynisme envers l’art comme « le monde ». Un chiffre permettra de mesurer l’importance de ce lexique : le terme « âme » se retrouve à pas moins de 435 occurrences dans les cinq premiers numéros, et dans pas moins de 67 articles (sur 78, ce qui signifie que près de 90 % des textes l’emploient). D’autres termes, pourtant importants, que j’aurais estimé tout aussi présents, à première vue, « beau » et « beauté », ne se rapprochent pas de ce chiffre, même en cumulant leurs occurrences (242 et 50 respectivement[62]). Une formule, très forte, condense à mes yeux la relecture désespérément désirante que Contre-jour accomplit de la littérature (comme de l’art et de la philosophie) : « espérer tout court[63] ». Précisons, pour ne pas gauchir l’approche de la revue, qu’il y a une disposition spirituelle à l’endroit de l’art et du monde, mais pas de discours spécifiquement religieux ou sur la religion. On pourrait dire de Contre-jour ce que le cinéaste Bernard Émond disait de La neuvaine, à savoir qu’elle est « appelé[e] par le sacré[64] ».

On peut souligner, enfin, le sort fait à la nomination, en particulier en ce qui a trait aux noms propres. Ce sont ces derniers, de prime abord, que remarque le lecteur même le moins attentif, tellement ils foisonnent. Les articles d’Étienne Beaulieu, Antoine Boisclair et Jean-François Bourgeault publiés dans le premier numéro de Contre-jour mentionnent respectivement 42, 26 et 17 noms propres différents (certains à plus d’une reprise), ceci en quelque 60 pages. Adorno, Basho, Blanchot, Brault, Broch, Dante, Flaubert, Heidegger, Kant, Kundera, Levinas, Lukacs, Mallarmé, Miron, Nepveu, Novalis, Rimbaud, Sapho, Vadeboncoeur, Valéry : les grands noms du panthéon culturel occidental (sauf pour quelques ouvertures du côté de l’Orient) semblent se bousculer dans ces pages, sans qu’on puisse voir de manière claire quels critères ont présidé à leur sélection. Car, à l’exception de Kundera, ces noms-oeuvres ne sont pas bousculés, bien au contraire. Il y a bien, ici, une prédilection marquée pour les philosophes, qui n’ont sans doute jamais été sollicités aussi systématiquement, au Québec, depuis les beaux jours de l’existentialisme sartrien (à Parti pris, entre autres) ou ceux du néo-thomisme de Jacques Maritain (si important pour les écrivains de La Relève), mais leur sollicitation ne s’inscrit pas dans le cadre d’une filiation univoque, caractéristique des écoles, littéraires ou philosophiques. De même, l’extrême ouverture de l’horizon de références, leur remarquable variété est caractéristique de Contre-jour, toutefois on peut y voir, porté à un niveau supérieur, un même renversement du rapport à l’héritage, au canon, qu’à Liberté et qu’à L’Inconvénient. Tous, dans ces revues, sont des héritiers, chargés d’une mémoire culturelle précieuse (les éléments du legs intellectuel et le sort qui lui est fait diffèrent grandement, cependant, d’une revue à l’autre).

La célébration des noms propres, à Contre-jour, ne tient pas qu’à la mise en valeur d’un héritage (et de la maîtrise intellectuelle de l’héritier), mais s’inscrit dans un rapport amoureux, orphique au langage, aux idées. Antoine Boisclair, dans « La pesanteur et la grâce du nom propre », déclare ainsi : « les mots ont un pouvoir, une force. » De là découle, pour lui, l’intérêt des mythes, car ils mettent en scène une « parole qui nomme les choses pour une première fois ». L’écriture, la vraie, celle propre à la poésie, mène à une présence accrue au monde (et non à une distanciation cynique, « démoniaque », comme le roman) : « la parole poétique semble depuis toujours indissociable de la nomination, et plus précisément du nom propre […] : Amour, Désir, Sagesse, mais aussi Béatrice, Laure, Délie et tant d’autres personnifications constituent les fondements de la parole “essentielle” lorsqu’elle cherche à accroître une présence ou à dévoiler l’existence du monde[65] ». Ceci éclaire la nostalgie des substantifs pourvus de majuscules, la célébration du chant, la tendance au vocatif, propres à de nombreux textes de Contre-jour, qui manifestent, sous la lecture philosophique de la poésie, un désir de poétiser la pensée et le monde, ceci dans une « aspiration vers les hauteurs[66] ».

Ces quelques traits, loin d’être exhaustifs, dévoilent la conjonction, à Contre-jour, d’une conception littéraire sacralisante (mais souvent ombrée de doute, effrangée d’angoisse) et d’une exigence de confrontation au monde, dans une visée dialectique qui s’appuie, entre autres, sur Adorno, Patočka et Rancière, et vise à refonder une communauté fervente, dans une scénographie du contact, de la présence. Cette communauté n’est pas, dans les textes, celle de l’équipe, elle ne projette pas une extension utopique entre le noyau dur du groupe et une collectivité englobante ; néanmoins, il y a, à Contre-jour, un imaginaire, un discours, un ethos spécifiques, qui circonscrivent un espace d’écriture distinct et produisent une identité publique, collective.

Comment dès lors nommer, décrire ce qui se manifeste, avec Contre-jour, quelle catégorie employer pour rendre compte de cet aspect de l’histoire littéraire, si les termes d’école, de groupe, et a fortiori, d’avant-garde s’avèrent de mauvaise méthode ? Telle est la question cruciale, peut-être, que l’examen des revues pose à l’histoire du contemporain comme à l’histoire littéraire en général. Il convient, ici, de souligner la nécessité de pousser plus loin la précision théorique des outils de l’histoire littéraire, entreprise entre autres par Alain Vaillant[67], pour établir sur des bases historiques et théoriques solides les distinctions entre les formes de « collectivités » littéraires, en tenant compte aussi bien des dimensions esthétiques (ou conceptuelles) et poétiques que discursives et sociologiques. Car, le cas de Contre-jour, loin d’être unique, me paraît être caractéristique d’un grand nombre de revues québécoises : celui de Liberté, entre autres, celle des dernières années comme celle des années 1980 ou celle des années 1960, qui signalait dans son premier numéro ne pas être « l’organe d’un groupe fermé » mais « au contraire […] ouverte à tous ceux qui ont quelque chose à dire[68] », formule on ne peut plus oecuménique. De même, la revue Situations, fondée elle aussi en 1959, proclame qu’elle « restera libre et indépendante de tous les groupes politiques et littéraires[69] ».

On trouverait quantité d’autres exemples de revues, au Québec comme en France, tout au long du xxe siècle, dont l’équipe refuse en quelque sorte de devenir un groupe au sens fort, d’afficher un programme excluant, d’emblée, des collaborateurs éventuels, mais qui définit néanmoins, de numéro en numéro, un territoire spécifique, dans la sphère littéraire ou intellectuelle. On pourrait inclure, dans cette catégorie, des revues comme Le Mercure de France, La Nouvelle Revue française et Les Lettres nouvelles. Entre l’ouverture maximale, sur les plans esthétique et social, de la forme « réseau » et la fermeture caractéristique des écoles, fermeture qui atteint son degré maximal avec les avant-gardes, une zone intermédiaire demande à être mieux explorée. Pour cerner les « agrégats de solidarité » qu’on y trouve, je reprendrai à Jacqueline Pluet-Despatins le terme de « groupement », qui signale le caractère dynamique, instable, de la « réunion d’éléments[70] », ainsi que la volonté fédératrice.

Cette distinction serait particulièrement utile pour l’examen de la littérature contemporaine, mais aussi pour la relecture de l’histoire littéraire française ou québécoise du xxe siècle (je laisserai les dix-neuviémistes trancher la question, pour les corpus qui les concernent), car, en permettant de repenser la relation entre groupes et revues, à partir de la disjonction opérée par la période contemporaine, il serait possible de mettre en évidence un type de communauté littéraire et de publication périodique, celui de la « revue-groupement », qui n’a pas été emporté par le reflux des avant-gardes mais au contraire émerge avec plus de netteté. Une telle piste de recherche invite en quelque sorte les historiens de la littérature à réexaminer sous cet angle le vaste corpus des revues qui ont été ignorées parce qu’elles n’ont pas produit d’écoles ou qu’on a pourvu sans examen véritable d’un « groupe » littéraire, parce qu’elles se sont affublées d’un « isme » quelconque, malgré leur éclectisme. Inversement, cette piste invite les critiques du contemporain à combler le décalage entre l’importance quantitative (et, fort probablement, qualitative) des revues dans la vie littéraire et leur absence quasi systématique dans les études sur la littérature contemporaine. À côté et en relation avec une étude du contemporain essentiellement axée sur les livres, un examen de la littérature « qui se fait » dans d’autres mediums offrirait sans doute un regard différent, qui ne serait pas nécessairement conforme avec l’idée de l’atomisation absolue, de la dissolution irréversible des collectifs littéraires.