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[C]ette Nouvelle-France survit parmi nous ; nous y sommes tellement habitués que nous n’y prêtons plus attention [1].

L’histoire des premières expéditions françaises en Amérique du Nord est, on l’a répété à satiété, malheureuse. La quête d’un accès vers l’Extrême-Orient qui aimanta d’abord les explorateurs devait fatalement mener à la faillite. De même, les efforts de colonisation avant 1608, « vaines tentatives » selon la formule désormais célèbre de Marcel Trudel [2], témoignent d’une inadaptation profonde. Charlesbourg-Royal, l’île de Sable, l’île Sainte-Croix : autant de preuves d’une incapacité à s’acclimater. Malgré leurs mécomptes, les colonisateurs français ont connu aussi leurs apologistes, comme Marc Lescarbot qui cherche dans les premiers livres de son Histoire de la Nouvelle France à justifier leurs revers par des erreurs stratégiques ou des dissensions internes. Seul Champlain, consacré par les historiens comme le « père du Canada », parvient à fonder une habitation permanente. Mais le succès de son entreprise paraît bien relatif si l’on compare le chétif établissement de Québec à ceux des Ibériques. Et les annalistes n’en ont que trop conscience. La Nouvelle-France au statut précaire porte, à travers les écrits qui témoignent de son passé, les marques de son infortune. Nombreux sont les voyageurs laïcs ou missionnaires qui rentrent chez eux amers, conscients d’avoir laissé une oeuvre en friche. Que l’on pense aux vifs regrets formulés par Lescarbot dans son « Adieu à la Nouvelle France », qu’il rima sur le chemin du retour en 1607 :

Serons-nous donc toujours accusez d’inconstance

En l’établissement d’une Nouvelle-France ?

Que nous sert-il d’avoir porté tant de travaux,

Et des flots irritez combattu les assaux,

Si nôtre espoir est vain, et si cette province

Ne fléchit sous les loix de Henry nôtre Prince [3] ?

Que l’on pense encore à l’émotion avec laquelle Gabriel Sagard « prend congé de [ses] Sauvages [4] », quittant son « pauvre Canada » et sa « chere Province des Hurons » (GVPH, p. 339), comme il l’appelle affectueusement, pour obéir aux désirs de ses supérieurs sans avoir pu terminer son oeuvre missionnaire [5]. Lorsqu’il abandonne à son tour le Canada en 1649, Paul Lejeune n’a pas non plus l’esprit tout à fait tranquille. De retour en France comme procureur des missions, il continue de veiller à leurs progrès et de corriger les rapports annuels de ses successeurs [6]. Dans l’épître de la Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable és années 1660 et 1661, le jésuite dresse un portrait pitoyable de la Nouvelle-France et, en recourant à cette prosopopée, il se fait le héraut des supplications des habitants de la colonie en émoi afin de toucher le monarque : « Voicy vostre Nouvelle France aux pieds de V. M. […] Écoutez Sire […] sa voix languissante et ses dernières paroles : sauvez-moy, s’écrie-t-elle, je vay perdre la Religion Catholique ; on me va ravir les Fleurs de Lys ; je ne seray plus Françoise [7]. » Ce plaidoyer donne à lire, entre les lignes, un aveu d’échec qui résonnera quelques années plus tard sous la plume de plusieurs voyageurs, car l’avenir de la colonie restera hasardeux. Le baron de Lahontan, qui ne ménage pas ses critiques contre les autorités, souligne de manière récurrente l’absence de fortifications dans les principales villes du pays, que ce soit Québec [8], Trois-Rivières [9] ou Montréal [10]. Au moment de l’attaque de Phipps devant Québec, il note que la capitale était livrée à elle-même : « [J]amais on n’a manqué une plus belle occasion de prendre le Canada […] nous n’étions que cent hommes à Québec sans canons, sans batteries, sans fortifications ni munitions [11]. » Près de cent ans après la fondation de la ville, la menace de la reddition plane sur le pays tout entier, et les métropolitains feront la sourde oreille aux avertissements du baron de Lahontan.

Le « Cap de rien »

Sans doute l’âpreté du climat et l’absence de richesses contribuèrent-elles beaucoup à la tiédeur des bailleurs de fonds pour le Canada. Mais Louis Hennepin impute encore les maux de la colonie à la mésentente qui règne parmi ses habitants : « Ceux qui gouvernent le Canada, y sont portez d’un esprit, qui fait gemir en secret devant Dieu ceux, qui ne peuvent pas entrer dans leurs veües. […] On n’y trouve que des chagrins, des divisions, et des troubles. On n’y recueille que des Croix et des persécutions [12]. » On comprend, dans ce contexte, que le récollet désenchanté fasse sienne l’étymologie fantaisiste du mot Canada voulant que les Espagnols, qui y accostèrent pour la première fois, ne trouvèrent rien de bon et l’« appellerent, Il Capo de Nada, c’est à dire le Cap de rien, d’ou est venu par corruption le nom de Canada [13] ».

Malgré les exhortations des défenseurs de la Nouvelle-France, tels Marc Lescarbot et Paul Lejeune, ce pays ne parvient pas à se départir de la fâcheuse réputation qui entache son image depuis sa fondation [14]. La longue traversée océanique et ses privations contribuaient à émousser l’intérêt de ceux qui auraient voulu s’y installer. En vérité, le voyage au Nouveau Monde, d’ordinaire « si penible », pour reprendre le terme de Louis Hennepin [15], n’a rien d’une croisière d’agrément, et celui qui s’y risque se voit rarement dédommagé de sa peine par des découvertes minières ou géographiques importantes. Diéreville n’hésite pas non plus à décrire l’odyssée transocéanique comme une « épreuve trop forte pour un coup d’essay [16] » et se réjouit un an plus tard de quitter « ce sauvage séjour [17] » pour lequel il n’a manifestement que répulsion [18]. Semblablement, Claude Le Beau, qui se retrouve engagé à faire le voyage en Amérique malgré lui, décrie Québec, qu’il considère comme une « fort vilaine Ville » (Av, t. I, p. 77), tandis que Trois-Rivières « n’est qu’une Bicoque, qui à peine mérite le nom de Ville » (Av, t. I, p. 84). Ses mésaventures canadiennes, le « plongeant dans une mélancolie inexprimable » (Av, t. I, p. 101), l’incitent d’ailleurs à vouloir « sortir de ce pays, à quelque prix que ce fût » (Av, t. I, p. 102).

Il s’en faut de beaucoup que ces contrées aient inspiré plus d’enthousiasme aux premiers explorateurs français. Dans les récits de Cartier, le « descouvrement [19] » de la Nouvelle-France paraît une traversée interminable. Malgré sa ferveur initiale et une sensibilité paysagère bien réelle, le Malouin, à la recherche du fameux passage, n’essuie que mécomptes. Avec un espoir sans cesse renouvelé de baie en baie, de cap en cap, il balaie l’horizon « le plus loing » qu’il puisse « voirs [20] » sans que toute cette course à obstacles puisse conforter ses conjectures. Comme la totalité du territoire lui échappe, son regard, confiné surtout au littoral, tend à la fragmentation du terroir. Le désenchantement est notable dès lors qu’il pose les yeux sur la Basse-Côte-Nord, décrite ainsi : « [I]l n’y a que de la Mousse et de petiz bouays avortez. Fin j’estime mieulx que aultrement que c’est la terre que Dieu donna à Cayn [21]. » De manière générale, il jette souvent un regard distrait sur la terre ferme, entrave à ses projets, préférant de loin scruter les îles qui se laissent contourner [22]. Au cours de son second voyage, c’est sur les archipels du fleuve Saint-Laurent qu’il fixe principalement son attention.

Comme chez Cartier, la déception de Samuel de Champlain se lit à travers l’évocation de la rive nord et escarpée du Saint-Laurent : « Toute la terre que j’ay veu, ce ne sont que montaignes de rochers la pluspart couvertes de bois de sapins, cyprez et boulle, terre fort malplaisante, où je n’ai point trouvé une lieuë de terre plaine, tant d’un costé que d’autre [23]. » Sur la région des Escoumins, il ajoute un peu plus loin : « [C]’est le lieu où les Basques font la pesche des ballaines. Pour dire vérité, le port ne vaut rien du tout [24]. » Impression analogue devant les terres à proximité du détroit de Belle-Isle : « Toutes ces terres sont très mauvaises, remplies de sapins [25]. » La vallée de la Norembègue, dénuée des villes légendaires dont parlait Jean Alfonce, lui paraît affreusement solitaire, comme en témoigne son évocation des montagnes environnantes : « [L]e sommet de la plus part d’icelles est desgarny d’arbres, parce que ce ne sont que rochers. Les bois ne sont que pins, sapins et bouleaux. Je l’ay nommée l’isle des Monts-deserts [26]. » Les descriptions euphoriques des voyageurs français, quoique bien présentes, sont souvent contrebalancées par des appréciations franchement négatives. Ainsi, la déception qu’éprouve Chrétien Leclercq devant le spectacle du paysage gaspésien transparaît nettement dans le panorama qu’il en propose : « Ce lieu […] que nous appellons Gaspesie, ou autrement Gaspé, est un Païs de montagnes, de bois et de rochers, dont la terre est tout-à-fait sterile et ingrate [27]. » De même, Bacqueville de La Potherie répercute cette image générale d’un pays « capable de donner l’effroi aux plus intrepides [28] ». Dans son avertissement au lecteur, il s’excuse de n’avoir su « égayer » « une Histoire où l’on ne parle que de précipices cachez sous des Bancs de Néges, de montagnes de Glaces, de bancs de Sable, de Rochers affreux, de Sauvages inhumains [29] », pressentant bien sûr les réticences de certains qu’elle rebutera. L’évocation de la Nouvelle-France, par ces tournures le plus souvent négatives ou restrictives, apparaît dans un premier temps comme l’expression d’un manque.

France en devenir ou Eldorado virtuel ?

Le désappointement est cependant proportionnel aux attentes des explorateurs qui projettent d’édifier une autre France. Dès les premières fréquentations, la Nova Gallia s’impose comme une « terre jumelle » de la France, selon l’expression de Pierre Biard figurant dans l’avant-propos de la Relation de 1616. Elle en est le fief légitime parce que, d’une part, elle a été « descouverte premièrement […] par les François » et, d’autre part, elle est « subjecte à mesmes influences, rangée en mesme parallele, située en mesme climat, terre vaste, et pour ainsi dire, infinie [30] ». Puis le jésuite ajoute, quelques lignes plus loin, à l’intention des futurs missionnaires et en énonçant son programme : « […] terre […] de laquelle vous pourrez meritoirement dire, si vous considerez Satan en front […] : Devant luy est un Paradis de delices [31] ». Par cette déclaration inaugurale, non seulement Pierre Biard donne le ton aux célèbres relations annuelles des Jésuites, mais plus encore, il met en quelque sorte en abyme les aspirations de tous les voyageurs français qui arpenteront ces terres nouvelles comme le legs de Dieu à la France, que ce soit pour y voir naître une colonie ou y faire fructifier la foi chrétienne. On ne s’étonnera donc pas de voir les découvreurs émailler leurs esquisses cartographiques de noms français, marquant ainsi une prise de possession symbolique du pays. En l’honneur de son mandataire, François Ier, Verrazano nomme la bande de terre qui borde l’océan Francesca [32]. Peu à peu, plusieurs toponymes surgiront, certains tirés directement de la carte de la France comme pour sceller la gémellité des deux territoires, tels la terre d’Angoulême, le fleuve Vendôme et la côte de Lorraine [33], d’autres commémorant le souvenir de certaines dames influentes au pays, telles baie Sainte-Marguerite et île de la Reine-Louise [34]. Cartier, à son tour, constelle de noms aux résonances bien françaises la carte du Nouveau Monde : l’île de Bryon [35], le cap du Dauphin [36], le cap d’Orléans [37], Brest [38], pour n’en citer que quelques-uns.

Ainsi, la toponymie grave sur ce territoire encore vierge son lot d’attentes. Il n’est pas anodin, en effet, que Cartier baptise la falaise sur laquelle se dressera plus tard la ville de Québec, cap aux Diamants, l’enclave de terre qui s’étend en amont, île de Bacchus [39], et la baie au sud de Gaspé, « baye de Chaleur [40] ». Ces désignations en disent long sur le pays idéal qu’il aimerait trouver. D’autres toponymes rappellent encore la quête du bras de mer qui mènera en Extrême-Orient. Il suffit de penser au cap d’Espérance aux abords de la baie des Châteaux ou de l’actuel détroit de Belle-Isle, dont il justifie lui-même la désignation pour s’en convaincre : « Le cap de ladite terre du Su fut nommé Cap d’Esperance, pour l’espoir que abvions de y trouvés passaige [41]. » Un siècle plus tard, les spéculations des cartographes vont bon train et se déplacent vers l’Occident avec l’invention de la Bourbonie reliant la Nouvelle-France à la Tartarie, selon le « Mémoire pour la découverte de la mer de l’Ouest [42] » de Jean Bobé. Au fil des ans, le détroit, toujours refoulé plus loin, se confondra avec la quête de cette « mer du Couchant [43] » que le jésuite Charlevoix avait mission de découvrir en 1720. Ce mirage, que poursuivront également La Vérendrye et ses fils, mettra quelques décennies à se dissiper [44].

Devant ce vaste territoire aux étendues insoupçonnées, la tentation est grande pour les voyageurs d’imaginer un nouvel Eldorado comparable à celui du Pérou. Ainsi disposé à pareille découverte, Verrazano conclut, après avoir longé le littoral nord-américain : « [N]ous pensons que, se trouvant dans la région orientale, ce pays produit aussi des drogues, des liqueurs aromatiques et d’autres richesses : l’or, notamment, car la terre en a la couleur [45]. » Plus loin, il surnomme ces nouvelles terres de l’Amérique septentrionale, « Arcadie », d’après le célèbre pays pastoral de la Grèce antique [46]. Perdant de vue l’accès vers l’Orient, Cartier polarise peu à peu son attention sur les richesses imaginaires du pays du Saguenay. Ses illusions vis-à-vis de la région de Québec n’en sont pas moins grandes, comme en témoigne ce passage : « [N]ous trouvâmes des pierres comme des diamants, les plus beaux, les mieux polis et les mieux taillés qu’on puisse voir, et lorsque le soleil brille, ils resplendissent comme des étincelles de feu [47]. » Jean Alfonce, dans sa Cosmographie, affirme que la « terre de Ochelaga […] abunde [en] or et argent [48] » et que « en la ville de Cebola […] les maisons sont toutes couvertes d’or et d’argent [49] ». Un siècle plus tard, Gabriel Sagard semble prêter quelque crédit aux conjectures sur les mines du pays : « On tient qu’il y en [du cuivre rouge] a encore vers le Saguenay, et memes qu’on y trouvoit de l’or, des rubis et autres richesses » (GVPH, p. 316). Le récollet, qui invitait ses compatriotes à procurer « un secours puissant, qui favorizast leur conversion », doit changer de batterie devant l’incurie des « mal-devots », faisant à son tour la promotion de « thresors et richesses » à espérer (GVPH, p. 316).

Rhétorique et stratégies compensatrices

Puisque les résultats tardent à venir, le relateur doit freiner l’impatience de ses mandataires par des prospections avantageuses. Jacques Cartier, mieux peut-être que nul autre, a su camoufler le double échec de sa deuxième expédition non seulement par la promesse de fabuleuses richesses, mais aussi par celle de trouvailles hors de l’ordinaire, comme celle de cet « aultre pays où les gens ne mangent poinct et n’ont poinct de fondement et ne digèrent poinct [50] ». La ruse lui valut un troisième mandat, celui de seconder Roberval, qui tenta de fonder un établissement sur les bords de la rivière Sainte-Croix. Et le rigoureux Samuel de Champlain ne se prive pas de clore son premier voyage par la fable du Gougou, créature qui aurait la forme d’une femme gigantesque et qui terroriserait les populations autochtones par les « bruits horribles » qu’elle émettrait et sa voracité cannibale [51]. Alain Beaulieu et Réal Ouellet ont montré que cette anecdote fabuleuse « permet […] de trouver un exutoire à l’émotion jusque-là retenue [52] ». Mais elle est aussi destinée à relever ce récit sans découverte majeure sur le plan scientifique. Le Saintongeais aura recours de nouveau, pour clore son second voyage au Canada, au témoignage de seconde main lors même qu’il raconte les péripéties d’une chasse à la baleine à laquelle il n’a pas assisté [53]. La transposition par ouï-dire vient en quelque sorte combler le temps mort de la traversée transatlantique et agrémente un récit qui ne témoigne d’aucun progrès sur le plan colonial ou géographique. Semblablement, le jésuite Charlevoix, incapable de trouver le chemin vers la mer de l’Ouest, prête sa voix aux propos extraordinaires d’un aventurier français au sujet du lac des Assiniboines, sans bien sûr se prononcer sur la véracité de ces dires :

C’est bien dommage que le Lac n’est point connu des Sçavans, qui ont cherché partout le Paradis Terrestre ; il y auroit été pour le moins aussi bien placé que dans la Scandinavie. Je ne vous garantis pourtant pas, Madame, tous ces faits, qui ne sont appuyés que sur rapports de Voyageurs ; encore moins ce que des Sauvages ont rapporté, qu’aux environs du Lac des Assiniboils, il y a des hommes semblables aux Européens et qui sont établis dans un Pays où l’Or et l’Argent sont si communs, qu’on les employe aux usages les plus ordinaires [54].

On aura reconnu plusieurs convergences avec les suppositions de Jacques Cartier sur les merveilles saguenéennes. Malgré la vanité de son exploration, Charlevoix renonce, à l’instar de tant d’autres, à s’avouer vaincu. Il affirme, dans une lettre adressée au comte de Toulouse en date du 20 janvier 1723, que l’on « trouvera encore la mer à l’Ouest et au Sud-Ouest du lac des Assiniboils [de Winnipeg] […]. On ne peut presque point douter que les Sioux ne l’ayent à leur Ouest [55] ». Les témoignages amérindiens autorisent son assurance : « Il y a sur cela un sentiment unanime d’un très grand nombre de Sauvages [56]. » Comme chez Cartier et Champlain, le relais de parole lui fournit une planche de salut.

Les Français, s’ils se sont révélés de piètres colonisateurs en Amérique, excellent à montrer leurs liens privilégiés avec les populations autochtones, qui reconnaîtraient en eux des protecteurs. Cartier ignore au premier abord les Amérindiens, qui se confondent presque avec le paysage. Ce n’est que par la suite, délaissant momentanément son projet exploratoire, qu’il se concentre sur ces peuples qui lui font des signes d’amitié [57]. La relation privilégiée que l’explorateur entretient subséquemment avec les Iroquois, notamment, permet en quelque sorte de détourner l’attention du lecteur au profit d’un objectif ethnographique plutôt que géographique ou minier. Ainsi en va-t-il chez Champlain, qui repart bredouille au terme de son quatrième voyage, « sans aucune esperance de voir la mer » du Nord, « sinon par conjecture [58] », confessant son amertume : « [L]e regret de n’avoir mieux employé mon temps m’est demeuré, avec les peines et les travaux qu’il m’a fallu neantmoins tolérer [59]. » Rien ne saurait mieux signifier la faillite de l’exploration que ce constat ! Champlain, en habile apologiste, ne manque pas cependant de tirer profit de ce récit pour s’ériger en pourvoyeur affectueux des peuples du Nouveau Monde : « N’ayant pour l’heure autre désir que de m’en revenir, je conviay les sauvages de venir au Saut S. Louys, où il y avait quatre vaisseaux fournis de toutes sortes de marchandises, et où ils recevroient bon traitement ; ce qu’ils firent sçavoir à tous leurs voisins [60]. » La suite du passage, encore plus significative, suggère une alliance entre la France et ces peuples qui témoignent de leur soumission : « Et avant que de partir, je fis une croix de cedre blanc, laquelle je plantay sur le bort du lac en un lieu eminent, avec les armes de France, et priay les sauvages la vouloir conserver […]. Ils me promirent ainsi le faire, et que je les retrouverois quand je retournerois vers eux [61]. » Il n’est pas rare que le voyageur se dote d’une autorité paternelle. Ainsi, au moment de quitter les Hurons, Sagard leur prête des paroles d’affection et de déférence : « Gabriel […] tu sçais comme nous t’avons tousjours aimé et chéry, et que tu nous es précieux plus qu’aucune autre chose que nous ayons en ce monde ; ne nous abandonne point, et prend courage et nous instruire et enseigner le chemin du Ciel » (GVPH, p. 318). Le missionnaire, par le discours rapporté, se montre un père spirituel regretté de tous. Exploitant à rebours le même modèle de la dévotion filiale, Chrétien Leclercq exhibe l’affection paternelle que lui voue un capitaine micmac qui s’adresse à lui en ces termes : « [C]omme ton père, […] je t’assûre même que je t’aimerai toujours aussi tendrement que l’un de mes propres enfants » (NRG, p. 587). De tels témoignages d’attachement exemplifient les liens privilégiés que les Français entretiennent avec les Indiens d’Amérique et pansent du même coup tous leurs différends et malentendus.

Claude Le Beau, dont le séjour au Canada se ramène bien souvent à une suite de déboires, utilise à son tour la parole amérindienne comme faire-valoir et insiste sur l’amitié qu’il a su cultiver avec ces peuples, ce que suggère ce fragment de conversation : « Écoute, Claude, me disoit Antoine, j’ai vu, j’ai connu, j’ai admiré ton courage. Une autre fois si l’on t’attaque je veux mourir avec toi, plutôt que de t’abandonner à ceux qui te voudront du mal » (Av, t. I, p. 139). Qui mieux que les autochtones pouvait vanter les vertus des Français et sublimer leur oeuvre, qu’elle soit missionnaire, coloniale ou simplement exploratrice ? La stratégie déployée à grande échelle dans le vaste corpus des textes de la Nouvelle-France participe d’une volonté de valoriser la présence française en Amérique au détriment de celle des autres peuples d’Europe, en particulier les Espagnols, décriés pour leur brutalité [62].

Les palmes de la découverte

La légitimité du projet colonial français découle de l’antériorité de leurs voyages d’exploration. À défaut de pouvoir revendiquer la découverte de l’Amérique tropicale, concédée à Christophe Colomb, les Français s’approprient généralement celle des régions septentrionales du continent. À la suite de Lescarbot, le jésuite Charlevoix attribue la connaissance du Grand Banc de Terre-Neuve aux Gaulois [63]. Faisant écho à un passage de l’oeuvre de Guillaume Postel, il soutient la présence des peuples de la Gaule en Amérique bien avant l’arrivée de Colomb et prête même aux peuples amérindiens des ancêtres gaulois [64]. Sans remonter aussi loin, l’auteur de l’Histoire chronologique de la Nouvelle-France, se réclamant de Cornelius van Wytfliet et de Giovanni Antonio Magini, affirme que « [c]e sont les Bretons et les Normands qui les premiers ont considéré le sud de Terre-Neuve, qui ont remarqué ses ports, ses havres et rades et ont visité ensuite la coste du Nord et les autres Isles du Golphe dès l’an 1504 [65] ». Pour Claude Le Beau, au contraire, ce sont les Basques qui ont découvert le Grand Banc de Terre Neuve et « ce fut un Basque terre-neuvier, qui en porta la première nouvelle à Christophe Colomb, comme témoignent plusieurs cosmographes » (Av, t. I, p. 43). Quand on considère les annales des expéditions françaises en Amérique, on ne peut que s’étonner de l’abondance de la production historique pour une colonie aussi jeune. Le volume de ces écrits s’explique par la volonté de réhabiliter les explorateurs français malmenés par la postérité, mais aussi d’immortaliser leur mémoire. Tels semblent en effet les enjeux avoués des rétrospectives de Lescarbot, de Charlevoix et même de Bacqueville de La Potherie. L’audacieux périple de ce dernier dans la baie d’Hudson révèle d’ailleurs la pleine « valeur des François » contre les intempéries :

Il falut traverser une Mer immense que les Courans, les Bancs de Sable, les Orages continuels et les Glaçons rendoient inaccessibles, même au plus fort de la Canicule. Toutes ces difficultez insurmontables à toute autre Nation, n’ont fait qu’enflâmer le courage des François, qui à l’imitation des Heros qui gouvernent ne trouvent rien qui ne soit capable de les rebuter [66].

De pareils panégyriques foisonnent dans les écrits de la Nouvelle-France et il me serait impossible de m’attarder sur chacune de ces figures viatiques, militaires ou missionnaires que les chroniqueurs, à des fins publicitaires, voire politiques, s’emploient à grandir. Donner même un bref aperçu de ces constructions hyperboliques ou semi-fictives de héros et d’héroïnes allongerait indûment cette préface.

Présentation

En revanche, il importe sans doute davantage, pour notre propos, de souligner à quel point, à partir du xixe  siècle, les auteurs canadiens-français trouveront dans cette littérature apologétique une ferveur et des actes de bravoure à exalter, propres à répondre à leur quête d’une identité et susceptibles d’atténuer le choc encore sensible de la défaite de 1759 et l’humiliation éprouvée à la lecture du rapport Durham. La filiation étroite entre les écrits de la Nouvelle-France et la littérature canadienne-française, puis québécoise, n’est plus à démontrer. L’appellation désormais consacrée de « textes fondateurs » en fait foi. Gilles Thérien invitait naguère les chercheurs à trouver dans le « patrimoine » littéraire de la Nouvelle-France « l’ébauche d’un discours identitaire, c’est-à-dire d’un imaginaire qui perdure et dont on peut encore aujourd’hui mesurer les progrès [67] ». Le présent dossier répond en partie à cette invitation en montrant la continuité thématique entre les textes d’avant et d’après la Conquête.

Pièce méconnue parmi l’imposant corpus de la Nouvelle-France, la Coppie d’une lettre envoyee de la Nouvelle France, ou Canada (1609) de De(s) Combes, publiée la même année que l’édition princeps de l’Histoire de la Nouvelle France de Lescarbot, construit, comme le montre fort justement Isabelle Lachance, une « Nouvelle France improbable », dans laquelle la ville de Brest serait « la principale ville du pays » d’après la lecture que le copiste fait de la carte « Nova Francia et Canada » de Wytfliet. Cette fiction toponymique ou topographique rejoint celle de Port-Royal esquissée par Lescarbot. La lettre reproduit fidèlement les valeurs aristocratiques de la noblesse française et se termine par une injonction lancée aux prédicateurs d’« aller moissonner ces âmes qui tendent les bras aux Français ». Isabelle Lachance envisage d’ailleurs ce document comme une « utopie à l’intention d’éventuels soutiens aux missions en Nouvelle-France ». La transcription annotée de cette étonnante lettre, faisant écho à un pseudo-voyage dans un pays forgé à souhait à partir de documents de seconde main, se justifie d’autant mieux, dans le cadre de ce numéro, que l’exemplaire de la Bibliothèque municipale de Lyon est désormais hors circulation parce que trop fragile, alors que celui de la Huntington Library comporte des passages illisibles.

À des degrés divers, les visées de propagande qui font écran à une réalité imparfaite se manifestent dans plusieurs écrits sur le Canada, où s’observent des traces de fabulation ou d’embellissement de la réalité. Dans cette optique, mon étude montre en quoi la Nouvelle-France, à travers les textes de Cartier, Alfonce, Lescarbot, Lejeune, Sagard, Leclercq et Charlevoix, devient une fiction historique, géographique, mais aussi prospective, fécondée par les rêves et les aspirations des relateurs ou chroniqueurs, rêves qui inspireront les écrivains des générations postérieures. Mais avant même de constituer un pays, la Nouvelle-France se voulait un passage, et c’est dans ce contexte que Catherine Broué et Mylène Tremblay retracent les tentatives françaises pour trouver une voie navigable vers l’Orient, qu’il s’agisse de la mer Vermeille ou du détroit d’Anian, de Cartier à Hennepin, en passant par Jean Alfonce et Cavelier de La Salle. Hennepin, après avoir démenti l’existence du détroit d’Anian et de la mer Vermeille, espère trouver dans les affluents du Mississipi un accès à l’Orient. Les auteurs décrivent cette quête comme celle d’un « espace différé », déjà connu, et ce n’est qu’après avoir renoncé à la découverte du détroit que les explorateurs s’intéresseront au continent.

Au xixe siècle, les regrets de cette époque révolue, voire idéalisée, des explorateurs réveilleront la fibre poétique des habitants du Bas-Canada. L’École patriotique de Québec avait notamment pour mission de constituer « une littérature nationale » et la Nouvelle-France, avec ses exploits légendaires, en devient la matrice fécondante. Rémi Ferland examine les romans historiques de cette période pour mettre au jour leurs emprunts intertextuels, qui les conduisent à ériger une Nouvelle-France hétérogène, voire invraisemblable. Ainsi Pierre et Amélie, d’Édouard Duquet, doit davantage à l’imitation de Paul et Virginie qu’à une reconstitution fidèle de l’époque. Les récits de la deuxième moitié du xixe  siècle, qui construisent un monde hybride et fantaisiste, sont souvent redevables à l’exotisme américain qui s’épanouit outre-Atlantique, alors que les écrivains cherchaient à « s’approprier par le mythe un continent dont la France s’était trouvée exclue après la Conquête ». D’autres romans actualisent le manichéisme qu’on retrouvait à l’oeuvre dans les Relations des Jésuites entre suppliciés missionnaires et tortionnaires sauvages. Au reste, pour la plupart des écrivains de cette période, la Nouvelle-France incarne une sorte d’« âge d’or » par rapport à un présent dégradé [68].

L’évocation de cette période bénie par les écrivains du Bas-Canada va de pair avec l’exaltation de personnages légendaires. Dans l’historiographie de la deuxième moitié du xixe siècle, Jacques Cartier et Samuel de Champlain ont servi, ainsi que le révèle Hélène Destrempes, à « consolider le discours nationaliste au Canada français ». Tiré de l’oubli où il était tombé au retour de son troisième voyage, Jacques Cartier confère une origine bien française à la découverte du Canada et sa réhabilitation tardive donne aux francophones des deux côtés de l’Atlantique leur revanche sur les autres puissances expansionnistes. Samuel de Champlain retient l’attention de la postérité, non seulement en raison de son apport au progrès des connaissances géographiques, mais aussi en vertu de l’établissement permanent qu’il a érigé sur les rives du Saint-Laurent. Le véritable culte que lui vouèrent les historiens de Québec gravite encore autour de sa réputation de catholique exemplaire. Les francophones du Canada ne pouvaient pas manquer d’apercevoir en lui et en Jacques Cartier leur image magnifiée, afin de gommer ainsi de leur mémoire le poids de la signature du traité de Paris en 1763.

L’image que les textes de la même période entretiennent de l’Amérindien, figure emblématique du Nouveau Monde, est beaucoup plus complexe. Amalgame d’attributs positifs et négatifs, le Sauvage d’Amérique constitue à la fois un autre et un alter ego par rapport aux visiteurs européens, ce double visage étant constitutif d’un imaginaire dont Vincent Masse montre les entrelacs subtils à travers les textes historiques et littéraires du xixe siècle. C’est d’abord en se démarquant de ce barbare souvent cannibale que les Français parviennent à se définir comme collectivité. À suivre le fil argumentatif de l’exposé de Vincent Masse, on peut conclure que les écrivains de cette période perpétuent le « mythos indien [69] » esquissé dans les écrits de la Nouvelle-France. La barbarie des peuples du Nouveau Monde, soulignée dans les Relations des Jésuites notamment, sert de repoussoir et de catalyseur à l’héroïsme français. Puis, l’antagonisme interethnique s’atténue peu à peu, et l’Amérindien devient le « double symbolique de la collectivité » canadienne-française. En approfondissant la thèse de François-Marc Gagnon, Vincent Masse reconnaît dans certains avatars romanesques de l’Indien au xixe siècle « l’allégorie des enjeux de survivance propres à la nation canadienne-française ».

Au xxe siècle, l’attrait qu’exerce la Nouvelle-France ne se dément pas. Anne Hébert fait partie des nombreux écrivains récents à se nourrir de l’histoire de l’Amérique française, comme le révèle la fine relecture du Premier jardin que propose Guy Poirier. Pourtant l’écrivaine ne lorgne pas du côté des autorités ou des personnalités marquantes du pays, mais se veut plutôt à l’écoute des « voix oubliées » dont l’historiographie n’a pas conservé la trace. Flora Fontanges revit en songe le passé des filles du roi ou des religieuses, femmes effacées dont le destin douloureux suggère que ce Premier jardin « n’est résolument plus un jardin des délices », ce que certains avaient laissé miroiter.

Malgré leur diversité, ces souvenirs épars de la Nouvelle-France et leur récupération après la Conquête confirment le rapport de contiguïté entre le passé et le présent. Le Canada, colonie chancelante, doit peut-être son extraordinaire fortune littéraire aux menaces qui le guettaient. Par-delà l’immensité du territoire qu’ils occupaient en Amérique septentrionale et en vertu de la fragilité de leurs conquêtes, les Français resteront toujours sur la défensive par rapport à leurs émules hispaniques ou anglo-saxons. Bien avant sa cession à l’Angleterre, la Nouvelle-France était dans ses écrits un pays virtuellement conquis. On pouvait d’ores et déjà deviner, derrière la volonté maintes fois observée de neutraliser les échecs successifs, les premiers balbutiements de la mystique de la survivance et de l’exaltation d’une sorte de surmoi national si chères aux écrivains des xixe et xxe siècles.

À titre personnel, j’aimerais conclure ce préambule en remerciant chaleureusement Marc André Bernier de son constant et amical soutien, ainsi que Marie Lise Laquerre et Isabelle Lachance qui, par leur relecture attentive et leurs conseils avisés, ont considérablement allégé ma tâche.