Liminaire. Face à l’extrême, les lieux de la critique[Record]

  • Michael Rinn,
  • Philippe Mesnard,
  • Michael Rothberg,
  • Emmanuelle Danblon,
  • Jean-Paul Dufiet and
  • Georges-Élia Sarfati

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  • Débat animé par
    Michael Rinn

  • Avec la participation de
    Philippe Mesnard

  • Michael Rothberg

  • Emmanuelle Danblon

  • Jean-Paul Dufiet

  • Georges-Élia Sarfati

Ces dernières années, les sciences humaines ont considérablement renouvelé leurs recherches consacrées au corpus de la Shoah. Par delà le cadre institutionnel du domaine scientifique, ces recherches ont contribué à l’établissement et à la validation d’un vaste consensus social sur la nécessité du combat contre le racisme, sur le bon usage de la mémoire historique et sur l’engagement de la responsabilité individuelle face aux nouvelles formes de barbarie, sorte de Nouvel Organon dont il faudra mesurer la portée idéologique. En interrogeant les modèles théoriques, notre débat cherchera à dresser un état des lieux de nos différentes disciplines littéraires. Afin de contribuer à la Kulturkritik contemporaine, l’entretien portera sur trois concepts qui définissent largement la place que nos sociétés actuelles accordent à la représentation de la Shoah : l’esthétique, l’éthique et la politique. Même s’il y a de fortes raisons de penser que la problématique de l’extrême se situe à l’intersection de ces trois concepts, je suggère d’ouvrir le débat avec l’esthétique. Évoquant une rupture de civilisation provoquée par l’extermination — la cassure d’Auschwitz —, nombreux sont les commentateurs qui remettent en question la définition traditionnelle du genre du discours. Aussi faudrait-il lever, du moins partiellement, l’opposition entre fiction et non-fiction, littérature et témoignage, modèle de pensée vraisemblable et parole véridique. Or, comment appréhender la rencontre de ces notions, rencontres qualifiées d’improbables, voire de non pertinentes avant Auschwitz ? Par ailleurs, la conception du témoignage comme nouvelle forme littéraire paraît problématique. S’il est vrai que toute représentation d’une réalité historique ou d’un vécu personnel appelle à une esthétisation langagière, aussi épurée soit-elle, le témoignage perd inévitablement de sa véracité pour gagner en crédibilité. Sa valeur esthétique répondrait à sa fonction communicative, qui consiste à se faire comprendre pour combattre ensemble l’oubli. D’un point de vue méthodologique, cette approche invite à la critique des instances énonciatives et des différentes procédures de référentialisation à l’oeuvre dans le texte. L’enjeu de la réflexion porte ainsi sur la modélisation nouvelle de l’espace littéraire, mais également sur la formalisation de la pensée sociale. Enfin, à l’instar du succès réservé aux Bienveillantes de Jonathan Littell à la rentrée littéraire française de 2006, il faut s’interroger sur la fin proclamée du topos de l’irreprésentable, levant les interdits de figuration de jadis. L’extermination aurait conduit à la destruction progressive des normes esthétiques ; mais comment définir les effets de l’art, dorénavant conventionnels, pour éviter la jonction dangereuse entre « tout peut être dit » et « tout se vaut » ? Venons-en à présent au concept d’éthique. Envisagée selon la tradition comme « un ensemble de règles qui régissent la vie en société », l’éthique a été radicalement remise en question, voire évacuée, par l’expérience de l’extrême. Pour éviter les pièges de l’oubli ou de l’indistinction qui favorisent la montée de la barbarie, nos sociétés de l’après-Auschwitz ont proclamé un nouvel impératif catégorique — Plus jamais ça ! — dont le garant moral serait le témoin-survivant. Même si l’appel lancinant est resté sans lendemains, force est de constater la charge symbolique toujours croissante que nos sociétés actuelles attribuent à la parole du témoin. On peut penser que ce dernier revêt le rôle d’un acteur social idéalisé dans un monde désenchanté, voire obscurci, par l’extrême ; il assurerait la pérennité de la raison agissante, la transmission fidèle du passé et la lisibilité du présent. En somme, il permettrait à l’humanité de douter encore d’elle-même, pour qu’elle puisse réaffirmer ses principes éthiques. L’idéalisation du témoin appelle à la critique. D’une part, on peut supposer qu’à l’heure où les derniers survivants des camps nazis vont disparaître, nos sociétés souffriront de la perte …

Appendices