Liminaire[Record]

  • Luc Vaillancourt

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  • Luc Vaillancourt
    Université du Québec à Chicoutimi

L’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’individualisme humaniste dépend en bonne partie d’un paradigme introduit par Jacob Burckhardt dans son étude canonique La civilisation de la Renaissance en Italie, publiée en 1860, et que l’on admet depuis comme point de départ à toute réflexion sur le sujet. Burckhardt observe un changement dans les modes de représentation de soi, alors qu’une société dont les membres concevaient d’abord l’identité en termes d’appartenance à une classe ou à une communauté, en vient à prôner un individualisme radical et parfaitement assumé . Plus tard, au xxe siècle, on a voulu voir dans l’épistolographie le lieu de prédilection de l’expression individuelle. À l’occasion du colloque « Individu et société à la Renaissance », tenu à l’Université libre de Bruxelles en avril 1965, Pierre Mesnard présente une communication fascinante sur « Le commerce épistolaire comme expression sociale de l’individualisme humaniste  ». Il met alors en évidence le rôle capital des correspondances dans la constitution de la République des Lettres. Il identifie Pétrarque comme l’instigateur du renouveau épistolaire et montre comment la lettre devient par la suite un genre littéraire en même temps qu’un monument en l’honneur de l’amitié, « valeur fondamentale du comportement social  ». Soulignant à cet égard l’influence des Lettres familières de Cicéron, il distingue au moins deux tendances concurrentes chez ses épigones, dans la mesure où « certains en imitèrent servilement le style, d’autres l’esprit  ». Publié pour la première fois en 1980, L’âge de l’éloquence de Marc Fumaroli identifie également deux courants dans l’évolution de l’épistolographie au xvie siècle qui vont contribuer à l’essor de l’individualisme humaniste. L’un puiserait sa source au quattrocento, dans les introspections pétrarquiennes, et opposerait bientôt une résistance à l’autre, le stylus ciceronianus, dérivé de la doctrine médiévale et marqué par un formalisme plus ou moins flexible ; et le premier devant éventuellement l’emporter sur le second avec, notamment, Montaigne et Juste Lipse . Plus récemment, la thèse de Jean Lecointe sur L’idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance  et notre propre monographie sur La lettre familière au xvie siècle. Rhétorique humaniste de l’épistolaire  insistent beaucoup sur le rôle de révélateur du « moi » qu’a pu jouer l’idéal stylistique du mode conversationnel. La subjectivité radicale du sujet écrivant — celle qui appartiendrait en propre, paraît-il, à notre modernité et qui constituerait la composante essentielle de la conscience intime — reste encore à définir dans une perspective rhétorique. Or, on peut tenter de le faire de manière contrastée en l’opposant à ce que l’on perçoit généralement comme son contraire, et c’est de toute évidence l’assimilation aux catégories du même qui semble déterminer les rapports individuels jusqu’à l’époque classique , ou envisager plutôt une voie intermédiaire par laquelle, loin de s’opposer, individu et collectivité, sphères publique et privée représentent un continuum où l’expression de soi est en mouvance perpétuelle et n’obéit pas forcément à une logique évolutive qui impliquerait qu’elle ait pu apparaître à un moment précis, comme de génération spontanée, et se développer suivant l’ordre chronologique : inexistante dans l’Antiquité et triomphante aujourd’hui. Certes, il faut se méfier des projections anachroniques de nos catégories modernes, mais il faut entretenir aussi un soupçon de scepticisme face au postulat des « impensables » (par exemple : « l’horizon épistémologique des Anciens ne leur permettait pas de concevoir un monde sans Dieu ») qui repose en vérité sur un découpage arbitraire du temps, partant de la logique qu’il existe forcément pour chaque phénomène un « avant » et un « après » ponctuels mais sans tenir compte des …

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