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Dans Les règles de l’art, le sociologue Pierre Bourdieu propose de lire L’éducation sentimentale de Flaubert à la lumière des instruments d’analyse sociologique fournis par le roman, afin de dépasser les lectures traditionnelles de ce texte maintes fois commenté. Il pose comme hypothèse de départ que la structure de l’oeuvre, c’est-à-dire la structure de l’espace social du roman, « se trouve être aussi la structure de l’espace social dans lequel son auteur était lui-même situé [1] ». Il tire de cette analyse les éléments essentiels à la genèse du champ littéraire au xixe siècle, divisé entre l’art et l’argent, comme le sont l’univers du jeune Frédéric Moreau appelé à faire des choix, à prendre son parti, et celui de l’auteur Flaubert qui optera pour une position supérieure, celle de l’art pour l’art.

Cette étude de Bourdieu est une référence majeure pour qui s’intéresse à l’approche sociologique du texte littéraire. Le tableau du champ littéraire en regard de la sphère du pouvoir et de l’espace social, tout aussi exhaustif qu’il paraisse, souffre cependant d’une lacune majeure : la prise en compte de l’écriture des femmes. Bien que la hiérarchie entre les auteurs s’établisse en fonction des genres littéraires, de leurs capitaux économique et symbolique, et non en fonction du genre sexuel, force est d’admettre que la femme trouve difficilement sa place dans le champ littéraire dépeint par Bourdieu. En France, l’institution littéraire, comme les autres institutions sociales conçues et représentées par des hommes jusqu’à la fin du xixe siècle au moins [2], relègue la femme dans les marges de l’histoire. Loin de nous l’intention de revenir sur les causes de cette occultation qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux [3]. Nous souhaitons plutôt utiliser les armes employées par Bourdieu dans l’étude qu’il propose de Flaubert et montrer comment une même analyse sociologique, appliquée à un roman de femme, permet une meilleure compréhension de la position de son auteur dans le champ littéraire au xixe siècle.

Indiana (1832) de George Sand nous est apparu comme un excellent objet d’analyse. Première oeuvre signée du pseudonyme masculin, écrite au moment où la baronne Dudevant se séparait de son mari, Indiana a alimenté bien des discussions. Béatrice Didier va jusqu’à demander si ce roman ne serait pas du « Flaubert avant l’heure [4] » en raison de sa « vraisemblance bourgeoise [5] ». Le 27 février 1832, Sand écrit à son ami Émile Régnault : « J’ai peur d’ennuyer souvent, d’ennuyer comme la vie ennuie [6]. » Flaubert n’aura-t-il pas les mêmes inquiétudes une vingtaine d’années plus tard à propos de Madame Bovary [7] ? Cependant, aux yeux de l’histoire littéraire, Sand se distingue de son illustre ami par son idéalisme [8]. Flaubert établit lui-même cette distinction dans une lettre datée du 6 février 1876 :

Voici, je crois, ce qui nous sépare essentiellement. Vous du premier bond, en toutes choses, vous montez au ciel […]. Vous partez de l’a priori, de la théorie, de l’idéal. […] Moi, pauvre bougre, je suis collé sur la terre comme par des semelles de plomb, tout m’émeut, me déchire, me ravage et je fais des efforts pour monter [9].

Dès la première réception de l’oeuvre, les critiques, bien qu’élogieuses, dénoncent la conclusion idéaliste d’Indiana [10] : « [L]e bonheur est de trop dans les dernières pages [11] », écrit Gustave Planche. Quant à Sainte-Beuve, il affirme que le roman « n’est pas un chef d’oeuvre » en raison de « la fantaisie [qui] s’efforce de continuer la réalité [12] ». Les mêmes remarques ont été reconduites jusqu’à nos jours. « Où finit Indiana ? », se demande Arlette Béteille [13]. Dans une édition récente, la Revue d’histoire littéraire de la France [14] se penche de nouveau sur cette conclusion au romantisme éculé. Christophe Ippolito y trouve des échos à La chaumière indienne de Bernardin de Saint-Pierre : « [L]a conclusion d’Indiana semble tirer le reste du roman, qu’on a parfois lu comme une réflexion sur la condition de la femme contemporaine de 1830, vers une forme de résistance aux remises en cause de la modernité, comme le conte de Bernardin représentait une sortie des Lumières en même temps que de la société [15]. » En somme, par son éloge du type littéraire du paria vertueux, la conclusion d’Indiana marquerait une volonté de prendre ses distances de la société moderne. C’est ainsi que la réputation de romantique idéaliste associée au nom de George Sand se perpétue jusqu’à nous. À d’autres reviendra le mérite de l’analyse sociale et politique, de la représentation du réel [16]. Or, comment la femme pourrait-elle prétendre à la représentation d’un monde qui la tient à l’écart ? Et si la conclusion d’Indiana, toute romantique qu’elle soit, participait d’une certaine représentation du champ littéraire au xixe siècle ?

Sand analyste de Sand

Faisant fi des possibles reproches de démesure scientiste, Bourdieu établit la structure immanente de L’éducation sentimentale afin de mieux cerner le parcours de Frédéric et de ses amis, ainsi que la position de l’auteur Flaubert dans le champ littéraire. Rappelons que les structures sociales du roman se donnent à lire à travers les personnages : « [L]a structure qui organise la fiction, et qui fonde l’illusion de réalité qu’elle produit, se dissimule, comme dans la réalité, sous les interactions entre des personnes, qu’elle structure » (RA, p. 37). Bourdieu divise l’univers social du roman en deux pôles, l’art et l’argent, autour desquels gravitent différents personnages qui incarnent autant de positions possibles pour le jeune Frédéric Moreau qui tisse des liens avec les femmes de son milieu.

De la même façon, on peut voir, dans Indiana, non seulement l’éducation sentimentale de la jeune fille, mais aussi son éducation sociale. À l’aube de la Révolution de 1830, Indiana assiste aux multiples échanges entre les hommes de son milieu, échanges qui viennent donner forme au cadre historique et politique du roman : d’un côté le colonel Delmare, mari autoritaire, partisan de l’Empire [17] ; de l’autre, Raymon, le séducteur déloyal, en faveur de la monarchie héréditaire (I, p. 167) ; et au centre, Ralph, le cousin fidèle qui se prononce en faveur de la République (I, p. 167). Si l’intemporalité caractérise bon nombre de romans féminins de l’époque romantique, Indiana construit en revanche un contexte sociohistorique solidement charpenté, fruit d’une volonté de réalisme inspirée de Balzac. Dans la préface à l’édition de 1832, Sand dit envisager son métier comme celui d’une « machine » qui « décalque » et considère qu’elle n’a rien à « se faire pardonner si ses empreintes sont exactes » (I, p. 37), reprenant à sa façon le postulat de Stendhal selon lequel « le roman est un miroir ». Balzac lui-même, faut-il le rappeler, en dépit de ses ambitions réalistes, pèche par son romantisme en affirmant avoir « mieux fait que l’historien », en étant « plus libre [18] ». Bien avant qu’il n’immortalise sa conception du roman dans son célèbre « Avant-propos » de 1842, Sand revendique elle aussi la vérité romanesque, supérieure à la réalité et à la moralité :

[V]ous me reprocherez peut-être les dernières pages ; vous trouverez mauvais que je n’aie pas jeté dans la misère et l’abandon l’être qui, pendant deux volumes, a transgressé les lois humaines. Ici, l’auteur vous répondra qu’avant d’être moral, il a voulu être vrai ; il vous répétera que, se sentant trop neuf pour faire un traité philosophique sur la manière de supporter la vie, il s’est borné à vous dire Indiana, une histoire de coeur humain avec ses faiblesses, ses violences, ses droits, ses torts, ses biens et ses maux.

I, p. 39

Quelle vérité romanesque se cache sous le mensonge romantique [19] élaboré par Sand ? Si, comme l’a démontré la critique sandienne [20], les structures sociales du roman mettent en lumière la condition de la femme de cette époque, la forme du roman vient, selon nous, témoigner de la situation de Sand sous la monarchie de Juillet : la narration patriarcale comme la conclusion utopique participent à la fois d’une mise à distance des déterminismes sociaux et sexuels ainsi que de la revendication d’un espace de création.

Places, placements, déplacements

Si l’adolescence apparaît comme l’âge de tous les possibles, « l’âge romanesque par excellence » (RA, p. 71), Frédéric et Indiana sont loin de profiter des mêmes possibilités. Contrairement au jeune homme qui apparaît comme un « être indéterminé » (RA, p. 21), relativement aisé et libre de ses déplacements, Indiana est nettement plus limitée, recluse au castel de la Brie auprès d’un époux « beaucoup plus âgé » (I, p. 49), le colonel Delmare, « excellent maître devant qui tout trembl[e], femme, serviteurs, chevaux et chiens » (I, p. 49). Indiana, qu’il surveille d’un « oeil attentif », est décrite comme un « trésor fragile et précieux » (I, p. 50), trésor dont la valeur reste conditionnelle à la solidité du coffre qui le contient : hors des murs du castel, Indiana n’est/n’a plus rien. Qui plus est, le castel, ceinturé de murs, s’érige sur une île, ce qui accentue davantage l’idée d’enfermement et de surdétermination du personnage féminin [21].

Il suffit d’examiner la trajectoire d’Indiana pour comprendre son inadéquation à la réalité sociale. Décidée à fuir vers le continent pour rejoindre Raymon dont elle se croit amoureuse, elle aura tôt fait de tout perdre. Parvenue à Bordeaux alors qu’explose la Révolution de 1830, elle subit un tel choc qu’une fièvre cérébrale s’empare d’elle [22], la laissant à la charge des services publics. Sur les registres de l’hôpital, elle est inscrite « sous la désignation d’inconnue » (I, p. 293) ; elle en ressort « sans argent, sans linge, sans effets » (I, p. 291). Après une ellipse de deux mois, elle revient à elle, réduite à la mendicité. Il ne lui reste que la possibilité d’un retrait définitif de la sphère sociale pour échapper à sa médiocre condition, d’où l’attrait de la noyade [23], d’une démission passive. En comparaison de ses consoeurs qui lui succéderont (qu’on pense à Lélia ou à Consuelo), Indiana possède peu de possibilités de réussite. Épouse d’un exploitant commercial dans une colonie française, elle incarne la parfaite figure de l’esclavage et de l’assujettissement.

Pourtant, il n’en est pas de même pour tout le personnel féminin du roman. Laure de Nangy, par exemple, offre un contrepoids considérable au personnage d’Indiana. Contrairement à la créole, la Parisienne n’entretient pas d’illusions :

[E]lle avait trop de bon sens, trop de connaissances du monde actuel pour avoir rêvé l’amour à côté de deux millions. Calme et philosophe, [e]lle mettait tout son orgueil à n’être point au-dessous de ce siècle froid et raisonneur […] elle faisait, en un mot, consister son héroïsme à échapper à l’amour, comme madame Delmare mettait le sien à s’y livrer.

I, p. 290

Mlle de Nangy subit le mariage avec Raymon comme une « nécessité sociale » (I, p. 290), mais elle préserve le sentiment de sa liberté ; financièrement indépendante, elle peut prétendre à une certaine autonomie au sein du couple. Son apparition dans le roman invite certes à remettre en perspective le sort réservé à notre héroïne romantique, étrangère aux conventions sociales et condamnée de ce fait à l’errance et à la désertion.

La question de l’héritage

L’adéquation des personnages féminins à la réalité sociale dépend entièrement de leurs dispositions, « c’est-à-dire l’ensemble des propriétés incorporées, y compris l’élégance, l’aisance ou même la beauté, et le capital sous ses diverses formes, économique, culturel, social » (RA, p. 31). Il va sans dire que ces dispositions diffèrent largement entre la Parisienne et la jeune créole de l’île Bourbon. L’éducation d’Indiana, livrée aux soins du cousin Ralph, se borne à « quelques connaissances positives et d’un usage immédiat » (I, p. 174) qui plaisent aux hommes de son entourage :

Indiana opposait aux intérêts de la civilisation érigés en principes, les idées droites et les lois simples du bon sens et de l’humanité ; ses objections avaient un caractère de franchise sauvage qui embarrassait quelquefois Raymon, et qui le charmait toujours par son originalité enfantine.

I, p. 174

Dans l’intimité, la « franchise sauvage » a peut-être son charme, mais dans la sphère publique, elle apparaît embarrassante. Or, ces dispositions commandent « la manière de jouer et la réussite au jeu, bref tout le processus de vieillissement social que Flaubert nomme[ra] “éducation sentimentale” » (RA, p. 31). Face à l’inaptitude sociale d’Indiana, à sa naïveté maintes fois dénoncée par le narrateur, il n’est guère surprenant de voir la jeune fille échouer au jeu de l’amour, comme sa jeune amie Noun avant elle [24], alors que Mlle de Nangy arrivera à dominer le même homme. Toutes les qualités d’Indiana qui correspondent au type de l’héroïne romantique — sa pureté, sa bonté, son courage moral, etc. — sont inadéquates dans un contexte de socialisation : « Une Française, une personne du monde n’eût pas perdu la tête dans une situation si délicate ; mais Indiana n’avait pas d’usage ; elle ne possédait ni l’habileté ni la dissimulation nécessaires pour conserver l’avantage de sa position » (I, p. 144). La critique du personnage romantique est ici on ne peut plus évidente.

Ignorant les règles du jeu social, l’illusio [25], Indiana se réfugie dans ce que Bourdieu appelle l’« illusion vraie », dont la forme par excellence est l’illusion romanesque. Comme Emma Bovary, Indiana voit la vie à travers le filtre de ses lectures sentimentales, ce dont l’accuse d’ailleurs son amant, inquiet devant les projets de fuite de sa belle, comme Rodolphe le sera plus tard devant ceux de Madame Bovary : « Où avez-vous rêvé l’amour ? dans quel roman à l’usage des femmes de chambre avez-vous étudié la société, je vous prie ? » (I, p. 217). Si la réaction du séducteur est inspirée par la crainte d’avoir une femme à sa charge, les propos du narrateur, qui agit comme discriminateur idéologique [26], semblent plus convaincants. Il se désole, mais non sans une certaine sympathie, des rêves de « fuite, de solitude et d’indépendance » (I, p. 273) d’Indiana, de ses « mille projets d’établissement romanesque dans les terres désertes de l’Inde ou de l’Afrique » (I, p. 273). Indiana fuit dans le rêve une réalité décevante, à défaut de pouvoir s’intégrer à la structure sociale. Le récit du discours intérieur d’Indiana annonce et dénonce à la fois la conclusion du roman :

Le soir, elle suivait de l’oeil le vol des oiseaux qui s’en allaient coucher à l’île Rodrigue. Cette île abandonnée lui promettait toutes les douceurs de l’isolement, premier besoin d’une âme brisée […] Déjà elle construisait son ajoupa solitaire sous l’abri d’une forêt vierge, au bord d’un fleuve sans nom ; elle se réfugiait sous la protection de ces peuplades que n’a point flétries le joug de nos lois et de nos préjugés. Ignorante qu’elle était, elle espérait trouver là les vertus exilées de notre hémisphère, et vivre en paix, étrangère à toute constitution sociale ; elle s’imaginait échapper aux dangers de l’isolement, résister aux maladies dévorantes du climat. Faible femme qui ne pouvait endurer la colère d’un homme, et qui se flattait de braver celle de l’état sauvage.

I, p. 273

Malgré cette distanciation du narrateur qui semble stigmatiser les rêves de retour à la nature primitive de la jeune créole, nous assistons à la projection du mythe du paradis perdu qui prendra forme à la fin du roman. Est-ce à dire qu’après s’être moqué de la puérilité de son personnage, l’auteur lui donnerait finalement raison ? Inapte à la vie sociale et, partant, étrangère à la sphère du roman réaliste, Indiana trouve refuge dans le mythe. Ainsi, à la loi de l’incompatibilité entre les univers de l’art et du pouvoir dans L’éducation sentimentale correspond celle de l’incompatibilité entre le champ social et la nature dans Indiana.

Les accidents nécessaires

Pour Indiana, il s’agit de choisir entre le devoir conjugal et la passion romanesque, entre le statut d’objet et celui de sujet. Au sein du foyer conjugal, Indiana se confond avec le décor [27] ; elle correspond au parfait stéréotype de la femme soumise, objectivée. Sa passion pour Raymon l’amène cependant à manifester un « courage plus que masculin » (I, p. 162), alors qu’elle se montre prête à surmonter les lois sociales et à risquer sa vie pour vivre son amour. Forte de sa résolution, Indiana devient sujet de l’action, mais les obstacles ont tôt fait de mettre un terme à son aventure sentimentale.

Après l’annonce du mariage de Raymon avec Laure de Nangy, Indiana sombre dans l’anéantissement et se laisse mourir de faim. Il faudra un coup de théâtre pour la ramener à la vie : le cousin Ralph apparaît à son chevet, prêt à jouer auprès d’elle tous les rôles possibles : tuteur, frère, père, amant, époux [28]. Ayant fait la preuve de son incapacité à assumer la fonction de sujet, elle s’inscrit dès lors dans le programme narratif de Ralph qui, muet jusque-là, défile le récit de sa vie et en propose le dénouement : le suicide. Ralph, en digne représentant du romantisme, ne voit pas d’autres solutions à leurs maux (I, p. 305). Si ce geste constitue un acte de démission pour tous les deux, il est un choix éclairé pour Ralph qui en commande le déroulement, tandis qu’il représente un abandon total de la part d’Indiana. Le dernier chapitre nous montre d’ailleurs les deux personnages se jetant dans le torrent, Indiana dans les bras de Ralph, redevenue objet passif.

On pourrait déplorer cette conclusion qui laisse le personnage féminin dans un rapport de domination évident [29]. Pourtant, à la faveur de ce portrait romantique de la femme, George Sand jette un pavé dans la mare : le corps d’Indiana, retrouvé sur un rivage mythique, deviendra la première pierre de l’édifice romanesque sandien sur lequel pourront s’élever d’autres personnages féminins, mais aussi l’auteur lui-même. Comme l’écrit Bourdieu :

[C]’est au travers et à la faveur de l’élaboration d’une histoire que l’auteur est conduit à porter au jour la structure la plus profondément enfouie, la plus obscure, parce que la plus directement liée à ses investissements primaires, qui est au principe même de ses structures mentales et de ses stratégies littéraires.

RA, p. 56

Par l’écriture de ce roman, la baronne Dudevant échappe au destin figé des femmes comme Indiana et signe son engagement social et littéraire : plus qu’une femme auteur, elle devient George Sand et s’impose comme écrivain dans le champ littéraire. « Ne m’appelez donc jamais femme auteur […]. Ne m’affublez pas de ridicules que je fuis », écrit-elle d’ailleurs à Charles Meure en 1831 [30].

Pouvoir de l’écriture

Loin de nous l’idée de voir dans cette première oeuvre une « autobiographie déguisée [31] ». Comme le souligne Béatrice Didier, Indiana a peut-être « quelques traits de ressemblance [32] » avec la jeune Aurore Dudevant, mais plus du tout avec la romancière. « Là où l’on a coutume de voir une de ces projections complaisantes et naïves du genre autobiographique, il faut voir en réalité une entreprise d’objectivation de soi, d’autoanalyse, de socioanalyse » (RA, p. 57). L’oeil distanciateur du narrateur patriarcal auquel s’est intéressée la critique sandienne [33] est à considérer en ce sens. Si Béatrice Didier voit dans le choix d’une instance narrative masculine un désir de conquérir le « droit de parler de questions sérieuses et considérées comme du registre masculin [34] » auquel se mêle un certain intérêt pour le regard de l’autre, il faut d’abord envisager cette voix narrative dans sa volonté de mise à distance. Bourdieu perçoit d’ailleurs la voix narrative flaubertienne, et notamment l’emploi du discours indirect libre, comme un désir de se tenir à distance, de se maintenir dans un « lieu neutre » (RA, p. 59) qui permette à l’auteur de s’élever au-dessus de son personnage, mais également de l’état de bourgeois qu’il exècre. De la même façon, ne peut-on envisager la voix narrative masculine ou de genre indéterminé [35] chez George Sand comme un refus des déterminations liées non pas à la classe sociale, mais au genre sexuel ? Le refus de Sand d’adhérer aux rangs des féministes serait à interpréter dans le même sens, c’est-à-dire comme une volonté de s’émanciper des différentes catégorisations. S’il est vrai que l’oeuvre sandienne témoigne d’un questionnement constant sur l’inégalité entre les sexes et leur construction sociale, comme le rappelle Chantal Bertrand-Jennings qui accorde à Sand le mérite d’avoir « élaboré avant la lettre le concept de genre socio-culturel [36] », le regard qu’elle souhaite poser sur le monde est celui de l’écrivain, non celui d’une femme ou d’un homme. Cette posture qu’elle adopte vise à la maintenir dans une zone neutre, comme plus tard Flaubert, qui créera une position correspondant à son propre refus des déterminations. L’écriture, croit Bourdieu, a ce pouvoir d’abolir « les déterminations, les contraintes et les limites qui sont constitutives de l’existence sociale » (RA, p. 60). Sand engagera tout son art dans cette voie, répondant ainsi à la question posée par ses contemporains : « Comment appeler une pareille créature [37] ? », c’est-à-dire comment nommer ces femmes qui tentent d’« accéder à l’autorité [38] » en prenant la plume de l’auteur ?

Ainsi, une brève analyse sociologique du roman inaugural de George Sand permet de dépasser le débat traditionnel quant à son appartenance au réalisme ou à l’idéalisme pour soulever une question beaucoup plus fondamentale quant à la sexuation du champ littéraire. Sand revendique un espace de liberté pour les femmes qui écrivent, afin que les Indiana de ce monde restent sur leur île déserte et que puissent s’épanouir celles qui sont déterminées à jouer le jeu dans les règles de l’art.