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Que peut-on attendre, aujourd’hui, de l’esthétique théâtrale, alors même que le paysage scénique semble éclaté et presque comme épuisé ? Une prescription, une prise de parti pour tel ou tel aspect théorique ou pratique du théâtre (pour ou contre le drame ou le postdrame, le frontal ou le circulaire, le lieu fermé ou la rue, etc.) ? Ou plutôt une observation, jointe à une tentative de pensée, éclairées à la fois par l’histoire des spectacles, des événements et des publications, et par les événements qui ont lieu, maintenant, quitte à buter sur des définitions doxiques, à les remettre en perspective et même en cause, à les discuter sous le double feu de l’histoire et de l’actualité ?

Ce sont deux postures, deux manières de penser, fort différentes, mais qui ne s’excluent pas l’une l’autre. On connaît bien la prescription : elle était même dominante jusqu’à l’apparition des études théâtrales. Nous voudrions ici dire quelques mots sur le travail d’observation et de pensée qui, une fois tenté, avec toutes les limites qu’il impose — dont celle de l’impossible exhaustivité —, ne devra pas, cependant, sous le couvert de la supposée objectivité scientifique, renoncer à choisir et à participer au paysage, en donnant un avis qui soit cependant plus qu’une opinion de goût.

Il s’agit donc avant tout de noter les phénomènes, c’est-à-dire ce que des spectateurs informés et actifs, en position de divertissement et de réflexion, peuvent exprimer, seuls et à plusieurs, seuls parmi plusieurs, à partir des questions que le spectacle, dans son entier, leur pose, et à partir des questions qu’ils se posent lors de leur réception, à un moment donné de l’histoire et dans un lieu particulier. Et c’est bien là la difficulté, puisque le théâtre, objet éphémère et réitéré, est produit par différentes instances et différents métiers, composé à partir d’un champ de forces contradictoires, que chaque instance (spectateurs inclus) et chaque métier revendique à juste titre, et chacun de son point de vue, pour sien. Les spectateurs, qui composent l’instance du public, ne peuvent ainsi être essentialisés puisqu’ils forment un ensemble hétérogène, et leur observation, qu’ils soient ou non avertis, ou même qu’ils soient les critiques eux-mêmes, ne peut qu’être partielle. De même, un point de vue qui se situerait au sein des instances productrices, elles aussi hétérogènes, devra assumer le fait qu’il ne compose qu’une partie du spectacle, et que son action est située dans un rapport de forces (qui peut être dominant, harmonieux, contradictoire, etc.) vis-à-vis des autres instances de production. L’action du moderne metteur en scène est alors à saisir par rapport au responsable du texte (auteur, dramaturge, traducteur, par exemple), par rapport aux autres responsables de la mise en oeuvre matérielle du spectacle (comédiens, décorateur ou scénographe, éclairagiste, costumier, techniciens, etc.) et par rapport à un public composé d’entités distinctes et hétérogènes dans un lieu donné et à un moment donné, et ainsi de suite.

Séance théâtrale, relation esthétique : contradiction et simultanéité

Parce que le théâtre est cet objet formellement et socialement hétéronome, marqué par le champ de forces que déterminent ses instances, à la fois extérieur et intérieur aux processus sociaux, donnant à voir et à partager, ou plutôt à produire en commun et individuellement des formes qui, de manière différée, construisent un rapport entre des figurations humaines (individuelles ou collectives) prises dans l’histoire, les lieux et les temps dans lesquels le spectacle prend place, l’intervention critique descriptive et interprétative que nous postulons tient donc dans une attitude simultanément historique, esthétique et politique.

Cette attitude, nécessairement imparfaite puisqu’elle ne peut tendre ni prétendre à l’exhaustivité, a pour nous l’avantage d’éliminer la question de l’essence, donc celle d’une sorte de métaphysique, ou de sacré qui tiendrait à la cérémonie et qui supposerait la recherche et la présence potentielle d’un idéal absolu, capable de fédérer toutes les interventions des participants à ce qui, il faut le rappeler, n’est quand même qu’un divertissement (politique et esthétique, certes, mais un divertissement). Et si les praticiens (auteurs, comédiens, metteurs en scène, etc.) ou les spectateurs ont parfois besoin, ou ont eu besoin, pour légitimer leur mode d’intervention, d’une revendication métaphysique, sacralisante, ou cérémonielle (ou encore cérémoniale) supposant un idéal absolu, nous ne le dénions pas, mais l’observons comme une légitimation possible de leur activité qui, pour chaque cas, s’appuie sur et donne lieu à une forme particulière, historicisée, de proposition, d’événement, de tentative de contrôle de la séance, voire de publication.

En outre, et justement parce que nous postulons l’absence d’une essence et donc de toute anhistoricité, il nous semble capital d’en revenir, avant toute chose, à la description diachronique et formalisée des événements spectaculaires, en ne faisant pas seulement appel aux « intentions » des praticiens — écrivains, dramaturges, metteurs en scène, comédiens, techniciens, etc. — mais aussi à ceux qui composent, majoritairement, la « séance théâtrale », autrement dit les spectateurs, ceux qui sont présents aussi. En d’autres termes, nous ne situons pas seulement l’esthétique théâtrale en amont, dans les principes — prescriptifs — de réalisation du texte ou du spectacle tels que les scènes seraient chargées de les appliquer et les publics de les accepter, mais dans l’aval, dans la résultante — ou la réception au sens large — diachronique de l’événement, qu’il soit spectaculaire (présence au spectacle) ou éditorial (publication et lecture, le cas échéant).

Plus précisément, il s’agit tout simplement de saisir le fait théâtral — comme tout fait esthétique — en tant que relation. Une relation qui ne se résout pas dans le seul objet proposé (l’oeuvre, le spectacle construit par les praticiens), mais bien dans ce qui se joue entre le spectacle représenté et ses récepteurs, en une dialectique active, jamais résolutive, et « tendue » (qui ne se résoudrait donc pas non plus, à l’inverse, dans la seule appropriation imaginaire ou le seul jugement de goût du spectateur : une relation forte et contradictoire, presque agonistique, même si elle peut avoir lieu pacifiquement, entre ces instances, à l’intérieur de ce champ de forces).

Elle suppose donc d’un côté l’étude de l’identité de cet objet esthétique offert au regard, assumée par un ensemble polyphonique de praticiens. En cela, elle implique la prise en compte d’une analyse de l’objet-spectacle en tant que tel, comme construction ayant sa cohérence et ses lignes de forces tout autant que sa complexité et ses points aveugles. Cette approche sera alors celle de l’esthétique induite par telle ou telle « oeuvre » théâtrale, et par extension la possibilité de l’étude de l’esthétique récurrente de tel ou tel praticien [1], ou de telle ou telle équipe de praticiens (de nos jours plus ou moins réunie, mais non forcément harmonisée ou harmonieuse, sous la signature de la fonction « mise en scène », souvent mais pas forcément articulée sur un matériau textuel). Mais, puisqu’il s’agit d’une oeuvre dont la nature même est d’être mise en jeu dans une relation esthétique, puisque tout dispositif théâtral, et plus largement artistique, est une présence offerte à la saisie intellectuelle et sensitive et constitue en creux une/des place(s) potentielle(s) pour son récepteur, on devra noter que le fait théâtral ne se fige jamais dans une supposée « autonomie » de cet objet. Au contraire, « l’oeuvre » implique, dans sa propre organicité, la pensée de la relation qu’elle prétend instaurer : ce que l’on désignera comme le mode d’adresse qu’elle aspire à instituer, en sachant que ce sont finalement les spectateurs eux-mêmes qui sont maîtres du choix de leur(s) réceptions(s), et que celle(s)-ci est ou sont une part essentielle du fait théâtral.

Il ne s’agit donc pas d’ignorer les tentatives principielles, de refuser d’observer leur mise en oeuvre, mais de les mettre en perspective et d’évaluer le rapport qu’elles entretiennent — au-delà de leurs seules prétentions — sur toute leur étendue temporelle avec leurs réceptions (lieux, temps, publics, types de mise en scène, etc.). On prendra donc fondamentalement en compte l’autre pôle de la dialectique, c’est-à-dire, pour le théâtre, le pôle des récepteurs, dans sa multiplicité simultanée, lui-même jamais essentialisable, mais toujours pris dans un contexte historique, culturel, social, circonstanciel, etc.

Privilégier ainsi la séance autant, voire plus, que la prestation, la représentation ou la performance, afin de tenir compte des publics, de leur présence et de leur aptitude à co-produire un spectacle à un moment précis ; rappeler, également, la diachronie en réévaluant par exemple les formes de théâtre anciennes, afin de ne pas prendre pour une singularité ou une invention moderne les reprises, conscientes ou non, de processus déjà expérimentés ; évaluer la distance entre les esthétiques proclamées ou revendiquées et leur application à l’intérieur des séances et devant des publics non nécessairement captifs ou acquis ; comprendre les champs de forces, les luttes et les résistances… C’est, après tout, enfoncer des portes ouvertes puisqu’il s’agit, à chaque fois, de poser à l’objet les mêmes questions : comment est-on et avec qui est-on, à ce moment et en ce lieu, « un parmi plusieurs », pris par le spectacle et néanmoins en distance, diverti et à même de penser, en butte au pathos et à l’émotion, mais aussi aux discours tenus (au logos), et simultanément capable de réflexion pour penser une sorte d’ethos, ou de conduite individuelle et sociale ? Comment, pourquoi et dans quel(s) but(s) est-on guidé, contrôlé, aidé, et, parallèlement, pourquoi, comment et grâce à quel dispositif inscrit dans le spectacle et son effectuation en séance résiste-t-on à cette fonction d’encadrement et de régie ? Comment découvre-t-on ou pourquoi pense-t-on découvrir ce que l’histoire, la tradition, ou soi-même, ont oublié pour à nouveau le considérer comme neuf et le juger en conséquence ? Et surtout, comment et pourquoi a-t-on le plaisir divertissant d’être là, seul et ensemble, dans cette assemblée qui entretient un rapport décalé avec le monde et se livre, sur ce monde donné comme extérieur à la séance, à des jugements complexes et hétérogènes a priori à blanc, mais qui peuvent avoir des conséquences modélisantes, ou le plus souvent perturbantes, quant à l’action sociale, politique, religieuse ou morale qu’on aura en sortant ?

On le voit, ces questions, formellement, tiennent sur deux dispositifs abstraits producteurs de questions ouvertes : le paradoxe contradictoire et la simultanéité, si bien que ces deux figures structurantes, toujours présentes sur quelque aspect qu’on se penche, seront aussi structurantes du travail esthético-critique, qu’il soit formel, dramaturgique, historique ou axiologique.

Dès lors, poser et reposer ces mêmes questions à chaque cas, ré-enfoncer les portes ouvertes en passant par l’histoire des représentations, peut avoir un impact et déterminer des sortes de constantes : par exemple, faire ressortir des évidences recouvertes par les fictions et les topoï esthétiques dont on pense qu’ils fonctionnent ou qu’ils ont fonctionné (dans le présent dossier, les thèmes de la frontalité et de la catharsis sont de ceux-là), pour constater que le spectacle oublie, mais reprend avec ou sans conscience, et souvent en pensant rompre avec une idée essentialiste du théâtre traditionnel, des formes pratiques et esthétiques en fonction du temps, des lieux et des publics dans lesquels il est. Mieux, il ne se contente pas d’être une sorte de miroir, il expérimente sans cesse, au contraire, les dispositifs possibles pour engager un divertissement et une réflexion sur le dispositif, sur le monde qu’il inclut et sur le monde auquel, qu’il le veuille ou non, il réfère.

On n’a ainsi, par exemple, pas attendu les acquis des années 60-70 pour donner aux publics, de gré ou de force, un rôle dans la production de la séance. Le spectacle a toujours été un lieu et un moment de tension entre toutes les forces qui le constituent et qui ne sont pas toutes à inclure dans la revendication d’un processus esthétique, mais dans l’effectuation d’un processus social, d’assemblée. Autrement dit, le théâtre n’est pas à aborder en termes d’autonomie de l’oeuvre d’art, même lorsqu’il aspire à l’être, parce qu’il est composé de corps vivants et sociaux qui amènent avec eux, le temps de la séance, ce monde dans lequel, ou face auquel, il s’agit de prendre parti ou auquel il est nécessaire et urgent de poser des questions difficiles, ne serait-ce que pour passer un bon moment.

S’agissant alors de la notion d’esthétique théâtrale, on constatera que les deux dimensions de prescription et d’ordre, d’un côté — et ce côté est plutôt celui des théoriciens de l’esthétique et des écrivains de théâtre —, et de résistance à la prescription doxique de l’autre — ce que font très généralement les spectateurs et, d’une certaine manière, les comédiens —, semblent innerver l’ensemble de l’histoire du théâtre, simultanément, paradoxalement, contradictoirement. La structure de la séance elle-même, son hétérogénéité, fait qu’il y a résistance à la mise en oeuvre d’un ordre univoque (ce qui permet évidemment de distinguer le spectacle de théâtre, tel qu’on l’envisage ici, des cérémonies ritualisées, religieuses et politiques). C’est donc à partir de ce fait, la contradiction, l’hétérogénéité, le champ de forces des instances, la multiplicité des points de vue, et en même temps leur présence éphémère et la présence éphémère d’une assemblée se divertissant et pensant, en un seul lieu et en un seul temps, qu’il faut bien réfléchir ; et s’interroger sur le fait qu’il y a alors, dans le présent éphémère de l’expérience théâtrale, dans la performance et dans la séance, une sorte de mise en place et de mise en jeu du commun, d’un jeu de l’individuel par rapport à ce commun : un phénomène de lien, et un jeu avec ce lien, à l’intérieur du lieu de spectacle et de son institutionnalisation en théâtre.

Dès lors, il nous paraît nécessaire de trouver un terme pour définir ce dispositif et cette pratique, et qui renvoie aussi bien au théâtre le plus traditionnel (farce, tréteau) qu’au théâtre dramatique ou au théâtre dit « expérimental » (pour faire court). Il semble ainsi que le moment plus ou moins long de la séance théâtrale est à même de devenir non une convocation d’un public (puisque rien n’oblige ce public à être là, qu’il paie librement pour être là, sauf en cas de manifestations politiques où la convocation fonctionne autrement et que le théâtre n’est alors qu’un moyen, un prétexte à réunir des présents destinés à figurer dans une cérémonie politique, sociale ou religieuse), mais une comparution immédiate et médiate. Cette notion pourrait permettre, nous semble-t-il, de solidariser l’ensemble des processus contenus dans la séance.

Autoréférence, tautologie, virtualité : tentations du discours contemporain

On nous fera remarquer que la prise en compte de la place du spectateur et de la part active de la réception théâtrale, que l’idée d’une diffraction (d’une polyphonie) essentielle des éléments constituant le spectacle, que le jeu propre à la théâtralité, que les notions mêmes d’assemblée théâtrale et de co-présence et le primat de la relation scène/salle, ont, ces dernières décennies, pris la première place dans les conceptions et les discours des praticiens et d’une bonne part de la théorie critique. En effet, la doxa théâtrale extrêmement contemporaine s’est constituée (parfois, sans doute, au prix d’un certain nombre de réductions et de caricatures de ce qui la précédait) sur la base d’une remise en question de l’autorité de la scène et de la mise en scène pour revendiquer un décentrement de son centre de gravité du plateau vers le spectateur ; et ce, parallèlement à la revendication d’un autre décentrement, cette fois-ci du primat du représenté (et du « discours » potentiellement tenu par la représentation) vers l’acte même de la représentation au présent.

Nous avons déjà dit ailleurs [2] que le théâtre (européen, tout du moins) est, depuis maintenant près de vingt ans, (re)parti comme en quête de ses propres « fondamentaux », dans le sillage d’une interrogation du statut et des possibles propres au théâtre face aux autres formes de reproductions mimétiques (cinéma, télévision, nouvelles technologies…). On a ainsi pu noter que, grâce à une critique des notions de figuration, d’illusion et de communication théâtrales, les praticiens et les théoriciens se sont employés à redéfinir la spécificité du médium théâtral. C’est pourquoi le renouvellement des pratiques et des discours est passé, souvent si ce n’est avant tout, par une sorte de réaffirmation d’identité minimale et de revendication des constituants d’une singularité théâtrale : tout particulièrement la présence non médiée et non différée de l’acteur, le présent de la représentation, la co-présence et l’expérience de la communauté entre la scène et la salle (avec pour corollaire l’aspiration à une implication « participative », même virtuelle ou métaphorique, du public), la mise en oeuvre d’une expérimentation des perceptions sensibles plus que la confrontation à un discours herméneutique, la manifestation du jeu propre à la performance. C’est autour de la mise en valeur, parfois de l’exhibition, de tels « fondamentaux » que se sont donc constituées la majeure partie des nouvelles tendances de la mise en scène occidentale, et les lignes de forces des conceptions esthétiques dominantes. Cette interrogation nécessaire et particulièrement féconde, et le nouveau discours esthétique qui en a découlé, a eu certaines conséquences et a induit certaines « tentations » implicites, si ce n’est explicites, que l’on peut rapidement évoquer.

La première conséquence est ce que l’on pourrait désigner comme la tendance autoréflexive qui caractérise une bonne part du théâtre contemporain, passant fréquemment de l’interrogation à l’exhibition métathéâtrale et à une posture pour ainsi dire ironique, de l’expérimentation des moyens propres au théâtre à l’instauration de la théâtralité comme objet même de la représentation. On peut d’ailleurs parfois soupçonner que, même sous le masque de l’ironie ou du spéculaire, il s’agit là d’une vieille préoccupation essentialiste qui fait alors retour. Cette tendance autoréflexive est en tout cas issue, en bonne part, des derniers coups d’une critique de la figuration mimétique qui ne date pas d’hier et qui avait suscité d’autres formes, mais qui a été radicalisée et dont on pourrait considérer que, désormais (à la différence de la critique brechtienne de l’illusion mimétique, par exemple), avec l’eau du bain de la figuration se retrouve souvent aussi jetée la notion même de référentialité. Par un raccourci déclarant que si le théâtre doit faire le deuil de sa viabilité mimétique, s’il doit alors se refuser à être re-présentation pour aspirer à ne renvoyer qu’au pur présent qui caractérise son effectuation, on en est venu à l’idée (et à la figuration de l’idée) qu’il ne peut alors renvoyer… qu’à lui-même. En découle alors ce que l’on pourrait désigner comme une tentation autoréférentielle (que tout un discours sur l’activité théâtrale comme « résistance » — aux autres médias, à l’idéologie dominante, à l’aliénation, etc. — renforce, voire légitime) ou une tentation tautologique : l’objet autour duquel s’effectue la séance théâtrale pouvant ainsi devenir l’exaltation même de la théâtralité [3] et l’exploration de ses formes et des catégories dans lesquelles elle s’effectue (c’est en fin de compte, au risque du solipsisme, le fonds théorique de nombre des exemples de l’esthétique postdramatique analysés par Hans-Thies Lehmann). Le désir autour duquel se réunirait la communauté théâtrale ne serait ainsi rien d’autre que le désir de jouer, en soi (et non forcément de jouer de quelque chose — des valeurs, des discours, des conceptions du monde…) [4]. Avec la crise de l’aspiration mimétique et la critique de la discursivité, voire de l’idée d’un horizon référentiel externe, il ne resterait alors que le jeu pour lui-même que l’on viendrait déployer et voir se déployer (si ce n’est le jeu du jeu du jeu du jeu du jeu…). La communauté théâtrale (éternel serpent de mer, mais dont l’interrogation est sans doute la pierre de touche des questionnements politico-esthétiques actuels, dans la lignée de réflexions philosophiques plus larges sur la notion — celles de Jean-Luc Nancy, en particulier) ainsi constituée le temps de la séance le serait donc autour de ce seul désir de théâtre « en soi », ou tout du moins de la monstration de la théâtralité elle-même.

En tout cas, devant le constat qu’elle ne peut se fonder sur, ou référer à, la présupposition d’un (ou de) commun(s) externe(s) et préexistant(s), l’assemblée théâtrale ne repose alors plus que sur l’acte même de sa constitution, sur la seule expérience de la co-présence des participants : sur l’expérience même de la représentation comme la manifestation d’une « tranche de vie passée et vécue en communauté par des acteurs et des spectateurs dans l’air de cet espace respiré en commun [5] » ; ou encore sur le seul partage de ce désir de jeu, selon le postulat qu’« il n’y a de spectateurs de théâtre, de notre temps, de notre monde, que comme joueurs en puissance [6] ».

Au profit de la délégation de la construction du sens au spectateur — un spectateur dès lors pensé non plus comme simple destinataire mais comme « co-auteur » du spectacle — la critique et la pratique théâtrales ont donc cherché à penser et à figurer quelque chose comme un partage. Partage (plutôt que confrontation) en soi ; partage du même (quelque chose comme le spectre théorique du cérémoniel réapparaît potentiellement ici) ; en tout cas, partage autour du « théâtre » lui-même, sous les aspects d’une proposition formelle ou ludique. Comme si l’on avait peu ou prou renoncé à revendiquer une herméneutique, puisque le décentrement que nous évoquions plus haut théorise, simultanément, une contestation de l’autorité herméneutique de la scène [7].

Cette notion de spectateur co-auteur entérine ainsi l’évidence que le fait spectaculaire ne s’accomplit que dans l’appropriation qu’en font les spectateurs et par la confrontation du spectacle proposé avec l’imaginaire du spectateur. Mais il est significatif que toute une évolution terminologique travaille à atténuer la distinction entre performers et spectateurs, pour affirmer l’idée d’une même activité (partagée, donc), voire l’aspiration à une même identité (selon l’idée, corollaire de celle du spectateur « joueur en puissance », que les acteurs s’adressent à des acteurs potentiels, et que la vue du théâtre aurait pour but de susciter l’envie de faire du théâtre), sur laquelle s’instaurerait, en fin de compte, une connivence qui ferait lien et, qui sait, une communauté… C’est cependant en termes de contestation d’un rapport de pouvoir supposé (pouvoir « autoritaire » de la scène sur la salle) qu’un tel décentrement est conçu. Pour schématiser grossièrement, on dira que, puisque la (mise en) scène agence des formes, elle devient soupçonnable dès qu’elle construit quelque chose qui ressemblerait trop à un discours — donc soupçonnable d’imposer au(x) spectateur(s) une position passive de « consommation », similaire à celle des médias de masse.

Ainsi, la doxa théâtrale contemporaine radicalise, d’une certaine manière, la donne de la relation esthétique en la déplaçant pour la formuler en termes de seule appropriation subjective : le spectacle ne résiderait plus tant dans la relation dialectique que nous évoquions plus haut qu’il n’existerait que dans l’imaginaire du spectateur. Un tel dépassement terminologique et conceptuel de la destination relationnelle de l’objet esthétique fait alors de ce dernier, de ce qui est produit sur le plateau, un pur support de projection, de l’ordre d’une virtualité ne s’actualisant que dans l’esprit de chaque spectateur : du spectateur, au singulier. Et c’est sans doute là que la question de la communauté achoppe à nouveau, écartelée entre, d’un côté, la revendication de la co-présence participative (certes non fusionnelle, mais n’échappant pas toujours à un implicite cérémoniel : une communauté s’y constitue — et s’y célèbre ?) et, de l’autre, le relativisme subjectif d’une telle co-création dont la jouissance se révèle en fin de compte très individualiste (« bourgeoise », aurait-on dit il n’y a pas si longtemps, et peut-on redire), en un autre mode de consommation, peut-être, en fin de compte (chacun y prendrait et y verrait ce qu’il voudrait — affaire de goûts). Dernière tentation, donc, que celle de la virtualité. Une virtualité dont, nous semble-t-il, la logique se substituerait à celle de l’effectivité d’une véritable dialectique, d’une contradiction active et agonistique des points de vue.

Sens virtuel plutôt que sens en question et en jeu, communauté homogénéisée dans l’acte de sa co-présence, mais résolution — via une délégation pouvant être conçue comme une distinction forme (proposée par la scène)/sens (de la seule responsabilité du spectateur) — de la relation dans l’autonomie individuelle : quelque chose se perdrait, théoriquement, de l’épreuve de l’altérité et de la contradiction — de la tension — propre à la relation théâtrale.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas pour nous, en pointant ces quelques implicites qui parcourent le discours esthétique contemporain sur le théâtre, de produire une critique des fondements qui l’irriguent, encore moins de prôner quelque retour que ce soit à ce que l’on pourrait considérer comme des excès inverses (spectacles-démonstrations, assignation figée des instances, mimèsis pseudo-illusionniste…), mais seulement de soulever quelques points problématiques qui nous semblent à ressaisir, de rappeler qu’il n’y a jamais de séparation faisable entre forme et sens. Il s’agit aussi de défendre, y compris dans ses évolutions historiques, la notion moderne de mise en scène comme responsabilité, comme agencement de choix et de points de vue (et non seule mise en oeuvre d’une essence inexistante ou d’une pure instantanéité « naturelle »), comme présentation assumée (par une équipe elle-même polyphonique) d’une proposition dont la seule inscription au sein de la séance fait de toutes façons qu’elle ne peut être imposition ou discours autoritaire, mais constitue un ensemble complexe de pratiques diverses qui ne prétend à aucune « innocence » ou inconscience, mais au contraire à la confrontation, à la contradiction, à la mise en jeu, dans la séance, de sa diffraction, de sa complexité et de son jeu mêmes.

Une comparution, médiate et immédiate

Comment alors décrire et nommer cet ensemble ? Comment en formuler le mouvement sans recourir au « partage » pour mieux conserver les idées du champ de forces, de la contradiction nécessaire à l’effectuation du théâtre, tout en tenant compte de la co-présence éphémère des instances et de leur rapport ?

Peut-être en revenant, une fois du plus, au phénomène qui s’élabore dans la séance et qui, selon nous, pourrait être nommé « comparution [8] ». On dira donc que, lors d’une séance théâtrale comparaissent, les uns devant les autres et à travers des figurations hétérogènes et des postures différentes, les acteurs, les spectateurs, les praticiens, mais aussi les personnages et les performers entre eux et devant les publics, enfin, devant les praticiens (intermédiaires alors) et devant des spectateurs, les productions de fiction ou de performance proposées par des auteurs individuels ou collectifs. Comparutions multiples qui figurent et induisent des jugements multiples, mettant à nu dans le lieu théâtral la nécessité du lien social en même temps que la nécessité, en en prenant conscience, de le perturber ou de le questionner. Il ne s’agit donc ici, au sens où l’entend Lyotard dans Au juste [9], ni d’une simple « exposition » (c’est la définition qu’il donne du théâtre ancien) [10], ni d’une « donation » (définition du théâtre moderne), mais d’une mise en pratique et en jeu des instances et des individus à l’intérieur d’un même lieu alors qu’ils ont conscience de leur(s) présence(s) et de leur co-présence afin qu’ils s’interrogent sur cette présence même. Comparution immédiate, parce que faite dans l’instant, dans l’éphémère de la séance, avec tous les risques que l’hétérogénéité des relations inscrites dans la séance suppose. Comparution médiate ou médiatisée, parce qu’à l’intérieur de la séance il y a performance ou représentation d’un autre événement que le simple événement de rassemblement, parce qu’il y a « art ».

C’est pourquoi la comparution théâtrale, définie ici, n’est pas seulement la mise en jugement d’un seul individu, ou d’un groupe d’individus représentant une notion ou une entité, devant d’autres individus ou groupe d’individus chargés de le/les juger (ce qui peut être un des ressorts du théâtre, mais seulement l’un des ressorts), mais une relation réciproque, diffractée et hétérogène, autour d’une proposition (formelle et donc forcément sémantique) consciente, incluse dans un rapport de forces isolé dans un moment et un lieu dans la cité (la séance théâtrale) et qui, nécessairement, n’est pas là pour déterminer une position ou une solution unique. Car la question n’est pas celle de l’établissement d’une résolution absolue, finale ou idéale, mais, à partir d’une proposition esthétique, la comparution elle-même en ce qu’elle produit simultanément, contradictoirement et paradoxalement l’hétérogénéité des jugements — cette hétérogénéité que l’on craint tant. Et c’est en cela qu’en même temps qu’il s’agit bien d’une opération esthétique pratique et figurée par des corps en mouvement, des objets et des sons et des souffles qui souvent portent un texte, il s’agit aussi d’une opération politique spécifique au lieu dans lequel elle prend place.

La comparution théâtrale serait donc cette opération esthético-politique en ce qu’elle figure pour tous les présents un événement social qui relève du rassemblement et qui s’inscrit nécessairement dans le politique. L’opération politique, ainsi, ne veut pas nécessairement dire que le théâtre est ostensiblement un acte politique, une action politique, mais qu’il est une opération du politique, une façon d’accomplir ou d’actualiser le politique par sa présence même dans la cité. Il ne s’agit pas pour le théâtre de véhiculer tel ou tel message, mais de réaliser avant tout une assemblée d’individus qui se voient, se rencontrent et échangent (à des degrés plus ou moins intenses), liée, ou non, par des valeurs et des références communes tout en étant traversée de contradictions et de tensions.

Pour mieux dire, le théâtre fait entrer les représentations qu’il propose et surtout sa représentation même dans le politique, dans la cité en figurant les zones et les questions sur lesquelles, par exemple, la politique et le droit achoppent ou qu’elles ignorent. Et l’on ajoutera que le problème du politique au théâtre ou du théâtre comme jeu politique désignant et figurant la comparution de tous devant tous n’induit donc pas le fait que le théâtre, seulement, témoigne, car, en tant que jeu ou performance, il ne fait pas que témoigner : il ajoute pratiquement, il fait quelque chose au (dans le) monde par la co-présence de ses instances, à l’intérieur même des propositions et des productions esthético-politiques présentes, quelque chose qui est de l’ordre du processus du jugement. Ainsi, il complexifie, dans ce processus même, des données qu’il introduit dans du présent éphémère pour les faire comparaître devant et avec des individus co-présents. Ce faisant, il fait exister ces jugements, il leur donne un corps, une chair autre que celle des images.

C’est donc dans l’optique d’une observation historicisée des phénomènes liés à la séance théâtrale que nous avons souhaité ressaisir quelques évidences bonnes à rappeler, et les articuler : que le théâtre est marqué par la simultanéité présente, le jeu des paradoxes et des contradictions, la nécessité d’expérimenter des questions capables d’intéresser les participants (en les divertissant et en les mettant, seuls et en groupe, en état de penser), pour en arriver à forger une sorte de notion, la comparution théâtrale, qui permettrait de rendre compte du fait spectaculaire et, en l’espèce, théâtral. Il resterait à en dégager d’autres implications et les applications, et aussi à choisir. Or, choisir, trahir, bricoler avec les notions, les actualiser, les mettre pratiquement au service de l’art et du monde en proposant une cohérence axiologique, et faire que cette communauté individualisée se prononce sur le monde, dans et hors du lieu de théâtre, dépend d’une autre posture : celle des praticiens, des publics et peut-être aussi des théoriciens de la pratique. Bref, de notre engagement. C’est donc derrière un autre masque, une autre fois, et dans un autre cadre, que nous nous prononcerons.