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L’ambition de ce numéro spécial, que souligne une nouvelle maquette, est de proposer un bilan de l’apport de la recherche québécoise aux études littéraires au cours des dernières décennies. Un tel dossier semblait au comité de direction[1] de l’époque où le projet a germé une belle façon de souligner le centième numéro de Tangence en procurant aux chercheurs et aux étudiants un dossier de référence et un précieux outil de travail. La publication de ce numéro nous offre également l’occasion de rappeler le mandat, l’histoire et la place singulière que Tangence occupe dans l’économie de la recherche en lettres et au sein des revues universitaires.

Fondée en 1981 et d’abord publiée sous le titre d’Urgences, Tangence a pour mandat d’interroger, comme son nom actuel l’indique, la littérature à la « tangente » des autres savoirs. Elle s’intéresse ainsi aux relations qu’entretient la littérature avec les autres domaines de la connaissance, qu’il s’agisse des arts, des sciences humaines ou même des sciences exactes, de manière à fédérer les savoirs au sein d’une réflexion commune. Si, à l’origine, la revue fut fondée par un collectif d’artistes et d’écrivains qui avaient éprouvé le besoin urgent de créer un lieu d’expression pour « dire » et « se dire », elle connut, au cours de ses trois décennies d’existence, de multiples métamorphoses. C’est dans la définition même de son mandat que l’on perçoit le plus clairement cette évolution. D’abord revue régionale de création, Urgences devint une revue universitaire culturelle faisant coexister dans ses pages création et analyse, puis, sous le nom de Tangence, une revue savante d’envergure internationale, vouée exclusivement à la diffusion de la recherche universitaire en études littéraires et fondée sur le principe de l’évaluation par les pairs[2].

La politique éditoriale de Tangence manifeste depuis un souci constant d’ouverture interdisciplinaire, la littérature et, de plus en plus, la recherche en littérature s’affirmant comme des pratiques transversales. Philosophie et esthétique, épistémologie et sciences exactes, anthropologie et théories féministes, sociologie et histoire des formes esthétiques et des idées se veulent autant de champs d’investigation entre lesquels la recherche en lettres permet de multiplier des convergences qui redéfinissent notre connaissance de la littérature et des pratiques culturelles. Au Québec et au Canada, les principales revues savantes qui s’intéressent à la littérature se définissent généralement en fonction soit de corpus, qu’il s’agisse du domaine québécois (Cahiers Anne Hébert, Globe, Voix et Images) ou francophone (Études françaises, Dalhousie French Studies), soit d’une théorie, comme l’orientation sémiotique (RS/SI, Protée), soit d’une approche méthodologique qui relève du seul champ littéraire (Textes, Études littéraires). Pour marquer sa spécificité, la revue Tangence s’est assigné pour objectif de transcender les frontières traditionnelles, en invitant à repenser la littérature et l’histoire des idées hors du cadre restreint d’une seule nation, d’une seule discipline ou d’une seule approche théorique, dans une perspective très souvent trans-séculaire. À cet égard, la mission de la revue est de servir de lieu de rencontre, voire d’interface, entre des domaines de recherche trop souvent dissociés, en favorisant la polyvalence des thèmes et des problématiques.

C’est dans un tel esprit qu’a été conçu le présent numéro. Tous conviendront de la nécessité de connaître les travaux importants effectués dans la discipline à laquelle nous appartenons. Le comité de direction actuel s’est donc attaché à réaliser ce dossier en demandant à une équipe de collaborateurs de toutes les générations de dresser le bilan d’une période ou d’un champ de recherche ressortissant aux études littéraires. Le découpage arrêté recouvre à la fois les grandes périodes de l’histoire littéraire française (Moyen Âge, Renaissance, Âge classique, xixe, xxe et xxie siècles) et les champs d’études suivants : études québécoises, littérature francophone, histoire du livre et de l’imprimé, et études théâtrales. On remarquera l’accent mis sur les littératures d’expression française, principal objet d’étude des deux départements dont provient la direction de Tangence. Nous avons aussi laissé nos collaborateurs libres du point d’attaque, de la perspective, voire du lieu à partir desquels ils désiraient rendre compte des recherches de leurs pairs, la profusion de celles-ci empêchant désormais de viser l’exhaustivité. Un tel mandat n’en demeurait pas moins délicat dans la mesure où il fallait résumer des décennies de projets, de travaux et de publications en plus de délimiter ce qui appartient en propre à la recherche québécoise à l’heure où s’accroissent collaborations et échanges internationaux. En outre, il est parfois ardu de décider quels travaux relèvent du champ des études littéraires quand tant d’approches sont à cheval sur plusieurs disciplines et que tant de corpus se révèlent composés d’objets hétérogènes. Nos collaborateurs ont parfois dû faire des choix déchirants en raison même de la mission que nous leur avions confiée. Chose certaine, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour produire des synthèses riches et éclairantes.

Dans l’article qui inaugure ce dossier, Helena Kogen souligne les difficultés auxquelles la médiévistique littéraire québécoise est confrontée depuis les trente dernières années. Une présentation des principaux professeurs et chercheurs rattachés aux institutions universitaires québécoises ainsi que de leurs travaux lui permet de mettre en évidence les défis et les enjeux liés au développement des études médiévales littéraires. Fortes de l’émergence de quatre structures scientifiques, soit l’Institut des études médiévales de Montréal (IÉMM), le Centre d’études sur le Moyen Âge tardif, le Groupe de recherche sur le pouvoir et la société au Moyen Âge, et la Société des études médiévales du Québec (SÉMQ), les années 1980 se caractérisent par leur dynamisme et la floraison de projets de recherche de grande envergure, si bien que l’on peut qualifier cette période de véritable « âge d’or ». La décennie 1990 est davantage une « époque de sourdes mutations institutionnelles et conceptuelles ». De fait, le Centre d’études médiévales, qui est fondé en 1994, s’oriente davantage du côté des études historiques que littéraires, alors qu’en 1998 un fonds consacré à la mémoire de Paul Zumthor est créé. Parallèlement à cela, plusieurs projets scientifiques se poursuivent et abordent des sujets aussi divers que le genre romanesque, la parodie, la lexicographie, la première réception de Boccace en France, la parémiologie, la lyrique des troubadours, l’hagiographie, la littérature didactique et les écrits féminins. Quant aux années 2000, elles sont la « scène de plusieurs faux départs en raison de désistements budgétaires des institutions mais également de belles initiatives prometteuses », que l’on songe seulement à l’organisation de colloques jeunes chercheurs, ou à l’apparition de nouveaux champs et objets de recherche, tels que la littérature religieuse médiolatine, le patrimoine latin du Québec, le motif du merveilleux, les genres narratifs en prose ou en vers, la philologie romane, la littérature savante et l’histoire du livre.

Diane Desrosiers, pour sa part, cerne les champs de recherche privilégiés par les seiziémistes québécois, soit les études rabelaisiennes et shakespeariennes, les écrits féminins, et la traduction, ces deux derniers domaines ayant tendance à se recouper. Si la perspective sociocritique et la dimension langagière de l’oeuvre rabelaisienne dominaient dans les années 1970 et 1980, c’est plutôt l’approche rhétorique qui retient l’attention des chercheurs depuis une dizaine d’années, ainsi que l’intertextualité, la poétique des genres et l’hybridité générique. Pour ce qui est des études shakespeariennes, l’auteure précise que c’est l’analyse en contexte de la production et de la réception des pièces de Shakespeare qui a contribué de manière significative à leur renouvellement. Ayant d’abord « oeuvré à faire connaître et à légitimer l’étude des écrits féminins de l’Ancien Régime », les travaux des seiziémistes québécois ont par la suite mené à la publication de répertoires bibliographiques, d’éditions critiques et de versions modernisées des écrits féminins ou sur les femmes, ainsi qu’à des analyses littéraires substantielles. « De même, comme le rappelle Diane Desrosiers, l’activité de traduction des femmes, longtemps considérée comme accessoire à l’aube de la Modernité, a été complètement repensée ». En conclusion, elle constate que la revue canadienne Renaissance et Réforme et la Société canadienne d’études de la Renaissance (SCÉR) ont joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle et universitaire des seiziémistes, et elle en vient à souhaiter la mise sur pied d’un centre d’études de la première Modernité qui rassemblerait tous les chercheurs travaillant sur la Renaissance.

C’est sous le prisme des « Collections de la République des Lettres », fondées en 1999 aux Presses de l’Université Laval, que Marc André Bernier et Nicholas Dion envisagent la recherche québécoise portant sur l’âge classique. Retenant le principe directeur de l’interdisciplinarité, les auteurs mettent « en évidence la diversité dynamique et intégrative » de l’activité éditoriale des collections. Il semble que la question de la genèse du sujet moderne a largement retenu l’attention de la critique dix-septiémiste et dix-huitiémiste, et ce, tant chez les littéraires, les historiens que les philosophes. De fait, les travaux sur la représentation du Moi s’articulent autour de trois axes fondamentaux. D’abord, la problématique des passions et du corps a conduit les chercheurs québécois à repenser l’histoire littéraire, l’histoire culturelle et l’histoire des idées. Ensuite, ils ont cherché à comprendre comment les nouveaux visages du Moi et la conscience inédite de soi se sont inscrits dans l’histoire et ont participé à l’avènement de la première modernité. Enfin, ils ont clairement montré en quoi les genres des Mémoires, des confessions et des journaux répondent aux silences de l’histoire, soulignant du coup leur valeur documentaire, patrimoniale et testimoniale. Il va sans dire, selon Marc André Bernier et Nicholas Dion, que « l’apport des chercheurs québécois participe, chaque fois, d’une entreprise véritablement archéologique de dépouillement des fonds archivistiques, de retranscription, d’édition et de réédition, qui en plus d’étendre le champ de l’érudition savante rend possible une nouvelle, parfois même une première lecture des textes ».

La contribution d’Étienne Beaulieu brosse un panorama de la critique québécoise sur le xixe siècle français en tenant compte des nouvelles pratiques de la recherche liées à la mondialisation et à l’émergence des nouveaux médias, comme de l’incidence de ces derniers sur la diffusion du savoir. Dans ce contexte, si la littérature du xixe siècle français « demeure un creuset et un bassin de références pour un nombre impressionnant de chercheurs, [elle] constitue de moins en moins un champ disciplinaire en soi ». Accordant une attention particulière au lieu de formation des chercheurs, Étienne Beaulieu constate que les travaux des dix-neuviémistes ayant étudié au Québec portent principalement sur le genre romanesque, le monde romantique et les grandes figures littéraires du xixe siècle, alors que ceux des chercheurs ayant étudié hors Québec privilégient les écrivains dits mineurs et les auteurs appartenant à d’autres mouvements littéraires. Prenant acte du débat qui oppose « les tenants d’une analyse des institutions et de l’inscription du texte dans son contexte et les partisans de la lecture plus serrée de la présence du contexte dans le texte », Étienne Beaulieu constate que la sociologie de la littérature et la sociocritique, tout comme l’histoire littéraire, occupent une place centrale dans le champ des études dix-neuviémistes.

Manon Auger et Marie-Pascale Huglo, quant à elles, se penchent sur la recherche consacrée à la littérature française du xxe siècle et remarquent que les choix d’objets et de méthodes ont tendance à se modifier selon que les chercheurs s’intéressent à la littérature française publiée avant ou après 1980. Dans le premier cas, la recherche « analyse de façon plus classique son objet à partir de perspectives poétiques, esthétiques ou historiques », en se montrant plus fidèle à la tradition interprétative française et en s’attachant souvent aux « grandes figures » qui ont marqué le siècle. Dans le second cas, la recherche québécoise revendique davantage son américanité, en privilégiant l’interdisciplinarité et les corpus transversaux, notamment franco-québécois. Les auteures de l’article proposent pour chacune des périodes des palmarès des auteurs les plus étudiés, qu’on pourra avantageusement comparer à ceux établis pour la recherche française[3]. Elles soulignent, plus généralement, une « sensibilité culturelle » de la recherche québécoise pour la langue, l’identité, la marge, qui l’amène à mettre en avant des perspectives sociohistoriques, épistémocritiques, culturelles ou intermédiales, et ainsi à « dégager la littérature française de son “isolat” ».

Saluant le vif intérêt des chercheurs québécois pour le contemporain, Manon Auger et Marie-Pascale Huglo remarquent qu’il porte autant sur les littératures québécoise que française. Pour autant, Daniel Chartier rappelle que le sort des études québécoises n’a pas été sans soulever certaines inquiétudes depuis le tournant de l’an 2000, en raison notamment de l’abolition de programmes de soutien. Son article permet de donner l’heure juste en retraçant les grandes étapes du développement institutionnel des études québécoises depuis un demi-siècle, et en offrant la primeur d’une enquête sur la place des études québécoises dans les programmes d’études universitaires en 2010-2011, réalisée par le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises. L’analyse démontre, en définitive, la vitalité de ce secteur de recherche, porté par des projets d’envergure et soutenu par des réseaux solidement implantés au Québec comme à l’étranger. En mettant ainsi au jour les mécanismes et la structuration spécifique de la recherche québécoise, l’article de Daniel Chartier permet de mieux saisir certains phénomènes soulignés par les autres auteurs du dossier, et notamment l’internationalisation de la recherche québécoise.

Yves Jubinville dresse un bilan moins positif de l’évolution des études théâtrales au Québec au cours des trente dernières années. Prenant comme poste d’observation la revue québécoise L’Annuaire théâtral, dont il est le directeur actuel, et choisissant pour points de repères plusieurs de ses numéros marquants, il identifie certes de grands chantiers de recherche, mais aussi des résistances et des lacunes au sein de la discipline. Selon lui, les études théâtrales québécoises au Québec ont d’abord voulu rompre avec une approche littéraire du phénomène théâtral, et se sont concentrées sur le corpus contemporain tout en délaissant les travaux historiques d’envergure qui s’imposaient. Ces tendances, Yves Jubinville les explique par « l’évidence du caractère localisé de la production théâtrale québécoise », mais aussi par le contexte d’émergence de la recherche en théâtre dans les années 1970 : celle-ci s’est constituée dans le mouvement d’une « actualité théâtrale effervescente, en phase avec la collectivité ». L’article souligne encore que les études théâtrales peinent à fonder un cadre conceptuel qui leur serait propre, tiraillées qu’elles sont entre deux traditions épistémologiques (française et anglo-saxonne). Il appelle enfin au renforcement de la visibilité de ce champ d’études et à la réalisation d’une histoire des pratiques scéniques et dramatiques, susceptible selon lui de relancer la recherche en théâtre au Québec.

L’article de François Provenzano permet un changement de cadre, en s’intéressant plus largement aux études francophones et au rôle que les études littéraires québécoises ont joué en leur sein. Avant de donner la mesure de l’essor de ce champ de recherche depuis les années 1980 et 1990, l’auteur rappelle l’histoire du terme « francophonie » et la « préhistoire commune » des études québécoises et des études francophones africaines, les unes et les autres étant liées aux mouvements d’émancipation politique et culturelle des années 1960. Selon François Provenzano, le principal apport de la recherche québécoise aux études francophones du Nord comme du Sud aura été de favoriser un paradigme qu’il nomme variationniste, « tournant résolument le dos à la francolâtrie et à l’essentialisme qui prévalaient jusqu’alors », et mettant de l’avant certaines méthodes et questionnements, relatifs à la langue d’écriture, au rapport à la France, à l’inscription sociale du littéraire et au canon littéraire.

Le dossier se clôt par l’article de Jean-Yves Mollier qui sort lui aussi du découpage par siècles et ères nationales pour décrire la contribution québécoise aux études sur le livre et l’imprimé. L’auteur insiste à son tour sur la sensibilité de la recherche québécoise aux approches sociologiques et historiques de la littérature, sensibilité qui lui a permis de ne pas « s’enfermer dans une définition trop exclusive de la littérature » et de se détourner d’une histoire de la littérature stricte pour s’intéresser plus largement à l’observation de la vie littéraire et culturelle. Retraçant l’histoire et la cartographie des projets, des équipes et des centres de recherches sur le livre et l’imprimé au Québec, Jean-Yves Mollier montre la contribution déterminante de la recherche québécoise aux études sur la presse, l’édition, la « paralittérature », la censure, la lecture, etc. L’article conclut ainsi « que le Québec est plutôt favorisé et qu’il a depuis longtemps dépassé le stade de la constitution de bases de données et même celui de la rédaction des grandes synthèses qui sont indispensables pour éviter bien des erreurs, ce qui signifie qu’ici plus qu’ailleurs on peut se consacrer désormais aux oeuvres et à la littérarité qui les traverse ».