Article body

Selon l’expression de Pierre Chevallier, Henri III était un « orateur-né [2] » dont l’éloquence était reconnue même de ses adversaires [3]. Non content de cette éloquence naturelle, le dernier des Valois, dès son retour de Pologne et son accession au trône de France en 1574, se montra soucieux de perfectionner cet heureux naturel, en faisant appel aux avis et aux conseils des humanistes de sa cour. La retombée la plus tangible de ce souci de la parole éloquente est sans conteste les dernières séances de l’Académie du Palais dédiées précisément à l’art de bien dire, dont on a conservé trois traités de rhétorique qui constituent la version remaniée de discours présentés respectivement par Jacques Davy Du Perron, Jacques Amyot et Germain Forget [4]. On sait par ailleurs que le roi, après avoir mis un terme aux réunions de l’Académie à la fin de l’été 1579, chercha à donner un prolongement aux leçons de rhétorique par la lecture et par des exercices pratiques. Les ambassadeurs, en particulier Lippomano, décrivent le roi comme étudiant alors volontiers les moralistes, les historiens et les rhétoriciens. Robert J. Sealy [5], dans The Palace Academy of Henry III (1981), a formulé une hypothèse intéressante, en supposant notamment que les Modèles de Phrases de Pontus de Tyard et le Discours de la philosophie d’Amadis Jamyn faisaient partie de ces compléments de formation.

Dans le prolongement de l’article d’Eva Kushner qui a étudié le cas des Modèles de Phrases et de celui de François Rouget [6] qui a retrouvé le manuscrit des Formulae oratoria Gallice de Desportes, et après avoir étudié ailleurs le cas du Discours de la philosophie [7], nous voudrions mettre cette fois l’accent sur d’éventuels compléments préparés par Jacques Davy Du Perron à l’usage du monarque. Dans les Perroniana, on trouve un passage qui conforte cette hypothèse : « Le feu Roi Henry III me commanda de lui faire mille traits, et me donna dix sujets, sur chacun 100 [8]. » Même si ces « mille traits » ne furent sans doute jamais écrits, il reste que les Perroniana et certains textes des Diverses Oeuvres de Du Perron méritent d’être relus à la lumière de la formation oratoire du roi, en particulier la Traduction du premier livre des Ethiques d’Aristote, l’Epistre de Ciceron à Quintus son frere et la Premiere Oraison de Ciceron contre Verres. Il s’agira de voir, notamment, si ces traductions ont pu s’inscrire dans le prolongement des trois institutions oratoires du roi et prendre le relais des leçons de l’Académie du Palais, une fois survenue la surdité partielle de Henri III.

L’ars bene dicendi dans les Perroniana

Les Perroniana, ce recueil de pensées judicieuses, de bons mots et d’observations curieuses publié au xviie siècle, mais colligé du vivant de Du Perron par Christophle Dupuy, recèlent une infinité de détails intéressants, en plus de suggérer ce que pouvait être la conversation d’un des plus grands prélats de la Renaissance, incarnant au mieux l’idéal de l’humanisme tardif, résumé par la formule suivante qui aurait pu lui servir de devise : « Aux lettres comme aux armes, qui a soin de sa vie ne fait rien » (P, p. 198). Cette boulimie de savoir était telle qu’à dix-huit ans Du Perron lisait dans le texte l’Almageste de Ptolémée en treize jours, et l’humaniste de préciser : « alors j’étudiois jusques à la pâmoison » (P, p. 279). Par delà le plaisir que l’on peut éprouver à lire pareil recueil d’anecdotes et de bons mots, les Perroniana offrent un contrepoint intéressant aux Diverses Oeuvres de Du Perron, en jetant un éclairage rétrospectif sur sa conception de la rhétorique et partant sur la formation oratoire qu’il chercha à dispenser au roi. Il n’est pas exagéré de dire que ce recueil peut même servir de guide pour s’y retrouver dans le disparate de ses oeuvres posthumes, en l’absence de toute notice.

Les Perroniana multiplient les remarques brèves qui viennent compléter l’Avant-Discours de Rhetorique, ou Traitté de l’eloquence que Du Perron avait écrit en 1579 pour Henri III. Sans surprise, vu le contenu de ce traité, qui est un compendium de la tradition latine, on apprend que Du Perron a lu et relu les traités de rhétorique de Cicéron, en particulier l’Orator : « j’ay esté 15. ans entiers, que j’avois toûjours dans ma poche un Orator de Ciceron » (P, p. 358). De la même manière, la rubrique « Quintilien » éclaire la genèse du traité à l’usage du roi, dans la mesure où le livre II de l’Institution oratoire en constitue la source principale que Du Perron traduit souvent littéralement : « Je l’ay lû autrefois fort diligemment, et l’ay redigé par maximes ; il y a plus de 25. ans que je ne l’ay vû » (P, p. 323). Il y a fort à parier que cette rédaction sous forme de maximes désigne en fait l’Avant-Discours de Rhetorique. Par ailleurs, l’entrée « Harangues », quant à elle, nous renseigne sur la célérité avec laquelle Du Perron rédigea la harangue des États Généraux de 1588, tout autant que sur sa grande modestie : « Je fis une harangue pour le Roy Henry III. qui fut achevée en peu de temps, il n’y avoit rien que de la force d’esprit » (P, p. 190).

On trouve aussi dans les Perroniana une réflexion sur la place de l’éloquence selon une typologie des régimes politiques, dans le prolongement du Dialogue des orateurs de Tacite, à l’entrée « Orateurs » :

Les Republiques les font et les entretiennent : aux Monarchies il n’y en peut avoir, parce que les Rois ne veulent pas entendre de grandes harangues, à cause qu’ils sont informez de tout ce qu’on leur veut dire avant que ceux qui leur doivent parler soient admis devant eux. Du temps de Ciceron sur la fin de la Republique, tous parloient bien, tous écrivoient bien, et il y avoit alors cent Orateurs, le moindre desquels valoit mieux cent fois que tout ce que nous avons eu icy.

P, p. 261

Un semblable constat a de quoi surprendre de la part de celui qui, dans son Avant-Discours de Rhetorique, faisait valoir la nécessité de cet art en régime monarchique « principalement en une saison telle qu’est la nostre, c’est à dire, durant les guerres civiles, menées par des pretextes populaires, comme pour la Religion [9] ». Tout aussi surprenante est la conclusion de cette entrée où Du Perron se montre sceptique quant à la possibilité d’enseigner l’éloquence, dans la mesure où les préceptes seuls semblent insuffisants :

Il est bien aisé de donner des préceptes pour l’éloquence et pour l’art Oratoire : les préceptes sont des choses qui s’apprennent aux enfans par les Pédans, et on les peut apprendre avant le jugement : mais de donner des Conseils de l’éloquence, il est bien mal aisé, parce que l’éloquence consiste toute en jugement.

P, p. 261

Voilà qui contraste singulièrement avec la tranquille certitude de l’Avant-Discours de Rhetorique selon lequel l’éloquence est un domaine qui « se peut dompter par regles et par preceptes [10] », sans qu’il y soit question de jugement ou de conseils.

Par ailleurs, les Perroniana multiplient les observations ponctuelles sur telle ou telle partie de la rhétorique, comme l’invention, à laquelle Du Perron oppose le jugement comme deux forces contradictoires, l’une centrifuge, l’autre centripète, sans que l’on sache s’il donne au terme de jugement le sens technique qu’il revêtait chez Ramus, à savoir celui de disposition [11] :

Le jugement et l’invention en matiere d’ecrire, ont leur tems et leurs fonctions totalement diverses et separées ; car le jugement vient de la froideur, l’invention de la chaleur ; le jugement consiste à retrancher, l’invention à ajoûter ; le jugement porte l’esprit de la circonference au centre, l’invention du centre à la circonference.

P, p. 360

Ce type de remarque est d’autant plus intéressant que l’Avant-Discours n’abordait pas les parties de la rhétorique, mais se contentait de définir l’ars bene dicendi et de montrer la possibilité d’en faire un objet d’étude, en résumant Cicéron et Quintilien. On trouve également une entrée consacrée aux « Metaphores » à propos desquelles Du Perron se montre fort circonspect, là où Ramus, notamment, n’hésitait pas à en faire le trope par excellence [12] :

Ciceron dit que ce sont comme des pucelles qui ne s’osent quasi montrer, et doivent paroître sans affectation. Celles qu’ils [les écrivains contemporains] font aujourd’hui ne sont pas seulement vicieuses, mais sales, et ils ne le reconnoissent pas. Est-il possible qu’ils ne sçachent pas que le style est pour delecter, et qu’en écrivant si l’on use de quelque Metaphore vicieuse et sale, cela offense ? comme celle-cy d’un Prescheur, Seigneur nettoye moy le bec de la serviette de ton amour […]. Et il ne faut jamais en usant de Metaphores, qu’elles décendent du genre à l’Espece ; on peut bien dire les flammes d’amour, mais non pas les tisons, le fallot, la mêche d’amour : tous nos Ecrivains d’aujourd’hui ne peuvent écrire autrement. La Metaphore est une petite similitude, un abregé de similitude, il faut qu’elle passe vîte ; quand elle est trop continuée, elle est vitieuse et degenere en énigme.

P, p. 243-244

Toujours en matière d’élocution, Du Perron fait valoir la nécessité, dans une monarchie, d’éviter les dialectes et de leur préférer la langue de la cour, ce qui n’est pas sans annoncer la définition du bon usage des Remarqueurs du xviie siècle, alors que la Renaissance a toujours été divisée sur cette question et que les trois rhétoriques royales ne l’évoquent tout simplement pas :

Dialectes sont en usage és Etats populaires et Aristocratiques, l’on s’y doit accommoder ; mais aux Etats Monarchiques, il faut s’étudier à parler le seul langage de la Cour, en laquelle se trouve tout ce qu’il y a de politesse dans le Royaume ; ce qui n’est pas aux Republiques ni Democraties.

P, p. 105

Enfin, les Perroniana sont émaillés çà et là de notations concises qui concernent l’action oratoire et qui mettent en évidence la beauté de la voix de tel orateur ou, au contraire, les vices dans la manière de rendre le discours à l’oral de tel autre rhéteur. De ce point de vue, le président Brisson [13] est un parfait contre-exemple : « Monsieur le President Brisson étoit un assez mauvais harangueur, il avoit la parole fort laide, l’action et la presence de mesme, (il regardoit toûjours aux solives) » (P, p. 45).

Les « mille traits » commandés par Henri III, « rien de si contraire à l’éloquence »

Si l’on revient à la citation de départ, celle dans laquelle Du Perron nous apprend que Henri III lui avait commandé un recueil de mille traits sur dix sujets, les Perroniana permettent de conjecturer pourquoi une telle oeuvre ne nous est pas parvenue. C’est que sans doute Du Perron ne la mena jamais à terme, si on en juge d’après l’entrée consacrée justement aux « Traits », dans laquelle il met en évidence l’affectation et l’inefficacité rhétorique des traits ou des pointes :

Il n’y a rien de si pernicieux que d’écrire par traits, ni rien de si contraire à l’éloquence. Les traits en un style, sont comme les pierres rondes en un bâtiment, qui ne se peuvent jamais bien agencer ; car si en un discours vous voulez vous servir de quelqu’un, il faut qu’aprés, pour reprendre le fil de vôtre discours, vous décendiez si bas, qu’il ne se peut faire que l’Auditeur ne s’en apperçoive, et qu’étant ainsi piqué par cette pointe, il ne juge qu’il y a de l’artifice en vôtre discours. Et ayant cette connoissance, il sera bien mal aisé que vous le persuadiez par aprés.

P, p. 377

Or, on sait que le roi était friand de telles pointes, et Pierre de l’Estoile ainsi qu’Agrippa d’Aubigné nous ont conservé quelques échantillons de pareils traits de Henri III [14]. Au reste, Amyot lui-même, dans son Projet de l’eloquence royale (1579), recommandait l’emploi judicieusement dosé de semblables pointes, sans doute dans le but de contenir la propension du roi : « […] ceux qui ont anciennement emporté le prix de bien dire ont été aussi beaucoup estimés […] pour sçavoir user à propos de quelque mot aigu et de gentille rencontre. En quoi tout Prince qui voudra suivre votre exemple se sçaura bien garder de poindre trop âprement [15]. » On voit ainsi à quel point la formation oratoire du roi fournie par Du Perron, Amyot et Forget, alors qu’elle paraît parfaitement compatible et complémentaire dans les trois traités conservés, a pu être parcourue souterrainement par des tensions, notamment sur cette question des traits ou des pointes qu’Amyot valorisait, alors que Du Perron les jugeait affectés. En somme, pour Du Perron, les traits ont le grand défaut de déroger à la négligence diligente du bon orateur qui doit sembler improviser au lieu de réciter un texte appris par coeur, ce que le futur cardinal résume, dans une autre entrée, par une comparaison entre le style du poète et celui de l’orateur : « L’affectation est beaucoup plus excusable en la poësie qu’en la prose, parce que du Poëte on attend quelque chose de medité, et qui surpasse l’expectation ; mais de l’Orateur, tout ce que l’Auditeur croit qu’il apporte de la maison, luy est suspect » (P, p. 312). En fait, il semble, comme nous le verrons, que Du Perron ait voulu donner au roi une sorte d’antidote pour se prémunir contre son penchant pour les traits et l’affectation.

La Premiere Oraison de Ciceron contre Verres et l’Epistre de Ciceron à Quintus son frere : « il y a plus en deux pages de Ciceron qu’en 10. de Seneque »

À propos des trois textes qui nous intéressent, qui sont trois traductions, le Premier livre des Ethiques d’Aristote, l’Epistre de Ciceron à Quintus son frere et la Premiere Oraison de Ciceron contre Verres, les Perroniana fournissent un éclairage intéressant. Seule la première des trois traductions est explicitement évoquée : « Je fis la traduction des Ethiques d’Aristote à Bourbon, où je n’avois qu’un méchant exemplaire, ce fut alors que j’écrivis une lettre à Monsieur de Tyron. “Je n’ay plus aucun livre d’humanité, ny Poëtes, ny Orateurs, ny Historiens […]” » (P, p. 283). Même si les circonstances, en l’absence de date, sont difficiles à situer précisément, le relatif dénuement dans lequel vit alors Du Perron évoque sans doute la période qui précède immédiatement son arrivée à la cour en 1576, alors qu’il est déjà en relation avec Pontus de Tyard (M. de Tyron). Si cette hypothèse est avérée, cette traduction n’aurait donc pas été conçue pour le roi dans le prolongement des leçons d’éloquence, ce qui permet du coup de l’exclure de notre corpus.

Par ailleurs, la même entrée évoque aussi la traduction partielle de L’Énéide de Virgile et précise qu’il s’agit d’une oeuvre de jeunesse : « En parlant de sa version de Virgile à ceux qui luy disoient qu’il en devoit faire tirer d’avantage, il dit, je ne m’en suis pas soucié, ç’a été pour passer le temps, et non pas pour en tirer gloire ; car je suis en un âge, qui doit plutôt donner du fruit que des fleurs » (P, p. 279-280). De fait, la biographie placée en tête des Diverses Oeuvres précise que Du Perron avait appris le latin avant l’âge de dix ans et qu’à cette époque il mémorisait déjà Virgile :

Depuis sa tendre Jeunesse, jusques en l’age de dix ans, il […] fut aydé de son Pere, homme versé en toute sorte de bonne litterature, et qui luy donna les premiers commencemens de la langue Latine […]. Son esprit s’attacha grandement à la lecture des Poëtes, comme il est ordinaire en cest age, aux espritz élevez. Et surtout il aymoit Virgile et Horace, mais particulierement le premier, duquel il apprenoit cent vers en une heure [16].

Il n’est pas absurde d’imaginer que sa traduction de L’Énéide, de même que celles d’Horace que l’on trouve dans ses poésies, ait été amorcée, sinon achevée, à cette époque. Toutes ces précisions ont leur importance, dans la mesure où elles mettent en évidence le caractère énigmatique des deux autres traductions, à savoir l’Epistre de Ciceron à Quintus son frere et la Premiere Oraison de Ciceron contre Verres, qui ne sont manifestement pas des oeuvres de jeunesse. Il semble, par ailleurs, exclu que Du Perron ait pu entreprendre ces traductions dans sa maturité par simple souci de sa propre gloire littéraire, d’autant que le latin était alors devenu pour lui une seconde nature, comme en témoigne le fait qu’il était capable de célébrer la messe en latin, en ayant un texte hébreu sous les yeux [17]. Après les fleurs de la jeunesse, ces traductions de Cicéron seraient-elles les fruits promis de la maturité ? Et si oui, à quelle fin et pour quel destinataire a-t-il conçu ces traductions qui ne furent jamais publiées de son vivant ?

Commençons d’abord par la question du destinataire. Il est frappant de constater que, dans le classement des Diverses Oeuvres, le discours et l’épître de Cicéron suivent immédiatement la harangue du roi aux États Généraux de 1588 composée par Du Perron et précèdent le traité de rhétorique à l’usage du roi, séparés seulement par une lettre au sieur de Morlas. Cette proximité n’est peut-être que le fruit du hasard, et rien ne permet d’affirmer que l’ordre retenu ait été voulu par Du Perron lui-même. Il reste que le roi, dont la connaissance du latin était fort approximative, aurait été sans doute un destinataire privilégié, surtout que Germain Forget, dans sa Rhetorique françoise faicte particulierement pour le Roy Henry III, préconisait le recours à des traductions dans le cadre de sa formation oratoire. Pour peu que l’on remplace le De officiis par le premier discours contre Verrès ou la première épître à Quintus, le passage suivant rendrait compte à merveille de la présence de ces traductions dans les oeuvres de Du Perron :

Quelque docte personnage traduira les offices de Ciceron en françois et en fera lecture d’un chapitre pour chacun jour, puis l’explicra a Votre Majesté, discourant sur le subject d’iceluy, raportant tout ce que les autheurs Grecs et Ronmains en auront escript, puis l’eclaircira des exemples de l’antiquité tiré des histoires et fables enciennes. V. D. Majesté fera semblable discours apres redigé par escrip, ou elle observera toutes les prescriptions (preceptes) et loys de Rhetorique, et le poura reciter par coeur devant son homme lettré qui en donnera son advis ; et par inssy sera le moyen d’aprendre, par maniere d’esbat et d’exercice, la philosophie, l’hystoire, les fables conjointes avec l’eloquence, et reduire le tout en pratique [18].

Du Perron, dans ses Perroniana, reconnaît d’ailleurs que la transcription est l’un des meilleurs exercices d’imitation : « La transcription et la traduction sont deux des meilleurs moyens de l’imitation. Thucydide fut transcrit 22 fois par Demosthene » (P, p. 203). Les deux traductions de Cicéron ont peut-être été conçues en vue de tels exercices de transcription à l’usage du roi.

Mais il y a plus : la rubrique « Cicéron » des Perroniana, celle dans laquelle se trouve le passage sur la commande royale des mille traits, permet — c’est du moins notre hypothèse — de comprendre pourquoi les mille traits commandés n’ont jamais été livrés et d’envisager la harangue et l’épître de Cicéron comme des oeuvres de substitution qui servent d’antidote au penchant du roi pour le trait et la pointe :

Il y a tant de difference entre Ciceron et Seneque, que l’on pourroit dire de celuy qui ayme Ciceron, qu’il est un homme, et de celuy qui suit Seneque, qu’il est un enfant, et quiconque commence à goûter Ciceron et à y prendre plaisir, alors il a quelque commencement à l’éloquence. Quintilianus l. I c. 10. Il ne faut point dire que Seneque soit tout plein de sentences, il y en a cent mille fois plus dans Ciceron : Tout ce que dit Seneque, il le dit comme sentence, mais ce n’est pas toûjours des sentences, et il dira bien souvent une mesme chose par divers traits. Seneque luy mesme écrit contre le stile pressé. Le feu Roy Henry III. me commanda de luy faire mille traits, et me donna dix sujets, sur chacun 100. Je me mis à fueilleter les Epîtres de Seneque, et aprés avoir travaillé je trouvay que je n’avois rien fait, et je tiray de Ciceron une infinité de belles choses : il y a plus en deux pages de Ciceron qu’en 10. de Seneque. Il y a plus en une Epître de Ciceron toute simple et toute nuë sans artifice, qu’en 10. de Pline avec tous les traits que vous voudrez. La Republique de Rome n’a rien d’égal à elle que l’éloquence de Ciceron.

P, p. 64

*

Au terme de ce parcours, on voit de quelle manière, à bien des égards, les Perroniana nuancent, complètent et parfois contredisent ce que l’on savait déjà de la formation rhétorique de Henri III grâce aux trois traités écrits à son usage. L’élément sans doute le plus central est le goût du roi pour le trait, la pointe ou le mot « de gentille rencontre [19] » comme dit Amyot, que Du Perron cherche à combattre comme ce qu’il y a de plus contraire à l’éloquence. De ce point de vue, les deux traductions de Cicéron publiées à la suite de la harangue de 1588 dans les Diverses Oeuvres étaient sans doute une manière de donner au roi matière à imitation, pour lui faire goûter Cicéron et l’« infinité de belles choses » qu’il recèle. L’espace manque pour étudier ici dans quelle mesure les deux traductions pouvaient convenir aux circonstances oratoires auxquelles était confronté Henri III ; on se contentera donc de formuler quelques remarques générales en guise de prolégomènes à une future étude.

La Premiere Oraison de Ciceron contre Verres a pu servir d’exercice de reconstruction et de réhabilitation de la crédibilité du roi. En effet, dans cette première action contre Verrès, Cicéron se livre à un exercice qui relève de l’ethos et qui vise à obtenir la reconnaissance du tribunal en tant qu’accusateur au détriment de Caecilius, obscur personnage, natif de Sicile, coupable de collusion avec Verrès qui avait suscité ce procureur pour s’assurer un procès complaisant. Or, Cicéron a beau jeu de discréditer cet accusateur de paille et de mettre en avant sa propre impartialité dans l’affaire, n’étant ni Sicilien, ni de collusion avec Verrès et défendant exclusivement les intérêts supérieurs de la justice romaine. Au gré des différents épisodes des troubles civils, Henri III s’est maintes fois retrouvé dans une situation similaire à celle de Cicéron, en étant confronté tantôt aux Huguenots, tantôt aux partisans de la Maison de Lorraine, tantôt aux Politiques qui, tous à tour de rôle ou simultanément, prétendaient être mieux à même que le roi d’exercer la justice dans le royaume. En se conformant au modèle de Cicéron dans ce premier discours contre Verrès, Henri III pouvait être insensiblement amené à restaurer sa crédibilité, en se posant comme le garant de la justice royale par sa position institutionnelle privilégiée, au-dessus des partis et à même d’accuser les responsables des troubles, sans être aveuglé par les intérêts de telle faction religieuse ou politique.

L’Epistre de Ciceron à Quintus son frere, quant à elle, est un véritable traité politique sous forme épistolaire sur l’administration de la province romaine de l’Asie. Elle a pu servir de modèle dans cet autre champ d’exercice de la rhétorique royale, après l’éloquence délibérative des États Royaux, à savoir la correspondance officielle et familière. Elle a pu inspirer la plume du roi et de ses secrétaires dans la manière de transmettre les instructions aux commissaires royaux, les gouverneurs et les intendants, dont le rôle était particulièrement névralgique au cours des guerres civiles, en jouant sur les liens parfois privilégiés de faveur et de familiarité avec les mignons, comme l’a bien montré Luc Vaillancourt dans un récent article [20], à l’instar de Cicéron qui use de l’exhortation fraternelle à l’endroit de Quintus : « Et en cest endroit je n’useray plus envers vous, d’exhortations ny de preceptes, mais de prieres fraternelles, et vous conjureray que vous donniez tout vostre esprit, vostre soin, et vostre diligence, à acquerir de la gloire et de la loüange de toutes parts [21]. » Enfin et surtout, cette première lettre à Quintus a pu également servir de miroir du prince [22] tendu au roi lui-même, victime comme le frère de Cicéron de redoutables accès de colère qui n’avaient rien de royaux [23] :

Mais de commander à soy-mesme et à sa parole, alors que l’on est provoqué par la cholere, de se sçavoir taire à propos, et retenir en sa puissance le mouvement et l’indignation de son esprit ; si ce n’est une oeuvre de prudence parfaitte, pour le moins est-ce un témoignage d’une ame qui n’est point commune et mediocre. Et quant à ce poinct, sans mentir, ils [les administrés de la province d’Asie] confessent que vous vous estes fort moderé et addoucy, depuis je ne sçay combien de temps. On ne se plaint plus d’aucune violence d’esprit, d’aucun excés de paroles et d’injures, ny d’aucune rigueur, qui sont toutes choses, non seulement éloignées des lettres et de l’humanité, mais mesme pernicieuses à ceux qui ont de l’authorité et du commandement [24].

L’argumentation dont se sert Cicéron pour amener son frère à dominer cette passion était évidemment de nature à convaincre Henri III, en jouant sur l’incompatibilité de la colère avec les lettres d’humanité, si chères au roi, mais aussi sur le risque d’affaiblissement de l’autorité d’un prince irascible.