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Un bestseller populaire transatlantique

Dans le cadre d’une analyse des transferts interculturels dans l’Europe des Lumières et dans une perspective transatlantique, l’almanach populaire constitue un genre important à cause de sa large diffusion sociale, mais il est encore très négligé par la recherche. Il fut, en effet, tant en Amérique qu’en Europe, l’imprimé laïc le plus largement diffusé. Et il fut un genre essentiellement transculturel, dépassant les frontières grâce au colportage, d’une part, et par de nombreuses formes de transferts, d’emprunts, de réécritures et de réceptions productives, d’autre part.

The Poor Richard’s Almanack de Benjamin Franklin constitue un exemple particulièrement révélateur pour ces phénomènes. Cet almanach, écrit, rédigé et édité par Benjamin Franklin lui-même à Philadelphie entre 1733 et 1757, fut l’almanach populaire non seulement le plus diffusé dans l’Amérique du xviiie siècle (avec un tirage annuel moyen de 10 000 exemplaires [1]), mais également de loin le plus traduit de l’époque moderne. La dernière édition de l’almanach (datant de 1757) contient dans sa préface un texte intitulé « Father Abraham’s Speech » : pour le seul xviiie siècle, on en a recensé pas moins de 160 éditions, dont 75 en anglais, 60 en français (le plus fréquemment sous le titre La science du bonhomme Richard), 15 en allemand (sous le titre, entre autres, de Der arme Jakob) et 11 en italien (la plupart du temps sous le titre Il buon uomo Ricciardo[2]. L’impact international de cet almanach reposait donc en grande partie sur sa dernière édition qui contenait l’écrit philosophique populaire le plus important de Franklin selon lui, à savoir « The Way to Wealth », et la morale philosophique de l’oeuvre, en forme abrégée et concentrée [3]. Le texte se compose d’un discours fictif de Father Abraham truffé de proverbes (plus d’une centaine au total). Ceux-ci avaient été empruntés aux almanachs des 24 années précédentes et forment ainsi un patchwork habilement composé et intégré dans le flot de paroles.

De la réception intraculturelle vers la diffusion transculturelle

On peut distinguer deux phases dans les processus de transfert et de traduction de l’almanach de Franklin : d’abord des formes de lecture, de réception et d’appropriation productive intraculturelles du Poor Richard’s Almanack au xviiie siècle dans les États de Nouvelle-Angleterre ; ensuite des formes de transfert et de réception interculturelles, sous forme de traductions et de réceptions productives dans les langues européennes.

Malgré son succès considérable, Franklin transmit son almanach en 1758 à son collaborateur David Hall qui le réédita — surtout en ce qui concerne la partie philosophique de l’édition de 1758 — sous forme d’imprimés publiés séparément (au début sous le titre « The Way to Wealth [4]  »). C’est sous cette forme qu’il parut dans de nombreux périodiques américains et anglais de l’époque, entre autres dans le Gentleman’s Magazine de 1758, dans le Boston Newsletter de la même année, dans le London Chronicle de 1774 et dans Bickerstaff’s New-England Almanach de 1781 [5]. Les traductions postérieures au Poor Richard’s Almanack reposaient donc en grande partie sur des éditions partielles de l’almanach de 1758. « The Way to Wealth » (ou « Father Abraham’s Speach »), qui forme une sorte de condensé de la philosophie populaire de Franklin, avait ainsi été extrait et isolé du contexte de la première publication qui fut celle d’un almanach (comportant notamment une partie calendrier, des recettes, des proverbes du mois et des anecdotes), afin d’être transmis également dans le domaine des formes de communication des élites culturelles et, en l’occurrence notamment, des périodiques.

L’intensification de cette tendance est visible dans les formes de publication des premières traductions de l’almanach de Franklin vers l’allemand et vers l’italien par exemple. La science du bonhomme Richard ou Moyen facile de payer les impôts parut en France tout d’abord dans des traductions de Jacques Barbeu Dubourg en relation avec d’autres écrits de Franklin, en particulier avec la Constitution de la République de Pennsylvanie et les interrogatoires de Franklin devant le Parlement anglais [6]. Traducteurs et éditeurs français de l’almanach de Franklin étaient proches du groupe des physiocrates qui cherchait à diffuser les théories économiques et politiques de Franklin en France. Les traductions allemandes du Poor Richard’s Almanack du xviiie siècle parurent toutes sans exception dans des éditions complètes ou partielles, destinées en premier lieu à un public instruit et non pas, par conséquent, aux lecteurs visés par l’édition d’origine [7]. G. Schatz, qui traduisit les Benjamin Franklins kleine Schriften, parus à Weimar en 1794, lui rendit hommage en le décrivant comme « un inventeur, un homme d’État, un grand savant dans plus d’une science, un écrivain instructif et brillant [8]  », et non comme un « faiseur d’almanach » et un simple journaliste. À l’instar de l’Allemagne et de la France, des extraits d’almanachs de Franklin parurent également en Italie dans la Gazzeta Universale (Florence), publication scientifique, puis dans des éditions partielles de ses oeuvres, dans ce cas-là également en relation avec la publication de la Constitution de Pennsylvanie.

Ce n’est cependant qu’au xixe siècle que l’on trouvera des imprimés séparés de l’almanach et destinés au colportage, destinés donc à un public populaire plus large : en Allemagne par exemple, dans le contexte de l’époque du Vormärz (1815-1848), lorsque parurent des oeuvres telles que le livret Franklins Goldnes Schatzkästlein (Leipzig et Quedlinburg, 1839), édité par Bergk qui s’inspirait du titre du choix d’extraits du célèbre almanach de Johann Peter Hebel publié entre 1807 et 1814, le Rheinischer Hausfreund, publié en 1811 sous le titre Schatzkästlein des Rheinischen Hausfreundes. Le Lesebuch für Volks- und Gewerbeschulen, édité à Karlsruhe en 1836, contenait, outre des écrits du pédagogue et réformateur allemand Johann Heinrich Campe, la traduction d’un texte de Franklin intitulé « Der arme Richard, oder der Weg zum Wohlstand ».

Plusieurs éditions populaires de Il buon uomo Ricciardo (1797) furent publiées en Italie pendant le Mouvement populaire de réforme démocratique entre 1796 et 1799. Ce ne fut cependant que dans le contexte national d’unification italienne, le Risorgimento, que Franklin devint non seulement l’un des écrivains étrangers les plus traduits, mais aussi un écrivain populaire d’un impact social significatif en Italie [9]. Entre 1830 et 1870 furent publiées en Italie plus de 30 éditions de la traduction de l’almanach franklinien de 1758 ; des extraits parurent également dans des almanachs italiens comme Il Nipote di Sesto Caio Baccelli de Pietro Thouars, ainsi que dans des livres de lecture scolaires et des livres de jeunesse tels que Il piccolo Franklin ossa Guia della gioventù (Torino, 1838) [10]. « The torrential emergence of Franklin after 1815 », note Pace à ce sujet, « was the direct result, first of the intense hopes for salutary change after the fall of Napoleon, then of the cruel exacerbations of the Restoration [11]. »

Le rayonnement des idées et des textes de Franklin en France commença plus tôt, notamment en raison de sa présence à Paris entre 1775 et 1786 et des débats sur l’éducation et la culture populaires dans le contexte des années 1770 et 1780, puis de la Révolution française. Les traductions du Poor Richard’s Almanack remplissaient, dans l’espace culturel français, une fonction catalysatrice semblable à celle du Noth- und Hülfsbüchlein de Zacharias Becker, constituant une sorte de « catéchisme populaire éclairé ». Des extraits de l’almanach de Franklin furent ainsi reproduits dans des livrets destinés au colportage et imprimés sous forme d’extraits dans des almanachs populaires, telles que les éditions françaises du Messager boiteux où ils remplirent la fonction d’un « catéchisme laïc » d’où furent extraites des maximes et des règles de comportement ; et elles firent leur entrée dans les formes populaires de la presse révolutionnaire comme la Feuille villageoise qui s’adressait à un public comparable à celui de l’almanach traditionnel. La diffusion interculturelle du Poor Richard’s Almanack, basée sur la multiplicité de ses traductions sur une longue durée, explique également la fréquence des références à Franklin dans les différents types d’almanachs populaires en Europe, en particulier dans les Messager boiteux/Hinkende Boten, almanach populaire très répandu dans l’Allemagne rhénane, en Suisse et dans la France de l’Est, où l’on trouve de nombreuses anecdotes relatives à la vie de Franklin ou tirées de son almanach. Dans le Messager boiteux de Bâle, par exemple, on peut ainsi trouver un long article sur Franklin, qui se termine par la traduction (à partir de l’anglais) d’une épitaphe que le rédacteur de l’almanach introduit comme suit :

Dans l’espérance de faire connoître à nos lecteurs les principaux mérites de ce grand homme, dans l’almanach prochain, nous leur ferons ici seulement part de l’épitaphe qu’il s’est faite lui-même dans sa jeunesse étant encore compagnon-imprimeur. Il est vrai que dans l’original anglois elle est beaucoup plus belle que nous ne pouvons la rendre dans la traduction ; cependant on verra aussi par-là que Franklin n’étoit pas seulement Philosophe et homme d’Etat, mais qu’il étoit aussi chrétien [12].

Le Messager boiteux de Vevey publia même, à l’occasion d’un long article consacré en 1783 à l’Indépendance des États-Unis, une gravure sur bois qui rendait visible le rôle central joué par Franklin dans la Révolution américaine (voir l’illustration « Liberté des Etats-Unis reconnue par la France ») [13]

La publication par bribes et extraits (traduits ou tirés de traductions françaises de l’almanach de Franklin) fut accompagnée, dans les almanachs populaires en langue française, notamment du type Messager boiteux, par la canonisation du personnage même de Franklin qui devint le premier « héros populaire » laïc et roturier des almanachs populaires des xviiie et xixe siècles. « Tout ce qui regarde un homme aussi extraordinaire que le docteur Franklin est précieux », pouvait-on ainsi lire dans Le véritable messager boiteux de Berne pour 1792 au sujet de la mort de Franklin. « On ne verra donc pas sans intérêt l’extrait d’une lettre de M. Benjamin Franklin-Bache, son petit-fils, à M. le Roy, de l’académie des sciences, d’autant plus que l’on y trouve des détails intéressans sur les derniers momens de ce grand-homme […] ». De nombreuses anecdotes sur Franklin parues dans les almanachs populaires européens et américains étayèrent cette image d’un « grand homme » et d’un « philosophe », issu et resté proche du peuple, comme par exemple le bref récit figurant dans la « Philosophie de Frédéric II », paru dans le Messager boiteux de Vevey en 1814 et racontant la rencontre entre Franklin et le Roi de Prusse :

Lorsque Franklin alla trouver le roi de Prusse et lui demanda des secours pour l’Amérique, Frédéric l’interrogea sur l’emploi qu’il en feroit. Le philosophe ayant dit que son dessein étoit de conquérir la liberté, le roi lui fit cette réponse digne de remarque : « Issu de famille royale, je suis devenu roi ; mais je ne veux pas employer mon pouvoir à gâter le métier. Je suis né pour commander, et le peuple pour obéir [14]. »

La canonisation publique de Franklin et son élévation au rang de « Grand Homme », qui avaient commencé en 1790 au sein de la culture de l’élite éclairée avec les éloges du marquis de Condorcet et de l’abbé Fauchet [15], rédigés selon les règles classiques de la rhétorique, trouva son pendant populaire à partir des années 1840 : on voit apparaître des traductions entières du discours de Poor Richard dans des almanachs populaires comme Le messager boiteux de la Moselle pour 1847 [16]  ; et des extraits de traductions de l’autobiographie de Franklin et du bonhomme Richard occupèrent une place remarquable au sein d’ouvrages à diffusion populaire comme Le livre de tous que firent imprimer des entrepreneurs industriels lyonnais pour leurs ouvriers et apprentis en 1862 [17]. L’abbé Fauchet, dans cette perspective, avait déjà souligné dans son discours de 1790 que « Les Proverbes du vieux Henri, La Science du bonhomme Richard sont entre les mains des ignorans et des savans : c’est la plus sublime morale usuelle rendue populaire, c’est pour tous les humains le catéchisme du bonheur [18]  ».

Les traductions des oeuvres de Franklin, et leurs multiples formes d’utilisation et de « recyclage » à travers des extraits et des choix de textes, montrent une structure semblable à maints égards à celle du Poor Richard’s Almanack lui-même. Franklin écrivit lui-même des textes pour ses almanachs, tout en retravaillant et en réutilisant un grand nombre d’autres ouvrages « recyclés » dans les colonnes de son almanach. Franklin avait en même temps une nette conscience de la nécessité d’adapter culturellement des extraits de textes provenant de la culture des élites, une conscience qu’il partagea avec les « faiseurs d’almanachs » à succès qui étaient souvent de très habiles « traducteurs » au sein d’une même langue, mais entre des publics appartenant à différentes couches socio-culturelles :

I considered it [the almanack], « as a proper vehicle for conveying instruction among the common people, who bought scarce any other books ». I therefore filled all the spaces between the remarkable days in the calendar with proverbial sentences […]. These proverbs, which contained the wisdom of many ages and nations, I assembled into connected discourse prefixed to the Almanac of 1757, is the harangue of a wise old man to the people attending to an auction [19].

Le double processus de traduction interculturelle et intra- (ou socio-)culturelle que montrent les diverses formes de traduction et de transfert de l’oeuvre, prolonge ainsi des structures ancrées dans le texte même de l’almanach de Franklin qui s’approprie de nombreux textes en les citant, en les réécrivant et en les transformant. Franklin élargit par exemple de façon amusante et explicite le proverbe de Swift « Good wits jump » (dans Genteel and Ingenious Conversation) en « Great wits jump, say the poet, and hit his head against the post [20]  ». Il transforme également le proverbe écossais « A gloved cat is never a good hunter » en « The cat in gloves catches no mice [21]  », plus accrocheur. Il reformule aussi entièrement la « Pantagrueline Pronostication » de François Rabelais — issue de la culture populaire transmise oralement — dans le chapitre « Eclipses » de son almanach de 1739 et élimine du passage original toutes les allusions à l’Église catholique et au contexte de croyance médiéval.

There are so many invisible Eclipses this Year, that I fear, not unjustly, our pockets will suffer Inanition, be full empty, and our Feeling at a Loss. During the first visible Eclipse Saturn is retrograde : For which Reason the Crabs will go sidelong, and the Ropemakers backward. The Belly will wag before, and the A — shall sit down first. Mercury will have to share these Affairs, and so confound the Speech of the People, that when a Pennsylvanian would say PANTHER, he shall say PAINTER. Thinks to say (This) he shall say (Diss) and the People of New England and Cape-May will not be able to say (Cow) for their lives, but will be forc’d to say (Keow) by a certain involuntary Twist in the Root of their Tongues. No Connecticut-Man nor Marylander will be able to open his Mouth this Year, but (Sir) will be the first or last Syllable he pronounces, and sometimes both. Brutes shall speak in many Places, and there will be above them seven and twenty irregular Verbs made this year, if Grammar don’t interpose. Who can help this Misfortunes [22]  ?

Transferts transatlantiques

Dans les almanachs canadiens-français du xixe et du début du xxe siècle, le Poor Richard’s Almanack de Benjamin Franklin constitua la référence la plus fréquente à un auteur, à côté de l’écrivain québecois Antoine Gérin-Lajoie, l’auteur des romans Jean Rivard, l’économiste (1864) et Jean Rivard, le défricheur (1874), si l’on prend en considération le nombre d’extraits utilisés comme sentences morales et maximes. L’oeuvre de Franklin, diffusée ainsi sous forme de courts extraits à mémoriser par les lecteurs des almanachs canadiens-français, placés généralement dans la partie calendaire, représentait également pour les almanachs canadiens-français et leurs lecteurs une sorte de morale laïque intégrant aussi des principes économiques.

L’Almanach agricole, commercial et artistique pour 1887 plaça, par exemple, en-dessous des « Pronostics sur la température pour l’année », la citation suivante, extraite du Poor Richard’s Almanach : « Ne dites que ce qui peut servir aux autres ou à vous-mêmes : évitez les conversations oiseuses [23]. » L’almanach pour 1899 reproduit, en-dessous cette fois-ci de la partie calendaire et à côté de citations tirées des écrivains canadiens-français George Boucher de Boucherville (Une de perdue et trois de trouvées), Faucher de Saint-Maurice (Choses et d’autres) et Elzéar Labelle (Mes rimes), la sentence suivante de Franklin : « Aimes-tu la vie ? Ne gaspille pas le temps. Car c’est l’étoffe dont la vie est faite [24]. » En 1907 on trouve dans les colonnes de l’almanach, au sein d’un texte sur l’économie rurale, la citation suivante tirée de Franklin : « La faim regarde la demeure de l’homme moderne, mais elle n’ose pas y entrer [25]. » La partie « Variétés » de l’Almanach des familles de 1890 inséra, en-dessous d’un article traitant « De l’esprit d’ordre », l’extrait suivant du Poor Richard’s Almanack : « La paresse rend tout difficile, le travail rend tout aisé : celui qui se lève tard s’agite tout le jour et commence à peine ses affaires quand il est dejà nuit [26]. » L’Almanach canadien religieux, historique, commercial et statistique, paru à Québec en 1889, publia des extraits traduits de l’almanach de Franklin sous le titre « La science du bonhomme Richard », contenant une série de conseils moraux sur l’oisiveté, l’expérience, le désordre et les règles d’une bonne conduite en matière d’économie domestique [27]. Ces conseils constituaient eux-mêmes non pas une traduction proprement dite d’une texte continu de Franklin, mais une traduction d’un certain nombre de sentences et de maximes extraites de « Father Abraham’s Speech » qui était lui-même déjà un condensé fortement sélectif des almanachs antérieurs de Franklin. L’Almanach du peuple de 1908 plaça, dans la rubrique « Députés à l’Assemblée Nationale » qui contenait de courtes notices biographiques et une photo de chaque député, et à côté de toute une série d’autres sentences, le conseil suivant de Franklin, que l’on a déjà rencontré : « Pour peu que vous aimiez la vie, ne gaspillez pas le temps, car c’est l’étoffe dont la vie est faite [28]. » Et l’édition de 1910 de cet almanach inséra dans ses colonnes, entre des citations tirées des oeuvres de Madame Geoffrin et de Périclès, les conseils pratiques suivants de Franklin portant également sur l’économie domestique :

Pour avoir toujours de l’argent dans sa poche, deux simples règles, bien observées, suffisent : 1° que la probité et le travail soient vos inépuisables compagnons ; 2° dépensez par jour un sou de moins que votre bénéfice net. Par ce moyen, votre poche plate commencera bientôt à s’enfler, et vous ne vous sentirez plus poursuivi par les créanciers ou pressé par la misère [29].

Ces exemples seraient faciles à multiplier et renvoient à la fonction dominante de l’almanach de Franklin : celle de servir de réservoir de sentences morales, mais aussi de réflexions politiques et économiques susceptibles d’atteindre, à cause de leur forme et de leur rhétorique, un très large public de lecteurs, et même — à travers la lecture à haute voix — des couches sociales analphabètes. Même dans les années 1920, on trouve encore, dans les différentes rubriques des almanachs canadiens-français, des références à Franklin, par exemple dans L’almanach du peuple de 1922 où la citation suivante du Poor Richard’s Almanack se trouve placée à côté de maximes de Montesquieu, de La Rochefoucauld, de Kant, de Pascal, de Bossuet, de Pline l’Ancien et de saint François de Sales, ainsi que d’auteurs moins connus comme Joubert et le comte de Ségur : « L’eau qui tombe goutte à goutte finit par creuser la pierre ; avec de petits coups de dents une souris coupe un câble, avec de petits coups de hache on abat de grands chênes [30]. » Olivar Asselin, un des journalistes les plus connus de l’entre-deux-guerres au Québec, achève ses réflexions sur « La vertu de l’économie. Diverses manières de la pratiquer », parues en 1926 dans l’Almanach de la langue française, par le commentaire suivant qui montre que Franklin, son oeuvre et les personnages populaires qu’il avait créés — comme le père Abraham et le bonhomme Richard — étaient entrés dans la mémoire collective canadienne-française : « Quant au reste, écrit Asselin, je ne saurais mieux faire que de conseiller la lecture du luxe de notre époque, opuscule dû à la plume d’un disciple canadien du bonhomme Richard, M. Joseph Grignon, de Saint-Jerôme [31]. »

La réception du Poor Richard’s Almanack de Franklin se prolongea dans de nombreux écrits non périodiques dont les plus populaires furent peut-être les Écrits populaires de Franklin, appropriés aux lecteurs français parus en 1834, à l’avant-veille du mouvement populaire des Patriotes de 1837-1838. Les six textes de Franklin traduits en français sont tirés, d’une part, de son almanach, en particulier « La Science du bonhomme Richard », puis, d’autre part, de textes parus dans des gazettes, comme la Pennsylvania Gazette, ou sous la forme d’imprimés séparés, comme le texte « Avis à un jeune artisan [32]  », qui constitue une traduction modifiée du « Advice to a young Tradesman, Written by an Old One », publié par Franklin à Philadelphie en 1748 [33]. La traduction de ces textes de Franklin qui acquirent, dans le contexte des années 1830 au Canada français, une dimension éminemment politique, et leur adaptation à un lectorat populaire francophone mettent en évidence la suppression d’allusions culturelles difficiles à saisir par des lecteurs non anglophones et, notamment, de références manifestes au protestantisme et aux Quakers, assez fréquentes chez Franklin.

Rôles discursifs — fiction et réalité du conseiller-philosophe populaire

La réception européenne et transatlantique de l’oeuvre de Franklin et, en particulier, de son Poor Richard’s Almanack, montre une étroite relation entre le rôle occupé par Franklin dans la réalité historique — où on lui attribua souvent le rôle de médiateur-diplomate et de conseiller — et des rôles fictifs occupés par les narrateurs de son almanach. Les personnages de « Father Abraham » et de Richard Saunders, alias « Poor Richard », qu’il créa et qui furent rapidement imités, dans des almanachs populaires anglo-américains, par des personnages comme « Poor Robin » ou « Poor Will » dont Franklin releva, dans les colonnes de son propre almanach, l‘existence et le succès avec une certaine ironie [34]. L’almanach de Franklin est parsemé de textes qui s’adressent au lecteur par la bouche et la voix de ce personnage de « Poor Richard », devenant ainsi une figure à la fois haute en couleur et proche de ses lecteurs. Franklin va même jusqu’à consacrer des poèmes à son narrateur-conseiller, par exemple dans l’édition de 1746 de son almanach qui commence par les vers « Who is Poor Richard ? People oft enquire./ Where he lives ? What is he ? — never yet the nigher./ Somewhat to ease your Curiosité,/ Take these slight Sketches of my Dame and me [35]  ».

Le rôle discursif du « Poor Richard » ancra ainsi, dans la pragmatique d’un texte et d’une écriture « populaire » destinée à un large public de lecteurs, des formes génériques (ou « sous-genres ») comme les sentences, les maximes et les conseils, en leur conférant ainsi une épaisseur narrative et un arrière-fond personnel et biographique. À regarder de plus près les formes de réception du « texte Franklin » dans les almanachs populaires européens et canadiens-français, on constate que ce rôle discursif amalgama de manière très étroite fiction et réalité, la biographie de Franklin et l’image des narrateurs fictifs qu’il créa dans son almanach. Quand l’Almanach des cercles agricoles publia, au Québec en 1907, une série de textes tirés du Poor Richard’s Almanack et mis dans la bouche du personnage fictif de Richard Saunders, il intitula cette publication « Conseils de Franklin » en identifiant d’emblée le personnage réel et historique, et son avatar fictionnel majeur [36]. Le même rôle de conseiller, humaniste et éclairé, apparaît dans les anecdotes sur Benjamin Franklin lui-même, par exemple dans celle publiée par l’almanach Le messager boiteux en 1780 qui raconte que Franklin ordonna aux capitaines américains d’épargner James Cook et son équipage pendant la Guerre d’Indépendance de l’Amérique, et de ne pas confondre son navire d’exploration scientifique avec des bateaux anglais ennemis [37]. Le cas de Benjamin Franklin constitue ainsi un des premiers exemples — et certes le premier d’une importance transculturelle dans l’histoire culturelle occidentale — où l’auteur d’un imprimé de large circulation s’est non seulement érigé en figure appelant l’identification populaire et en conseiller quotidien, mais a ainsi effacé délibérément les clivages entre réalité et fiction, biographie et image de soi fictive, tracé biographique et profil imaginaire d’un narrateur inventé de toutes pièces.