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Souvent, les écrivains africains et antillais ont été amenés à méditer sur la place de la création littéraire dans la nouvelle situation historique qui résulte de la rencontre avec l’Occident. La réflexion, qui porte en priorité sur la fonction de la littérature, fait partie des interrogations angoissées que se posent, au sortir de la parenthèse coloniale, des peuples à la recherche de nouveaux repères culturels, politiques et symboliques. Comprendre ce débat sur la fonction de la littérature suppose donc qu’on l’inscrive dans une mouvance plus globale qui marque les sociétés déstructurées par l’entreprise coloniale. La critique dite textuelle, il est vrai, récuse toute primauté accordée aux propos de l’auteur dans l’exégèse du texte. La souveraineté du texte n’admet pas de détermination biographique, transformant ainsi l’éclairage sous lequel l’auteur place son texte en une simple entreprise de lecture qui ne saurait revendiquer de primauté par rapport à d’autres. Suivant cette perspective, toute approche critique qui cherche à affirmer la primauté du texte entend établir, sur la base du réseau textuel qui rend toute écriture possible, ce que l’on pourrait appeler sa souveraineté en l’affranchissant de toute détermination externe et contextuelle. En revanche, si l’on souscrit à la vieille et respectable critique biographique qui cherchait derrière chaque personnage ou situation imaginaire des traces de la biographie de l’auteur, la parole de ce dernier devient fort importante. Chaque anecdote aurait potentiellement le pouvoir de dévoiler le mystère de la création romanesque. Abiola Irele, dans The African Imagination, propose de lire la littérature africaine comme « […] the area of an active and focused self-consciousness that extends in its implications into both a sustained interrogation of history and a determined engagement with language [1] ». Il nous rappelle ainsi que le contexte est constamment inscrit dans les préoccupations des auteurs africains et invite par conséquent la critique à ne pas perdre de vue cette intense inscription de la dynamique historique dans le texte africain. Mais, du même souffle, il estime tout autant que l’interrogation sur le langage est une autre donnée majeure de l’esthétique du texte africain qui, de ce fait, est la résultante de cette double interrogation sur l’histoire et sur le langage. Au coeur du processus de transformation des sociétés engagées dans d’intenses et souvent chaotiques négociations avec l’ordre colonial, la tradition orale participe également à la reconfiguration des imaginaires et de leurs modalités d’expression. L’opposition entre les deux approches, interne et externe, du texte littéraire ne constitue donc pas un horizon indépassable, comme le suggère Irele dans l’analyse qu’il fait des interactions entre la littérature africaine et l’histoire [2] puisque, comme le laisse entendre le passage cité plus haut, le texte africain interroge aussi les langages qui l’interpellent et le rendent possible. C’est donc dans ce contexte que, dans un premier temps, je propose d’examiner comment la domination des paramètres militants dans la lecture du texte francophone pourrait s’expliquer par ce que j’appellerais la « formulation charismatique du champ littéraire francophone ». La formulation charismatique désigne l’omniprésence de la personnalité de l’auteur dans le champ critique. Cette surévaluation fait de la crédibilité et du charisme de l’auteur des éléments décisifs du champ critique [3]. En second lieu, en m’appuyant entre autres sur l’exemple de Maryse Condé et de Monenembo, je montrerai en quoi l’écriture francophone est une écriture de la traversée. Il s’agira plus précisément de suivre la trajectoire qui mène de l’oralité à l’écriture francophone, ou plutôt d’observer comment l’écriture remonte aux sources de l’oralité.

La littérature orale, soutient Abiola Irele, correspond au terme initial d’un processus dont les littératures écrites dans les langues africaines et, ensuite, dans les langues européennes constituent autant de mutations successives. La traversée de l’écriture francophone suppose une dynamique dont l’élan remonte à la littérature orale. Je ne propose pas que nous remontions, comme cela a été amplement et brillamment démontré, aux sources de la littérature orale. Je suggère plutôt d’envisager la rencontre entre l’écriture francophone et le patrimoine de la création orale au moment où celui-ci entre en crise. Ce moment de crise est celui de la rencontre avec les puissances de l’écriture conquérante qui altèrent profondément la voix de l’oralité et dessinent les contours de ce que sera l’écriture francophone. C’est ainsi qu’Édouard Glissant invite les écrivains antillais à remonter « au fond de nos raisons d’oralité, d’aller au tremblement de la dynamique d’écriture en passant par l’écriture elle-même [4] ». Le tremblement décrit le mouvement d’une traversée consciente autant de l’incertitude de la mutation en cours que de la fragilité du processus. L’inscription de ce moment de crise dans l’écriture francophone autorise une généalogie de l’écriture, et le débat sur l’engagement est rapatrié des joutes politiques ou sociales pour se réinscrire au-dedans même de la pratique de l’écriture.

La littérature engagée : un discours dominé par les auteurs

L’« effet du texte » sur le réel peut s’opposer à ce que Roland Barthes appelle l’« effet de réel » qui désigne l’illusion de réalité que crée le texte. L’effet du texte serait donc l’impact que celui-ci peut exercer sur le réel, instaurant dès lors le principe qui structure la littérature « inaugurale » (Jacques Derrida), laquelle constitue un texte fondateur de ce qui est à venir. En amont du texte, nous trouvons d’autres textes, une écriture débarrassée de l’assistance du Père qui, selon Derrida toujours, lui insufflerait son pouvoir inaugural. En aval, un monde qui s’invente par le texte même. L’absence du Père en amont ne fonde pas l’autonomie du texte. Le texte inaugural fonde un « réel » car, comme l’écrit George Lamming, « […] the novelist does not only explore what had happened. At a deeper level of intention than literal accuracy, he seeks to construct a world that might have been ; to show the possible as a felt and living reality [5] ». À propos de son premier roman, In the Castle of My Skin, George Lamming estime que la mission essentielle du romancier antillais est de réhabiliter les existences dégradées par la misère. Le roman antillais a pour fonction de restaurer la vie des hommes et des femmes opprimés, de prendre conscience de l’histoire de la dépossession qui représente la matrice à partir de laquelle a émergé la littérature antillaise elle-même, et qui constitue un réservoir d’expériences pour la création imaginaire [6]. En excédant les limites du langage, le texte inaugural reproduit tout simplement le deuxième moment de ce qu’on a souvent désigné par l’expression « littérature engagée ». La littérature engagée, définie comme écriture qui a pour vocation de transformer des conditions socio-économiques et politiques données, peut se lire comme une littérature inaugurante. L’écrivain engagé récuse le réel, le saisit dans sa négativité, alors que son texte invente, en contrepartie, la positivité du monde à réaliser. La littérature engagée découle de deux totalitarismes conceptuels : en amont, les prescriptions dogmatiques qui enferment l’écrivain dans des contraintes — mettre l’écriture au service d’une cause — ; en aval, le monde devra être inventé à l’image du texte engagé. Les littératures antillaise, africaine ou latino-américaine sont, selon Daniel Maximin, des littératures vitales, engagées au service des instincts de survie : « On a trop de blessures pour se permettre le désespoir, se permettre le désengagement, se permettre le désintérêt [7] ».

Cependant, il convient de faire remarquer que Glissant refuse de faire de la poétique de la relation une norme d’écriture, parce qu’une systématisation limiterait la liberté des écrivains à une dogmatique de l’engagement :

À mon avis, dans l’état actuel du monde, il faudrait, ça c’est sûr, c’est une très bonne formule, produire des oeuvres littéraires dans le contexte d’une exploration de cette poétique de la relation. Maintenant, est-ce que c’est tout à fait normatif, vous dites du même coup que le poète doit être engagé, qu’il doit être ceci et cela ; je commence à me méfier et à dire, je ne sais pas. Peut-être qu’un poète peut ne pas être engagé au sens où nous l’entendons traditionnellement et comprendre tout de suite ce qui se passe dans le monde, et un poète peut être engagé et être étrangement aveugle parce que sa théorie même de l’engagement l’empêche de voir ce qui se passe réellement dans le monde [8].

Le rejet de la normativité rigide ne doit pas cependant laisser croire que Glissant disqualifie l’engagement de l’écrivain. La conception que Glissant a des rôles de l’écrivain et de la littérature est très proche de la littérature engagée, à la seule différence qu’il n’érige pas ses vues en normes générales et prescriptives. Pour Glissant, la littérature, l’art le plus approprié pour donner forme à la conscience antillaise, est étroitement liée au projet de libération : « Nous comprenons ou devinons que le sort de la création artistique se joue là où est mené un combat pour toute indépendance du choix productif global. Qu’il ne saurait y avoir un grand débat d’expression en dehors d’une volonté continue de libération [9] » Dans un chapitre du Discours antillais intitulé « La querelle avec l’Histoire », Glissant pose des principes qui peuvent constituer sa vision de la littérature dans un tel contexte. L’utilisation du verbe « devoir » montre clairement qu’il définit ici ce que l’écrivain antillais devrait faire, sans que cela constitue, comme il l’affirme, une vérité normative :

Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l’écrivain antillais doit « fouiller » cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées dans le réel. Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l’écrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent partiellement brisées. Parce que le temps antillais fut stabilisé dans le néant d’une non-histoire imposée, l’écrivain doit contribuer à rétablir la chronologie tourmentée, c’est-à-dire à dévoiler la vivacité féconde d’une dialectique réamorcée entre nature et culture antillaises [10].

La littérature antillaise, tout comme son public, est de l’ordre du futur. Mais le futur antillais lui-même risque d’être à l’image de la littérature. Répondant à une question de Bernard Magnier sur les relations entre la littérature et le vécu, Glissant estime qu’on ne doit pas mettre dans la littérature ce qu’on expérimente dans la vie ; on pourrait en revanche mettre dans sa vie ce qui est dans la littérature. La littérature échappe à la tyrannie de la représentation et se constitue modèle (peut-être tyrannique ?) pour le vécu.

Mongo Beti assigne à la littérature africaine un rôle de combat contre les régimes totalitaires hérités de la décolonisation manquée. L’écriture, selon lui, peut « ruiner des tyrans, sauver les enfants des massacres, arracher une race à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l’écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose [11] ». Les rapports conflictuels entre Mongo Beti et la critique se situent cependant sur le plan du contenu lui-même de sa production textuelle, jugée extrémiste par une partie de la critique française et francophone. Autant Glissant voit dans les reproches d’obscurité une tactique visant à le réduire à une écriture plus conventionnelle, c’est-à-dire plus proche des normes de transparence, autant Mongo Beti voit dans les accusations d’extrémisme un moyen de le forcer à accommoder sa production romanesque et intellectuelle aux idéologies dominantes, ce qui reviendrait à une compromission des exigences de la littérature engagée. Mongo Beti réaffirme ces principes à la fin des Deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama :

Parvenu au terme de son récit, l’auteur aurait pu recourir à un artifice traditionnel de la fiction, propre à lui concilier la bienveillance des puissances de la critique et des autorités d’académie, qui se sont montrées fort enclines ces temps-ci à garantir l’orthodoxie de la francophonie ainsi que l’honorabilité de ses princes les plus douteux. Cela eût consisté fort simplement à donner les événements relatés ici pour la transcription d’un malencontreux cauchemar. […] Le lecteur qui aime les histoires heureuses serait rassuré ; le militant qui réclame la vérité sans fard se prendrait tout à coup à rêver, oubliant quelques instants son goût de la littérature engagée. Mais l’auteur a préféré, comme à l’accoutumée, dédaigner les sentiers riants, mais semés de remords, de la réussite ainsi que les plaisirs frelatés de la démagogie littéraire. Il assure donc que ce récit n’est nullement un mauvais songe, que c’est bien réellement ainsi que tout cela est arrivé [12].

Mongo Beti a recours à l’artifice de la vraisemblablisation pour authentifier son récit, mais ce qui est ici significatif, c’est l’association établie entre l’authentification du récit et l’engagement de l’écrivain. Mongo Beti constate par ailleurs qu’Yambo Ouologuem et Calixthe Beyala, deux écrivains francophones originaires d’Afrique noire qui ont décroché des prix littéraires importants sur la scène parisienne, sont aussi suspectés, voire accusés, de plagiat. En novembre 1968, Yambo Ouologuem remporte le prix Renaudot pour son roman Le devoir de violence [13], prix qui sera terni par la découverte de plusieurs passages littéralement empruntés à des nouvelles de Guy de Maupassant. En octobre 1996, Calixthe Beyala est lauréate du Grand Prix du roman de l’Académie française pour son roman Les honneurs perdus après avoir été condamnée, en mars 1996, pour plagiat par un tribunal parisien pour son roman Le petit prince de Belleville [14]. Le roman récompensé par l’Académie française empruntait des passages à un roman de Ben Okri [15]. Mongo Beti évoque leur « arrivisme qui entraîne une grande vulnérabilité face aux sirènes de la réussite facile [16] ».

La dépendance contraignante que vivent les écrivains africains les pousse à un triple déracinement qui commence par l’envoi d’un manuscrit aux éditeurs parisiens, puis se poursuit avec la promotion et la diffusion orientées exclusivement vers le public français. La dernière étape de cette aventure du déracinement est constituée, une fois l’ouvrage publié, par le rituel des interviews au cours desquelles l’écrivain se renie en oubliant qu’il est d’abord africain. Pour Mongo Beti, « seule une expérience de militant politique peut sauver l’écrivain de cette trahison [17] », ce que ne sont manifestement pas Beyala ou Ouloguem. Mongo Beti croit pouvoir expliquer l’ascension de Beyala dans la classe littéraire parisienne par le fait qu’elle s’est soumise à ce scénario et qu’elle s’est engagée dans des réseaux de droite, la réussite littéraire à Paris étant « largement tributaire du pouvoir de la droite chauvine française, laquelle a toujours applaudi aux thèses fondatrices de la présence néocoloniale en Afrique [18] ». Sur la scène politique camerounaise, Beyala apporte un soutien bruyant au régime en place, régime que Mongo Beti considère comme étant compromis par son allégeance à l’ancienne puissance coloniale :

Pour séduire le public camerounais, il ne suffit pas de décrocher un grand prix à Paris, ni même d’étaler un génie créateur à la Shakespeare, ni de déployer un style éblouissant. Il faut encore prendre part sans équivoque, d’une façon ou d’une autre, au combat patriotique de libération nationale. Si Victor Hugo avait été camerounais, il serait mort dans l’anonymat, à moins de proclamer bien haut sa foi dans la longue marche épique où nous ont précipités Um Nyobé et ses camarades. Trop des nôtres sont morts en voulant nous faire marcher debout [pour] que nous permettions à des gens qui devraient être en première ligne de se dépenser dans le but exclusif de leur réussite personnelle [19].

Il est assez significatif que Mongo Beti ait recours à la modalité de la séduction pour décrire le manque de popularité dont souffrirait Beyala auprès du public camerounais. De même, l’organisation de son argumentaire autour des prix littéraires, instruments qui consacrent les vedettes du monde littéraire, permet de dénoncer une orientation qui tire parti de la mise en spectacle de l’auteure, c’est-à-dire de l’exploitation de son charisme afin de méduser les lecteurs séduits. La leçon de civisme littéraire que Mongo Beti donne à sa jeune consoeur fait de l’éthique de l’engagement un impératif pour les écrivains francophones en situation de dépendance néocoloniale. Mongo Beti voit dans cet engagement de l’écrivain un moyen de remettre en question la dépendance politique et, par conséquent, la double situation d’allogénie qui est le destin de l’écrivain francophone africain. La résolution des ambiguïtés de la réception pourrait conduire à un recentrement des pratiques culturelles et réconcilier l’écrivain francophone africain avec son public de référence.

Dans la même perspective, le jugement que Bernabé porte sur Maryse Condé semble découler moins de sa création romanesque que de son attitude envers les élogistes de la créolité :

On distingue notamment une attitude ambiguë faite de clins d’yeux envers le mouvement de la créolité, assortis de multiples tentatives de récupération : à l’extérieur, dans le vaste monde des universités américaines, on tient colloque sur la créolité, en s’en réclamant hautement, mais tout en se gardant d’y inviter ceux-là mêmes qui risqueraient de porter ombrage ou de dénoncer une imposture ; à l’intérieur, on prend soigneusement ses distances, par pur calcul et stratégie d’image littéraire en direction du lectorat antillais [20].

Bernabé revendiquerait donc la créolité comme une sorte de propriété symbolique, au sens où on revendique des droits d’auteur. Parler de la créolité sans la caution légitime de ses auteurs-propriétaires serait, dans ce cas, faire oeuvre d’imposture. La démarche du colloque du Maryland [21] postulait évidemment le contraire, soit l’exploration des créolités sur fond de contestation du modèle unique des élogistes. Maryse Condé est excommuniée du temple de la créolité pour avoir entrepris de méditer sur la condition antillaise moderne et sur le mal-être antillais à partir des référents spatiaux et historiques non accrédités auprès des théoriciens de la créolité et de l’antillanité. Comme le fait remarquer Daniel Delas, « n’entre pas en territoire créole qui veut, Confiant veille [22] ! » L’effort de conceptualisation de l’imaginaire produit des paramètres de lecture qui sont souvent présentés sous la forme de modules prescriptifs véhiculés dans les anthologies, les manifestes, les traités de méditation sur l’écriture et la production littéraire, les romans et autres postulations d’écriture. L’intense travail de présentation de ses visions esthétiques s’apparente souvent à une autopromotion qui porte aussi les germes d’une prescription esthétique qui équivaudrait, quant à elle, à une mise de l’imaginaire à venir sous le protectorat d’un modèle théorique promu en standard d’authenticité créole.

Contre le civisme littéraire

Maryse Condé, dans « Order, Disorder, Freedom, and the West Indian Writer », sans directement remettre en question la notion même de littérature engagée, accuse les différents mouvements qui occupent la scène littéraire antillaise de vouloir imposer des normes de créativité liées à un imaginaire mâle. Le malaise de la littérature antillaise viendrait, selon elle, de ce civisme littéraire, que j’appelle ici le totalitarisme en amont :

Although it seems difficult to state seriously that West Indian literature doesn’t exist, we easily agree that there is a crisis, a malaise. But we don’t blame it on the causes pointed out by Glissant, Confiant and Chamoiseau. We attribute it to the very commands enumerated throughout the history of West Indian literature by the various generations of writers… Glissant, Chamoiseau, and Confiant are not the first ones to give commands to the future writers of our islands. West Indian literature born or yet born has always been an object of deep concern. We shall try to analyze the various commands decreed about West Indian literature, all of them contributing to the edification of an order very few writers have dared to transgress to introduce disorder [23].

Pour Condé, l’écriture féminine représente un facteur de déstabilisation positive qui peut introduire, à force de transgresser des préceptes masculins, une dimension de liberté dans le champ de la littérature antillaise :

In a Bambara myth of origin, after the creation of the earth, and the organization of everything on its surface, disorder was introduced by a woman. Disorder meant the power to create new objects and to modify the existing ones. In a word, disorder meant creativity [24].

Elle propose ainsi que l’écriture est, de par le principe qui préside à la logique de l’imagination créatrice, un acte de transgression. La transgression vise ici tout dogme, tout arrangement établi, y compris le dogme de l’engagement qui est un projet d’embrigadement de l’écriture. L’écriture transgressive de Condé procède de ce que Glissant appellerait « l’insurrection de l’imaginaire [25] », variante des pouvoirs chaotiques de l’écriture qu’on retrouve aussi dans la pensée de Derrida :

C’est parce qu’elle est inaugurale, au sens jeune de ce mot, que l’écriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait où elle va, aucune sagesse ne la garde de cette précipitation essentielle vers le sens qu’elle constitue et qui est d’abord son avenir. Elle n’est pourtant capricieuse que par lâcheté. Il n’y a donc pas d’assurance contre ce risque. L’écriture est pour l’écrivain, même s’il n’est pas athée, mais s’il est écrivain, une navigation première et sans grâce [26].

Mongo Beti ne se concentre, dans son propos, que sur la crédibilité de Beyala comme écrivain. Aucune référence n’est faite à son oeuvre à la faveur d’une argumentation qui a essentiellement pour but de montrer que le profil politique de Beyala est suspect. Les relations de Beyala avec la droite française ou encore ses bruyantes manifestations de soutien au régime de Yaoundé participent du « roman personnel », de la biographie de l’auteur qui, en ce cas d’espèce, masque le « roman littéraire ». Si Mongo Beti avait daigné faire un détour par le texte de Beyala, ses accusations, selon lesquelles Beyala n’est pas une écrivaine engagée, auraient été moins catégoriques. L’écriture de Beyala se présente sous la forme d’une incantation qui invoque en effet les pouvoirs magiques de la parole : « Au nom de l’égalité. Au nom des cercles de lois à disperser. Je veux que tu deviennes un oiseau, que tu planes sur le monde, que tu tourmentes le vent et fasses voler des songes sur chaque oreiller, c’est tout [27]. » L’écriture incantatoire déroule la métaphore de la création originelle. Le style invocatif (« J’appelle les mots, je leur ordonne de m’alléger, de dresser sur ma route la piste rouge de l’envol [28] ») de l’écriture incantatoire en fait une écriture inaugurale : créer un monde ou inventer une réalité nouvelle à partir de la destruction-transformation de l’ancien. L’écriture incantatoire, quand elle invente par déconstruction-inauguration, se proclame engagée. L’engagement est iconoclasme, mais aussi projet d’inaugurer, de produire du nouveau. L’impossible de l’écriture engagée, c’est d’accomplir ce départ-transgression vers le monde à déconstruire et à inaugurer, prétendant qu’elle est assistée de la recherche d’une humanité meilleure tout en soumettant l’humanité à venir aux pouvoirs tyranniques de l’écriture. Les pouvoirs de transgression immanents à toute écriture sont, c’est mon hypothèse depuis le début de cette analyse, placés sous la tutelle de l’auteur omniprésent qui domine le champ littéraire francophone de son charisme.

Formulation charismatique et littérature engagée

La formulation charismatique de la littérature africaine ou antillaise organise la toute-puissance de l’auteur qui non seulement est le créateur inspiré par les muses de l’imaginaire, mais aussi le demi-dieu dont les confidences aux critiques ou aux journalistes deviennent des paroles presque sacrées que les critiques (disciples) se gardent bien de mettre en cause. Les confidences de l’écrivain dominent la critique de la littérature africaine ou antillaise, comme en témoigne la prolifération des interviews qui ont presque toujours pour intention avouée ou non d’illuminer le texte de création. J’en veux pour preuve la tradition d’édition qui demande que, dans les traductions des romans, les commentaires savants du traducteur ou du critique soient suivis d’une interview de l’écrivain [29] (Maximin, Beti). On pourrait en déduire que la formulation charismatique du champ littéraire francophone africain ou antillais institue la bonne vieille critique biographique comme modalité de lecture privilégiée du texte. Une telle hypothèse ne me semble pas opérationnelle, parce que la formulation charismatique a pour conséquence la transformation de la parole de l’écrivain en référence déterminante dans l’interprétation critique. Le « roman personnel » de l’écrivain, pour emprunter cette judicieuse expression d’Albert Azeyeh, n’est pas nécessairement au centre de la parole charismatique.

Nous avons observé plus haut comment Mongo Beti occupe de manière tautologique le champ littéraire. Non seulement les théories de l’imaginaire (dogmes de la littérature engagée) informent sa création romanesque, mais le roman devient le lieu de formulation d’un discours sur l’engagement de l’écrivain. L’espace de la création est le lieu de déploiement d’un imaginaire théorique qui serait lui-même une reproduction des théories énoncées dans les interviews, manifestes et autres traités. La récurrence de la figure de l’écrivain comme agent de discours sur la littérature antillaise va de la création romanesque et poétique au discours d’analyse (critique ou théorique) sur la littérature qui se déploie à travers les interviews, les conférences ou encore les écrits à consonance autobiographique. Cette présence obsessionnelle de l’écrivain fonde l’entreprise de Moudileno dans L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, qui écrit : « Cette étude est partie d’un constat relativement simple, à savoir la présence systématique d’un personnage d’écrivain dans les romans d’auteurs martiniquais et guadeloupéens publiés ces dix dernières années [30]. » Chez Maryse Condé, on note la récurrence de personnages d’écrivains dont les projets d’écriture, réalisés ou non, sont autant de remises en question que de réflexions sur le statut de l’écrivain antillais. À cet égard, Solibo magnifique [31] offre un exemple de cette présence envahissante du personnage écrivain dans la littérature antillaise : « Étant donné que Chamoiseau-personnage de l’enquête se pose en tant que symbole en même temps que Chamoiseau-auteur érige Solibo en symbole, on ne peut que conclure à une relation d’ordre supérieur entre les deux “écrivains créoles” [32] ». Chamoiseau est présent dans ses romans à travers le personnage du marqueur de paroles. Pour sa part, Glissant introduit une méditation sur son travail d’écriture dans Mahagony [33], alors qu’il met en scène Chamoiseau dans Le Tout-Monde (« Gibier, c’est Patrick Chamoiseau [34] »), lequel Chamoiseau lui rend des hommages enflammés dans Écrire en pays dominé et Lettres créoles [35], ou encore dans son intervention à Perpignan :

Personnellement je n’ai pas le sentiment de disposer de projet qui me permettrait d’avancer de manière à peu près assurée ou orientée dans un développement littéraire. Peut-être est-ce parce que je dispose de toutes les pistes qui sont tracées par Édouard Glissant qui s’est arrangé pour baliser largement le terrain. Je crois qu’il n’y a pratiquement aucun thème de mes romans ou de ce que je développe qui ne soit d’une certaine manière annoncé, abordé, expliqué par Édouard Glissant, à la fois dans son travail d’analyse, son travail poétique, son travail romanesque et dans toutes les pistes qu’il a explorées. C’est donc peut-être la formidable capacité d’investigation aux Antilles qui me permet aujourd’hui d’avancer à l’abri du formidable projet littéraire d’Édouard Glissant [36].

La formulation charismatique fait la promotion de l’écrivain et installe les critiques, qui sont illuminés par la parole sacrée, dans une attitude contemplative. Le texte critique devient souvent un commentaire de texte à la lumière de la confidence de l’écrivain. Par exemple, l’oeuvre de Mongo Beti est interprétée à la lumière du commentaire qu’il fait, dans la revue Présence africaine, à propos de L’enfant noir de Camara Laye [37]. Le texte du compte rendu en est venu, à force de répétition, à jouer le rôle de module théorique qui informe non seulement l’oeuvre de Beti, mais l’opposition que la critique croit trouver entre la « littérature rose » et la « littérature sociologique », entre la prose ignorante du fait sociologique africain et la prose engagée [38]. Et même quand Fame Ndongo [39] entreprend l’étude de l’esthétique traditionnelle dans la création romanesque de Beti, il se sent obligé de situer son approche critique contre les déclarations de l’écrivain selon lesquelles son oeuvre ne serait pas influencée par la tradition africaine. Que l’on accueille la parole charismatique comme vérité presque intouchable ou comme l’arbre qui masque la forêt qu’est l’oeuvre, la centralité de cette parole dans l’activité critique est établie. L’oeuvre engagée, dans la logique de cette formulation critique, pourrait se définir comme l’oeuvre que la critique, à la suite de l’auteur, proclame engagée.

La traversée de l’oralité

Par opposition à la littérature francophone moderne, la littérature dite orale s’organise sous le modèle de l’anonymat, même s’il faut reconnaître que la transcription des épopées orales a souvent transformé le griot en figure de premier plan dont les confidences occupent une place centrale dans l’entreprise critique. Le critique moderne est d’autant plus à l’aise dans la promotion de la parole du griot en vérité première que, dans une situation où le griot joue le rôle d’informateur indigène, tout le crédit de sa parole rejaillit sur le représentant de la modernité scripturale. Dans la démarche de Chamoiseau et Confiant [40], la promotion du conteur au rang d’ancêtre de la littérature antillaise pourrait, à cet égard, participer d’une stratégie d’autopromotion. Dans un premier temps, il serait question d’orchestrer la destitution de Césaire de son rôle d’ancêtre tutélaire des lettres antillaises. Aimé Césaire est, en effet, un personnage dont le charisme domine la littérature antillaise et éclipse les autres écrivains. Le remplacement de Césaire par le conteur anonyme et oublié permettrait ainsi à ceux qui soutiennent une telle démarche de pouvoir célébrer d’autant plus le conteur qu’il ne leur porte en aucun cas ombrage et que tout le crédit que pourrait recevoir ce fondateur anonyme des « tracées littéraires créoles » serait détourné au profit des célébrants. La rhétorique de la modestie qui rabaisse le scripteur des oralités au rang d’humble traducteur et le griot au rang de gardien de la mémoire historique se fonde sur cette distribution des rôles. Même si l’on prenait les célébrations rhétoriques des « maîtres de la parole » pour argent comptant, la stature du griot, en tant que gardien de la mémoire collective, serait loin de nuire au champ de la littérature orale au point de faire dépendre toute lecture de son aura. Le griot est le gardien de la mémoire collective et, de ce fait, il assure la transmission d’un message qui le dépasse.

La marge de manoeuvre créatrice que l’esthétique de la transmission des épopées collectives donne au « maître de la parole » est souvent le lieu où émerge son talent créateur, c’est-à-dire sa marque esthétique sur le patrimoine collectif. La production esthétique est souvent le seul moment où le griot affirme son originalité. La critique de la littérature dite orale me semble donc moins obsédée par le message ou l’engagement que celle de la littérature francophone. La quête de l’oralité pourrait aussi, il s’agit là d’une hypothèse de travail, être une quête de la reconfiguration de l’univers critique, reconfiguration qui aurait pour objectif de recentrer le discours sur le texte et non sur l’auteur charismatique. Toutefois, il serait prématuré de conclure que la littérature orale offre au critique du texte africain plus d’opportunités pour une lecture esthétisante que la littérature écrite contaminée, dès lors, par la pulsion de l’engagement et du message sociopolitique qui masquerait la littéralité du texte. Je pense même, si je m’en tiens à mes lectures et plus notamment à Ségou [41] de Maryse Condé, que la littérature orale porte la conscience de sa persécution par les civilisations de l’écriture, ou du moins par celles qui ont misé sur l’écriture conquérante. En d’autres termes, la parole du griot ayant été altérée, contrainte ou même réduite au silence par les « puissances du désordre » venues du Nord, il est possible que les voix ayant échappé au traumatisme colonial se souviennent de cette mise à mort qui a pris des formes diverses, allant de la folklorisation au bannissement.

La quête de l’oralité dans l’oeuvre de Maryse Condé dessine les contours des emprunts intertextuels qui donnent cohérence au parcours littéraire de l’écrivaine. Le patrimoine des traditions de la création orale qui informe l’imaginaire de Condé est une inscription de la voix du griot de Ségou dans les romans qui paraissent avant ou après Ségou. Le patrimoine de la civilisation orale est cependant médiatisé par la lecture des épopées mandingues que lit Véronica dans Hérémakhonon. La thématique de l’engagement dans le roman de Condé participe d’une conscience critique de l’acte de création, c’est-à-dire de la pratique qui consiste pour l’écrivain à se réfléchir au miroir de sa littérature, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Moudileno. La quête de l’oralité découvre des modèles de la parole engagée dans Ségou et dans Une saison à Rihata. Le griot Faraman Kouyaté, victime d’une tragédie personnelle, entonne un chant de lamentation sur son destin tragique. Le chant de révolte du griot contre la guerre, porteur d’une tragédie à la fois personnelle et collective, devient très rapidement une clameur collective contre la guerre que les disciples d’Allah imposent à Ségou sous le prétexte de l’islamisation. Mohammed Traoré, noble bambara musulman opposé à la guerre, rétablit le griot dans son statut sociologique, refondant son identité artistique dans ce contexte de crise. Faraman Kouyaté devient le griot de Mohammed Traoré, c’est-à-dire aussi le griot d’un noble bambara opposé à la guerre et, plus particulièrement, à l’hégémonie toucouleur. Le griot Kouyaté est enrôlé de force dans les rangs de l’armée toucouleur d’El Hadj Omar Tall, qui se définit par la religion mais aussi par l’écriture. Dès lors, il entre dans une zone d’incertitudes où sa voix, désormais altérée par le monothéisme et l’écriture conquérante [42], est en suspension. Le griot Kouyaté est tué dans une confrontation entre les armées toucouleur et française, c’est-à-dire au cours d’une confrontation entre les puissances du monothéisme religieux qui sont aussi des puissances d’une écriture conquérante. Le griot Kouyaté est tué par la puissance de frappe française tout comme les murailles de terre de Ségou sont pulvérisées par les canonnières de l’armée française. Les conquérants de l’Islam, malgré leur démarche monologique, ont peut-être déstabilisé la parole du griot Kouyaté, mais cette parole avait encore des moyens de se faire entendre. Les armes de destruction massive déployées par le colonisateur français contraignent la parole du griot à se rendre ou à disparaître. Écrire cette destruction de la voix du griot Kouyaté ou de la destruction des murailles de Ségou est un projet qui exprime autant la quête des Bambaras poussés à l’écriture qu’une quête de la voix altérée du griot. Le bruissement de la parole gémissante hante la voix du griot qui monte jusqu’à nous, tout comme les murailles de Ségou qui n’existent souvent que par cette parole déstabilisée. Écrire l’altération de la voix du griot, pour une littérature qui se revendique du patrimoine des traditions orales, est aussi bien une méditation sur les sources de cette altération qu’une recherche esthétique prenant pour objet une écriture à la croisée des chemins.

Maryse Condé trace l’archéologie du tremblement esthétique, ce principe de toute écriture qui vient après la destruction des murailles de Ségou, de toute écriture lourde de la conscience de sa propre généalogie. Dans Une saison à Rihata, le griot, mis au pas par le parti unique, retrouve sa voix, c’est-à-dire sa liberté d’expression, en contestant les modalités de son oppression. L’oppression du griot est avant tout l’oppression de sa voix, voix qui est transformée en caisse de résonance des slogans flamboyants du parti unique. Le griot retrouve sa voix en invoquant moins quelque charte des droits de l’homme qu’en se souvenant de la généalogie de cette voix. L’épopée que le griot entonne vient d’un passé légendaire et cette légende autorise le courage qui restaure cette voix :

Chanter, soit. Mais quoi ? Il réfléchit un instant. Puis fermant les yeux, rejetant la tête en arrière, il entonna l’épopée de Bouraïna. Le beau chant passa par les lucarnes grillagées de la camionnette et se répandit dans la campagne. Les paysans étendus sur leurs nattes parlèrent très longtemps de ces djinns qui avaient semé grand tapage aux environs de minuit [43].

La voix du griot vient de loin. La voix de Sory traverse la nuit du silence imposé par le parti unique afin de restaurer la liberté du griot embastillé dans ses rangs. La parole du griot ne peut s’emprisonner, et l’exemple, là aussi, vient du temps d’avant la destruction des murailles de Ségou. Malgré les barbelés concentrationnaires de Rihata, les voix millénaires de l’oralité qui se manifestent à travers la légendaire voix de Sory sont le témoignage vivant d’une tradition de créativité et de protestation qui remonte aux fondements de l’Afrique des royaumes. Ainsi, dans Ségou, les réjouissances populaires qui accueillent la mort du Mansa Demba, coupable d’avoir déshonoré les divinités bambaras en soumettant le pays à la loi d’Allah, sont interdites par l’armée royale, mais en vain : « Mais comment empêcher une chanson de courir d’une bouche à l’autre ? De fleurir là où on ne l’attend pas ? Une chanson, c’est insaisissable comme l’air [44]. » Dans le même ordre d’idées, malgré la censure qui transforme le pays en véritable camp retranché du monde, la grande voix de Bob Marley défait les murailles du silence pour faire rêver les jeunes maintenus sous surveillance par une révolution en mal d’inspiration.

Thierno Monenembo, dans Les écailles du ciel, rapporte cette confrontation entre le conteur et les troupes coloniales. L’importance du griot dans la mobilisation des forces se révèle déterminante :

Pour tout transfigurer, une voix de foudre punitive, la voix de Wango couvrait le vacarme, plus forte que le bruit des armes, plus réelle que la guerre. Wango, le griot du roi Fargnitéré, était renommé pour ses déclamations, ses discours volcaniques. Rien au monde ne pouvait lui disputer la magie du dire. Parlait-il du fond de sa case qu’on l’entendait dans tous les recoins du pays, ce qu’il disait captivait l’âme la plus récente. En ce jour grave de combat, on imagine facilement qu’il avait fait appel à toutes ses ressources [45].

Le romancier présente ici une célébration de la belle parole qui mobilise les guerriers dans ce grave moment de combat. Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que le roman décrit la matérialité de la parole transfigurante, c’est-à-dire du travail esthétique que la parole du griot accomplit sur le message mobilisateur. Le romancier attire notre attention sur la parole transfigurante qui était « plus réelle que la guerre », sur la parole déclamante, volcanique, magique et captivante. Le critique qui analyse la parole du griot pourrait choisir, selon la trajectoire de son discours, de se concentrer sur le message mobilisateur ou alors sur l’esthétique du message mobilisateur, sur l’idéologie du message ou sur la matérialité qui constitue la parole du griot en ce lieu de transfiguration du « grave jour de combat ». La littérature engagée n’est pas négation de la matérialité textuelle de la littérature, elle est tout simplement l’une des modalités de son approche.

Aborder la parole du griot sous l’angle de la transfiguration me semble tout aussi valable que l’entrevoir à partir du statut du griot, et par conséquent de sa fonction dans le « grave moment » de la confrontation avec les puissances de la destruction coloniale. Wango, griot du roi, est accusé d’avoir fomenté une attaque contre le roi imposé par le colonisateur. L’ordre dans lequel la flamboyance captivante de la parole magique de Wango prend toute sa signification est défait sur le terrain de l’affrontement colonial. Le griot Wango, à l’instar de Faraman Kouyaté, est victime de la foudre coloniale :

L’exécution de Wango alimenta la légende, tel un ruisseau anecdotique se donnant à la célébrité de la mer. Les cigognes la propagèrent dans leurs lointaines pérégrinations. Le vent l’enregistra et la souffla dans tout ce qu’il pouvait toucher : les crânes des montagnes comme les oreilles des arbres. On peut encore l’entendre certaines nuits si l’on sait écouter… C’était la plaine de Bombah, celle-là même qui avait vu la guerre, qui fut choisie comme lieu de supplice [46].

Le griot Wango est défait par la rage destructrice du nomadisme conquérant que fut la colonisation française. Toutefois, ce que l’imaginaire des peuples retient de cette ultime confrontation entre le griot et les forces de destruction du projet colonialiste se situe au niveau de la symbolique des imaginaires. La parole du griot, selon cette lecture symbolique, est invincible :

On essaya d’abord le sabre : l’arme s’abattit sur le cou de Wango et se plissa comme un frêle tissu de grande dame tandis que le bourreau roulait par terre et se tordait de douleur au point de rendre l’âme. Ce fut ensuite le fusil : Wango se saisit des projectiles comme d’innocents jouets d’enfant, jongla avec eux de ses deux mains et les renvoya au peloton qui fut fauché. Passèrent la bastonnade, la pendaison, la noyade, le bûcher et bien d’autres supplices qui n’y firent rien. Se rappelant ses déboires avec [le roi] Fargnitéré, le commandant Pouillot commanda trois balles en or. Elles se révélèrent tout aussi inoffensives. La foule obséquieuse expliqua alors à l’honorable commandant que, selon la loi de certaines choses qui se passaient volontiers de l’explication des crevures humaines, chaque catégorie d’hommes a son propre type de mort : l’homme ordinaire meurt de faim, de soif, de maladie ou de vieillesse ; le roi par l’or, le plus royal des métaux. Mais le griot constitue un cas à part : il n’a pas une âme comme tout le monde le griot. « Son âme à lui, c’est la parole et on ne tue pas la parole, honorable commandant [47] ».

L’immortalité de Wango est avant tout celle de sa parole, Wango n’existant dans le texte que comme « maître de la parole ». Cette parole, que ne peuvent vaincre les canonnades de la coloniale, transcende la mort et les âges pour inspirer Monenembo, chantre de l’écriture francophone. L’immortalité de la parole de Wango fait écho à celle de Kouyaté dont la rengaine pacifiste survit à sa mort pour inspirer Maryse Condé, chantre francophone du patrimoine de Ségou. Le fantôme de cette parole immortelle donne des insomnies au régime autoritaire mis en scène dans Une saison à Rihata, tout en inspirant le griot Sory dont la voix réinvente la légende dans un sursaut contre une mort certaine. La voix de Sory, à l’instar de celle de ses devanciers Kouyaté et Wango, transcende la mort, devenant une parole résistante qui contribue à défaire « le mandat de souveraineté de l’écriture [48] ».

L’écriture de Maryse Condé, comme celle de nombreux écrivains francophones, illustre la trajectoire de cette traversée qui va de la parole contrainte du griot Kouyaté au texte de la modernité littéraire en passant par la prose des scribes des temps coloniaux. Écrire, pour l’écrivain francophone, c’est déjà témoigner de cette traversée, c’est participer au dynamisme de cette parole en mouvement et en mutation continue. La parole contrainte du griot inaugure le cycle de ce que Glissant nommera plus tard la poétique contrainte, qui est au principe de l’écriture antillaise. La parole antillaise a voyagé de l’Afrique des royaumes, où elle se déployait dans toute sa splendeur, à l’Afrique des écoles coloniales où elle est transcrite, traduite ou incorporée dans le texte colonial. La parole contrainte a suivi le transbordement des Africains asservis par la traite, alors que celle du griot a informé le mouvement de la voix antillaise, comme l’écrit Glissant dans Le discours antillais :

De l’Afrique monte la voix du griot. Peu à peu elle se libère ; enfin nous l’entendons. Nous distinguons maintenant sa part dans notre voix. Nous écoutons le pèlerinage des ancêtres, la séparation des éléments. Et puis, ce bruit de mer qui bat dans nos mots. La cadence irrémédiable du bateau. Ce rire qu’ils n’ont pu noyer [49].

La nécessité de résistance, d’opposition et de revalorisation de l’imaginaire créole transite par la reconnaissance de ce chemin parcouru par l’écriture. Chamoiseau et les élogistes de la créolité, dans leur quête d’un imaginaire créole, recommandent de revenir au conteur, qui serait l’ancêtre de toute écriture créole :

Nous ne pouvons pas, par exemple dans notre littérature, ne pas être conscient du problème linguistique : si un écrivain martiniquais créole de la Caraïbe tente de décrire son Lieu sans avoir un problème avec les langues, il serait en dehors de la blessure linguistique. Nous ne pouvons pas, par exemple, envisager une littérature qui ne soit pas consciente qu’il y a, avant, toute la richesse narrative littéraire de l’oralité. Nous ne pouvons pas donner la main au conteur créole. Nous ne pouvons pas garder la rupture [50].

Bernabé, dans la même perspective, fait remarquer que « l’écriture antillaise ne saurait être féconde sans une inscription volontaire et déterminée dans l’univers langagier et culturel créole. En sorte que, pour les auteurs de la créolité, le créole n’est ni une inadvertance, ni un acte manqué, mais une impérieuse nécessité [51] ». Il convient de remarquer toutefois que la démarche de ces panégyristes est attentive aux cadences du travail forcé des habitations esclavagistes. La « cassure linguistique » des créolistes ne remonte pas, comme le suggère Glissant, au « bruit de mer qui bat dans nos mots » ou encore à la « cadence irrémédiable du bateau » qui informe pourtant la voix du conteur créole.

Parler d’une littérature antillaise suppose la reconnaissance d’une relation particulière entre le langage et le monde, éléments de ce que Glissant appelle le discours antillais, ancré dans une géographie spécifique, influencé par l’esclavage, le colonialisme et l’insularité. La littérature antillaise est une écriture de la généalogie, elle est quête identitaire, exploration des composantes de la culture antillaise depuis le transbordement jusqu’aux temps contemporains en passant par l’univers habitationnaire. Le retour aux origines de la culture antillaise se transforme souvent en généalogie de l’écriture, c’est-à-dire en un retour aux sources de l’écriture et de la parole antillaise. L’importance du geste inaugural de l’écriture, perceptible dans les autobiographies qui accordent une place de choix aux récits d’enfance [52], signale que les généalogies personnelles éclairent les origines de l’écriture. La remontée de la parole longtemps étouffée prend ainsi l’allure d’une conquête du paysage intégrant la dynamique historique, le vécu caraïbe composite, le croisement planétaire des cultures et l’errance vertigineuse qui décrivent la condition antillaise postcoloniale.

Les créolistes, désirant à tout prix s’opposer au Nègre fondamental d’Aimé Césaire et à sa négritude, ne remontent les « chemins de traverse » qui rythment le mouvement des tracées des lettres créoles que jusqu’au conteur de l’habitation antillaise.

En guise de conclusion

La littérature engagée pourra un jour apparaître comme la formalisation esthétique des idéologies totalitaires (colonialismes, néocolonialismes, communismes, bourgeoisies capitalistes et impérialismes) contre lesquelles elle se débat pourtant. En fait, la littérature engagée reflète la poétique de ces idéologies totalitaires, même si elle se revendique de la bonne cause, de la cause légitime. On peut alors se poser la question suivante : la littérature engagée peut-elle se concevoir en dehors du système totalitaire qu’elle récuse et qui, même de manière négative, fonde ses conditions de possibilité ? La littérature engagée parasite l’idéologie totalitaire du dedans, d’où son efficacité et son ambiguïté. Le monde différent réclamé par les écrivains engagés est celui des utopies textuelles. Le travail d’écriture, l’ouverture du texte à d’autres textes passés ou futurs, l’errance inhérente à toute écriture privée ou libérée de l’assistance du Père préviennent cependant le texte engagé de se constituer en système totalitaire. La résistance du texte contre toute domestication maintient l’ouverture, sauvant la littérature engagée de la tentation totalitaire. Au coeur des idéologies de l’Identité-Racine, de l’Unicité culturelle ou politique de l’intolérance, le texte inaugural figure le possible. Les chemins de traverse, qui conduisent de la parole menacée par l’édit conquérant à cette confrontation qui indigénise l’écriture selon le voeu de chaque écrivain, sont au principe de toute écriture francophone. Suivre ces chemins de traverse permet de découvrir une poétique de la résistance qui, à mon avis, est souvent desservie par les proclamations solennelles et tautologiques sur le dogme de l’engagement. L’invincibilité de la parole du griot est autant révélatrice de la poétique que de la politique de l’écriture africaine. L’une des fonctions de l’imaginaire consiste à se démarquer du réel et à vivre dans le monde des utopies. Wango, le griot invincible, la grande voix de Bob Marley qui contourne les murailles de la censure ou la chanson de Ségou, qui prolifère malgré les édits de la soldatesque royale, témoignent de la puissance de l’oralité. Le griot d’Une saison à Rihata revendique, de manière volontariste, l’inscription de sa voix libérée dans le combat contre son incarcération et celle de ses congénères par les milices du parti unique.

Maryse Condé, autant dans son oeuvre romanesque que dans son entreprise critique, s’insurge, au nom de la liberté de la création, contre tout civisme littéraire, c’est-à-dire quand l’impératif d’engagement devient une prescription imposée à l’écrivain ou à l’artiste par quelque entité extérieure.

La conscience du voyage, qui mène de l’oralité, désormais soumise à la pression déstabilisatrice des forces de la conquête coloniale, à l’écriture francophone, qui manifeste la conquête tout en se revendiquant d’un projet de libération, est l’une des grandes expériences qui hante le texte africain. La conscience de cette traversée signale autant l’irruption des voix francophones et antillaises sur la scène du monde qu’une méditation sur les conditions de cette émergence angoissée.

Face à la surévaluation de l’auteur, qui fonde la tentation du charismatique, il s’agissait donc, sans contester la place centrale de l’auteur dans le dispositif littéraire, de recentrer le concept d’engagement au coeur même de la textualité. La conscience des conditions de naissance de l’écriture francophone, de l’oralité déstabilisée à l’écriture contrainte, fait du texte un lieu exemplaire de manifestation de la traversée, qui signale autant la généalogie esthétique que la passionnante inscription de la littérature dans le combat des peuples en quête de leur dignité. Penser cette angoisse me semble être l’un des lieux où le projet esthétique rencontre la condition postcoloniale dans toutes ses contradictions et dans toute sa créativité.