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Après une intense période de développement à la fin du xxe siècle, le devenir des études québécoises soulève aujourd’hui des inquiétudes, tant au Québec qu’à l’étranger : l’abolition de programmes de soutien ; la retraite de pionniers qui ne sont pas remplacés dans leurs départements ; un présumé désintérêt des étudiants, tout cela donne l’impression d’un certain essoufflement. À l’inverse et au même moment, se déploient et se poursuivent de grands projets de recherche structurants ; de vastes regroupements de chercheurs s’affirment et, vers l’étranger, des succès culturels dans des genres nouveaux témoignent d’une reconnaissance sans précédent de la culture et de la société québécoises, qui en retour alimente son étude.

Dans cet article, je souhaite rappeler le développement institutionnel de l’étude du Canada français, puis du Québec, à compter de la Révolution tranquille, dans la foulée de celui des area studies telles qu’on les concevait alors aux États-Unis. Je présenterai ensuite l’état de l’organisation de la recherche au Québec et j’analyserai quelques-uns des résultats inédits que nous avons pu obtenir, à la suite à d’une étude sur la place du Québec dans les programmes universitaires[1], principalement selon le nombre de professeurs, et celui des mémoires et des thèses déposés. Ceci permettra de constater que l’évolution récente des études sur le Québec n’indique pas son déclin, mais au contraire une vitalité tant dans l’enseignement des disciplines que dans des projets intégrateurs interdisciplinaires.

Le développement institutionnel

La fondation par Paul Wyczynski (1921-2008) en 1958 du Centre de recherche en littérature canadienne-française (devenu en 1968 le Centre de recherche en civilisation canadienne-française) à l’Université d’Ottawa marque les débuts d’une institutionnalisation et d’une structuration de la recherche sur la littérature du Québec. Les recherches de Wyczynski, un pionnier auquel nous devons de premiers travaux érudits sur François-Xavier Garneau, Albert Laberge et Émile Nelligan et, bien sûr, le Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (en collaboration avec John Hare et Réginald Hamel), ont été déterminantes pour une génération d’étudiants et de chercheurs. La collection des « Archives de lettres canadiennes », qu’il inaugure en 1961 (sur des mouvements littéraires, puis des genres), sera le modèle des travaux de synthèse à venir, en ce sens qu’ils visent de grands ensembles et qu’ils sont pour la plupart réalisés en équipe — deux caractéristiques que l’on retrouve souvent par la suite dans les études sur la littérature québécoise.

En 1963, s’ouvrent pour la première fois au Québec deux centres dédiés à la littérature et à la culture canadiennes-françaises : à l’Université McGill, Michael Olivier fonde le Centre d’études canadiennes-françaises (devenu le Programme d’études sur le Québec en 1993) et à l’Université de Montréal, Réginald Hamel crée le Centre de littérature canadienne-française, qui sera démantelé pour des raisons politiques en 1969, mais qui renaîtra en 1975 sous le nom de Centre d’études québécoises (CÉTUQ). Quelques années plus tard, en 1981, le Centre de recherche en littérature québécoise (CRELIQ) est fondé à l’Université Laval. Les chercheurs de cette université travaillaient depuis 1971 à l’un des chantiers fondamentaux de la recherche littéraire sur le Québec : le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec[2], un projet toujours en marche et dont l’objectif est d’« établir de manière exhaustive le corpus de la littérature québécoise[3] ». Le travail de terrain de l’équipe du Dictionnaire, s’il a pu être critiqué en raison de son caractère de bilan, demeure un outil fondamental sans lequel bien des travaux subséquents n’auraient jamais pu être réalisés. C’est la fusion des deux centres, le CÉTUQ et le CRELIQ, sous l’impulsion du Fonds québécois de recherche sur la littérature et la culture, qui permettra de constituer à compter de 2003 le plus grand regroupement de chercheurs sur la littérature et la culture québécoises, le CRILCQ : le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, dont il sera plus amplement question ci-dessous. En parallèle, Fernand Dumont fonde en 1979 l’Institut québécois de recherche sur la culture[4] ; ce qui en reste en 1994 sera rattaché à l’Institut national de recherche scientifique. Il ne faudrait pas oublier dans ces rappels le rôle des revues, et d’abord la fondation en 1967, dans la lignée des Cahiers de Sainte-Marie consacrés au Québec, de la revue Voix et Images (appelée Voix et Images du pays jusqu’en 1975) à l’Université du Québec à Montréal : elle demeure aujourd’hui encore la seule revue scientifique consacrée uniquement à la littérature québécoise. La revue Recherches sociographiques s’est elle aussi souvent intéressée au phénomène des études québécoises. Enfin, en 1983, la revue Québec Studies est créée aux États-Unis et, en 1998, Globe. Revue internationale d’études québécoises, est fondée avec pour mission de faire connaître la recherche sur le Québec à l’étranger et de faire une place, dans cette dernière, aux chercheurs de l’étranger.

En parallèle et souvent en complémentarité avec ce déploiement institutionnel, apparaissent à l’étranger, dès les années 1960, de premiers regroupements visant à étudier le Québec et sa culture, quelquefois au sein des « études canadiennes », parfois de manière séparée : ainsi en 1964, l’University of Vermont crée à Burlington le Canadian Studies Program, suivie en 1966 par la State University of New York at Plattsburgh qui fonde le Center for the Study of Canada et, en 1967, par l’University of Maine at Orono qui lance le Canadian-American Center. En Europe, on crée en 1968 une Chaire en littérature canadienne-française à l’Université de Rennes, un Centre d’études canadiennes à l’Université d’Umeå, en Suède, et, en 1974, un Centre d’études canadiennes à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine. Un premier Centre d’études québécoises voit le jour en 1976, à l’Université de Liège en Wallonie ; un second suivra en 1978 (démantelé en 2000) à l’Université de Trèves en Allemagne. D’autres centres spécifiquement consacrés au Québec seront fondés[5] à Varsovie (1982), Bologne (1984), Lyon (1984), Shanghaï (1985), Odense (1988), Innsbruck (1995), Moscou (1997), Vancouver (1997), Leicester (1997), Leeds (2001), York (2001), etc. Ces centres, souvent soutenus par un seul chercheur, ont une longévité variable, mais ils témoignent du déploiement international des études québécoises.

Tous ces regroupements sont suivis de la fondation d’associations, de revues et de programmes un peu partout dans le monde, avec le soutien complémentaire (et parfois, concurrent, surtout durant la période politique de 1995 à 2008) du gouvernement fédéral (pour les études canadiennes, dont une part pour l’étude du Québec) et du gouvernement du Québec. À la suite des associations d’études canadiennes (Association for Canadian Studies in the United States, fondée en 1971 ; Association d’études canadiennes, en 1973 et Conseil international d’études canadiennes, en 1981), apparaissent en 1980 le Northeast Council for Québec Studies (devenu en 1984 l’American Council for Québec Studies) et en 1997, l’Association internationale des études québécoises, qui joueront un rôle structurant.

Influencé par le développement des area studies aux États-Unis[6], qui visaient stratégiquement à répondre à une carence de connaissances disciplinaires sur les pays étrangers, constatée au cours de la Deuxième Guerre mondiale, ce déploiement étendra la connaissance de la littérature et de la culture québécoises à des pays où elles étaient jusqu’alors relativement faibles. Il suscitera des travaux selon des intérêts et des perspectives (les études féministes, les écritures migrantes et les études sur les Autochtones), qui se différencient parfois des travaux québécois, et permettra à certains écrivains (Marie-Claire Blais, Nicole Brossard, Naïm Kattan, Marie-Cécile Agnant, etc.) de connaître une carrière fructueuse dans des réseaux complémentaires aux modes de diffusion traditionnelle.

Pour comprendre, accompagner et réfléchir au développement des études sur le Québec (et dans certains cas, sur le Canada), plusieurs essayistes ont publié au fil du temps divers articles et ouvrages : la revue Recherches sociographiques réalise dès 1962 un numéro spécial sur la « Situation de la recherche sur le Canada français[7] » ; en 1980, Pierre Savard tente une « Esquisse de bilan et réflexion[8] » ; en 1989 paraît La littérature québécoise à l’étranger : guide aux usagers[9] d’André Vanasse ; en 1990, Plus ou moins. The State of Québec Studies in the United States[10] de Robert M. Gill et Jeanne Kissner ; en 1993, un Répertoire des études littéraires québécoises en Europe[11] de Gilles Dorion ; et en 1996, un ouvrage de David Cameron, Le point sur les études canadiennes. Les années 1990[12]. La création de l’Association internationale des études québécoises en 1997 donne lieu à un premier grand colloque international sur « L’émergence des études québécoises dans le monde », tenu à l’Université de Sherbrooke en 2001, qui conduira à la publication d’un numéro spécial de Globe sur « Les études québécoises dans le monde[13] » et d’un essai, Les études québécoises à l’étranger. Problèmes et perspectives[14], que j’ai dirigés.

Dans ce dernier, j’ai tenté, à l’aide des réflexions menées par une vingtaine de pionniers des études sur le Québec dans autant de pays, de comprendre « les motivations, ainsi que les objectifs scientifiques et diplomatiques qui déterminent l’essor et l’avenir des études québécoises dans le monde[15] ». Certaines difficultés identifiées à ce moment continuent à entraver le développement des études québécoises, auxquelles se sont ajoutées de nouvelles récemment, sous la forme de réductions budgétaires ou de coupes idéologiques, comme je l’évoquerai ci-dessous. Le déclin des programmes de français langue seconde, les orientations politiques des études canadiennes, l’isolement des chercheurs à l’étranger, la faible reconnaissance institutionnelle que ces chercheurs obtenaient de leurs départements pour les études québécoises, la confusion avec les études francophones et la faiblesse du soutien financier pour leurs initiatives constituaient alors les principales contraintes mentionnées.

Les regroupements de chercheurs

Au Québec, plusieurs regroupements reçoivent l’appui institutionnel des fonds subventionnaires, dont une demi-douzaine ont des missions d’intégration des disciplines qui se rapprochent du concept d’« études québécoises » : en plus du CRILCQ, sur lequel je reviendrai plus à fond, d’autres excellents centres et programmes regroupent des dizaines de chercheurs, dont le CIÉQ, DIALOG, le PÉQ et le CÉLAT. De plus, il faut tenir compte des nombreux chercheurs sans affiliation, ou de ceux qui se rattachent à un centre dont l’objet d’étude n’est pas spécifiquement le Québec, mais qui fondent tout de même la plupart de leurs travaux sur ce dernier. Je présente ici brièvement ces principaux regroupements.

L’équipe des chercheurs du Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIÉQ), fondé en 1993, est pluridisciplinaire, selon une démarche analytique qui fait de l’espace une catégorie historique observée selon les perspectives de l’histoire et de la géographie, bien sûr, mais également de la sociologie, de l’anthropologie, de la démographie, de la philosophie, de la littérature, des sciences de l’éducation, des sciences religieuses et de la théologie. Le Centre regroupe des chercheurs de neuf universités. Le réseau de recherche et de connaissances relatives aux peuples autochtones (DIALOG) est un regroupement créé en 2001 à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Ce regroupement réunit une centaine de personnes, tant du milieu universitaire que du milieu autochtone. Il a pour mission d’approfondir, de diversifier, de diffuser et de renouveler la recherche relative aux peuples autochtones.

Si le Programme d’études sur le Québec (PÉQ), créé à l’Université McGill dès 1963 et sous sa forme actuelle en 1993, est d’abord un programme d’enseignement, il joue un rôle structurant qui fait le lien entre les chercheurs du Québec et de l’étranger, en organisant chaque année des écoles d’été pour favoriser la connaissance du Québec hors de ses frontières et en soutenant un programme de publication. Constitué en centre depuis 1975, mais issu de la Chaire des archives de folklore de l’Université Laval, créée en 1944, le Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) est, depuis 2000, un centre tri-universitaire et interdisciplinaire. Historiquement, ce regroupement a permis le développement des connaissances sur l’histoire et la culture québécoises, surtout francophones. Il s’est également intéressé aux cultures francophones nord-américaines et aux phénomènes de métissage culturel. Il regroupe une trentaine de chercheurs dont les intérêts se répartissent dans tous les aspects des études culturelles.

Issu de la fusion du CRELIQ de l’Université Laval et du CÉTUQ de l’Université de Montréal, ainsi que de l’intégration progressive de chercheurs de différentes universités, principalement de l’Université du Québec à Montréal, le CRILCQ est né en 2002 avec pour objectif de rassembler des chercheurs en études québécoises et de favoriser leur collaboration autour de trois axes : historique, pluridisciplinaire et de poétique des genres. Il rassemble aujourd’hui une cinquantaine de chercheurs et plus de 400 étudiants des cycles supérieurs. Depuis 2011, le CRILCQ inclut l’Université du Québec à Montréal comme l’un des trois pôles de son organisation. Le Centre s’est ainsi pleinement implanté dans les trois principales universités du Québec. Aussi, avec les années, sa mission s’est enrichie de l’apport des différentes traditions intellectuelles de ces trois institutions : de grands projets collectifs littéraires à l’Université Laval, un travail essayistique individuel à l’Université de Montréal et — notamment sous l’impulsion des embauches massives dans cette université au début du xxie siècle — des regroupements interdisciplinaires à l’Université du Québec à Montréal. Ces changements ont peu à peu conduit le CRILCQ à élargir son objet « d’études littéraires[16] » à celui « d’études littéraires et culturelles », par le travail des historiens et esthéticiens de l’art, de la danse, de la télévision, des médias, du cinéma, de la musique et de la chanson populaire, mais également par l’intérêt des chercheurs en histoire de la vie littéraire pour les aspects connexes de la vie culturelle. Le CRILCQ se rapproche ainsi de l’idée d’« études québécoises » pluridisciplinaires, quoique le poids de la littérature demeure significatif dans les travaux des professeurs et des étudiants qui en sont membres.

Parmi les projets qui y sont réalisés, celui intitulé « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec » mérite qu’on s’y attarde, non seulement en raison du nombre de chercheurs (une vingtaine) qui y participent au sein de projets centraux et satellites, mais aussi parce qu’il témoigne de l’évolution des études sur le Québec et des enjeux plus généraux de la pluridisciplinarité. Lorsque ce projet collectif voit le jour en 2002, s’y joignent plusieurs participants du projet collectif « La vie littéraire au Québec » qui, tout en continuant à contribuer à ce dernier par une réflexion diachronique sur un développement disciplinaire, cherchent à ouvrir la réflexion à d’autres disciplines. Ils visent à éviter de se fixer de manière précise à un lieu, une période ou un objet, quoique les travaux réalisés par la suite aient dû définir une aire d’analyse convergente (le régionalisme de l’entre-deux-guerres[17], Montréal en 1900[18], l’année 1937[19], etc.). Les travaux de l’équipe se situent au coeur des tensions des area studies et des études québécoises : ils visent à comprendre comment tenir compte d’un phénomène par essence pluriel (« la vie culturelle ») sans emprunter la voie de la juxtaposition des disciplines, ni celle des grandes synthèses qui doivent s’éloigner des particularités des pratiques artistiques. Ce projet, aujourd’hui dirigé par Lucie Robert, s’intéresse ainsi aux racines méthodologiques des études québécoises.

L’étude du Québec est-elle en recul au Québec ?

Au début du xxie siècle, des sources d’inquiétude ont fait surface en menaçant le développement des études québécoises, tant au Québec qu’à l’étranger. En 2012, coup sur coup, de mauvaises nouvelles faisaient état de la fermeture, à Paris, de la Bibliothèque Gaston-Miron et de celle du Centre culturel canadien, qui constituent les deux plus importantes collections d’oeuvres québécoises en Europe ; de la fin du financement du programme de soutien aux études canadiennes[20] — une catastrophe tant pour ces dernières que pour les études québécoises, après une trentaine d’années de développement soutenu —, mais aussi de coupes plus rapprochées : la fermeture de la salle de l’Office national du film au centre-ville de Montréal, des réductions budgétaires à la Bibliothèque nationale du Canada, des retraites annoncées, sans qu’ils soient remplacés, de collègues qui, souvent seuls, servaient de piliers aux études sur le Québec à l’étranger.

À côté de ces reculs, des avancées sont pourtant remarquables. D’abord, l’inauguration en 2012 de centres d’études québécoises dans les deux villes européennes les plus importantes pour le Québec : Paris et Londres. À l’Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, la fondation du « Centre d’études québécoises » s’est accompagnée de la création d’un poste d’enseignant entièrement en littérature québécoise (occupé depuis septembre 2012 par Myriam Suchet) et du déploiement de la Bibliothèque Gaston-Miron dans cette université, où la collection québécoise occupe une place stratégique. À l’Université de Londres, le « Centre for Quebec and French-Canadian Studies », dirigé par Bill Marshall, a été inauguré en novembre 2012 et confirme une tradition de recherche bien implantée. On note aussi la création d’une chaire d’études québécoises à la SUNY (State University of New York) à Plattsburgh — deuxième chaire de ce genre à l’étranger, après celle créée à la Sorbonne Nouvelle en 2008 —, et avec les nouveaux développements des études québécoises en Inde, en Amérique du Sud, et en Afrique. Surtout, d’une manière plus dispersée mais exponentielle, on remarque la croissance de la diffusion culturelle québécoise au sens large vers l’étranger, dans des genres peut-être peu étudiés dans le concept d’« études québécoises », mais tout de même significatifs et souvent portés par une nouvelle génération : en musique populaire (Arcade Fire, Simple Plan, Rufus Wainwright, Céline Dion) et classique (le jeune chef d’orchestre Yannick Nézet-Séguin), en design d’événements (Sid Lee[21], Moment Factory, qui soutient les spectacles populaires de Madonna, etc.), en gastronomie (par exemple, le restaurant de Hugue Dufour, anciennement du Pied de cochon[22], à New York[23]), en arts de la scène (les mises en scène de Robert Lepage, les multiples spectacles du Cirque du Soleil, bien sûr, mais aussi ceux du Cirque Éloïze et des 7 doigts de la main[24]), en arts graphiques (le succès d’estime des travaux de l’École de la montagne rouge à New York[25]) et au cinéma (Xavier Dolan et, dans un autre registre, Bernard Émond).

Lors de l’assemblée générale annuelle du CRILCQ, en 2011, nombreux étaient les membres qui partageaient une inquiétude, malgré la vitalité de leur centre : il leur semblait que la place de l’objet d’étude qu’est le Québec diminuait sans cesse dans leurs programmes, leurs cours et leurs séminaires, dans les travaux de recherche de leurs collègues, voire dans les inscriptions des étudiants au baccalauréat et aux cycles supérieurs. Pour en avoir le coeur net, j’ai alors proposé que nous réalisions, en collaboration avec les sites de l’Université Laval, de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Montréal, une vaste enquête sur les cours et les programmes, le corps professoral, ainsi que sur les mémoires et les thèses déposés au cours des dix dernières années. Mener cette comparaison n’a pas été simple, mais ses résultats donnent une idée de l’évolution des études québécoises au Québec, du moins pour les études littéraires (sauf à l’Université du Québec à Montréal, où on a tenu compte de l’histoire de l’art) et dans la perspective du CRILCQ. Des recherches élargies permettraient d’intégrer d’autres disciplines et le point de vue de différents centres, mais il fallait bien commencer quelque part. Aussi, comme le rappelait récemment le directeur de l’Association internationale des études québécoises, Robert Laliberté[26], la littérature constitue aujourd’hui comme hier la discipline de la majorité de ceux qui se reconnaissent dans l’idée d’« études québécoises ». Cette recherche, même partielle, est une amorce de réflexion sur l’avenir et l’évolution de l’étude du Québec. Il faut ici noter un fait qui a souvent été souligné dans le passé : l’étude sur le Québec — au Québec — a toujours été davantage le fait de regroupements de recherche que de programmes universitaires spécifiques, signe, peut-être, que l’intégration d’une connaissance du Québec dans l’enseignement (au Québec, du moins, et en partie) va de soi dans la plupart des disciplines de sciences humaines et d’études culturelles, ce qui est un bon signe.

Corps professoral

Nous n’avons pas de chiffres pour évaluer le nombre de professeurs spécialistes du Québec dans toutes les universités, ni pour toutes les disciplines qui regroupent les études québécoises. Par contre, nous avons pu compiler et analyser les données des départements d’études littéraires dans les trois principales universités du Québec : l’Université Laval, l’Université de Montréal et l’Université du Québec à Montréal. De manière générale, on constate, entre 2001 et 2011, que les postes exclusivement consacrés au domaine québécois diminuent légèrement, mais qu’ils sont toutefois largement compensés par une augmentation de postes qui portent partiellement sur le domaine québécois. Dans ces départements, parmi les professeurs qui travaillent en tout ou en partie en études québécoises, environ la moitié sont regroupés au sein du CRILCQ.

Par exemple, à l’Université Laval, la proportion des professeurs qui travaillent entièrement en études québécoises au sein du Département des littératures est restée plus au moins stable au cours des dix dernières années, soit autour de 20 % du nombre total de postes. Celle des professeurs qui travaillent partiellement sur le Québec a augmenté, passant du quart des professeurs au début du siècle au tiers aujourd’hui. Ceci donne à penser que la place du Québec progresse globalement ; cependant, pour bien comprendre ces chiffres, il faut rappeler le contexte des embauches dans ce département au cours de la dernière décennie. Alors qu’il a connu 47 départs, le Département n’a bénéficié que de 25 embauches : seul un poste sur deux a été comblé. Comme en 2004-2005 les programmes de maîtrise et de doctorat en littératures française et québécoise de ce département ont perdu la composante nationale de leur intitulé (et sont devenus les programmes de maîtrise et de doctorat en études littéraires), les embauches ne se font plus spécifiquement en littérature québécoise. Ainsi, depuis 2001, aucun poste exclusivement dévolu aux études québécoises n’a été accordé ; des collègues ont pu s’intéresser entièrement au Québec après leur arrivée, mais le fait demeure que l’Université Laval n’a pas ouvert de poste de professeur en littérature québécoise depuis plus de dix ans. Notons qu’environ 30 % des professeurs de ce département font partie du CRILCQ.

Le CRILCQ n’est officiellement un « centre » à l’Université du Québec à Montréal que depuis peu, mais plusieurs professeurs en faisaient déjà partie. Ceux-ci se sont d’abord regroupés en « antenne » du CRILCQ en 2003, puis en « site » à compter de 2011. Ce dernier a toujours été plus pluridisciplinaire que les deux autres : ses membres proviennent principalement du Département d’études littéraires et du Département d’histoire de l’art[27]. Sous l’impulsion de nouvelles embauches dans cette université, le nombre de professeurs en études littéraires a augmenté pendant la période analysée, passant de 35 à 40. Parmi ceux-ci, environ un quart ont un poste spécifiquement désigné en études québécoises : cette proportion tend à diminuer, de 28 % en 2001 à 20 % en 2011. Par contre, une part importante (60 %) des professeurs travaille partiellement sur le Québec, et cette proportion se maintient pendant la période. Cette situation signifie qu’entre 80 % à 85 % des professeurs du Département d’études littéraires se consacrent complètement ou partiellement à la littérature québécoise : c’est la proportion la plus élevée de tous les sites. En nombre absolu, le nombre de professeurs qui travaillent en partie ou complètement sur le Québec est stable, de 30 en 2001 à 32 en 2011. Parmi l’ensemble des professeurs, 3 (10 %) étaient membres du CRILCQ en 2001 et ils sont aujourd’hui 9 (25 %). En histoire de l’art, la proportion des professeurs qui s’intéressent exclusivement au Québec tend à diminuer, mais la proportion de ceux qui travaillent en partie en études québécoises augmente, ce qui signifie qu’une part stable d’environ 60 % des professeurs font des études québécoises. Au total, environ 20 % des professeurs de ce département sont regroupés au sein du CRILCQ.

Nombre de professeurs dans les départements d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Laval et de l’Université de Montréal

Nombre de professeurs dans les départements d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Laval et de l’Université de Montréal

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À l’Université de Montréal, les membres du CRILCQ sont concentrés au Département des littératures de langue française, dont le nombre de professeurs est resté relativement constant entre 2001 et 2011, avec une légère diminution dans les dernières années. La proportion de professeurs qui travaillent complètement en études québécoises s’établit autour de 20 %, auxquels il faut ajouter environ 40 % de professeurs qui se consacrent partiellement au Québec. Ces deux proportions sont demeurées relativement constantes au cours des dix dernières années. Ce qui distingue ce département, c’est le nombre élevé de professeurs qui sont membres du CRILCQ : il varie de 34 % en 2001 à 44 % en 2011.

Cycles supérieurs

Il n’est pas simple d’évaluer le nombre de mémoires et de thèses déposés dans un département, et encore moins d’identifier ceux qui concernent en tout ou en partie le Québec : les statistiques sont ardues à compiler et souvent incomplètes. Ce que nous avons obtenu permet cependant de dessiner la tendance que l’on peut observer au cours de la dernière décennie.

À l’Université Laval, presque la moitié (45 %) des mémoires et des thèses déposés depuis 2001 concernent en tout ou en partie le Québec : la proportion varie au cours des années, mais elle demeure stable. Si l’on tient compte de la proportion des membres du CRILCQ dans le Département des littératures (environ le tiers), on remarque que ceux-ci dirigent beaucoup d’étudiants : 60 % des thèses et mémoires déposés l’ont été sous leur direction. Il va de soi que ces derniers dirigent aussi des étudiants qui travaillent sur d’autres corpus, mais comme le suggère Annie Cantin, coordonnatrice au CRILCQ à l’Université Laval, cela favorise sans doute l’importance de la représentation des corpus en québécois. Quoi qu’il en soit, il existe dans cette université une disproportion entre le nombre de collègues qui travaillent sur le Québec et le nombre d’étudiants dirigés aux cycles supérieurs, qui dénote une nette carence de postes sur le Québec.

À l’Université de Montréal, environ 40 % des mémoires et des thèses déposées portent partiellement ou entièrement sur le Québec. Cette proportion varie au cours des années, mais elle est relativement stable, tout comme le nombre de mémoire et de thèses.

À l’Université du Québec à Montréal, la proportion de mémoires et de thèses en études québécoises varie grandement d’une année à l’autre, avec toutefois une moyenne pour la décennie de 28 %. On ne peut déceler de tendance à la diminution ou à l’augmentation dans les dernières années. Ce pourcentage peut surprendre compte tenu de la forte proportion de professeurs qui font des recherches partiellement ou entièrement en études québécoises dans ce département, mais il correspond, à peu de choses près, à la part des professeurs qui travaillent entièrement sur le Québec. La création récente d’un site du CRILCQ dans cette université peut expliquer cet écart.

Mémoires et thèses déposés dans les départements d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Laval et de l’Université de Montréal

Mémoires et thèses déposés dans les départements d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Laval et de l’Université de Montréal

Les chiffres de 2009-2010 et de 2010-2011 n’étaient pas disponibles pour l’Université Laval. Les chiffres pour 2008-2009 étant incomplets pour l’Université du Québec à Montréal, nous avons utilisés ceux de 2009-2010.

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Quant aux cours et aux séminaires partiellement ou entièrement dédiés aux études québécoises, la comparaison se révèle périlleuse en raison de la difficulté à obtenir des relevés des trois institutions et du fait qu’il ne reste de plusieurs séminaires qu’un intitulé lapidaire. Cela étant, les chiffres que nous pouvons obtenir indiquent une stabilité dans l’offre de cours de baccalauréat et une certaine diminution du nombre de séminaires de cycles supérieurs qui ne portent que sur le Québec, au profit de séminaires qui intègrent d’autres corpus à la littérature et la culture québécoises.

De nouveaux projets porteurs

Que pouvons-nous conclure de l’évolution des études québécoises, tant à l’étranger qu’au Québec, relativement à leur structuration, à leurs projets porteurs, à leurs professeurs et à leurs étudiants de cycles supérieurs ? Doit-on s’inquiéter, ou simplement constater des changements normaux au cours des décennies, notamment en faveur d’une multiplicité des corpus étudiés et enseignés, qui incluent toutefois le Québec ?

Nous pouvons certes dire que les études québécoises bénéficient aujourd’hui, du moins au Québec, d’un haut niveau de soutien et d’organisation, qui se manifeste notamment par de grands et fertiles regroupements de recherche, des projets collectifs et individuels nombreux, ainsi que par la présence d’associations et de revues dynamiques. Le nombre de professeurs qui s’intéressent au Québec dans les universités, tout comme le nombre d’étudiants des cycles supérieurs qui choisissent d’étudier le Québec dans leur mémoire ou leur thèse, ne paraissent pas diminuer. L’inquiétude, s’il en est une, ne vient donc pas de ce côté. Elle vient plutôt des compressions budgétaires récentes (dont on ne ressent pas encore les effets) dans les programmes et les institutions à l’étranger, qui risquent de sérieusement amenuiser le rayonnement des travaux faits au Québec et les possibilités de collaboration étrangère pour de nouveaux projets. Celles-ci s’ajoutent aux contraintes déjà exposées précédemment qui pèsent sur l’avenir des études sur le Québec : perte de vitesse des programmes d’enseignement du français (auxquels sont liés une bonne part des spécialistes du Québec), fermeture de centres, de programmes et de postes, faute de soutien institutionnel.

Ceci dit, la culture québécoise n’a jamais été aussi connue et reconnue à l’étranger, mais quelquefois dans des genres et des pratiques (parfois populaires) qui s’éloignent des objets de recherches usuels des études québécoises. Cela pourrait nécessiter un recentrement de la recherche sur les objets contemporains de la culture. Dans les prochaines années, des regroupements de chercheurs pourront se renouveler simplement en s’appuyant plus résolument sur les projets qui émergent de leurs membres, et non sur ceux que ces centres ont réalisés dans le passé. Ces nouveaux axes et projets, parfois masqués dans les programmations issues du passé, existent pourtant aujourd’hui, et forment le coeur et l’avenir des études québécoises.