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Dans « Parcours et non-parcours », texte d’une conférence présentée à l’Université de Montréal en 1990, Gaston Miron, évoquant son itinéraire poétique, écrit : « Je me suis souvent tellement perdu de vue dans ma volonté de comprendre le plus loin possible, dans le poème ou en dehors de lui, que je n’ai pas toujours su ce qui m’arrivait sur le coup. Dante écrit au début de son grand oeuvre : “Au milieu de ma vie, le chemin n’était plus droit.” Or, en ce qui me concerne, le mien en quelconque endroit de ma vie n’a jamais été droit [2]. »

Ce chemin tortueux, étoilé d’itinéraires à peine esquissés, encombré de multiples obstacles, cassé maintes fois, les archives personnelles du poète permettent d’en prendre la mesure. Si les nombreuses versions et variantes des poèmes de L’homme rapaillé, aujourd’hui déposées à la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ) [3], en favorisent une certaine saisie, d’autres écrits plus anciens retrouvés dans les archives et conservés par l’auteur dans une malle où étaient aussi rangés ses textes poétiques permettent de tracer un portrait singulier de l’évolution de sa pensée et de la genèse de son oeuvre. Ces écrits, qui participent des genres de l’intime, sont de nature et de formes diverses, et révèlent l’impressionnante activité d’auto-analyse qui très tôt fonde et irrigue la production poétique.

Ce volumineux corpus est composite. Il comprend des centaines de feuillets de notes [4], manuscrites et tapuscrites, des fragments de journal intime, des ébauches de textes, des projets de livres et des amorces de romans à caractère fortement autobiographique. À cet ensemble, il faut joindre, comme le propose Georges Gusdorf [5], une abondante correspondance où se poursuit le travail d’investigation personnelle. Visiblement, ces diverses formes d’écriture du moi n’occupent pas une simple fonction d’accompagnement ou de redoublement de l’existence. En cette période de formation que représentent pour Miron les premières années de son installation à Montréal (en 1947), elles en constituent le centre même, tout en témoignant d’un ancrage fort dans le contexte discursif des années d’après-guerre. Je tenterai de montrer qu’à travers le discontinu de ces différentes formes d’écriture du moi, qui portent en germe les premiers linéaments de l’oeuvre poétique à venir, se jouent un double désir de socialisation et d’individuation, un double mouvement de renoncement à la carrière littéraire et de « capitalisation » textuelle dans lesquels s’élabore, à même l’exploration d’une souffrance reconnue, la figure d’un écrivain en quête de sa propre voix. Cette étude cherchera également à cerner la double face de ces écritures du moi qui se présentent à la fois comme retrait (écriture pour soi) et réserve d’écriture pour l’oeuvre future.

La pulsion d’écrire

Dans ces années 1947-1953, l’apprenti écrivain Miron (né en 1928) est un jeune homme tourmenté, souffrant, mais animé par une irrépressible pulsion d’écrire. Les nombreux écrits inédits de cette époque montrent qu’il traverse une importante crise, tout à la fois matérielle, physique et morale, qui ébranle ses certitudes et alimente le besoin d’écrire. Réfléchissant en 1954 sur sa pratique, Miron écrit :

Je me demande si le besoin d’écrire n’est pas une incapacité de vivre. Car il ne vient pas de tourmente à ce sujet quand je vis totalement un événement, un fait, une situation. Je brûle tout dans l’Acte. Tout est consommé. Accompli, et suivi de la paix… Au contraire, j’ai besoin d’écrire quand je fais les choses à moitié, quand je suis insatisfait, mécontent, chagrin, révolté…

Note tapuscrite du 28 décembre 1954

Ce sentiment d’insatisfaction et de mal-être s’exprime autant dans des notes que dans la correspondance :

Et moi ? J’essaie de sortir de mon drame malheureux, c’est-à-dire de moi-même. Qui me délivrera [6] ?

Et il trouve parfois dans la poésie un lieu où se poser, comme le montre la suite de cette même lettre où Miron annonce à son ami que deux de ses poèmes, « Solitaire » et « Désemparé », dont les thématiques font écho à son mal-être, seront bientôt publiés dans Le Courrier littéraire d’Ottawa [7].

Les bras solitaire

[…]

Ah dites-moi qu’il se trouve au désert où j’habite

Pour que je ne sois plus des humains le proscrit

Cet homme dérisoire, inutile, ahuri

Un autre des hauts lieux qui cherche et qui gravite.

[…]

Désemparé

Par la nuit de tempête où les phares s’engouffrent

Comme des fouettés et des déterminés,

Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,

Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.

[…]

Cet homme ahuri, livré au désert et assoiffé d’horizons de paix et de charité, est frère du Miron épistolier qui écrit à son ami :

[…] ce matin, sans être découragé, je suis hahuri [8]. Oui c’est bien le mot : hahuri. De tout, des choses, de la vie, des hommes.

Comme je l’ai déjà écrit (tu te souviens) :

Hahuri par le guet et par l’indifférence

fatigué de la course et de la déception [9]

Cette crise personnelle que traverse Miron prédispose à l’écriture du moi, à la tenue du journal intime, pratique « qui naît d’un malaise de l’identité [et qui] ne fait que le multiplier, le refléter à l’infini [10] », comme l’a montré Béatrice Didier. Si les archives mironiennes ne présentent que des feuillets épars, des notes et des écrits parfois datés, et non un journal suivi, il semble toutefois que Miron ait à l’époque tenu un véritable journal, comme une allusion dans une lettre à Guy Carle nous autorise à le penser :

(Excuse, Guy, mon manque de suite dans les idées ; je perds le métier de consigner, d’analyser, de conclure ; j’ai perdu la force de faire mon journal ; j’ai pourtant des choses à dire. Tout se perd [11]).

Ce journal, dans sa forme initiale et traditionnelle, a pu, au fil des ans et des déplacements, être en partie détruit. Mais ce qu’il en reste, ces innombrables feuillets épars, ces fragments et lambeaux témoignent à l’évidence d’une activité scripturale intense et régulière qui, en dépit de la solitude dans laquelle elle se déploie, n’en participe pas moins de la circulation des discours de l’époque [12].

L’écriture sous influence

On aura reconnu dans ces figures du guet et du désert que présentent les deux poèmes cités des échos de l’oeuvre de Saint-Denys Garneau, que Miron a relu en 1950 et dont il a admiré la dense et tragique vie intérieure [13]. Cette expérience du vide et du silence que l’on retrouve chez Miron comme chez Garneau pourrait — comme l’a montré récemment Frédérique Bernier — relever de la « modernité du pauvre », d’une exigeante poétique du religieux dont on a jusqu’ici peu pris la mesure [14]. La foi religieuse du jeune Miron est certes plus naïve et moins inquiète que celle de son aîné, encore que l’apathie et la fausse charité des croyants le désespèrent, mais elle demeure incontestablement fondatrice de son rapport à lui-même et à la communauté.

L’influence de Saint-Denys Garneau sur Miron et ses compagnons poètes de l’Hexagone sera, on le sait, beaucoup occultée par la suite, la poésie d’Alain Grandbois représentant au seuil de la Révolution tranquille la voie d’ouverture privilégiée vers le monde. Il demeure toutefois que l’aventure intérieure de Saint-Denys Garneau (sa lucidité, son angoisse, son idéal de pureté) rejoint à bien des égards l’expérience de plusieurs écrivains de la fin des années 1940 et du début des années 1950, dont celle du jeune Miron.

Ce drame de l’être, tiraillé entre l’impuissance et le désir, les forces de vie et les forces de mort, Miron le décrit dans des termes qui ne sont pas sans évoquer l’univers lexical et thématique du personnalisme et de La Nouvelle Relève (solitude, inquiétude spirituelle, quête de la joie, etc.). En 1957, Miron identifiera le « mouvement de La Nouvelle Relève » comme l’un des « trois facteurs dominants » pouvant expliquer la prise de conscience de la nouvelle génération de poètes, à laquelle il appartient [15]. Ses lectures des années 1948-1950 croisent d’ailleurs à de nombreuses reprises, comme en témoigne sa correspondance avec Guy Carle, les lectures phares des écrivains de La Relève (Julien Green, Dostoïevski, Péguy, etc.). En outre, Miron a lu Robert Charbonneau et le classe au nombre des cinq écrivains qui, selon lui, « écrivent le mieux le français au Canada [16] ».

De plus, les projets de romans qu’il élabore à l’époque présentent une grande parenté avec la jeune tradition québécoise du roman psychologique [17]. Les extraits d’un roman sur lequel il travaille en 1949-1950, « Les poings meurtris », sont particulièrement révélateurs à cet égard :

André Jolicoeur, de trois ans moins âgé que Jachères, connaissait celui-ci depuis le temps de leurs études. Ce Jolicoeur était un homme casé maintenant et tout au plus ordinaire.

Son adolescence n’a point connu de bourrasques : jamais de révoltes, jamais d’attitudes farouches envers une société conformiste. Il était de ceux nés pour une vie facile et à qui rien d’exigeant n’est demandé. De ceux qui ont tout innocemment. Tout lui a été présenté : son éducation, son instruction, sa situation, voire sa femme. Et il lui semblait tout naturel que cela fut ainsi. Il n’intégrait pas, comme Béchard ou Jachères, le monde à sa vie ; il vivait avec ses parois.

Quelques fois, il ressentit un malaise confus qui aurait pu le rendre conscient de son bonheur ; mais il a fui ce malaise comme un vertige et le chassa avec une aspirine.

Et sans doute, il mourra étranger à lui-même, sans jamais avoir su ce qu’il était, un damné ou un sauvé. Et là encore on lui présentera son cadre d’éternité.

***

— Regarde-moi ça, dire qu’il y a des gens heureux !

Je sentais alors Jachères souffrir, gémir esseulé. Que peut-on devant la souffrance d’un ami, à ses côtés, sinon se taire et la respecter. Que lui apporterait une pitié qui l’humilierait. Et des paroles dont il ne comprendrait pas le sens vu son état d’hébétude. Parce qu’il y a des souffrances que l’écorce humaine ne peut contenir et qui n’ont de signification qu’en dehors de nos volontés.

Et l’impuissance de chacun devant celle des autres. Son existence, jusqu’ici, n’a été qu’un jeu d’impuissant et de stérile. Ça [sic] été son drame à lui. Et à nous [18].

Ce projet, comme d’ailleurs les autres projets de romans qu’il élabore au cours de ces années, ne connaîtra pas d’achèvement. Mais il reste qu’en dépit des échecs répétés, la tentation du roman persiste. Miron multiplie les amorces, élabore des scénarios dans lesquels, à l’instar des romanciers de La Relève, les emprunts aux genres de l’intime (journal, lettres) sont fréquents, crée des personnages, dont l’un, Jacques Cadou, sorte de double de lui-même, réapparaît de fragment en fragment. Dans une note tapuscrite du 24 septembre 1953, le jeune écrivain fait état de ses difficultés à parachever ses essais romanesques :

J’ai beaucoup, beaucoup trop d’idées, pour écrire des choses. Mais dès que je veux en mettre quelques-unes à exécution, une espèce de panique me prend qui gèle tout. C’est comme ça à chaque fois. Il y a certainement frustration quelque part. Panique au ventre. Ça fait mal. Et j’avorte.

Ainsi des architectures de roman se dessinent nettement en moi. Je sens mes personnages intensément d’un bout à l’autre, de leur naissance à leur dénouement. Hélas, je n’ai pas les moyens de les faire passer dans le champ du monde et de la conscience. Panique encore. Ça fait toujours mal. De plus en plus. Et ça rate toujours. Univers fermé. Muet. Comme celui des bêtes.

Un roman où tous les personnages s’éclaireraient seulement et uniquement par les autres. Déterminés par les autres. Du dedans des autres [19].

Un roman où tous les personnages ne seraient éclairés que par un seul.

Etc.

L’entreprise romanesque chez Miron participe de l’autobiographie. La fiction peine à se dégager de l’expérience immédiate. Là encore domine l’irrépressible désir de se raconter, de se comprendre, d’ériger son moi, ses expériences en objet premier du discours. Comme si aucune forme ne parvenait à endiguer la souffrance et résoudre l’énigme du moi. Comme si la pulsion d’écrire devenait une machine qui tournait sur elle-même, à vide. Mais d’où peut venir ce recours répété aux écritures du moi ? Tentons une hypothèse. Je crois qu’il est possible de relier cette pulsion d’écriture au déracinement et à la perte de repères que constitue pour Miron son arrivée à Montréal. Sans toutefois en épuiser le sens, certaines circonstances biographiques semblent offrir des clés pour situer l’origine et l’ampleur de cette crise du « moi » qui s’exprime avec tant d’insistance.

Note manuscrite, 24 septembre 1953

Note manuscrite, 24 septembre 1953

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Note manuscrite, sans date

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Dessin, sans date

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Circonstances

À son arrivée à Montréal, à l’automne 1947, le jeune Miron est un être seul [20] et sans le sou. Il a derrière lui cinq années de pensionnat au juvénat des Frères du Sacré-Coeur à Granby où il a terminé ses études secondaires et reçu une formation de frère enseignant. Cinq années sans contact autre qu’épistolaire avec sa famille, sa mère et ses quatre soeurs cadettes. À sa sortie du collège, en 1946, il enseigne un an à l’École Meilleur à Ville Jacques-Cartier tout en logeant à la résidence des Frères. Cette année lui permet de reprendre contact avec le monde extérieur, de rendre visite à sa famille, maintenant installée à Saint-Jérôme, et de recevoir la visite des membres de sa famille élargie (oncles, tantes, cousins). Ces premières expériences hors du cercle clos du collège coïncident avec sa décision de renoncer à ses voeux perpétuels et de quitter la communauté des Frères du Sacré-Coeur.

Après un été passé dans sa famille où il travaille comme apprenti plombier pour l’un de ses oncles, il s’installe à Montréal et grâce à l’aide financière d’un cousin, Guy Trempe, il peut acquitter les frais de son inscription aux cours du soir de l’École des sciences sociales de l’Université de Montréal. Son objectif est alors de devenir journaliste, mais la poésie occupe déjà une place importante dans sa vie. Au collège, grâce à la complicité de certains frères enseignants, il s’est découvert un talent pour l’écriture et la poésie. Il retranscrit à la dactylo les poèmes des poètes qu’il aime et consigne dans un « cahier noir [21] » ses premiers poèmes qui sont de facture traditionnelle et d’une inspiration qui trahit sa formation religieuse.

Ses cours du soir à l’École des sciences sociales [22] lui permettront de faire des rencontres marquantes, notamment celle d’Olivier Marchand, avec qui il signera en 1953 son premier recueil Deux sangs, et de Guy Carle, frère du cinéaste Gilles Carle, avec lequel il entretiendra pendant deux ans une correspondance hebdomadaire, sorte de chronique mi-mondaine mi-intime de ses activités montréalaises et de ses états d’âme. Ces lettres qui s’échelonnent de 1949 à 1951 sont fort précieuses en ce qu’elles témoignent des lectures et de l’évolution de la pensée du jeune Miron au moment où il aborde la carrière d’écrivain et fait ses premiers pas dans l’animation culturelle au sein de deux mouvements de jeunesse, l’Ordre de bon Temps et le Clan des Routiers Saint-Jacques [23]. Ces rencontres et ces activités qui se multiplient à partir de 1950 (il dresse pour Guy Carle d’impressionnantes listes de ses activités) ne semblent toutefois pas en mesure de combler le douloureux et persistant sentiment de solitude et de désarroi qu’éprouve Miron.

Auto-analyse et corps de l’écriture

La crise que traverse Miron à son arrivée à Montréal le conduit à s’interroger sur lui-même et sur ses lacunes. Dans une note datée du 23 décembre 1953, il dit vouloir « descendre dans sa vie comme les spéléologues [24] ». Ces plongées dans les profondeurs du moi le conduisent souvent à des états d’abattement et d’égarement extrêmes :

[…] aussi je mène la vie la plus triste. Je ne sors pas. Je m’obstine à ne plus voir personne. Il se fait souvent un grand vide dans ma tête et je ne me souviens plus de rien. Sur un autre plan, je renonce à tout. Vois-tu, j’ai accepté ma mort. Je prie le Seigneur qu’il me rende la vie, dissipe mes ténèbres, m’arrache de cette sécheresse qui dure depuis trois mois. Je fais mon devoir d’état du meilleur de mon possible : le reste, ça lui appartient. (et c’est très difficile avec tous ces maux, ces hantises) [25].

Il se voit assailli de tous côtés : pauvreté matérielle lancinante, emplois précaires et sans attrait pour lui, chômage, maux physiques (douleurs à la gorge, au ventre, aux yeux, etc.). L’adaptation à Montréal s’avère difficile, il se sent inadéquat, mal adapté aux rythmes et aux exigences de la vie urbaine. « Miron […] a douleur en la ville, rêve d’y introduire l’infini naturel et la familiarité amicale du village [26] », écrit justement Pierre Popovic en conclusion de son étude de Deux sangs. La fin heurtée d’une longue lettre rédigée sur plusieurs jours en juillet 1950 témoigne de l’acuité de cette douleur :

[…] ça tourne. Sens, anglais, refus, maladie, dèche, espoir encore,… etc... l’enfance. Guy, Guy, je pleure en ce moment, les poings fermés. C’est triste. Bonjour.

L’enfance refait surface, une enfance qui se fait déjà lointaine puisque la mort de son père, le 16 mars 1940, et les longues années de pensionnat l’en ont privé depuis longtemps. C’est le choc de la ville qui semble ramener le jeune citadin à l’évocation nostalgique de l’harmonie et des joies pures de l’enfance et lui faire prendre l’exacte mesure de la déchirure qui s’est produite dans l’ordre du temps, comme le montrent ces extraits d’un texte inédit et non daté mais qu’une allusion dans une lettre de Guy Carle permet de situer en 1949 :

À quelques générations près, nous sommes tous de souches terriennes. De ruraux nous devenions citadins et cela en moins de cinquante ans. C’est peut-être l’une des causes qui fait de nous des hommes confus, à la recherche d’un équilibre sur de nouvelles assises. Notre génération touche à l’ancien et au nouveau. […]

Dans cette passe angoissée des hommes, un jour, inassouvi de toutes nourritures terrestres, je suis parti pour la découverte d’un bonheur. C’est vers ceux d’hier que j’ai tendu ma proue d’absolu. C’est vers mon village que je reviens. Pour moi, il est encore celui de mes douze ans [27]. Mon village de ce temps-là, ce n’est pas celui qu’on a fait pour les touristes, mais celui que nos pères ont agrandi pour eux, pour leur joie, leur amour vivant ou mort, pour nous.

Par le métier, on entre dans le réalisme des choses. Le métier d’une vie et non pas le sot métier de tout faire. Ainsi mon père dans les secrets de l’outil et du bois. Il avait acquis le sens de son domaine, de sa maîtrise, de sa royauté, la prise de contact intime et dans les moindres replis. Il connaissait l’espèce de chaque arbre, son odeur, sa structure, son utilité et son adaptation. À la matière indomptée, sauvage, fruste il insufflait un sens, une vie : servir l’homme [….]. Aujourd’hui, je le revois encore dans sa boutique, penché en maître sur le bois, avec le rabot, l’égoïne et sa pensée royale qui décide du plus petit relief, de la plus petite incision, du plus petit clivage, du plus petit poli. Quel amour autour de sa création ! Quelle grandeur dans le service de l’homme !

Et moi, je pleure de ma nullité. Profane, j’ai perdu l’initiation et les secrets.

Oui, c’est cela mon village perdu, mon enfance retrouvée [28].

La rencontre de Montréal, « cette ville qui [lui] a jeté ses mauvais sorts [29] », semble avoir remis le temps en marche, comme si les années de pensionnat avaient été vécues dans une sorte de hors-temps, temps circulaire sans inscription durable dans la mémoire et dans l’imaginaire [30]. Dans ses notes ou dans sa correspondance avec Guy Carle, on ne trouve d’ailleurs aucune allusion à ce passé proche. C’est le départ de Granby (en 1946) et la solitude montréalaise (à partir de 1947) qui font que s’instaure un temps profane, mais enclos dans un présent vide, pétrifié :

Maintenant je sais, je le sais des pieds et des mains, il existe une barrière du temps comme il en est une du son. C’est au-delà que tout est possible, que rien ne détruit plus l’homme. Souffrances, douleurs, peurs, angoisse, se pétrifient, durcissent en fond de roc. Insensibilisation à la façon de l’insecte [31].

De là, le recours à un passé plus lointain mais toujours chargé de sens, au temps de l’histoire familiale qui sera plus tard noué au temps de l’histoire collective. Comme l’a très justement observé Pierre Nepveu : « La conscience politique elle-même, qui va marquer profondément L’homme rapaillé, ne s’articule qu’au terme d’un long processus d’auto-analyse […] [32]. » Processus qui, selon toute apparence, ne s’engage vraiment qu’après la longue et douloureuse introspection des années 1947-1953. C’est d’abord en lui-même, par l’exploration de sa souffrance personnelle, que le jeune Miron éprouve l’expérience d’un temps désaccordé. Ce sentiment d’étrangeté — qui marque une radicale séparation entre le dedans et le dehors, entre le « moi » profond et le monde — s’exprime dans la correspondance sur le mode d’un conflit entre l’inspiration et l’expression. Comme si soudain le sens ne trouvait plus à s’incarner dans une forme, comme si la forme (les formes apprises) ne parvenait plus à dire le réel, à traduire l’expérience vécue :

[…] je souffre, depuis quelques mois, d’[une] aridité chronique, plus spécialement d’un conflit entre l’inspiration et l’expression. Les mots sont falots. Plus un ne rend la vision [33].

Un mois plus tard, après avoir évoqué le bonheur d’un séjour à Rouyn, Miron revient sur cet étrange état dans lequel il se trouve :

[…] je me moque bien de la littérature maintenant. Je ne veux être fidèle qu’à l’homme, qu’à la vie. Tant pis pour la littérature. D’ailleurs, je n’écris plus pour écrire. Quand je veux le faire, je le fais à rebours, comme un forçat son travail. Je ne crois plus à une carrière littéraire pour moi. Et j’écris de plus en plus mal. Ma phrase est informe et n’a plus de nerfs. Je me désole le premier de cet état de choses. Car si j’ai perdu la clef de mon expression, le tourment d’écrire, de dire mon message, demeure, lui. Il se relève toujours comme une flamme ; et je n’ai plus rien qui puisse me libérer. La raison ? Quelque chose, en moi, je le sens, est pour toujours dissociée. Quoi ? L’expression et l’inspiration. Ma pensée, au lieu d’être une chaîne qui résiste, n’est plus qu’une somme de chaînons. Je suis un égaré, un enchaîné de l’azur, un prisonnier de l’inconnu. Il arrive un moment où l’expression : règles, cadres, etc... ne peut plus suivre l’inspiration, la pensée. La plupart des poètes restent en deçà de la ligne de démarcation, de la ligne d’équilibre ; en deçà, les règles et les cadres ont leur place ; en deçà, on peut parler. Dans cet étrange pays de l’au-delà, tout est impondérable ; tout se tait. Seuls les poètes qui ont engagé non seulement leur âme mais aussi leur corps, ont traversé la ligne d’équilibre. Et ils se sont tus. Là est le mystère de Rimbaud, par exemple. Comme tous ceux-là, j’ai atteint le pays de l’inexprimable. Pays de tourmentes souterraines, de grands lacs bleus, d’êtres étranges qui passent [34].

La quête engage la sortie des voies traditionnelles de l’expression, oblige à se déprendre des influences, « à occuper l’espace d’indécision ouvert par la dynamique du discours social » et à « faire du neuf avec du vieux », comme le dit Pierre Popovic [35]. Car « dire, comme le signale lui-même Miron dans une note non datée, c’est aussi créer ses propres structures formelles ». Cette entrée dans le pays de l’inexprimable — ce pays fantomatique, percé de grands lacs bleus, qui tout à la fois séduit et effraie celui qui s’y aventure, sorte de paysage intérieur et crépusculaire, sans corps réel — semble métaphoriquement traduire « ce passage à blanc des années 1950-51 » qu’évoque Miron dans le texte de sa conférence, « Parcours et non-parcours » :

Un travail souterrain s’opérait en moi, qui préparait la débâcle de mon écriture à l’automne [19]52 et au début de [19]53. […] À un moment donné de ce qu’on pourrait appeler un parcours, je me suis aperçu avec le recul qu’il y avait un trou, justement ce passage à blanc des années 1950-1951, suivi en l’espace de six mois [jusqu’au milieu de 1952] d’une mutation, d’une catharsis… une évacuation violente de mes entraves… de tout ce que je croyais être de la poésie. Ce moment m’est toujours une énigme. […] Que s’est-il donc passé, quel verrou a sauté dans mon esprit [36] ?

Au printemps de 1950, Miron avait déjà évoqué avec son correspondant la force de ce séisme intérieur [37] au cours duquel il écrit un poème de forme nouvelle et plus moderne qui vient donner un avant-goût de cette « débâcle de son écriture » en ouvrant la voie à l’écriture des grands poèmes de L’homme rapaillé : « Pour retrouver l’amour et le monde [38] ».

La construction de soi

Comme toute entreprise d’écriture du moi, celle du jeune Miron ne va pas sans l’expression d’un profond désir de réforme :

[Je m’emploie à] mettre en pratique la théorie de l’effort [39].

[...] je ne démords pas de ma ligne de conduite [40].

L’aveu de ses déficiences et de cette « inaptitude immédiate à la vie [41] » l’amène tout naturellement à adopter une discipline de vie susceptible de les surmonter, ou du moins de les atténuer :

Je suis abruti. Mais je sens que ma puissance intellectuelle monte et s’élargit de plus en plus. Je sais que je n’ai pas le droit de reculer [42].

À cet égard, la correspondance avec Guy Carle est fort instructive car Miron y décrit de façon hebdomadaire les avancées du programme intellectuel qu’il s’est fixé pour combler cette « carence de [s]a culture » qu’il dit ressentir [43] : programme de lectures, d’activités culturelles (concert, théâtre, spectacles de danse) et sportives (patin, ski) variées. La lecture de biographies (celles de Pasteur et de Beethoven) et de certaines correspondances d’écrivains (Claudel et Jacques Rivière) lui fournit des modèles inspirants. Elle lui permet également de se situer dans une filiation :

[…] j’ai appris qu’il n’existe pas d’antinomie entre le style et l’idée pas plus qu’entre la pensée et l’action. En cela je me révèle un disciple de Péguy, d’Antoine de S[ain]t-Exupéry et du sympathique Emmanuel Mounier auquel Le Devoir consacrait son numéro de samedi [44].

S’inscrivent aussi, dans cette entreprise réformatrice, les exercices d’autoportrait et de bilan auxquels se livre fréquemment le jeune Miron :

Chaque fois, aujourd’hui encore, Miron s’engonce le cou dans les épaules et rejoint sa légende, ses bouquins inconnus, ses rêves, son enfance, ses fantômes. Et il me faut avouer que je n’ai jamais rien pris au sérieux. Je suis un… complexe mais sans compartiments. Je suis tout entier. Je vis aussi bien avec les vivants qu’avec les morts. Je me sens à l’aise dans le visible comme dans l’invisible. Je tombe en un rien de temps, de la joie à la tristesse, je monte en un rien de temps, de la gravité à la légèreté. Ce qui n’est pas sans déconcerter mon entourage, mes amis, mon interlocuteur. Et moi-même [45].

***

Quant à faire le bilan de l’année défunte, je n’ose. Disons que ce fut une drôle d’année, toute aussi drôle que tragique, tant dans mon petit patelin que dans notre vieux monde. Elle fut stérile en oeuvre littéraire ; par contre elle fut marquée au fer rouge de l’expérience souvent douloureuse de l’âme. Un autre point à considérer ; j’ai étendu le réseau de mes relations et connaissances, ce qui s’appelle être de la réalité. On ne se passe pas des gens comme ça, comme une chiquenaude : il y a une loi de la solidarité humaine. En somme, j’ai fait un pas de plus vers une plus sûre maturité d’esprit. Car plus on est honnête et sincère avec soi-même plus la vie nous demande, plus on se découvre des exigences, exigences austères mais combien rédemptrices [46]

Tous ces efforts de maîtrise de soi et d’enrichissement intellectuel visent un but que Miron partage avec ceux qu’il appelle affectueusement ses « chers compagnons » :

Nous voulons être des êtres complets, c’est-à-dire penseurs, poètes, pratiques, sportifs, d’action. En somme, l’intégration d’un monde [47].

Mais en lui, quelques certitudes fortes, qui agissent comme des valeurs permanentes au sein de son chaos intérieur, orientent la quête, notamment celles de la beauté et de l’émerveillement :

[…] un émerveillement jamais démenti, même dans la terreur, le vide, le dégoût, la souffrance, la tristesse, un émerveillement multiple, comme supérieur à moi. Comme un soleil dru, ou simplement posé là, ou à travers une brume…

Note tapuscrite de 1952

Il y a la beauté. Je n’aime que la beauté. J’admire depuis mon enfance ; mais avant d’être esthète, je suis un homme crûment. Certains mots peuvent aller contre l’euphonie, paraître grotesques, mais ils rendent ma lucidité et ma réalité. Il me faut des mots bruts comme la vie, heurtés comme elle, bêtes comme elle [48].

La réserve d’écriture

Si l’écrit intime sert souvent chez Miron à exprimer le renoncement à la carrière d’écrivain (« je me moque bien de la littérature maintenant »), il sert également — et du même mouvement — de réserve d’écriture. Ne dérogeant pas en cela à la pratique connue qui fait des écritures du moi un banc d’essai pour l’oeuvre future, Miron retranscrit, met au net, conserve ses écrits, signifiant par là l’importance qu’il accorde à ce réservoir d’expériences et de formes vives dans lequel, on le sait, il retournera puiser toute sa vie. Comme le remarque Béatrice Didier :

Le journal est un banc d’essai, un exercice qui permet au poète la gestation de son oeuvre. […] S’il y a une ligne de démarcation, elle se situerait au moment de la relecture et des corrections : le poème représentant un degré de travail et d’élaboration plus grands. Mais peut-être n’eussent-ils pas été possibles sans le libre élan initial dont le journal a été plus que le réceptacle, le tremplin [49].

Chez Miron, ce libre élan initial rejoint parfois rapidement le terrain du poème, comme on peut le constater dans cette lettre à Andrée Maillet, le 9 mai 1952 :

[La poésie] est cette petite qui se lève avec nous tous les matins, à 5.30 hres a.m., descendue parmi nous, avec nous par la main tout le jour, ô méconnue au faîte du jour ! Celle qu’aime mon ami Olivier et qui l’habite tant bellement. Par nuit venteuse et belle, avec elle on a des rendez-vous d’amour au bout du vent. On la perd. On la cherche partout, comme une main dans le vent, un soulier hanté, des yeux tout seuls sur des murs.

Ce passage se verra, au cours des semaines qui suivent, retravaillé et repris dans « Ma désolée sereine » :

Ma désolée sereine

ma barricadée lointaine

ma poésie les yeux brûlés

tous les matins tu te lèves à cinq heures et demie

dans ma ville et les autres

avec nous par la main d’exister

et t’aime Olivier

l’ami des jours qu’il faut espérer [50]

L’on objectera que la lettre n’est pas un pur espace d’écriture de soi, qu’elle s’érige sur la présence (ou l’absence) de l’autre. C’est juste mais, souvent chez Miron, les lettres ne se distinguent guère du journal intime [51], comme si le mouvement même de l’écriture lui faisait par moments oublier l’autre et l’incitait à explorer et à poursuivre un fragment d’écriture de soi. Comme si toute écriture était prétexte à poursuivre ce qui l’occupe et qu’il découvre en écrivant.

Cela dit, le (re)travail en vue de la publication, sur le terrain même du poème, sollicite d’autres moyens, un investissement d’un autre type, plus objectif et impersonnel, distant des affects immédiats encore que souvent commandé par eux, plus soumis dans ce cas à des lois et des règles précises. En cela, je suis portée à croire comme Béatrice Didier que « [s]’il existe des journaux de poètes, il n’existe pas de journal de l’expérience poétique. Le poème est tout le contraire d’un journal : par-delà l’individu et par-delà le temps [52] ». Si les écritures du moi peuvent servir le travail poétique, l’alimenter, il n’y a pas lieu de confondre celles-là et celui-ci. Sans véritablement constituer un journal de l’expérience poétique, elles permettent néanmoins de pénétrer dans « l’atelier du poète [53] » et d’y découvrir, particulièrement chez Miron, le lieu d’une réserve d’écriture qui a très tôt fondé et enrichi la fabrique du poème.

Il reste encore à faire bien des recherches, bien des analyses avant de pouvoir plus nettement établir les processus de création de l’auteur de L’homme rapaillé. Chose certaine cependant, ses archives, notamment celles des années 1940 et 1950, montrent que les commencements furent lents et laborieux et qu’ils empruntèrent bien des chemins de traverse dont celui de l’auto-analyse. Miron lui-même, dans certaines notes, a d’ailleurs reconnu le rôle clé joué par cette pratique dans sa vie d’homme et d’écrivain :

C’est qu’un jour, je me suis jugé moi-même.

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Si je suis devenu ce que je suis, quoi, c’est qu’un jour je me suis jugé à froid.

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Nous en arrivons là, un moment ou l’autre, au règlement de compte avec soi [54].

Ce vaste laboratoire de soi que construisent les écrits des années 1947-1953, avec tous les échos qu’ils contiennent, semble s’offrir comme le creuset premier de son oeuvre. En engageant tout l’être, dans ses contradictions et ses désirs, il amorce la constitution du réservoir d’écriture que les années futures, principalement les années 1955-1969, n’auront de cesse à la fois d’épuiser et d’enrichir.