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Dans son roman Purge, écrit en finnois et gagnant du prix Femina étranger en 2010, la jeune écrivaine, Sofi Oksanen, met en scène deux personnages de femme que l’âge sépare violemment. En 1992, Aliide Truu, une vieille dame, abîmée par les tribulations de son existence et vivant aux abords de la forêt estonienne, découvre une très jeune femme cachée dans la cour de sa ferme. Aliide s’apercevra très vite que Zara a extrêmement peur et que même si elle prétend avoir simplement fui son mari, elle craint bien davantage que la colère d’un époux trahi. En effet, Zara, en cavale après avoir assassiné un homme important, le grand patron d’un réseau de prostitution, et se cachant des proxénètes qui veulent la tuer, est là dans l’espoir de trouver refuge chez sa grand-tante Aliide qu’elle ne connaît pas, mais qu’elle sait habiter près de Risti, pas loin de là où elle s’est trouvée pour le travail… Zara, qui a passé sa jeunesse en URSS, à Vladivostok, mais qui parle estonien, ne livrera pas son identité à Aliide. Elle sait vaguement que sa grand-mère et sa soeur ne se parlent plus, sans connaître la cause de cette rupture. En fait, Aliide a fait envoyer sa propre soeur et sa nièce (la mère de Zara) dans les camps en Sibérie 43 ans plus tôt. Très vite, néanmoins, sans qu’Aliide ne sache à qui elle a affaire, s’établit pour elle une familiarité avec cette jeune fille qui lui ressemble et en qui elle reconnaît un rapport au corps semblable au sien.

C’est à l’analyse des représentations des corps féminins dans Purge que la présente étude s’attachera. Il s’agit en effet de voir comment une filiation entre femmes peut advenir sans qu’il y ait répétition complète des malheurs subis par les corps des femmes. Il sera nécessaire, dans un premier temps, de penser au lien que les corps des filles et des femmes entretiennent de façon très large avec l’Histoire du pays, puisqu’un parallèle semble s’établir tout au long du roman entre le territoire et le corps féminin, parallèle que l’écrivaine exploite et tente de rejouer en faveur d’une nouvelle Histoire des femmes. Les comparaisons qui se font alors dans le roman entre les femmes et les choses ou encore les animaux tentent de redonner au féminin un pouvoir de résistance aux forces masculines oppressives. C’est, d’une part, dans l’établissement d’une communauté de femmes basée sur la solidarité et, d’autre part, dans la possibilité de dire sa douleur et ses humiliations que l’histoire d’Aliide Truu, l’histoire commune des femmes subissant l’invasion, n’est pas simplement léguée à Zara, sa petite-nièce. L’Histoire, la grande Histoire, peut se transformer et les femmes sont à même de s’approprier leur corps et leur avenir. Il est alors possible de quitter une répétition historique qui s’est trop souvent présentée comme le destin funeste du corps féminin.

Le corps féminin et l’Histoire

S’il est une thèse que le roman Purge démontre avec passion, c’est que l’Histoire s’est toujours développée en répétant la domination exercée sur les corps des femmes. En effet, les aléas de l’Histoire contemporaine de l’Estonie, devenue indépendante en 1917[1] et occupée successivement par l’URSS, l’Allemagne, l’URSS à nouveau, avant de retrouver son statut de république en 1991 et d’intégrer l’ONU, pourraient être décryptés à partir d’une lecture des corps féminins que l’on retrouve dans le roman et qui témoignent, dans leur chair et leur forme, du temps passé ou présent d’un pays.

Bien qu’il soit écrit en finnois, Purge met en scène l’histoire de ce petit État qu’est l’Estonie, pris entre la Finlande et la Russie, en plus d’être convoité par l’Allemagne. Ce rapport à l’environnement géographique et au déroulement historique sera si présent dans le texte que le début et la fin du roman seront encadrés d’une part, par une carte géographique montrant la situation de l’Estonie dans l’Europe du Nord depuis 1991 et d’autre part, par une chronologie qui permet au lecteur de se familiariser avec l’histoire du lieu de 9500 av. J.-C. (où aurait eu lieu la fonte des glaces) à 1994, alors que les dernières troupes russes quittent l’Estonie. Ce n’est donc pas une histoire singulière ni le simple récit de vie d’une grand-tante et de sa petite-nièce que Sofi Oksanen a écrit. Le paratexte auctorial tient d’emblée à montrer combien le déroulement des existences ainsi présentées s’insère dans l’histoire de l’Estonie et que les récits de vie ne peuvent être lus que parallèlement à une interprétation des tribulations qu’a connues le pays.

Le dispositif narratif mis en place par l’écrivaine va lui aussi dans le sens d’une volonté de livrer au lecteur des moments de l’Histoire estonienne. À un récit central et fragmenté, présenté dans ses nombreux morceaux par une ouverture qui inscrit la date de 1992 et qui fait mention du lieu qu’est l’Estonie occidentale, s’intercale un second récit lui aussi fragmenté, où l’Estonie occidentale est encore le lieu principal des événements, mais où il s’agit de retracer l’Histoire du pays de 1936 aux années 1960. Si le premier récit où Zara arrive en 1992 chez sa grand-tante Aliide, sans que celle-ci ne sache qui est cette jeune fille désespérée, affolée et au corps plein de bleus, crée un effet de suspense important où il en va de la vie des deux protagonistes, il n’est compréhensible que dans la mesure où le second récit vient expliquer les réactions d’Aliide à la vue d’une jeune fille qui s’est fait très certainement violer (comme Aliide l’a été elle-même à la fin des années 1940), et en laquelle la vieille femme reconnaît les signes d’un traumatisme. L’inscription du passé dans le texte permet donc au lecteur de comprendre les enjeux profonds du présent.

Par ailleurs, à ces deux récits s’ajoute une série de lettres écrites par Hans Pekk (le grand-père de Zara) de 1949 à 1951, alors qu’il était caché dans un cagibi chez Aliide pour échapper aux Soviétiques qui le recherchaient comme criminel et traître, puisqu’il résistait à l’occupation de son pays. De plus, le livre se clôt sur les rapports secrets produits par le gouvernement soviétique sur les activités de l’espionne Aliide Truu, qui a dénoncé à la police sa soeur (la femme de Hans) et sa nièce (celle qui deviendra la mère de Zara) et les a fait envoyer au goulag, non pas par conviction politique mais bien afin de garder pour elle celui qu’elle aimait désespérément et en vain : le résistant Hans Pekk, son beau-frère. Cet effet de vérité événementielle que procure l’insertion dans le roman de lettres ou encore de rapports des services secrets projette la diégèse vers le récit historique et confère au texte une valeur de témoignage.

Il ne s’agira donc pas pour l’écrivaine de père finlandais et de mère estonienne de livrer quelques anecdotes anodines, divertissantes ou encore édifiantes. La légitimité et l’autorité que donnent les lettres et les rapports portent le lecteur à lire le texte fictif comme une représentation historique. La narration se présente comme capable de représenter un morceau de l’Histoire du pays qu’est devenue l’Estonie, et si elle le fait en racontant la vie d’Aliide Truu et de sa petite-nièce Zara, c’est qu’il est impossible de comprendre l’Estonie sans raconter ce qui s’est inscrit sur le corps de ses femmes, comme si l’Histoire ne pouvait échapper au parallélisme qui se fait vite entre la prise de possession du territoire et celle du corps féminin.

Rejouer le passé pour le déjouer

Or, cette similitude que la conquête du pays et des femmes met en place, n’est pas sans créer une Histoire qui ne cesse de se répéter à travers son déploiement et qui par sa prévisibilité permet aux femmes, et particulièrement à Aliide, de composer avec ce qui est attendu :

Le cerveau d’Aliide se gonfla. Les rideaux se soulevaient frénétiquement, les anneaux cliquetaient. Le tissu claquait, le craquement du feu avait disparu, le tic-tac de l’horloge était couvert par le vent. Tout se répétait. Même si le rouble avait été remplacé par des couronnes, si les avions militaires lui volaient moins au-dessus de la tête et si les voix des femmes d’officier avaient baissé d’un ton, même si les haut-parleurs sur le tour du Grand Hermann jouaient tous les jours le chant de l’indépendance, il venait toujours de nouvelles bottes de bruit chromé, toujours de nouvelles bottes, semblables ou différentes, mais qui avaient la même façon de marcher sur la gorge. Dans la forêt, les tranchées s’étaient refermées, les douilles ternies, les blockhaus écroulés, les morts à la guerre s’étaient décomposés, mais les événements déjà vus se répétaient[2].

Comme l’a écrit Marx, à la suite de Hegel, les grands faits se produisent, pour ainsi dire, deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Or c’est précisément cet aspect à la fois tragique et grotesque qui permet à Aliide de maîtriser en 1992 les événements qu’elle avait plutôt subis de 1949 à 1960. En effet, le cagibi que l’espionne à la solde des Soviets, Aliide, avait construit en 1949 pour cacher son beau-frère Hans Pekk dont elle était amoureuse, va servir de cachette à sa petite-nièce Zara. Cet abri secret protégera la jeune fille des mafieux qui la cherchent à travers l’Estonie pour la liquider, puisqu’elle a tué le chef du réseau de prostitution qui la retenait depuis des années et qui lui a fait subir de nombreux sévices. Si son statut d’espionne a permis à Aliide Truu d’envoyer sa soeur dans les camps sibériens, si la construction du cagibi lui a permis de garder jalousement auprès d’elle celui qui n’a jamais voulu d’elle, le passé ici prend tout à coup un sens nouveau et donne au présent la possibilité d’un salut, d’une rédemption.

Les techniques de défense qu’Aliide a apprises durant de longues années, la capacité à cacher ses sentiments et à manier les armes, vont lui permettre d’abattre de sang-froid les hommes qui viendront kidnapper sa petite-nièce Zara et d’offrir à celle-ci la possibilité de quitter la prostitution.

Cette répétition qui transforme l’Histoire peut être vue dans plusieurs détails du texte qui travaillent sur des leitmotivs. Ce sont les bottes des hommes qu’elle a abattus qu’Aliide voit avant de se donner la mort. Les bottes, qui fonctionnent ici métaphoriquement comme membres du corps masculin et carrément comme membres virils, symbolisent depuis toujours pour Aliide l’Occupation, qu’elle soit allemande, communiste ou même ici mafieuse. C’étaient les bottes des hommes qu’elle entendait claquer pendant qu’elle se faisait violer par les agents soviétiques en 1947, lors d’un interrogatoire. Or, en 1992, alors qu’elle a permis à sa petite-nièce de s’enfuir, « [p]ar la porte de la chambre arrière, elle [Aliide] aper[çoit] les bottes de Pacha et Lavrenti » (PUR, p. 367). Les deux hommes ont reçu des balles dans la tête parce qu’Aliide a décidé de les supprimer, pour se débarrasser à tout jamais de ceux qui veulent dominer les femmes. C’est précisément les bottes, qui toujours reviennent s’approprier le corps des femmes depuis le début du roman (comme je l’ai souligné dans une longue citation précédente), qui, à la fin du récit, se transforment en bottes d’hommes morts, rendus inoffensifs et donc impuissants. Il y a donc pour Aliide une vraie maîtrise des bottes masculines, de ce qui a symbolisé l’invasion incessante de son territoire et de son corps. La répétition ici du motif des bottes conduit à une prise de contrôle par Aliide de ce qui sans cesse est revenu. Aliide stoppe en quelque sorte ainsi le processus de répétition mortifère historique.

Aliide a en fait passé sa vie à avoir peur des hommes. Vieille, crasseuse, sans attrait, elle vit encore en 1992 sous la menace d’être attaquée par de jeunes garçons qui traînent dans les bois, qui la savent démunie et seule aux abords de la forêt estonienne et qui ne peuvent que lui faire du mal en la volant ou en se moquant d’elle. Or, à la fin du roman, cette peur qu’Aliide sent en permanence se transforme, elle aussi, en une sorte de maîtrise de la situation. Aliide va se servir de ces garçons qui persécutent les dames âgées et communistes et va leur demander de l’aide pour mettre son plan à exécution. Elle compte brûler sa maison (et donc la preuve de l’existence du cagibi, de sa faute passée) et se suicider. Les garçons l’aideront donc à aller chercher de l’essence nécessaire à ses dernières volontés :

Les garçons étaient-ils déjà en train de venir, ceux qui chantaient des chansons ? Savaient-ils qu’Aliide était maintenant toute seule ?

Les fils d’Aino pourraient bien aller chercher de l’essence. Aliide leur donnerait tout l’alcool qu’elle trouverait dans l’armoire et tout ce qu’ils pourraient vouloir à la ferme.

Qu’ils prennent tout.

PUR, p. 367

Ce renversement permet à Aliide de ne plus être simplement l’objet des quolibets et des attaques. Elle n’est plus seulement une femme qui pourrait avoir peur, mais elle devient celle qui permet l’invasion de sa ferme pour parvenir à ses fins. En ce sens, Aliide n’est plus simplement la victime de tous les pillards de sa terre et de son corps mais devient celle qui donne les ordres de ce saccage. C’est par le sacrifice et la mort qu’Aliide se libère de cette peur qu’elle a connue. Il n’y aura pas de possibilité de changer l’histoire d’Aliide autrement que dans la mort et le sacrifice, mais c’est la vie de Zara qui se trouvera transformée par une répétition de l’Histoire qui se fait sous le signe de la réparation du passé et de la maîtrise du malheur.

Comme nous l’avons vu, c’est le cagibi construit par Aliide qui ressert quelques 40 ans plus tard et qui sauvera Zara de la mort. Ce cagibi a été fatal au grand-père de Zara, Hans, puisqu’Aliide l’y a enfermé après l’avoir drogué et l’a laissé mourir là en fermant les bouches d’aération. Il retrouve cependant, en 1992, la fonction de protection et de salut qu’il aurait toujours dû avoir pour Hans. Or, l’Histoire a failli se répéter, identique à elle-même. Lorsqu’Aliide apprend par Pacha que Zara est sa petite-nièce, elle a peur de ce que celle-ci lui veut, et se demande si elle ne va pas la laisser mourir elle aussi dans le cagibi. Elle tuerait ainsi pour la deuxième fois un membre de la famille Pekk, en le confinant au cagibi. Mais si l’Histoire se répète, la fin en est changée. Zara sera sauvée par Aliide qui l’aidera même à s’enfuir. Cette réitération de l’histoire qui finit par se transformer est centrale dans Purge. Elle permet de penser le corps féminin comme capable de dépasser ce qui constituerait son destin, voire son essence.

Le corps-objet, le corps animal et ses pouvoirs

C’est comparé à un ballot de marchandises ou de vêtements qu’est décrit pour la première fois le corps de la jeune Zara. En effet, alors que la vieille Aliide n’ose trop s’aventurer hors de sa maison, située au bord des bois, en Estonie, de peur d’être attaquée par les hommes de toutes sortes qui rôdent, elle aperçoit dans sa cour un ballot. Au bout d’un moment, elle comprend que « [l]e ballot était une fille. Boueuse, loqueteuse et malpropre, mais une fille quand même. Une fille inconnue. Un être humain de chair et de sang » (PUR, p. 20). Cette réification du corps de la jeune femme se poursuit dans la description qui est faite de Zara, alors qu’elle pose le regard sur elle-même :

La fille passait en revue les membres de son corps, peut-être qu’elle les comptait, le bras, le poignet et la paume, tous les doigts à leur place et l’autre main subit le même examen. […] La fille amena à elle le pied avec la pantoufle et se palpa lentement la cheville, non pas comme quelqu’un qui penserait se l’être foulée, mais comme quelqu’un qui aurait oublié la forme d’une cheville.

PUR, p. 23

Ce rapport à soi où le corps féminin devient étranger par sa réification est présent tout au long du roman. Pacha, le proxénète, possède un stylo orné d’un corps féminin et quand un jour une jeune prostituée ukrainienne essaie de lui crever les yeux avec ce stylo, elle est supprimée et toutes les autres prostituées punies. Un stylo, même s’il représente un corps de femme, vaut plus qu’une femme… En fait, si les filles, tout au long du récit, sont comparées à des objets, il s’agit toujours d’objets éminemment utilisables, que l’on peut jeter après usage. Katia, une autre prostituée, copine de Zara, sur qui Pacha s’est fait la main pour s’exercer au tatouage, disparaît après avoir servi de surface expérimentale. Zara, elle, a eu le vagin défoncé par le poing d’un client exigeant et s’est fait recoudre comme on répare un vieux sac.

Néanmoins, à certains moments du récit, cette façon d’être vue comme une chose ou un animal n’est pas seulement le signe d’une domination établie sur les femmes par les tortionnaires masculins. Il y a, dans la capacité des filles à devenir objet ou encore bête, voire insecte, un réel pouvoir de fuir la réalité qui reste atroce. C’est bien sûr une puissance dérisoire qui est ici donnée aux femmes, mais elle aide Aliide, par exemple, alors qu’elle est violée par les hommes qui l’interrogent. Alors même qu’on la malmène, Aliide se transforme en « mouche », en « punaise », « en crachat sur le pied de la table », « en taupe qui pousse un tas de terre dans la cour » (PUR, p. 163-164). Ces métamorphoses et cette fluidité de la psyché ne sont, bien sûr, pas réelles et n’empêchent pas le viol du corps, mais elles permettent à Aliide de ne pas trop souffrir durant ce qu’elle subit physiquement. Ces passages psychiques qui conduisent Aliide à s’identifier à l’infiniment petit, à l’insignifiant et à l’abject donnent une liberté relative au sujet qui est violenté. De même, si Martin, son mari, appelle Aliide « mon petit champignon », en comparant, apparemment affectueusement, sa femme à un produit de la nature, il s’avérera que le champignon, auquel Aliide s’identifiera ironiquement, sera vénéneux. Aliide empoisonnera Martin par omission : en ne lui donnant pas sciemment l’iode qui le sauverait des effets des radiations au moment où Tchernobyl vient contaminer le sol et les corps estoniens.

La réification du corps de la femme, souvent vue comme pure passivité, peut se constituer dans Purge en force. Il y a un renversement qui permet d’opérer une transformation des signes et de permettre à la faiblesse de devenir un pouvoir relatif et momentané. C’est cette même logique qui sera mise de l’avant quand Aliide, la mouche qui s’envole durant son viol, devient espionne à la solde des Soviétiques. Aliide sera véritablement une moucharde. D’ailleurs, le nom de code d’Aliide durant l’occupation de l’Estonie par l’URSS sera justement celui de l’insecte : « Mouche ». Pour mieux vivre durant les horreurs du régime et aussi cacher Hans qu’on n’imagine pas être dans la maison de celle qui, comme agente, a envoyé sa soeur coupable de trahison au goulag, Aliide devient cette bestiole qui, dans le livre, ne cesse d’être décrite comme abjecte, vivant en parasite[3]. Si Aliide est réifiée, ou encore réduite à une plante, un animal ou encore un insecte par les autres, en devenant la mouche, l’espionne, elle prend son destin en main et fait alors, dans une certaine mesure, davantage ce qu’elle veut. Cette capacité de travailler la domination qui est imposée, d’adhérer pour le sujet au corps de ce à quoi il est réduit pour mieux subvertir la situation est présente à d’autres moments du roman. Aliide pactisera avec l’ennemi, prétendra épouser l’idéologie communiste en se mariant avec un fervent défenseur de Staline. Ce mariage auquel elle fait semblant de se soumettre, qu’elle parasite comme une mouche le ferait avec un morceau de viande, lui permet d’avoir une vie tranquille pendant les nombreuses années où sa ferme prospère. Aliide, au lieu de se faire violer par des hommes inconnus, couchera avec son mari qui la dégoûte et qui sent l’ail. Mais elle atteindra ainsi à un certain degré d’aisance financière et de liberté.

Pourtant les mouches, dès le début du roman, assaillent le corps d’Aliide. Contre elles, il lui faut se défendre. En effet, comme dans la pièce de Sartre intitulée justement Les mouches[4], les insectes ici assaillent le corps d’Aliide, comme le font les remords, et ne laissent pas son esprit en paix. C’est dire que même si Aliide réfléchit peu à sa vie et tente de ne pas se remémorer son histoire, le passé vient tout de même la hanter et s’attaquer à son corps. Le premier chapitre du roman a pour titre « C’est toujours la mouche qui gagne » (PUR, p. 16) et débute ainsi : « Aliide Truu fixait la mouche et la mouche la fixait aussi. Elle avait des yeux globuleux et Aliide en avait la nausée. […] La mouche avait réveillé Aliide ce matin-là en se promenant tranquillement sur ses rides comme sur une route nationale, l’asticotant avec impertinence » (PUR, p. 16-17). Les mouches ne cesseront d’attaquer physiquement Mouche et c’est une vraie lutte contre elles qu’Aliide, mouche elle-même, tentera de mener. Or, cette lutte, Aliide la perdra. Le passé refera surface avec la venue de Zara qui ramène avec elle l’Histoire. Lorsqu’Aliide apprend de la bouche de Pacha, le proxénète, que Zara est sa petite-nièce et que c’est pour cela qu’il est venu chez elle, croyant y trouver la jeune fille, Zara s’effondre dans le cagibi où elle est cachée. Sur sa joue, elle sent les « pattes de mouches » (PUR, p. 319), elle se demande alors comment celles-ci font « pour voler dans le noir ? » (PUR, p. 319) Cette présence des mouches comme motif récurrent dans le roman atteint une valeur hautement symbolique. Le passé s’incarne dans le corps des insectes, de ces petites bêtes qui sans cesse tournent autour des êtres et qui ne les lâchent pas. En effet, Aliide, la mouche, bien qu’elle ait tenté d’oblitérer son histoire[5], est elle-même cet insecte qui ne peut être que mémoire. Le passé en ce sens n’est pas effaçable. Il faut le réactualiser pour le transformer. Et cette réitération qui permettra le changement est l’enjeu de tout le roman. Comment Zara, la prostituée, battue, violée peut-elle être moins victime des hommes que ne le fut sa grand-tante Aliide ? Comment ne pas laisser l’Histoire se répéter alors qu’elle a déjà commencé à le faire à même les corps ?

De la symbiose à la solidarité

Durant son enfance, Aliide a vécu avec sa soeur Ingel, la première femme dont elle a été proche, une relation très fusionnelle où leurs corps étaient très attachés l’un à l’autre. Cette relation prend fin quand, en 1936, lors d’une balade hebdomadaire au cimetière du village, Ingel tombe amoureuse, un dimanche, après l’église, de Hans Pekk. Alors que les deux soeurs se tiennent symboliquement par la main et ne font qu’une, Ingel va se séparer physiquement d’Aliide pour aller vers celui qui sera son époux :

Le pouls de sa soeur battait contre la main d’Aliide en même temps que de son visage s’écoulaient toutes les vieilles mimiques connues, et la soeur les lâchait derrière elle […]. En arrivant au muret, la soeur était devenue une étrangère à Aliide, une nouvelle Ingel, quelqu’un qui ne raconterait plus ses secrets seulement à Aliide, qui n’irait plus dans le bois boire de l’eau de Seltz avec Aliide, mais avec quelqu’un d’autre, dont les pensées et le rire retentiraient pour quelqu’un d’autre, pour celui à qui elle-même voulait appartenir.

PUR, p. 128

Cette coupure physique qui s’effectue entre les soeurs et qui fait d’Ingel une étrangère ne sera néanmoins jamais complète, puisque même après avoir fait envoyer sa soeur et la fille de celle-ci, Linda, au goulag, Aliide restera éprise de l’homme de sa soeur. Tout se passe comme s’il s’agissait pour Aliide d’être sa soeur en tentant vainement de réussir à prendre sa place auprès de l’homme que celle-ci a épousé. Aliide, en aimant son beau-frère, Hans Pekk, le résistant et l’opposant au régime soviétique qu’elle cache dans un cagibi chez elle, reste au plus près de sa soeur, comme si elle pouvait être elle. Une gémellité imaginaire, qui avale l’autre symboliquement, à la fois en la détruisant et en l’expulsant très loin, en Sibérie, s’installe alors.

La passion qu’a Aliide pour sa soeur ne peut s’actualiser que sous le mode d’une identification totale à Ingel, qu’elle veut supprimer pour mieux en prendre la place. Il y a chez Aliide un fantasme qui rejoue et reprend la scène oedipienne. Ici, la grande soeur tant aimée, parfaite et devenue inaccessible, est éliminée et Aliide peut ainsi devenir sa soeur en tentant de garder Hans pour elle. Cette identification à sa soeur passe par la volonté de tout lui prendre : du mari à la façon de faire la soupe. C’est en quelque sorte le corps d’Ingel qu’Aliide s’approprie en la faisant disparaître. C’est sa soeur qu’elle devient et qu’elle veut incarner par l’imitation calculée des gestes que celle-ci pose ou aurait posés auprès de son mari. Aliide ira même jusqu’à écrire des lettres venant du goulag en imitant le style et l’écriture d’Ingel pour que Hans, caché chez elle, reçoive des lettres de sa femme et surtout lise ainsi les mots d’amour d’une Aliide ayant intégré en elle la voix de sa soeur.

Ce processus d’identification où il y a vraiment intégration de l’autre en soi est infini, puisqu’il ne conduit jamais à donner à Aliide l’identité de sa soeur. Aliide reste dans l’identification, dans le désir d’usurper la place d’Ingel et dans une violente négation de son propre corps et être. C’est parce que Hans a écrit dans ses carnets, sur lesquels Aliide tombe un jour, que la soupe d’Aliide ne vaut pas celle d’Ingel et qu’elle voit qu’il fait semblant de croire en elle, qu’Aliide décide de tuer Hans, alors qu’elle le cache depuis déjà longtemps des Soviétiques et de son propre mari, espion pour le gouvernement. Avant de se suicider à la fin du roman, Aliide pensera qu’elle a quand même réussi à devenir une bonne cuisinière comme sa soeur l’était, comme si finalement le rapport d’identification à la soeur avait réussi et que Hans, mort depuis longtemps, était capable de l’aimer. Or, ce succès identitaire ne peut avoir lieu qu’au plus proche de la mort, dans une pulsion où le fantasme de ressemblance se confond avec l’absorption de l’identité dans la mort. C’est ainsi que, dans la mort, Aliide pensera retrouver Hans, celui avec lequel elle n’a jamais pu être dans la vie.

Lorsqu’en 1992, Zara arrive devant chez Aliide, la vieille dame que cette dernière est devenue ne voit pas en Zara les signes d’une parenté réelle. Aliide n’a jamais d’ailleurs eu le sentiment d’une sororité ou d’une filiation autre que fusionnelle ou meurtrière, et c’est sa soeur Ingel qui ressemblait à leur mère commune et qui avait reçu de cette dernière plein de « petites astuces » (PUR, p. 130), comme laver « la vaisselle avec l’eau de cuisson des pommes de terre pour la faire briller » (PUR, p. 130), alors qu’Aliide ne semble avoir eu que très peu de liens avec sa mère. Néanmoins, très vite, malgré elle, Aliide reconnaîtra chez la jeune Zara des sentiments qui lui appartiennent.

Si l’identification à Ingel était volontaire et consciente et ne créait aucune communauté entre les femmes, les similitudes de caractère entre Aliide et Zara ne sont pas voulues par les deux femmes et vont donner à Aliide un sentiment de solidarité. Elles apparaissent comme des réminiscences corporelles, des souvenirs que les sens font revivre. Il y aura donc vite des ressemblances qui s’établiront entre Aliide et celle qu’elle ne sait pas encore être sa petite-nièce :

Mais la terreur de la fille était tellement vive qu’Aliide la ressentit soudain en elle-même. Bon sang, comment son corps se souvenait-il de cette sensation et s’en souvenait si bien qu’il était prêt à la partager dès qu’il l’apercevait dans les yeux d’une inconnue ? […] Pour Aliide, la peur était censée appartenir à un temps révolu. Elle l’avait laissée derrière elle et ne s’était pas intéressée le moins du monde aux jets de pierres. Mais maintenant qu’il y avait dans sa cuisine une fille qui dégoulinait de peur par tous les pores sur sa toile cirée, elle était incapable de la chasser de la main comme elle aurait su le faire, elle la laissait s’insinuer entre le papier peint et la vieille colle, dans les fentes laissées par des photos cachées puis retirées. La peur s’installait là, en faisant comme chez soi. Comme si elle ne s’était jamais absentée.

PUR, p. 92

C’est par le corps qui a fait des expériences similaires que s’établit la proximité entre les femmes. Zara a peur. Elle a été violée plusieurs fois par ses proxénètes. Aliide, elle, a subi les violences sexuelles des hommes de la police soviétique qui l’ont interrogée, violée, humiliée et battue. Or, ce sont ces souvenirs qui la terrorisent et qu’elle retrouve dans les signes émis involontairement par le corps de Zara. C’est par la mémoire corporelle qu’Aliide se sent proche de celle qui est en fait sa petite-nièce.

Aliide a passé sa vie à se cacher pour ne pas être reconnue par ses violeurs qu’elle n’a pas vus (puisqu’elle avait un sac sur la tête durant le terrible événement), mais dont elle a entendu le bruit des bottes et la voix. Elle a épousé un membre du Parti pour ne pas être la risée des hommes quand ils la croiseraient dans la rue, son mari influent la protégeant de l’opprobre : « […] personne ne pourrait affirmer qu’il se soit passé quelque chose pendant les interrogatoires, si elle se mariait avec un homme comme Martin. Personne n’imaginerait qu’une femme serait capable, après une chose pareille, d’épouser un communiste. […] Et ça c’était important. Que personne ne le sache » (PUR, p. 179). Pourtant Aliide a toujours vécu dans la honte. Elle savait qu’à tout moment elle pouvait croiser ses violeurs ou des gens qui connaîtraient son secret. Très vite, alors qu’elle était encore très jeune, elle n’est plus allée travailler en ville et est restée confinée dans sa ferme parce qu’elle avait reconnu la voix d’un de ses tortionnaires parmi les voix des camarades de son mari et de ses propres collègues. De même, Aliide comprend que Zara ne veut pas mettre de jupe et préfère les pantalons comme elle, qui porte deux paires de culottes, afin de créer une barrière imaginaire importante entre son sexe et ses violeurs potentiels. Ces manies corporelles que Zara et Aliide ont en commun font d’elles, l’espace de leur rencontre, des soeurs ou encore des membres d’une même famille : celle des humiliées.

Aliide parle à la place de Zara pour expliquer la honte que la jeune fille ressent dans la rue, parce que cette honte est aussi la sienne. Elle dit en s’adressant à Zara :

— Et tu ne pourras jamais savoir si les gens que tu croises dans la rue les [les photos de Zara dans des films pornographiques auxquels elle a été contrainte de participer] ont vues. On te regardera, c’est tout, et tu ne pourras jamais savoir si on te reconnaît. Ils rigoleront et ils regarderont dans ta direction et toi, tu ne pourras pas savoir si c’est de toi qu’ils parlent.

Aliide ferma la bouche. Qu’est-ce qu’elle racontait là ? La fille la regardait.

PUR, p. 348

Aliide ici s’identifie à Zara, tout comme elle le faisait avec sa soeur. Mais dans ce cas, il ne s’agit pas d’une volonté d’être l’autre. Au contraire, c’est bien malgré elle qu’Aliide raconte sa propre histoire, qu’elle la partage avec sa petite-nièce. Elle aurait préféré ne pas parler de cela et s’étonne de s’entendre s’abandonner ainsi à la confidence involontaire. Cette identification ne se fait pas sur le mode d’une quête impossible. Zara et Aliide sont les mêmes, parce qu’elles ont vécu les mêmes choses et qu’elles ont été les victimes sexuelles des hommes qui ont le pouvoir.

Cette sororité imaginaire réussie entre la grand-tante et la petite-nièce est très importante dans le récit, puisque c’est elle qui va faire en sorte qu’Aliide protège jusqu’au bout Zara, et même quand elle apprendra qui est cette dernière et qu’elle aura peur que celle-ci ne lui reproche ce qu’elle a fait à Ingel et sa fille. On pourrait avancer que, malgré l’âge qui les sépare, Aliide et Zara sont jumelles. Elles ont en commun des corps différents qui se ressemblent. Dès qu’elle aperçoit la jeune fille dans le jardin, Aliide remarque que la jeune fille porte des pantoufles comme elle en avait plus jeune. De plus, les deux femmes sont toutes les deux décrites comme ayant de mauvaises dents sales (Zara cache mieux les siennes) et ont toutes les deux des façons très singulières de jouer avec leurs cheveux. De même, pour le lecteur attentif, se trouvera une similitude entre la description de Zara, alors qu’elle apparaît dans la cour d’Aliide, couverte de bleus et d’« ecchymoses » (PUR, p. 26), et des descriptions d’Aliide jeune. Cette scène où Zara apparaît préfigurera une autre scène qui lui est bien antérieure chronologiquement mais qui est décrite plus tardivement. En effet, les bleus de Zara sont présents dans la mémoire des lecteurs quand ils lisent la description des ecchymoses qui couvrent le corps d’Aliide alors qu’elle se fait violer sous le régime communiste, en 1947. De même, les deux femmes ont toutes deux subi des humiliations en se faisant arracher les boutons de leurs chemisiers à 44 ans d’écart. Les deux femmes partagent la peur des voitures noires dans lesquelles on kidnappe les filles. Enfin, Aliide (PUR, p. 167) et Zara (PUR, p. 39) brûlent toutes les deux les vêtements qu’elles portaient alors qu’elles se faisaient maltraiter.

Ce travail d’écho que le roman propose entre les vies des deux femmes nous présente ces dernières comme des doubles l’une de l’autre, et même si cette répétition n’est pas synchronique et s’inscrit dans le temps et l’Histoire, elle n’en crée pas moins un lien sororal pour le lecteur entre Zara et Aliide, qui ont la même histoire et qui ont toutes deux fini par tuer des hommes qui leur faisaient du mal.

Aliide a pourtant fui toute sa vie les femmes qui ont subi des sévices semblables au sien et qu’elle est incapable de nommer, tant la vieille dame a toujours été dans le secret de sa honte et dans l’impossibilité de la dire :

Dans la rue, elle reconnaissait les femmes dont elle flairait qu’il leur était arrivé le même genre de choses. À chaque main tremblante, elle devinait : celle-là aussi. À chaque sursaut que provoquait le cri d’un soldat russe, ou à chaque tressaillement causé par le bruit des bottes. Celle-là aussi ? Toutes celles qui ne pouvaient pas s’empêcher de changer de trottoir dès qu’elles croisaient des miliciens ou des soldats. Toutes celles dont on apercevait à la taille de leur blouse, qu’elles portaient plusieurs paires de culottes. Toutes celles qui n’étaient pas capables de regarder droit dans les yeux. […]

Si elle se retrouvait en présence d’une de ces femmes, elle essayait de s’en tenir le plus loin possible. Afin que la similarité de leurs conduites ne se remarque pas. Afin que leurs gestes et leur nervosité ne s’amplifient pas mutuellement.

PUR, p. 179. Je souligne

Cette sororité de femmes violées, Aliide la refuse sans cesse pour ne pas elle-même être dévoilée. Il ne peut y avoir pour Aliide de solidarité entre celles qui furent victimes de l’Histoire. Le roman montre l’impossibilité pour la vieille femme d’un quelconque sentiment féministe communautaire qui s’établirait sur l’imaginaire d’un corps humilié. Comme Robin Morgan[6] le montre dans son anthologie qui porte sur la sororité, celle-ci doit être à la base d’une pensée féministe qui veut s’instaurer et se donner des fondements. Elle permet le regroupement d’une communauté de femmes qui peuvent faire front commun contre la domination des hommes.

Or, ici, au contraire, Aliide a refusé toute sa vie la compagnie des femmes et même celle de sa soeur et de sa nièce, Linda, qui elles aussi ont été interrogées et violées en subissant un interrogatoire orchestré par les Soviétiques. Durant toute son existence, Aliide a caché son corps où peur, mort et culpabilité résidaient sans aucune possibilité de rédemption. Ce secret bien gardé par les femmes qui restent dans le silence est mortifère et peut conduire au suicide. Le roman évoque d’ailleurs l’histoire de la fille de Théodor Kruss qui s’est donnée aux Soviétiques pour sauver son père et qui s’est par la suite suicidée en se pendant, envahie par la honte avec laquelle elle n’était plus capable de vivre.

C’est sa rencontre avec Zara qui permettra à Aliide de faire corps avec une autre femme contre les hommes.

La venue au langage

L’importance du dire est ici à souligner et la prise de parole (dont il a été question plus tôt) par Aliide, alors qu’elle décrit à Zara la peur que la jeune fille vit, n’est pas à négliger. Si Aliide « flaire » (comme un animal) les femmes à qui il est arrivé « le même genre de choses », c’est parce que le langage pour nommer le viol et l’attaque sur le corps féminin est interdit à Aliide. Il reste du domaine physique, lié à la perception sensorielle, instinctive, animale et ne peut s’exprimer dans les mots que par euphémismes et périphrases : « le même genre de choses ». De même, la narration se fera à l’image de l’impossibilité de dire directement ce qui est arrivé à Aliide. La scène où cette dernière est violée est décrite de façon à ce que le lecteur ne puisse que deviner ce qui arrive. Aliide a refusé d’être présente psychiquement pendant le viol qu’on lui a fait subir : « La femme la tête dans le sac au milieu de la pièce était une étrangère et Aliide était partie » (PUR, p. 163).

Cette absence à soi donne lieu à un récit qui se refuse à décrire tout à fait ce qui est arrivé. La focalisation est faite sur Aliide qui tente d’être ailleurs durant son viol ou encore de se transformer pour échapper à sa condition et aux événements que la narration ne présente que par les yeux d’Aliide : « Le chemiser d’Aliide fut déchiré, les boutons projetés sur les dalles, sur les murs, les boutons de verre allemands, et puis… elle se transforma en souris dans un coin de la pièce, en mouche dans la lampe, elle s’envola, en clou dans le carton mural, en punaise rouillée, elle était une punaise rouillée dans le mur » (PUR, p. 163). Le lecteur devine ce qui se passe. De même sera la description du premier rapport sexuel entre Aliide et son mari : « il s’étendit sur elle et il puait » (PUR, p. 176). Le lecteur n’en saura pas plus, même s’il peut aisément imaginer ce que fut la première nuit d’amour d’Aliide, absente à ce qui lui arrivait.

Tout autre sera le rapport de Zara à la langue. La narration suivra en effet la description que peut se faire dans sa tête la jeune fille des sévices qu’elle subit inéluctablement. Les récits de viols de Zara sont très précis et racontés de façon crue dans le roman. C’est la voix narrative qui porte la violence crue des mots, mais souvent la narration et la pensée de Zara s’entremêlent, en l’on passe au style indirect libre. Par exemple, la jeune fille imagine les paroles futures de son proxénète à partir de celles qui résonnent encore en elle et qui lui ont été dites plus tôt. Ainsi Zara se réapproprie les obscénités qu’on lui a lancées au visage. Zara sait qu’elle doit se « faire mettre » (PUR, p. 85) et « ouvrir grand sa chatte » (PUR, p. 85) pour laisser passer des doigts, des mains, des sexes qui la déchirent. Même les humiliations que subit Zara sont amplement décrites :

Le visage de la fille se couvrit de sperme. L’autre homme enfonça sa bite dans la fille et se mit à gémir. Pacha jouit, sa chaude semence coula le long des cuisses de Zara. Pacha remonta son pantalon et alla prendre une bière. La canette s’ouvrit avec un clic. Les longues gorgées de Pacha produisaient presque un écho dans la chambre vide. Zara était toujours à quatre pattes devant la vidéo. Elle avait mal aux genoux.

PUR, p. 248

Cette différence dans la possibilité de nommer les sévices subis par les femmes et les viols des corps montre une évolution entre Aliide et Zara. La narration, comme le personnage de Zara en 1992, est capable de nommer l’horreur, alors que le récit respecte par ailleurs l’impossibilité de dire les événements de 1947 qui est celle d’Aliide. Zara a peut-être du mal à parler par moments, mais elle n’est pas comme sa mère, Linda, violée et violentée à sept ans, qui est restée longtemps muette. Les femmes des générations antérieures à celle de Zara se sont retrouvées silencieuses et même sous la torture, alors qu’elles étaient violées, elles n’ont pas parlé.

La prise de parole d’Aliide, lorsqu’elle décrit à Zara ce que cette dernière ressent, permet de penser à un véritable avènement du langage de la honte. On assiste à une appropriation des mots pour dire la douleur et l’asservissement du corps chez des femmes qui se sont tues ou qui ont été réduites au silence. La venue de Zara à la maison d’Aliide aura permis à Aliide de nommer ses blessures. En effet, Aliide a nommé sa honte en parlant de celle de Zara. Elle savait ce que la jeune fille avait vécu, parce qu’elle-même était passée par là, jeune. Se construit alors entre Aliide et Zara une lignée de femmes, qui n’est plus simplement basée sur une sororité et des rapports de solidarité, mais il s’agit plutôt d’un lien fondé sur la filiation et l’héritage. Zara donne à Aliide la force de dire les mots sur le corps et l’humiliation et c’est ainsi qu’Aliide peut devenir la grand-tante qui sait mieux et depuis plus longtemps que sa nièce la violence des hommes. Elle a déjà vécu toutes les misères que l’on peut faire subir au corps féminin.

La possibilité de la lignée

Ce sentiment qu’a Aliide d’avoir trouvé en Zara une fille est manifeste dans le texte. Elle la voit comme un membre de sa famille, qui comme elle, est « agile à couper les tomates, adroite à nettoyer les baies » (PUR, p. 342).

Or Aliide a une fille, Talvi, qui vit en Finlande et qui n’a rien de commun avec sa mère. Elle vient d’ailleurs rarement rendre visite à Aliide et ne s’intéresse pas à la nature de l’Estonie, ce qui fait d’elle une étrangère. Si le mari d’Aliide a longtemps été fier que sa fille veuille être l’enfant du grand Lénine, Aliide, elle, était désespérée « que Talvi ne sache pas recueillir une goutte de rosée sur un plantain ou distinguer une amanite tue-mouche d’un lactaire toisonné ». Pour Aliide, « une chose pareille ne devait pas être possible, pas avec leurs gênes à elle et Ingel » (PUR, p. 260).

Ce bris dans la filiation entre Aliide et Talvi est en grande partie basé sur le fait que Talvi n’est pas attachée à l’Estonie et à ses forêts et qu’elle n’a aucun savoir sur la nature de son pays. Talvi ne s’intéresse même pas à la restitution des terres, qui a lieu au moment de la restauration de la République estonienne. Enfant, Talvi était fascinée par le communisme comme, plus tard, elle devient admirative du capitalisme et part pour la Finlande. Le rapport du corps à la terre natale de Talvi ne lui donne pas l’amour de son pays. Or, il en est tout autrement pour Zara, qui n’a pas connu l’Estonie enfant, qui y vient pour la première fois en 1992, mais qui a un lien naturel avec ce lieu et avec sa langue, bien que sa mère Linda n’ait pas voulu lui apprendre l’estonien. Zara, jeune, à Vladivostok, a entendu par hasard sa grand-mère Ingel parler et chanter en estonien et en a ressenti une grande joie physique :

[…] Zara avait demandé à sa mère ce qu’avait dit la grand-mère, et quelle langue elle parlait. La mère avait essayé de passer la chose sous silence […]. La mère avait quand même fini par dire le titre de la chanson : « Un coeur de mère ». Zara l’avait imprimé dans son esprit et une fois que sa mère était sortie, elle était allée voir la grand-mère et le lui avait répété. La grand-mère l’avait regardée, regardée en face pour la première fois, et Zara avait senti comment le regard de sa grand-mère pénétrait en elle par ses yeux, dans sa bouche, dans sa gorge et comment sa gorge se nouait, et comment le regard de la grand-mère était descendu de la gorge vers le coeur, et son coeur se serrait, et il était descendu du coeur au ventre, et son ventre avait commencé à se tordre.

PUR, p. 62-63

On voit ici la sensation d’intensité physique qui provient de la matière même du langage et du sourire de la grand-mère. La langue estonienne parle au corps de Zara. Elle la faisait vivre, petite, alors que sa mère Linda avait décidé de ne lui parler qu’en russe. Zara a donc développé un lien physique avec le pays de ses ancêtres. Par le corps de sa grand-mère, son sourire et sa langue, elle a aimé l’Estonie. De même l’Estonie est sa grand-mère. La nature du pays lui rappelle le corps d’Ingel. Alors qu’elle est chez Aliide, Zara sent ce qui a été la vie d’Ingel :

Dans cette même cour, sa grand-mère avait regardé la Grande Ourse quand elle était jeune, cette Grande Ourse là, elle s’était tenue au même endroit, devant cette même maison, sur le même gravier, sa grand-mère. […] L’herbe qui chatouillait le pied de Zara était la caresse de sa grand-mère, le vent dans les pommiers était le chuchotement de sa grand-mère et Zara avait l’impression de regarder les étoiles par les yeux de sa grand-mère.

PUR, p. 93

Il y a une similitude entre le corps de l’ancêtre, le corps de la jeune fille et le corps du pays, similitude qui place Zara dans un rapport très fort à la terre et crée pour elle un espace de communion féminine.

Le bonheur physique que Zara éprouve en parlant estonien avec sa grand-mère ou en humant le « parfum familier des tomates en train de mijoter » (PUR, p. 270), alors qu’elle fait la cuisine avec Aliide, redonne en effet un corps vivant, serein à Zara. Elle devient autre chose qu’un objet, comme elle l’était en étant obligée de se prostituer.

C’est ce lien au sol et à ses produits qui manque à Talvi, la fille d’Aliide. La comparaison entre Talvi et Zara crée dans l’esprit d’Aliide le désir d’avoir Zara pour fille, alors qu’elle n’a pas encore appris que la jeune fille est sa petite-nièce.

Même cette fille russe assise sur la chaise aux pieds branlants s’intéressait davantage aux affaires de cette cuisine que sa propre fille. Talvi ne parlerait jamais aussi joliment de son enfance que cette fille. Et Talvi n’aurait jamais demandé comment on fait le baume de souci. Cette fille voulait savoir quels ingrédients il fallait. Cette fille pouvait s’intéresser à tous les trucs appris par Kreel, quels plantes il fallait cueillir le matin, lesquelles à la nouvelle lune. Dans la mesure du possible, cette fille partirait sûrement avec elle cueillir le millepertuis et l’achillée quand ce serait le bon moment pour cette tâche. Talvi ne ferait jamais cela.

PUR, p. 252

Aliide sent en Zara un rapport du corps à la terre qui est semblable au sien. C’est ainsi qu’elle pourra, à la fin du roman, bien malgré elle, en faire son héritière symbolique. Avant de se tuer, Aliide glisse un livre de recettes dans une enveloppe à l’intention de sa soeur et de celles qui viendront après elle. Aliide a donc bel et bien un legs à faire et Zara semble être la fille symbolique qui s’occupera le mieux de cet héritage estonien. Or, il faut ici le noter, en 1939 Aliide était allée voir Maria Kreel, la vieille sorcière du village, au moment où Ingel fréquentait Hans. Elle lui avait demandé une potion pour rendre stérile sa soeur, pour empêcher la lignée. Mais Aliide n’a pas eu le temps de donner la boisson à sa soeur. Ingel était déjà enceinte de Linda, celle qui sera la mère de Zara. Le savoir-faire de la femme Kreel, qui tenait autant à son sexe qu’à son appartenance à la terre estonienne dont elle connaissait les propriétés magiques, aurait pu conduire Aliide à ne pas avoir de petite-nièce ni de lignée. De plus, c’est précisément avec des plantes médicinales qui forment un remède contre les insomnies qu’Aliide empoisonna Hans et le mit dans le cagibi en bouchant les trous d’aération, afin qu’il meure. Or, c’est ce savoir-faire qu’elle lègue à Zara, ce savoir de sorcière, de femme près de la terre estonienne qui sait cuisiner ou encore utiliser des plantes médicinales, alors même que ce legs aurait pu ne pas avoir lieu. La puissance mortifère d’Aliide se transforme ici en capacité de léguer des choses vitales pour elle aux membres de sa famille. La terre estonienne devient ainsi nourricière et bonne et ne se donne plus comme poison qui conduit à la stérilité. On peut dire que le passé est en quelque sorte réparé par Aliide, lors de sa rencontre avec Zara, et que la mort s’est transmuée en vie.

L’Estonie est donc au coeur du legs d’Aliide à Zara. Juste avant d’abattre les deux proxénètes qui sont venus capturer Zara et auxquels Aliide sert un repas pour mieux les tromper, cette dernière parle à ces meurtriers de sa forêt :

Après avoir pris un repas à n’en plus finir et réparé le frigo, Pacha se leva et Lavrenti le suivit. Ils avaient l’air de prendre congé d’Aliide. La lumière de la cour s’alluma, la porte s’ouvrit. Tous trois sortirent. Aliide resta debout sur les marches. Les hommes éteignirent leurs cigarettes et Pacha regarda la forêt tandis que Lavrenti marchait vers le banc de la cour. […]

« Une forêt majestueuse que vous avez là.

— N’est-ce pas. La forêt estonienne. Ma forêt. »

Un coup de feu.

Le corps de Pacha s’affaissa au pied des marches.

Un second coup de feu.

Lavrenti gisait par terre.

Aliide les avait atteints tous deux à la tête.

PUR, p. 364. Je souligne

Comme le fait remarquer Moira Gatens dans Imaginary Bodies : Ethics, Power and Corporeality[7], beaucoup de pensées féministes ont présenté la femme comme territoire occupé et l’homme comme envahisseur. Cette réappropriation symbolique de ces terres, d’où Aliide chasse à jamais en les tuant les hommes qui veulent du mal aux femmes, est importante, puisqu’elle permettra à Zara de se débarrasser définitivement de ceux qui veulent sa mort et de retrouver une vie à elle. Mais elle montre aussi comment un imaginaire féministe d’un territoire débarrassé des hommes triomphe dans le roman. C’est donc l’Estonie qui est léguée à Zara en même temps que la possibilité d’une possession de son propre corps.

On peut dire que si le roman d’Oksanen établit une lignée qui brise le destin funeste des femmes qui ont en commun un corps souffrant et sans cesse soumis aux assauts des envahisseurs, cette création d’une filiation émancipatrice se donne dans la répétition de l’Histoire et le détournement de celle-ci. L’Histoire ainsi réitérée et transformée permet de penser à un univers légendaire, à un monde où les femmes sont proches de la nature. Le corps féminin est alors vu par Oksanen comme une instance mythique, liée à la forêt, au sol et il n’existe que dans sa capacité à être en symbiose avec un territoire qui serait délimité naturellement et non par les guerres et le déroulement de l’Histoire. Le récit historique doit alors céder la place au mythe. Pour Oksanen, le mythe permettrait l’inscription de l’existence des femmes présente dans les recettes et dans un savoir-faire domestique ancestral qui entretient un rapport fort au territoire. L’Histoire n’aurait su qu’effacer les récits du féminin et réduire les femmes au silence. Néanmoins, les femmes du roman Purge, par leurs liens aux pays, aux animaux, aux plantes, aux insectes ont rejoué l’Histoire en se l’appropriant et ont gagné la guerre qui était aussi et surtout menée contre elles et leurs corps. Le pays en ce sens est redevenu un corps féminin qui a retrouvé les moyens archaïques de se défendre.