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À la publication de L’homme assis dans le couloir, le lecteur s’offusque ou du moins s’étonne. Si Marguerite Duras l’a accoutumé aux histoires d’amour impossibles, rarement les corps y ont été ainsi assujettis. Élaboré dès les années 1960, ce texte trouve sa mise en forme définitive en 1980[1], une fois que l’auteure y a introduit ce qu’elle nomme « la troisième personne », pour celle « qui voit et qui raconte[2] » sans prendre part à l’action. Dans l’oeuvre, de tels dispositifs avaient déjà fait la part belle à ce « troisième personnage[3] ». Par le regard, un tiers projette la scène amoureuse et sexuelle — il n’est qu’à penser à Lol dans son champ de seigle[4] —, mais dans L’homme assis, c’est la première fois que cette tierce personne, une voix, prend valeur auctoriale. « Je ne peux plus écrire des choses gratuitement sans qu’elles relèvent de quelqu’un, de l’auteur, des témoins, des gens qui passaient et qui ont vu[5] », explique Marguerite Duras en 1981, en référence aux quatre femmes apparues à l’image dans les derniers plans de Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). L’auctorialité est désormais directement liée à l’attestation.

L’homme assis est en réalité un texte pivot, car il est aussi le premier livre que Duras publie depuis L’amour (1971) sans envers filmique. Dans l’intervalle, pendant une décennie, l’écriture cinématographique a profondément transformé la poétique du personnage. La femme du Gange et India Song ont fait naître des voix « errantes », désincarnées, et cependant personnages, car en leur histoire « lié[e]s par le désir[6] ». Envoûtantes, ces voix « jumelles » font entendre au spectateur ce que Roland Barthes appelle un « corps dans la voix[7] ».

Ainsi, des corps morts au désir de L’amour à ceux exposés par le désir à la mort dans L’homme assis, le livre de Marguerite Duras est passé, à travers le film, d’une énonciation narrative impersonnelle à l’engagement d’une première personne qui raconte. C’est cette histoire formelle, le réglage entre le corps et la voix, que nous voulons suivre ici, des premiers manuscrits de L’amour jusqu’à la parution en 1980 de L’homme assis, dont l’érotique décide d’une relation inédite entre le corps, promu comme le lieu exclusif d’une rencontre silencieuse, et la voix singulière, mais adressée, qui en rend compte.

Des corps écartés

L’amour est le premier des livres de Marguerite Duras à nous confronter de manière aussi frappante à des personnages dont l’existence paraît relever de leurs seules attitudes corporelles. Ce n’est pas que les corps y soient amplement décrits et célébrés mais, dans ce monde d’après Le ravissement de Lol V. Stein (1964), les personnages, rendus à la vacance d’une vie où rien ne peut plus désormais leur arriver, ne manifestent d’intérêt que pour les placements et déplacements qui les occupent le jour et la nuit selon d’immuables rituels. Dans L’amour, tous deviennent tributaires de leur nature positionnelle : pour reprendre le vocabulaire de Blanchot, qui voyait la chose en place dès Détruire dit-elle (1969), ce sont là « des points de singularités […] dans un espace raréfié[8] ».

À l’ouverture de L’amour, sur la plage nue de S. Thala, le lecteur découvre « une femme aux yeux fermés. Assise » ; un peu plus loin, « un homme […] debout regarde : la plage, la mer » ; enfin, « tout au bord de la mer », un autre homme « marche, il va, il vient, il va, il revient, son parcours est assez long, toujours égal[9] ». La position respective des personnages trace un « triangle » qui « se déforme, se reforme, sans se briser jamais » jusqu’à ce que l’homme qui regardait bouge (A, p. 10). C’est ainsi que l’incipit de L’amour rend ses droits à la « triangulation », conçue par Marguerite Duras comme la « structure première, […] mathématique[10] » de la fable. Entre Lol, alias « celle qui dort », Michael Richardson, « celui qui regarde », encore dit « le voyageur », et Jacques Hold, le « fou », devenu « celui qui marche » (A, p. 42, p. 10, p. 15, p. 59 et p. 28), l’écart est de règle. Dans cet univers, l’atteinte du corps de l’autre fait exception. C’est l’approche qui est valorisée et, lorsque les personnages se sont rejoints et s’immobilisent, on les retrouve debout face à face, assis ou allongés côte à côte. De même, quand ensemble ils se déplacent, leurs trajectoires les placent l’un derrière l’autre, à la manière de la femme, qui toujours « se met à […] suivre, mais avec retard » le fou (A, p. 31).

Lorsqu’un an plus tard le film La femme du Gange reprend la trame de L’amour, le spectateur est frappé. Sous ses yeux, devant l’hôtel des Roches-Noires, à l’occasion de larges plans fixes, se déploient sur une plage hivernale désertée les lentes chorégraphies des « corps fous » (FG, p. 172) qui entrent et sortent du champ. Les habitants des sables de S. Thala sont devenus quatre : feu Jacques Hold, l’« homme qui marche » (A, p. 10, à différents endroits), est désormais accompagné par un « jeune homme », tandis qu’auprès de celle qu’est maintenant Lol, une « femme (habillée de noir) », l’avatar de Tatiana Karl, s’est imposée ; quant au « Voyageur » (FG, p. 109), logé à l’hôtel, il rejoint rarement ses comparses sur leur territoire. À l’image, on retrouve, dans les extérieurs, les diagrammes, savants et toujours recomposés, de l’alignement et de la triangulation mis en place par L’amour ; de même, en intérieur, on renoue avec l’intimité des côte à côte, la solennité des face à face, le figement du rang.

Dans L’amour, entre le voyageur et la femme autrefois abandonnée, de très doux effleurements à l’occasion survenaient. Une fois même, tandis qu’ils prennent le chemin du retour vers le Casino municipal — là où Michael Richardson est dans Le ravissement ravi à l’amour de Lol —, « [i]l la serre contre son corps. Elle laisse faire. Il la lâche, elle se laisse lâcher » (A, p. 106). Dans La femme du Gange, il ne reste rien de ces contacts : seule l’image de fin nous montre le jeune homme qui « caresse le corps allongé, doucement, comme pour […] endormir » (FG, p. 193) cette « forme de Lol V. Stein[11] », ainsi que la désigne l’auteure. La seule vie qui demeure est la vie du corps — celle qui fait dormir, marcher, couler les larmes, pousser un cri, porter un enfant —, sans que jamais le sujet soit réellement impliqué, et chacun ne paraît exister que dans ce qui le relie à l’autre. Cet attachement réside dans l’invisible lien que les personnages, par leur position respective, maintiennent entre eux. Dans ce monde, l’intervalle n’est pas synonyme de vide : l’écart est en quelque sorte ce qui relie. De L’amour à La femme du Gange, cette attache est plus nette encore, tandis que parmi les personnages un presque silence s’est établi.

Les voix dédoublées

À l’origine de L’amour, il y avait un projet de scénario[12] dont l’écriture définitive du livre a gardé trace. Comme dans un script, la narration, menée au présent, est impersonnelle, quoiqu’elle fasse régulièrement appel à un « on » énonciatif. Pluriel, le pronom agrège le « je » et le « tu », éventuellement les « il » présents en tant que personnages, et sert à introduire les mentions perceptives du livre : « on le voit », « on ne voit plus », « on entend » (A, p. 11, p. 21, p. 14 et à différents autres endroits). Par ailleurs, cet usage de l’indéfini devient le corollaire d’un point de vue incertain, car limité par la perception : « on » regarde la femme et l’« on dirait qu’elle a froid » ou l’« on dirait qu’elle commence à oublier l’hôtel » (A, p. 54 et p. 56). À la toute fin de L’amour, la mention « on entend » introduit une voix anonyme — qu’on peut supposer être celle du fou, l’incendiaire de S. Thala — qui dialogue avec le voyageur au sujet de la « femme qui dort ». Cette voix instruite est chargée de rendre compte de l’éveil du personnage : « — Qu’arrivera-t-il lorsque la lumière sera là ? / On entend : — Pendant un instant elle sera aveuglée. Puis elle recommencera à me voir. À distinguer le sable de la mer, puis, la mer de la lumière, puis mon corps de son corps » (A, p. 131). Annonciatrice, la voix porte l’avènement du jour qui, telle une naissance, sépare les corps : par cette opération advient la seule identité qui vaille, une identité relationnelle, fondée sur la proximité.

La voix qui introduit à ce personnage « exproprié[13] », au moyen du « on » anonyme, préfigure l’apparition des voix de La femme du Gange. Les avant-textes de L’amour nous montrent qu’à l’origine Marguerite Duras avait dans l’idée de faire raconter l’histoire de ces trois rescapés du Ravissement à partir d’un témoin présent dans la scène. À la première personne, une voix aurait décrit l’action pour un comparse qui n’y a pas accès. Ainsi s’ouvre le premier court manuscrit de L’amour :

Je vois un homme qui marche le long de la mer. Le temps est gris, calme. La plage est presque vide. […] L’homme passe. […] J’entends le martèlement de son pas. J’entends que ce martèlement ralentit lorsqu’il passe devant la femme : il la regarde.

— Où êtes-vous ?

— J’entends seulement. Je ne vois pas encore l’homme se retourner. Je vois le sable sec, meuble, du côté de la femme[14].

Située et adressée, cette voix se donne un interlocuteur à travers lequel le dialogue progresse à la manière dont s’entretient dans La femme du Gange le couple des Voix 1 et 2.

Les deux Voix du film possèdent toutefois d’autres attributs que le « je » et le « vous », entièrement dévolus au spectacle de la plage, dans cette première version de L’amour. Voix couplées, ces voix féminines affichent une autonomie qui outrepasse les caractères ordinaires d’une voix off chargée de commenter l’image. Elles s’aiment, c’est dire ! « Comme je vous aime… / Comme je vous désire… » (FG, p. 144), déclare la Voix 2 à sa comparse, la Voix 1. Proches des personnages qu’elles regardent vivre, les deux voix habitent l’hôtel sur la plage où elles disent avoir « froid » le soir venu et parlent de faire « du feu » ; elles se tiennent proches l’une de l’autre pour se réchauffer ou se réconforter : « Venez près de moi », dit et redit l’amoureuse Voix 2 à la Voix 1, « dix-huit ans », belle tout « habillée de blanc ». Fragile, la jeune Voix manque de sommeil, pleure, arrête de manger tant elle est prise d’une « colère » qui s’exprime contre « Dieu […] — Dieu en général » (A, p. 44). On ne verra jamais à l’image ces voix qui demeurent telles, mais l’amour, le désir qui les unissent leur donnent, pour revenir à Barthes, un corps dans la voix. Ce « mixte d’érotique et de langage[15] » exprime une sensualité qui contraste aussi bien avec la raideur des corps somnambules à l’image, qu’avec la voix forcée, la « voix publique[16] » de la Femme en noir, qui « dit tout sur le même ton », et l’absolu mutisme de l’autre femme, l’avatar de Lol. Si, de L’amour à La femme du Gange, la narration s’est exhibée et a pris vie au moyen des voix dialoguant, est-ce parce que le corps des personnages était désespérément celui des amours mortes ?

Si l’on en croit le dialogue, le corps des voix soustrait à notre regard occupe cependant dans l’espace des positions comparables à celle des habitants des sables. C’est l’une à côté de l’autre, dans l’espace entre elles maintenu que, par la relance, leur chant amébée ouvre le passé. Cette fonction de récitant qui, à l’intérieur de l’oeuvre, permet de relier La femme du Gange au Ravissement de Lol V. Stein, leur donne aussi vocation auctoriale. En 1977, dans Les lieux, Marguerite Duras dira à leur sujet : « [ces voix], c’est moi si je n’écrivais pas, moi si je comprenais mieux, moi si j’aimais les femmes, […] ou si j’aimais une femme ». En elle, des voix parlent, explique l’auteure qui, à cette occasion, dit regretter de n’être pas « plurielle[17] ».

La vocation polyphonique de l’énonciation narrative se confirme dans India Song où les deux Voix féminines sont accompagnées dans le livre de Voix masculines, les Voix 3 et 4, qui, à la différence des précédentes, abandonnent tout enjeu personnel pour conduire jusqu’en sa fin l’histoire ici reprise du Vice-consul. Elles accomplissent ce que les voix de La femme du Gange n’avaient pu faire ; ayant exposé leur amour au caractère funeste de celui remémoré, les Voix 1 et 2 disparaissent avant la fin du film. Le spectateur n’entend bientôt plus celles qui, tuées par l’image, « se sont tues pour toujours » (FG, p. 183). À l’écran, India Song remplace les Voix 3 et 4 par deux voix présentées par Duras comme « la voix des auteurs[18] ». Dionys Mascolo est la Voix 3, laquelle « ne sait presque plus rien » et « questionne » la Voix 4, celle de Marguerite Duras qui, quant à elle, « sait [l’histoire] presque tout entière[19] ».

Ce dernier film présente la radicalité de ce que Youssef Ishaghpour appelle le « off intégral[20] » ; aucun des personnages à l’image n’a la parole — vu, vivant, le corps est privé de voix —, tandis que les voix off ne sont jamais représentées : leur voix ne prend pas corps, si ce n’est, a-t-on dit, que le grain de la voix leur donne une identité, notamment sexuée.

Le singulier de l’adresse

Seul India Song présente cet absolu pile ou face du corps et de la voix, mais les films qui suivront, Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), Le camion (1977), Le navire Night (1978) et les Aurélia Steiner (1979) expérimentent tous à leur manière cette déliaison à travers la scission entre histoire et narration. Relativement à l’image, le cinéma de Marguerite Duras préserve l’autonomie d’un texte qu’il confie à une énonciation dialoguée. India Song a montré comment ce mouvement en paroles, qui est aussi un mouvement désirant, est mis en balance avec les allées et venues de corps aux approches difficiles et ténues : « Comme vous êtes belle habillée de blanc », dit la Voix 2 à la Voix 1, tandis qu’Anne-Marie Stretter seule sous le « ventilateur de cauchemar » de sa « demeure des Indes », se tient « droite, […] offerte. Offerte aux “voix”. / (Les voix sont lentes, sourdes, en proie au désir — à travers — ce corps immobile)[21] », lit-on dans India Song. C’est à trois une fois encore que le désir circule.

Avec L’homme assis, le retour à l’écrit en 1980 de Marguerite Duras préserve l’existence de cette énonciation narrative. À la première personne, la voix témoigne de ce qu’elle voit et de ce qu’elle sait, ou croit savoir : figure de spectateur et figure d’auteur, à la fois actor et auctor, elle est porteuse des ambiguïtés des voix off du cinéma de Duras. La nouveauté réside donc dans le singulier de cet exercice énonciatif. Faut-il le mettre en relation avec la nature de la scène vue et racontée ? À la différence de L’amour, de La femme du Gange et d’India Song, le texte est construit autour et à partir d’une confrontation sexuelle et amoureuse entre un homme et une femme comme le seront La maladie de la mort (1982), et sa réécriture, Les yeux bleus cheveux noirs (1986). Le corps est cette fois au coeur d’une histoire que seule une rencontre, encadrée dans les deux derniers textes par « le contrat des nuits payés[22] », configure.

Violent, douloureux, torturé, le fracas amoureux contraste avec la mise en jeu distante de ces corps où, dans les oeuvres précédentes, un désir ancien peinait à se réveiller. Dans un entretien d’octobre 1980, Duras compare L’amour avec L’homme assis pour indiquer que le premier est réussi en raison de l’échec de la « triangulation », tandis que le second démontre le succès de cette relation à trois. Dans le premier livre, « l’homme qui marche » est identifié par Marguerite Duras comme étant « le troisième personnage » : c’est lui, « le fou », ce « troisième temps du récit, ce temps destructeur » (EJPC, p. 28), l’incendiaire qui doit anéantir S. Thala, mais échoue. Comme on l’a vu, l’explicit de L’amour se ferme sur une nouvelle aurore, celle où l’éveil de Lol instaure une fois de plus la séparation entre les corps. À l’opposé, L’homme assis conclut sur l’« immobilité » de la femme, sous l’« orage » à venir, dans la lumière « violette » d’un ciel « couvert » (HAC, p. 35-36). La voix dit « ignore[r] si [la femme] dort » ou, faut-il ajouter, si elle est morte, tuée par les coups qu’elle a demandés à l’homme de lui infliger, tandis que lui « pleure couché sur [elle] », dans une posture qui, à se référer à Moderato cantabile[23], ne laisse en réalité guère de doute sur l’issue de la confrontation (HAC, p. 36).

Commentant son texte, Duras dit à propos de la femme, « je pense qu’elle est morte, je n’en suis pas sûre […], j’espère qu’elle est morte… » (EJPC, p. 101). Tel est le destin des grandes héroïnes durassiennes, de celles que l’auteure finit par mettre à mort pour qu’elles la laissent en paix : « [Lol V. Stein,] je la tue, je la tue pour qu’elle cesse de se mettre sur mon chemin, couchée devant mes maisons, mes livres, à dormir sur les plages par tous les temps, dans le vent, le froid[24] ». Ce « reste » de Lol, « cette forme de Lol V. Stein » qui survit dans L’amour ne meurt que dans la reprise du livre par La femme du Gange, tandis qu’Anne-Marie Stretter est par trois fois mise à mort : sa disparition est suggérée dans Le vice-consul, annoncée dans La femme du Gange, accomplie dans India Song[25]. C’est d’ailleurs dans cette version de 1962 de L’homme assis que le personnage faisait sa première apparition dans l’oeuvre : « L’homme assis dans le couloir, à quelques mètres de la porte d’entrée, regarde Anne-Marie Stretter[26] », y lisait-on à l’ouverture.

Le succès ou l’échec de la triangulation semblent liés à la capacité d’anéantissement inhérente à l’érotique de cette relation à trois que Marguerite Duras décrit ailleurs comme « unitaire »[27], et comme telle, « équilibré[e] » (FG, p. 183). Dans L’amour, comme dans L’homme assis, le troisième terme occupe, pour parler comme Michel Foucault, la « position de l’auteur » : « Je pense que c’est moi, l’homme qui marche, enfin c’est l’auteur », commente Duras en 1980 à propos de L’amour (EJPC, p. 28), affirmant la différence entre sa personne et la manifestation d’une « fonction-auteur », laquelle, précisait Foucault, ne renvoie « jamais exactement à l’écrivain[28] ».

Un sexe dans la voix ?

Dans L’homme assis, il arrive que la voix auctoriale s’adresse à la femme, mais d’une manière telle que cet acte est rapporté indirectement au lecteur : « Je lui parle et je lui dis ce que l’homme fait. Je lui dis aussi ce qu’il advient d’elle. Qu’elle voie, c’est ce que je désire » (HAC, p. 16-17). L’interlocutrice n’est pas ici convoquée par la deuxième personne ; du point de vue énonciatif, elle s’apparente, tout comme l’homme qui agit, à une « non-personne », selon le mot de Benveniste. Elle reste hors de l’interlocution, c’est-à-dire privée de cette « subjectivité » que le linguiste définit à travers « le statut linguistique de la “personne” » : « Est “ego” qui dit “ego”[29] ».

Pour ce qui est de la voix, cette désignation met la femme à égalité, en quelque sorte, avec l’homme — une égalité qui n’est cependant pas celle de la description des corps : amplement décrite, la femme ne l’est pas uniquement par son sexe, en contraste avec l’homme[30] —, mais relativement à l’écriture, l’adresse faite à la seule femme change quelque peu la donne. Elle donne à l’écrit un caractère performatif (« je lui parle », « je lui dis »… et nous lisons le texte) dont le destinataire désigné est ici la femme. Cette préférence donnée à ce corps de femme qui jouit (« ils viennent de jouir »), à ces mots d’une femme qui aime (« — Je t’aime ») et demande à être battue (« Elle dit : frappée, fort, comme tout à l’heure le coeur[31] »), correspond-elle pour la voix à la recherche d’un double, voire d’un autre soi-même (HAC, p. 31, p. 23 et p. 33) ? La question renvoie nécessairement au problème de savoir si la voix d’auteur est ici une voix de femme. À ce sujet, le texte reste ambigu : « Je vois que d’autres gens regardent, d’autres femmes, que d’autres femmes maintenant mortes ont regardé de même se faire et se défaire les moussons d’été […] », lit-on à la fin du texte (HAC, p. 35-36). « D’autres femmes », faut-il comprendre « d’autres femmes que moi » qui vois et qui raconte ?

L’« énonciation écrite[32] » du je prend part à la situation triangulaire qui, jusqu’alors, mettait en relation des personnages impliqués par la fable. À son origine, dans Le ravissement de Lol V. Stein, le cycle indien associait plusieurs trios : le premier comprenait deux femmes (Lol et Anne-Marie Stretter) et un homme (Michael Richardson), puis laissait place à celui formé à partir de Lol avec Tatiana Karl et Jacques Hold. Ensuite, dans L’amour, la combinaison met en jeu deux hommes (les avatars de Michael Richardson et Jacques Hold) et une femme (Lol), à l’instar du Vice-consul, où l’on trouvait Anne-Marie Stretter face au vice-consul et à Charles Rossett (quand Michael Richardson était relégué au nombre des amours anciennes). On voit que ce tiers, celui qui, pour le couple, joue le rôle du troisième — et qui au fur et à mesure que le cycle avance semble être moins une figure de l’exclue (Lol) que celle de l’« intercesseur[33] » (Jacques Hold devenu l’homme qui marche) —, est femme ou homme. De même, La femme du Gange et India Song ont recours à des voix toujours explicitement sexuées : voix de femme ou voix d’homme. L’énonciation écrite n’a certes pas l’oralité des voix entendues au cinéma, mais dans le texte de Marguerite Duras, elle repose également sur des effets de voix. Si l’on ajoute que pour l’auteure, « la voix c’est plus que la présence du corps[34] », peut-on imaginer que ce corps dans la voix soit privé de sexe[35] ?

Interrogée au sujet de son texte, Marguerite Duras ne se prive pas de s’approcher de cette voix auctoriale. Quelques mois après la parution de L’homme assis, elle déclare avoir écrit ce texte « pour quelqu’un » et ajoute : « l’homme pour qui j’ai écrit le texte est mort » ; ainsi décrite par l’auteure, la genèse du texte présente des caractères strictement opposés à celui que le lecteur découvre adressé à une femme, elle-même sans doute morte à la dernière page. Puis Duras précise : « c’est moi maintenant qui vois ça, qui vois ce que j’ai écrit pour lui, ce que j’avais écrit pour lui… maintenant, je suis intégrée dans le livre, complètement » (EJPC, p. 78).

* * *

L’exposition des corps au désir est chez Marguerite Duras toujours dangereuse. En ce sens, l’érotique de L’homme assis renvoie à l’oeuvre de Bataille que l’auteure a d’ailleurs abordée dans les années où elle écrivit la première version de ce texte[36]. Mais les amants ne sont pas laissés à leur solitude, ainsi que l’adresse à la femme le montre plus encore que le regard, déjà expérimenté par le film. Celle qui vingt ans après se dit « intégrée dans le livre » n’a-t-elle pas fait jouer à travers la dissociation du corps et de la voix, un autre dédoublement, expérimenté au plus près de soi, entre celle qui par l’écriture « voit et raconte » et celle qui, sans être la femme de « la vie vécue », vit, et meurt, de la vie du corps[37] ?

L’intégration de l’auteure dans le livre n’est pas occasionnelle. Nombre des textes qui suivront L’homme assis réserveront une place au je auctorial. Cependant, dès L’été 80, le régime autofictionnel va donner un vous au je pour que l’oeuvre continue à s’écrire. Pour écrire quoi donc ? « — [M]oi, ce que j’aime, c’est : qu’on parle de partir, de rester, d’écrire, de se tuer […]… De se tuer, d’écrire, cette mise en équivalence » (EJPC, p. 94), conclut sobrement Marguerite Duras.