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Dans le passage de l’Ancien Régime à la Révolution, plusieurs coupures brusques et événementielles surviennent qui laissent croire à une transformation subite, ce que viseront explicitement à démentir les analyses de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution[1], en montrant que l’essentiel avait déjà été accompli sous la monarchie, notamment la centralisation étatique sans laquelle toute prise de pouvoir depuis Paris aurait été impensable. La Révolution, cependant, accélère certains effets historiques, notamment dans la politique révolutionnaire de l’« adunation[2] », qui vise à donner à la nation une unité culturelle par l’adoption de mesures homogènes (système métrique, code civil, etc.). Toutefois, l’un des aspects souvent oublié de cette volonté révolutionnaire d’uniformisation concerne la politique de la langue. La Révolution poursuit en effet le travail historique entamé depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) en faisant du français la langue de la nation — un travail qui visait la marginalisation, voire l’éradication des patois et des langues étrangères et qui fut orchestré par l’abbé Grégoire depuis le Paris de la Convention —, ce qu’ont mis en lumière les historiens Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel[3].

Pour l’abbé Grégoire (1750-1831), « prêtre régicide[4] » et évêque constitutionnel ayant notamment oeuvré à la première abolition de l’esclavage (annulée par Napoléon en 1802, avant celle, définitive, de 1848), la Révolution ne parle pas une autre langue que le français. Cette politique de la langue s’inscrit bien sûr dans une longue durée de l’histoire de la langue française, depuis l’ancien français jusqu’au français contemporain, mais, comme le souligne Anne-Marie Thiesse, il s’agit dans ce moment révolutionnaire d’un moment capital :

La monarchie française, certes, avait imposé précocement le français dans les actes administratifs — par l’édit de Villers-Cotterêts —, puis soutenu la création littéraire et scientifique dans cette langue, et créé une Académie chargée de veiller à sa pureté et à sa gloire. Pour autant, les souverains successifs n’avaient pas jugé utile de faire parler le français à l’ensemble de la population. La proclamation de la République change radicalement la perspective : l’usage de la « langue du roi » était pour les sujets une question d’éducation et de choix, pour les citoyens, l’usage de la langue de la nation est un devoir[5].

L’éducation du peuple devient une affaire cruciale pour les révolutionnaires, qui ne veulent voir au départ dans le patois qu’une différence destinée à s’estomper jusqu’à ce qu’une suspicion ne le considère, souvent à tort, comme un foyer de résistance à l’ordre nouveau, comme ce sera le cas lorsque Barrère fera voter en 1793 dans chaque commune la nomination d’un instituteur chargé d’enseigner le français, comme si les patois étaient par essence contre-révolutionnaires et forcément d’obédience monarchiste. L’abbé Grégoire distribue ainsi dans tout son réseau de correspondants et d’obligés un questionnaire visant à établir un état des langues, dialectes et patois en usage sur le territoire français dans le but explicite de les éradiquer. Même si son rapport, déposé en 1794, n’aura aucun effet direct puisque, Thermidor survenant, sa tolérance linguistique empêchera toute coercition, il a en réalité une conséquence indirecte sur l’ensemble de la production littéraire subséquente, en ce qu’il s’inscrit dans la longue durée d’un refoulement des dialectes et des patois hors des centres névralgiques de la France révolutionnaire, impériale et romantique.

De loin en loin, cette politique linguistique nationale repousse la poésie avec le folklore des cultures rurales dans le camp des marginaux linguistiques, ce qui aura pour conséquence, à terme, la prise de pouvoir de la prose dans l’espace littéraire, autrefois dominé par la nervure souveraine du vers allant de pair avec la monarchie. Joubert l’exprimait clairement : « la monarchie est poétique[6] », c’est-à-dire qu’elle s’énonce selon des règles tenant d’une langue considérée comme portée à son plus haut degré d’éloquence lorsque versifiée. Donc, la société républicaine qui s’annonce aura la prose française pour langue dominante, dont l’apprentissage deviendra obligatoire avec les lois Ferry sous la Troisième République. Le dieu des patoisants fuira en conséquence vers les marges sociales, tandis que le génie du christianisme se révélera, tout au long du xixe siècle, dans l’esthétique d’une religion proche de la nature. Cette religion culminera dans le romantisme rousseauiste d’une George Sand par exemple, restée toujours proche des patoisants de son Berry natal et dont tout un pan de l’oeuvre s’inspire comme d’une référence à un monde dorénavant perdu ou agonisant, mais où se conserve néanmoins une culture dont la valeur augmente avec l’accroissement du français.

Cette politique de la francisation des campagnes s’élève contre une idéologie bien précise, car l’universalisme révolutionnaire s’oppose, au xviiie siècle, au particularisme national, voire local, auquel Rousseau et Herder ont consacré des pages capitales en regard du clivage entre langue originaire et prose universelle. Enfin, l’effet à moyen terme des politiques linguistiques nationales peut être mesuré à l’aune du roman Jeanne de George Sand, publié un demi-siècle plus tard (1844), et dont la conception de la langue montre la reconfiguration des rapports entre langue française et patois dans un xixe siècle qui, alors que dialectes et patois s’amenuisent sans cesse, cherche des bribes d’un langage maintenant considéré comme gardien de la pureté divine des moeurs dans les restes folkloriques des cultures anciennes.

La lettre et la voix

Selon Emmanuel Kant, les Lumières sont un processus d’acheminement universel de l’humanité de son état de minorité à la majorité, définie par la capacité de raisonner par soi-même sur quelque objet que ce soit. Ce processus devrait conduire à ce que Kant appelle un usage public et universel de la raison : « Or, dit-il, j’entends par “usage public” de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit[7] ». C’est dire toute l’importance du livre dans une telle philosophie, car, comme le fait observer Roger Chartier, « pour Kant, seule la communication écrite, qui permet l’échange dans l’absence et crée un espace autonome pour le débat d’idées, est une figure recevable de l’Universel[8] ». La philosophie des Lumières repose en ce sens sur l’idée d’une diffusion de l’esprit par le livre et d’une universalisation de la conscience par la publication d’ouvrages savants. Le dépôt du savoir dans une forme encyclopédique, comme ce sera le cas en France avec Diderot et d’Alembert, ne peut dès lors qu’être essentiel au développement des Lumières. D’où la valorisation de la lettre dans la pensée des Lumières. La lettre prend dans cette forme de pensée une valeur universelle : quand un penseur s’adresse à l’ensemble du public qui lit, sa parole est virtuellement universelle et les différentes lectures particulières viennent actualiser cette lettre morte. Les Lumières se construisent, en un mot, contre la hantise de la voix, contre l’impensé du phonème qui travaille sourdement la lettre.

Au sein du mouvement qu’il est convenu d’appeler les « Contre-Lumières », c’est au contraire une valorisation de la phonê, la voix, qui s’opère contre la gramma, la lettre, en même temps qu’un déplacement de l’universel vers la singularité de la situation d’énonciation. Deux noms résument cette réaction aux Lumières : Herder et Rousseau, qui spéculent tous deux au sujet d’une langue originaire. Mais ils ne sont pas les seuls au xviiie siècle à prendre pour objet une langue d’origine. En effet, aux travaux de Rousseau (Essai sur l’origine des langues, 1761) et de Herder (Traité de l’origine du langage, 1772), s’ajoutent, en ordre chronologique : ceux de Maupertuis, Réflexions philosophiques sur l’origine des langues, 1748 ; Grandval, Discours historique sur l’origine de la langue française, 1757 ; Bergier, Les éléments primitifs des langues, 1764 ; de Brosses, Traité de la formation mécanique des langues, 1765 ; Copineau, Essai synthétique sur l’origine et la formation des langues, 1774 ; Court de Gébelin, Origine du langage et de l’écriture, 1775 ; Le Brigant, Détachements de la langue primitive, 1787. Ces ouvrages s’inscrivent dans la vague de publications qui, au xviiie siècle, tentent de déplacer le point de vue logiciste du xviie siècle et de repenser la langue et le langage selon l’historicisme alors en vogue.

Le point de vue qu’adoptent Herder et Rousseau se veut ontogénétique, c’est-à-dire qu’il s’agit pour eux de déployer dans la durée un processus de formation de la capacité linguistique de l’homme. Aristote avait distingué l’homme de l’animal par leurs capacités respectives d’abstraction des situations données : l’animal n’a de langage que celui d’un signalement de plaisir ou de déplaisir, alors que l’homme peut, selon le Stagirite, exprimer par le langage ou le juste ou l’injuste et exhorter ses semblables à emprunter telle ou telle voie[9]. Rousseau prend apparemment l’exact contre-pied de cette façon de voir, lui pour qui « on ne commença pas par raisonner mais par sentir[10] ». L’origine du langage n’est cependant pas directement reliée aux sensations chez Rousseau, mais plutôt aux passions :

D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour la haine la pitié la colère qui leur ont arraché les prémiéres voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proye dont on veut se repaitre ; mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un aggresseur injuste la nature dicte des accents, des cris, des plaintes : voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les prémiéres langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques[11].

À l’origine, l’homme est seul et silencieux, bête parmi les bêtes, mais il rencontre son semblable et découvre le besoin de communiquer ses passions par un moyen abstrait, le langage, d’abord proche de ses besoins primaires puis s’éloignant progressivement du monde des passions vers la raison :

Quiconque étudiera l’histoire et le progrès des langues verra que plus les voix deviennent monotones plus les consonnes se multiplient, et qu’aux accens qui s’effacent, aux quantités qui s’égalisent, on supplée par des combinaisons grammaticales et par de nouvelles articulations : mais ce n’est qu’à force de tems que se font ces changemens. À mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumières s’étendent le langage change de caractère ; il devient plus juste et moins passionné ; il substitue aux sentimens les idées, il ne parle plus au coeur mais à la raison. Par-là même l’accent s’éteint, l’articulation s’étend, la langue devient plus exacte, plus claire, mais plus traînante plus sourde et plus froide[12].

À la poésie originelle, aux accents diversifiés et vitaux, faite de voyelles et presque dénuée de consonnes, succède la prose et son égalité policée, qui servent à exprimer des idées : la chaleur de la langue maternelle (ou est-ce celle de la nourrice, comme le pensera George Sand quelques décennies plus tard[13] ?) cède la place à l’universalité d’une langue aux tournures moins abruptes, mais sans vie et plus froide.

Prose et poésie : ontogenèse des langues

Ce schéma qui oppose historiquement la poésie originelle à la prose de la civilisation se retrouve aussi chez Herder, mais avec un léger déplacement des enjeux, puisque pour Herder, qui disait que « personne au monde ne sent plus que [lui] la faiblesse des caractéristiques générales[14] », cette tradition rationaliste et sociale de l’explication de l’origine du langage passe à côté du véritable langage originaire.

Déjà comme animal, l’homme a un langage. Toutes les vives sensations de son corps, et les plus vives d’entre les vives, les sensations de douleur, toutes les fortes passions de son âme s’expriment immédiatement en des cris, en des accents, en des sons sauvages, inarticulés. Un animal souffrant, tout comme le héros Philoctète, quand la douleur s’empare de lui, va se plaindre ! va gémir ! fût-il abandonné, sur une île déserte, sans la vue, la trace ni l’espoir d’un prochain secourable. […] Ces soupirs, ces sons font un langage. Il existe donc un langage du sentiment qui est une loi naturelle immédiate. Que l’homme l’ait eu originairement en commun avec les animaux, ce sont bien plutôt des vestiges que d’entiers fragments qui aujourd’hui en témoignent ; mais ces vestiges sont indéniables. Que notre langue artificielle ait refoulé le langage de la nature autant qu’on voudra : que notre mode de vie civilisé et les convenances sociales aient endigué, desséché et dévié autant qu’on voudra le flot et la mer des passions ; le plus vif instant de la sensation, où qu’on le trouve et si rare qu’il soit, reprend toujours ses droits et s’exprime immédiatement dans sa langue originelle par des accents : l’assaut brutal d’une passion, le soudain accès de joie ou de gaieté ; la douleur et l’affliction, quand elles creusent dans l’âme de profonds sillons ; un impérieux sentiment de vengeance, le désespoir, la rage, la frayeur, l’horreur, etc., tous sont clamés diversement, chacun selon sa nature. Autant d’espèces de l’affectivité sommeillant en notre nature, autant de tonalités variées[15].

Pour Herder, l’origine du langage n’est pas sociale, mais ontogénétique : l’homme parle parce qu’il en a la capacité en lui-même, tout comme l’animal exprime la douleur et l’affliction dans son langage. Mieux : l’affectivité est déjà un langage, dont il ne reste que des vestiges dans les langues dites artificielles selon Herder. L’origine du langage n’est donc pas divine, mais humaine : « Si donc nous voulons appeler langage ces cris immédiats du sentiment, je trouve effectivement très naturelle l’origine de ce langage : non seulement elle n’est pas surhumaine : mais manifestement animale : c’est la loi naturelle d’une machine sensible[16]. » C’est ainsi par une auto-éducation que l’homme en vient dans la théorie de Herder à différencier son cri originaire et à l’infléchir progressivement vers les accents civilisés des langues européennes. Il existe des restes de cette langue originaire dans nos langues civilisées : ce sont les interjections, les onomatopées et les voyelles. Cependant, se demande Herder,

ces accents sont-ils là pour être peints sur le papier comme des interjections ? Dans leur vivant contexte, dans l’ensemble du tableau de la nature agissante, accompagnés de tant d’autres phénomènes, ils sont émouvants et se suffisent ; mais isolés de tous les autres, détachés, privés de leur vie, ce ne sont plus que des chiffres. La voix de la nature n’est plus que lettre peinte, instituée[17].

C’est dans ce passage de la langue de la sensation à son devenir universel que se perd la vie du langage et s’institue la lettre morte. Herder en veut pour preuve la distance entre la langue parlée et la langue écrite :

D’où viennent toutes les particularités et singularités de l’orthographe si ce n’est de l’embarras d’écrire comme on parle ? Quelle langue vivante peut être, quant à ses sons, apprise d’après les caractères des livres ? Et quelle langue morte peut-on par là réveiller ? Or plus une langue est vivante, moins on a songé à l’enfermer dans des lettres, plus elle est proche de l’origine et s’élève du son plein et indifférencié de la nature, moins on peut l’écrire, moins encore l’écrire avec vingt lettres, et même elle est souvent pour des étrangers tout à fait imprononçable[18].

Vie et mort se partagent ainsi l’avant et l’après de la lettre, puisque pour Herder, dans cette langue originelle, « c’était haleine divine, air fluide que l’oreille saisissait, et les caractères morts qui l[a] dépeignaient n’étaient que le cadavre qu’en lisant il fallait animer de l’esprit de la vie [lebengeist][19] ». D’où il suit que, selon le préjugé le plus tenace du romantisme, « la poésie est plus ancienne que la prose, car ce premier langage, qu’était-il d’autre qu’une collection d’éléments de la poésie[20] ? » La poésie est conçue par Herder comme un langage originaire et vital qu’aurait recouvert la prose de sa lourdeur cadavérique. La prose, venant après et dans le déclin des civilisations, aurait absorbé la poésie, en aurait fait l’une de ses cultures, puisque dans la pensée de Herder, les cultures ne se multiplient que grâce au langage prosaïque qui différencie l’élan vital et originel de la poésie.

Le patois de l’origine

C’était déjà la vision phonocentriste de Rousseau, qui donnait préséance à l’expression de la voix sur la rédaction de la lettre :

L’écriture, qui semble devoir fixer la langue est précisément ce qui l’altère ; elle n’en change pas les mots mais le génie ; elle substitue l’exactitude à l’expression. L’on rend ses sentimens quand on parle et ses idées quand on écrit. En écrivant on est forcé de prendre tous les mots dans l’acception commune ; mais celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les détermine comme il lui plait ; moins gêné pour être clair, il donne plus à la force, et il n’est pas possible qu’une langue qu’on écrit garde longtems la vivacité de celle qui n’est que parlée. On écrit les voix et non pas les sons : or dans une langue accentüée ce sont les sons, les accens, les infléxions de toute espéce qui font la plus grande énergie du langage ; et rendent une phrase, d’ailleurs commune, propre seulement au lieu où elle est. Les moyens qu’on prend pour suppléer à celui-là étendent, allongent la langue écrite, et passant des livres dans le discours énervent la parole même. En disant tout comme on l’écriroit on ne fait plus que lire en parlant[21].

La parole prend ici valeur d’expression immédiate d’une force qu’infléchit la forme de la lettre afin de rendre la pensée commune. Comme chez Kant, la lettre rousseauiste arrache l’homme à sa situation singulière de parole, cependant que la parole selon Rousseau arrime la phrase à sa situation d’énonciation, ce qu’il appelle « le lieu où elle est », lieu que tente vainement de reproduire la lettre écrite et qui fatigue l’écrivain en le forçant à allonger la langue écrite, de même que le parleur qui cherche à parler comme un livre. Or, le modèle dont se sert ici Rousseau pour théoriser ce rapport entre la parole et l’écriture, et ce fait est capital pour la présente démonstration, semble être la tension qui anime une langue entre ses dialectes et leur écriture : « Les dialectes distingués par la parole se rapprochent et se confondent par l’écriture, tout se rapporte insensiblement à un modèle commun. Plus une nation lit et s’instruit, plus ses dialectes s’effacent, et enfin ils ne restent plus qu’en forme de jargon chez le peuple, qui lit peu et n’écrit point[22]. » Dans la vision des choses de Rousseau, qui sera retenue par le mouvement romantique, la politique unificatrice de la langue française a pour effet d’éradiquer la langue du coeur et de l’origine qu’est le patois, raison pour laquelle Rousseau laisse Émile parler son patois le plus longtemps possible en compagnie des paysans et des domestiques. L’équation est claire : la lecture et l’écriture, véritable prose de la civilisation, font perdre la poésie originelle du patois, c’est-à-dire de la langue qualifiée par Rousseau de « poésie ».

Politiques du français

À l’époque où Rousseau pense ce rapport de la lettre et de la voix, plusieurs politiques avaient déjà été instituées pour tenter sinon d’éradiquer, au moins de faire reculer le patois du territoire de France. Mais c’est avec la Révolution française que le lieu d’origine de la langue théorisé par les penseurs des Contre-Lumières prend soudainement le visage local des patoisants. La tension héritée des Lumières entre l’universel et le local se déplace sur le terrain des politiques de la langue française qui font reculer le patois en périphérie de la nation, ce qui a pour conséquence, comme l’écrit Michel de Certeau, que « la folklorisation de la différence [devient] le corollaire d’une politique d’unité nationale[23] ». Mais cette folklorisation du patois et des cultures locales s’inscrit aussi dans les axes posés par les Lumières, notamment par l’opposition kantienne entre l’enfant local et l’adulte universel. Dans l’esprit des révolutionnaires français, « le peuple est un enfant[24] » qu’il faut amener à la raison par l’éducation des masses, laquelle passe par le fait d’imposer le français dans toutes les régions. Dans la lecture des documents reliés à l’enquête sur le patois de l’abbé Grégoire effectuée sous la Constituante, de Certeau découvre que la tension entre l’universel et le local se mue en un rapport classique entre Paris et la province dans lequel se met en place une nouvelle distribution des enjeux entre écriture et oralité : « Si l’idée de document est à Paris identifiée à celle d’écriture, en province l’objet visé à travers les sources est plus fort que cette contrainte : le patois ramène le document vers l’oralité. Une présence semble interdire ou effacer la perception des textes patois (écrits ou gravés) pour ramener l’idiome des campagnes du côté de la voix[25]. » Le phonocentrisme du patois prend ainsi le relais des spéculations rousseauistes sur la langue originaire et donne aux patois une valeur de pure situation d’énonciation non transférable à l’écrit, non universalisable par l’enregistrement de ses traces évanescentes. Le patois devient un reste, une résistance à l’égalisation culturelle qui s’étend sur la France. À partir de ce moment, « la nation prend en charge la tâche de préserver les reliques du patois ou, ce qui revient au même, elle fait désormais du patois l’une de ses reliques ; elle l’inscrit dans son rapport à une perte qui est évidente, et même rassurante, mais ne doit pas être totale[26] ». Cette perte de la vie vivante des patois, désormais conservés dans une aire muséologique qui leur enlève toute efficace historique ou culturelle, donne du même coup à ces idiomes une valeur d’origine perdue, de langue préadamique toute proche et pourtant ignorée, selon la politique de la langue pensée dès le xvie siècle et qui culmine dans le préadamisme d’Isaac Lapeyrère[27]. Suivant la configuration mise en place par les Lumières, dans sa folklorisation, le patois prend une valeur de langue d’origine, c’est-à-dire de langue poétique :

Si le savoir et l’histoire s’énoncent désormais en français, si donc la prose, discours de l’action, est elle aussi française, il n’est pas surprenant que l’intérêt pour le patois vise des mots et non une langue, des poèmes et non des traités, ou qu’il se traduise par des dictionnaires de termes et par les anthologies privées d’une culture en miettes. Mais, ici, les miettes du patois sont destinées à boucher les trous du français. À propos des idiomes vulgaires, Grégoire dit que « la philosophie peut leur dérober des expressions enflammées et des mots naïfs qui nous manquent » […]. Perspective nostalgique et réaction contre la langue qui s’impose. Les deux sont liées dans l’analyse qui répartit des « richesses » poétiques là où il y a des insuffisances dans la normalité du prosaïque. L’impérialisme d’un code se traduit à ce signe que ses pleins et ses vides déterminent la connaissance de l’autre[28].

En étant folklorisé, le patois joue le rôle de pourvoyeur d’origine à une langue qui s’autoconfère des pouvoirs absolus. Le plein du patois, son rapport intime à l’origine de l’humanité, est noyauté et incorporé au français en même temps que désamorcé historiquement. C’est de ce lieu du discours, à la fois plein et vide, d’une plénitude originelle mais d’un vide historique, que va sortir la poésie du romantisme, de la nuit de l’histoire et du coeur de la prose : « Huit ans après le Rapport de 1794, le Génie du christianisme parle dans la voix des forêts et dans le silence des ruines. Dieu passe dans le camp du folklore et valorise une esthétique[29]. » La poésie aussi. De Lamartine à Mallarmé, un gauchissement de la langue française s’opère qui rend la poésie pratiquement indépendante du français ordinaire. La poésie du xixe siècle hérite donc d’une situation de parole équivalente à celle du patois : sa plénitude est d’emblée folklorisée, elle n’est déjà plus qu’une des cultures de la prose.

Le refuge de la pureté

À l’intérieur même de cet empire prosaïque qui se dessine déjà dans les politiques de l’abbé Grégoire, la résistance poétique se met en place au xixe siècle du côté des poètes eux-mêmes : de Vigny à Mallarmé en passant par Baudelaire, le poète tente d’écrire l’origine en plein essor du capitalisme[30] et à même la réification généralisée qu’il impose[31]. Cependant que certains personnages romanesques (ceux de George Sand issus de son Berry natal jusqu’à ceux de Richard Millet inspirés du Limousin où il a grandi) portent à leur manière cette pureté poétique d’origine perdue par l’éradication des patois dans les campagnes. Alors que cette politique n’a pas encore vaincu toutes les poches de résistance linguistiques et culturelles, le personnage par excellence de cette poétique de la pureté du patois au xixe siècle demeure sans contredit la Jeanne de George Sand, qui donne son nom au premier roman champêtre d’un cycle qui commence en 1844 et se termine en 1853 avec Les maîtres sonneurs. Jeanne montre, comme le dit Simone Vierne dans son introduction, qu’au xixe siècle « c’est aux champs que s’est réfugiée la pureté héroïque, la seule sainteté encore possible sur cette terre[32] ». Quelle est cette pureté, en quoi consiste-t-elle ? La réponse est simple, du moins George Sand la formule-t-elle clairement en mettant en scène la pastoure (bergère) Jeanne, dont « les expressions étaient bien vulgaires ; mais [dont] le son de [l]a voix suppléait à l’insuffisance de [l]a parole[33] ». Pour bien expliquer la toute-puissance de ce personnage, Sand le compare à la Vierge d’Holbein :

La vierge d’Holbein m’avait toujours frappé comme un type mystérieux où je ne pouvais voir qu’une fille des champs rêveuse, sévère et simple : la candeur infinie de l’âme, par conséquent un sentiment profond dans une méditation vague, où les idées ne se formulent point. Cette femme primitive, cette vierge de l’âge d’or, où la trouver dans notre société moderne ? Du moment qu’elle sait lire et écrire, elle ne vaut pas moins, sans doute, mais elle est autre, et appartient à un autre genre de description[34].

Le modèle de pureté poétique du romantisme est une jeune femme analphabète vivant aux champs et patoisante, dont les pensées sont pour ainsi dire « sauvages », c’est-à-dire proches encore de l’âge d’or et toujours ineffables, une « enfant de la nature », en somme, « qui n’avait pas appris à lire, et dont l’intelligence (si tant est qu’elle en eût) n’avait reçu aucune espèce de culture[35] ». Si le romantisme a procédé au sacre de l’écrivain, comme l’a montré Paul Bénichou[36], il faut bien voir qu’il a aussi en contrepartie promu l’illettré au rang d’être sacré et que c’est en regard de la politique révolutionnaire des langues que s’est opérée cette promotion. Guillaume, par exemple, le personnage lettré du roman de Sand, subit d’abord l’attrait des campagnes, mais, comme tout homme des Lumières et même du tournant des Lumières, il vit cet attrait par la médiation du livre en général et de ceux de Chateaubriand en particulier. Guillaume, en effet, « aimait la campagne et les pays de loin, dans ses souvenirs. Il les rêvait alors, graves, simples, austères comme les Natchez de Chateaubriand. De près, il les trouvait rudes, malpropres et cyniques. Il s’éloigna, dégoûté déjà de l’envie qu’il avait eue de causer avec eux[37] ». Mais, malgré son dégoût et la distance qui le sépare de la culture des champs, comme presque tout le milieu romantique de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, Guillaume ressent très fortement la puissance d’attraction de l’origine patoisante encore présente dans les campagnes. C’est ce que la voix narrative appelle « la voix de la nourrice », qui parle une langue d’avant le français et la civilisation, langue de la poésie vraie et de l’origine :

Ce patois qu’il avait oublié, il se souvenait maintenant de l’avoir parlé avec sa nourrice avant de parler français, et peu à peu il se remettait à l’entendre comme sa langue maternelle. Sa nourrice aussi lui avait parlé de veau d’or et de trou à l’or. Elle savait là-dessus mille contes et mille chansons fantastiques qui l’avaient agité dans ses songes ; et cette fidèle berceuse, qui préside comme une Sybille aux premiers efforts de l’imagination, la première amie de l’homme, la bonne, ce personnage si bien nommé la nourrice, cette mère véritable dont l’autre est toujours condamnée à se sentir jalouse, vint à se présenter à l’esprit de Guillaume comme un type vénérable, comme un être sacré qu’il se reprochait d’avoir oublié si longtemps[38].

Langue première des rêveries de Rousseau, le patois de la nourrice pourrait être nommé non pas « langue maternelle » mais « langue nourricière » en ce qu’elle est non pas celle de la mère, mais de la nourrice, ce personnage intermédiaire entre la nature des champs et la culture des villes.

En somme, Sand transforme l’héritage du xviiie siècle et en particulier l’héritage des spéculations linguistiques de l’époque révolutionnaire, en ce que la sublimité paysanne n’est pas au-delà de toute dimension humaine, mais situe au contraire l’homme dans le juste milieu parfaitement stoïcien qui lui convient. Comme le rappelle Béatrice Didier, « cette exaltation de la vie rustique est mise au service d’un thème cher au xviiie siècle, l’exaltation de la mediocritas[39] ». De même, la nature incarnée par Indiana se change en folklore dans les romans champêtres, par exemple la mare au diable elle-même figure un temps figé et nocturne, mythologique et initiatique. Sand décrit les traditions du Berry de l’intérieur, par le souvenir et la mémoire de son enfance, par son expérience du pays et la connaissance des moeurs paysannes de ses amis de Nohant. Comme le souligne Didier, « pour elle, comme pour Nerval, le retour au folklore est un retour vers l’enfance, et la plongée dans le passé de son Berry, une plongée dans son propre passé[40] ». Il y a une observation attentive et patiente derrière la narration des moeurs et coutumes du Berry, que ce soit la cérémonie de la transplantation du chou sur le toit de la maison des mariés, ou la séance presque lubrique du repérage de la mariée sous un drap qui cache et rend indistinctes toutes jeunes filles du village. Tout se passe en fait comme si l’adoption dans François le champi d’un enfant abandonné dans les champs donnait figure à la greffe de la tradition folklorique sur la culture romantique ou encore que les bessons de La petite fadette ressuscitaient tout un folklore sans âge qui tient d’une connotation mythique plus que d’une mythologie particulière.

Par le processus de « dépersonnalisation[41] » de l’auteur qui s’accomplit dans le cycle des romans champêtres, la parole est pour ainsi dire donnée (de manière fictive, bien entendu) aux paysans eux-mêmes, grâce aux procédés de délégation de la voix narrative, par exemple au chanvreur ou aux villageois qui deviennent narrateurs homodiégétiques, réduisant de ce fait la distance entre le point de vue de la narration et le monde rural décrit. Mieux encore, la langue berrichonne, que Sand transcrit et réinvente en même temps, est pour elle « la vraie langue[42] », selon la poétique de la langue originelle qui, de Rousseau jusqu’à elle, façonne la mentalité romantique dans le processus d’éradication des patois planifié sous la Convention par l’abbé Grégoire et poursuivi de manière informelle tout au long du xixe siècle. Pour Sand au contraire, « la tradition orale est l’histoire omise dans les livres et conservée dans les symboles du peuple[43] ». L’oralité est à ce titre l’un des éléments prosaïques majeurs que découvre le xixe siècle et que les écrivains, Sand au premier chef, propulsent au rang de savoir primitif sinon primordial, comme le veut le sens du mot « folklore », signifiant le savoir du peuple (folk-lore). La langue de la nourrice se découvre pour Sand, contre toute vraisemblance linguistique, comme celle qui vient avant la langue civilisée, celle de la nature elle-même, qui n’a pas encore de système écrit et n’est donc pas encore entrée dans l’histoire et se situe pour cela dans un passé mythique, indéfini, mais d’autant plus puissant qu’inidentifiable. Jeanne exemplifie ainsi l’idée de Rousseau, développée notamment dans la cinquième rêverie du Promeneur solitaire, voulant que le fond de la pensée humaine primitive soit fait d’un tissu inculte de mouvements noétiques sauvages. Sand a cru retrouver intacte cette poésie native dans l’intériorité des paysans qu’elle a côtoyés sa vie durant en y décelant précisément ce qui fait défaut à l’homme de l’homme de Rousseau, c’est-à-dire l’homme civilisé :

Il nous a fallu beaucoup respirer l’air des champs et veiller bien des soirs autour du foyer rustique pour comprendre cette suite de rêveries qui remplace dans le cerveau du paysan le travail de la méditation, et qui fait de sa veille, comme de son sommeil, une sorte d’extase tranquille, où les images se succèdent avec rapidité, merveilleuses, terribles ou riantes. C’est la même activité, la même poésie et la même impuissance que l’effort de l’enfant à dégager l’inconnu de son existence du voile qui la couvre. C’est le génie des songes s’agitant dans le vaste et faible cerveau de l’Hercule gaulois[44].

La prose des convenances change de côté dans La mare au diable et fait en sorte que le romantisme, en prenant à rebours les Lumières, recueille les restes épars des traditions, notamment paysannes, comme une chose esthétique, c’est-à-dire dégagée de la réalité vécue, quand bien même provient-elle d’une expérience très concrète de la vie du Berry. On pourrait dire, comme le souligne Marielle Caors, qui s’est intéressée « aux trahisons de l’art dans les écarts que présente le Berry romanesque par rapport au Berry historique[45] », que les romans champêtres de Sand ne parlent qu’indirectement du Berry et que la désignation des noms de pays et la description des paysages changent de nature en passant dans l’univers imaginaire de la Vallée noire. C’est qu’il s’agit de la tradition et de la langue observées depuis le futur où elles seront disparues, ce sont les rites observés avec un regard anthropologique avant qu’ils ne s’évanouissent et les coutumes un moment avant leur engloutissement dans l’oubli. C’est un complément au régime d’historicité[46] mis en place avec le romantisme qui a fait disparaître l’historia magistra vitae au profit du régime futur, mais un futur qui avancerait en quelque sorte de dos. Ce serait un régime historique équivalent au temps du futur antérieur dans le système verbal français : ceci aura été, cela sera disparu.