Liminaire[Record]

  • Jean-François Hamel and
  • Julien Lefort-Favreau

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  • Jean-François Hamel
    Université du Québec à Montréal

  • Julien Lefort-Favreau
    Université de Toronto

Comme Antoine Compagnon le rappelait dans Le démon de la théorie, la pensée de la lecture a longtemps été écartelée, du moins en France, entre deux positions antithétiques. Soit la lecture était interrogée sous le seul angle du texte, ce qui impliquait d’imposer des limites à l’interprétation au nom d’une exigence de fidélité à l’objet, soit elle était considérée du point de vue du lecteur, auquel était conférée la liberté d’ordinaire attribuée aux créateurs. Dès le début du xxe siècle, Gustave Lanson et Marcel Proust incarnent ces pôles antagonistes des théories de la lecture. Farouchement opposé à la critique impressionniste et ardent défenseur de l’histoire littéraire, Lanson conçoit la lecture méthodique comme un « travail de séparation de l’actuel et du passé, du subjectif et de l’historique » : pour éclairer « la personnalité véritable et le rôle historique d’un livre », il juge nécessaire « de le retirer de notre vie antérieure où la simple lecture l’a souvent mêlé ». Dans l’explication de texte, le lecteur s’efface devant l’auteur, mettant en veilleuse tout ce qui le lie à lui-même ou à ses contemporains, afin de « trouver dans une page ou une oeuvre d’un écrivain ce qui y est, tout ce qui est, rien que ce qui est ». Au positivisme de Lanson, qui considère l’intention d’auteur comme le garant de l’objectivité du texte, Proust oppose un subjectivisme radical. À la tradition humaniste qui suppose, dans les mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs », Proust oppose une lecture inspirée permettant de « jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude » et de « rester en plein travail fécond de l’esprit avec soi-même ». En quelques déclarations célèbres, Le temps retrouvé développe cette thèse : non seulement « chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même », mais « l’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même ». À partir de la lecture méthodique de Lanson et de la lecture inspirée de Proust, c’est toute l’histoire des théories de la lecture du xxe siècle français qui peut être reconstituée, selon que l’on reconduise l’objectivisme de l’un ou le subjectivisme de l’autre, ou encore que l’on en propose un nouage dialectique, à l’instar de Jean-Paul Sartre qui, dans Qu’est-ce que la littérature ?, définissait l’oeuvre littéraire comme « une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement », en équilibre instable entre les intentions de l’auteur et la liberté du lecteur. Mais, qu’on la conçoive comme reproduction d’un sens consigné noir sur blanc ou comme l’invention d’une signification à travers une activité créatrice, la lecture est le plus souvent représentée comme une pratique individuelle, s’exerçant à distance des sollicitations de la vie pratique et en retrait du monde social. Sans doute, l’image d’un lecteur séparé du bruit et de la fureur de son siècle a-t-elle pour origine la disparition presque complète dans les milieux lettrés, depuis plusieurs siècles, de la lecture à voix haute et du déchiffrement en commun des textes, qui manifestaient la dimension collective des arts de l’interprétation. À force de lire silencieusement et solitairement, les écrivains, critiques et théoriciens ont accrédité l’imagerie romantique selon laquelle la lecture individuelle, se déroulant dans un cadre privé, soustrait à l’espace public, était la « condition de la correcte réception du texte ». Par ailleurs, le régime de …

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