Liminaire[Record]

  • Francis Gingras

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  • Francis Gingras
    Université de Montréal

Pour certains de nos contemporains, le Moyen Âge serait le miroir dans lequel se contemple et s’invente une modernité qui en serait l’image inversée. Pour d’autres, au contraire, à la suite de Mallarmé, « le moyen âge, à jamais, reste l’incubation ainsi que commencement de monde, moderne ». Entre le fantasme de la rupture absolue et l’illusion de la continuité parfaite, la modernité littéraire s’est en réalité le plus souvent inventée contre, tout contre le Moyen Âge. Mieux encore, l’usage que fait la littérature moderne et contemporaine du passé médiéval rejoint à plus d’un titre la définition que donnaient d’eux-mêmes les auteurs médiévaux, revisitant la culture antique tout en revendiquant une position distincte de celle des anciens et se présentant ainsi comme les premiers modernes. Quand le mot modernus se répand dans l’usage latin, entre 450 et 500, il sert non seulement à signifier l’actualité (dérivé de l’adverbe modo, « à l’instant, tout de suite ») mais illustre aussi le sentiment d’une différence entre le temps des ancêtres (antiquitas) et le temps présent (saecula moderna). Ce n’est sans doute pas un hasard si cette représentation du temps gagne en importance au moment même où s’effondre l’appareil d’État du vieil Empire romain d’Occident. Une ère nouvelle (les tempora christiana d’Orose) s’ouvre pour ces modernes du tournant des ve et vie siècles. La rupture n’est cependant pas radicale ; la modernité qui marque le passage de l’Antiquité tardive vers le Haut Moyen Âge correspond, comme chez Cassiodore qui consacre son monastère du Vivarium à la transmission de l’héritage livresque ancien, à un passage de l’ancien vers un monde renouvelé par la révélation chrétienne. Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour que la modernité implique une mise en cause radicale du passé. Cette valorisation du présent au détriment de l’ancien s’exprime déjà très clairement chez Voltaire : « ancienne histoire, ancienne astronomie, ancienne physique, ancienne médecine (à Hippocrate près), ancienne géographie, ancienne métaphysique : tout cela n’est qu’ancienne absurdité qui doit faire sentir le bonheur d’être nés tard. » La célébration du temps présent accompagnée d’un rejet radical du passé ne prend toutefois sa pleine mesure qu’avec la Révolution où est clairement affirmée la volonté de faire table rase de l’héritage médiéval avec le décret du 4 août 1789 qui « détruit entièrement le régime féodal », avant que Talleyrand assume encore plus largement la rupture avec l’Ancien Régime dans son adresse lue à l’Assemblée nationale le 11 février 1790 : « nous avons tout détruit, a-t-on dit : c’est qu’il fallait tout reconstruire. » Même le calendrier est bientôt chargé de marquer ce temps nouveau instauré avec la République le 22 septembre 1792, premier jour d’une ère nouvelle et point de départ d’un nouveau comput qui rompait avec « l’ère vulgaire ». La modernité s’oppose alors au temps commun, au moment même où le caractère ordinaire, la banalité sont dépréciés par les gens de goût, thuriféraires du progrès et apôtres de la supériorité des modernes. Il est significatif que l’emploi péjoratif de « vulgaire » se trouve, à la même époque, chez Madame de Staël qui se dit consciente de recourir à un terme alors peu usité (vulgarité) « pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression », dans un ouvrage où elle affirme précisément sa conviction que « les discours des modernes peuvent acquérir, par leur ensemble, une grande supériorité sur les modèles de l’antiquité ». Le culte du progrès et la foi dans le constant perfectionnement …

Appendices