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On connaît l’aversion que les troubles civils, les guerres de religion et de conquête inspirent à Montaigne, mais on sait aussi à quel point il aime cultiver paradoxes et contradictions[1]. Aussi ne faut-il pas s’étonner, peut-être, de le voir idolâtrer, parmi toutes les figures de l’Antiquité, celles de grands génies militaires tels qu’Épaminondas, Alexandre le Grand et Jules César, allant même jusqu’à écrire sur la page de garde de son exemplaire des Commentaires sur la guerre des Gaules (édité à Anvers par Christophe Plantin en 1570) : « Somme, c’est César un des plus grands miracles de Nature […] le plus disert, le plus net et le plus sincère des historiens qui fut jamais […] et le chef de guerre en toutes considérations des plus grands qu’elle fit jamais[2] », pour se lancer ensuite dans un éloge bien senti et assez peu critique de l’homme comme du livre, lequel « un général d’armée devrait continuellement avoir devant les yeux » (E, ii, 33, p. 728). De même, « dans son irrésistible fulgurance, cette grandeur d’avoir, a l’aage de trente trois ans passé victorieux toute la terre habitable », Alexandre possède « quelque chose au-dessus de l’homme », une profusion, une richesse, une allure, un élan, un allant, une beauté solaire, qui font naître sur les lèvres de Montaigne le mot de « miracle[3] ». Et à propos d’Épaminondas, il écrit encore : « je ne connois nulle forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour » (E, ii, 36, p. 756). Amour, le mot est très fort, cependant il exprime avec justesse ce culte paradoxal que l’auteur des Essais voue aux âmes héroïques des temps anciens et qui contraste grandement avec son mépris pour la violence guerrière, laquelle nous ravale, à l’en croire, en-dessous même des bêtes sauvages : « comme de vray, la science de nous entre-deffaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu’elle n’a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne l’ont pas » (E, ii, 12, p. 473). John Florio ne s’est guère trompé d’objet lorsque, entreprenant de traduire en anglais les Essais au tournant du xviie siècle, et voulant préciser le sens du titre qui n’avait pas encore acquis sa valeur générique, il opte pour Essayes on Morall, Politike and Militarie Discourses[4], mettant l’accent sur les préoccupations principales de l’auteur, ce qui ne manque pas de frapper une note discordante dans l’esprit du lecteur moderne pour qui la topique militaire occupe une place tout au plus marginale dans l’oeuvre comme dans sa glose. Pourtant, la guerre constitue incontestablement la toile de fond de l’oeuvre, sinon dans le texte, du moins eu égard au contexte historique de la rédaction, et il n’est pas exagéré d’affirmer en tout cas que c’est le sujet principal du premier livre. Tout obnubilés que nous sommes aujourd’hui par le moi montaignien, il faut quand même rendre à César ce qui lui revient[5].

Mais Montaigne a composé ses Essais sur près de deux décennies et l’on peut observer, quantitativement, un déclin dans les occurrences de César du livre i, où il est omniprésent, au livre iii dans lequel il intervient beaucoup moins souvent, cédant sa place à la célébration de cet autre génie militaire que fut Alexandre le Grand. Que doit-on penser de cette substitution ? S’agit-il d’un désintérêt, d’un désaveu ou correspond-elle à une nouvelle inflexion du discours sur la guerre ? La présente étude se propose de vérifier, à travers l’analyse rhétorique des exempla, anecdotes et citations, si un changement s’opère dans la représentation du génie militaire du premier livre au dernier (sur lequel Montaigne a travaillé jusqu’en 1592) afin de déterminer si l’on peut expliquer, en regard du registre délibératif par exemple et au terme d’une résolution pro et contra, l’occultation progressive d’une figure aussi exemplaire. Plutôt que de se demander chez quels auteurs et sur quelles sources précises Montaigne appuie son jugement, ce qui, du reste, a déjà été fait[6], je voudrais examiner, donc, le rôle que jouent César et Alexandre dans la logique argumentative des passages où ils interviennent, à la lumière des conflits fratricides qui déchirent la France et auxquels les Essais font constamment écho.

Mais d’abord, que diable vient faire César parmi les philosophes, poètes, doxographes et autres auctoritates célébrés tour à tour par Montaigne ? À l’en croire, l’Imperator romain mérite qu’on l’étudie « non pour la science de l’histoire seulement, mais pour lui-même, tant il a de perfection et d’excellence par-dessus tous les autres » (E, ii, 10, p. 416). C’est l’homme derrière le politique et le stratège militaire qu’il tente d’abord de discerner et c’est par la transparence apparente de son style et de ses actions qu’il entend y arriver. Aussi n’hésite-t-il pas à prêter crédit à cette anecdote relatant la réaction de César qui, alors qu’on lui présentait la tête de Pompée, détourna son visage avec douleur : « Il y avait entre eux si longue intelligence et société au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d’offices réciproques et d’alliance, qu’il ne faut pas croire que cette contenance fut toute fausse et contrefaite, comme estime cet autre » (E, i, 38, p. 233). Cet autre, c’est Lucain, qui y voyait la marque indéniable de son hypocrisie. Montaigne choisit donc de prendre César au mot. On l’a dit plus tôt, il le considère comme « le plus disert, le plus net et le plus sincère des historiens qui fut jamais » (E, ii, 33, p. 728)[7]. Ce qu’il apprécie particulièrement chez lui, et ce n’est pas forcément la première chose qui nous vient à l’esprit en pensant au dictateur, ce sont les qualités de l’écrivain : « Et Dieu sçait encore de quelle grace, et de quelle beauté il a fardé ceste riche matiere, d’une façon de dire si pure, si delicate, et si parfaicte, qu’à mon goust, il n’y a aucuns escrits au monde, qui puissent estre comparables aux siens, en ceste partie » (E, ii, 34, p. 736). Le style étant envisagé à la Renaissance, depuis Pétrarque et Érasme, comme le reflet d’un caractère individuel, Montaigne tente de dégager de ses lectures les traits distinctifs de la personnalité de César, allant même jusqu’à lui reprocher de ne pas avoir assez parlé de lui : « je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire qu’il a esté trop espargnant à parler de soy » (E, ii, 10, p. 416-417). Bref, Montaigne aurait souhaité que César fasse son autoportrait comme il a lui-même entrepris de le faire dans ses Essais. C’est que pour bien comprendre l’homme, et si l’on veut résoudre l’énigme de sa grandeur, il faut envisager non seulement ses actions, mais aussi son langage afin de voir s’il y a adéquation :

Certes je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect qu’on ne lit les humains ouvrages : tantost le considerant luy-mesme par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l’adventure Cicero mesme

E, ii, 10, p. 416

Et voilà César mis au rang des plus grands écrivains de l’Antiquité, surpassant même Cicéron dont la maîtrise stylistique est indéniable, certes, mais dans un registre différent de celui valorisé par Montaigne. Après avoir loué l’élégance, la pureté et la polissure de son langage, ce qui tend à le situer dans un registre moyen, il lui arrive aussi de faire de César un parangon du style informel, le sermo, caractérisé par la nonchalance diligente garante de la sincérité du locuteur, par opposition au mode polémique, la contentio orationis, où domine l’affectation et dont Cicéron est la figure emblématique :

Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naif, tel sur le papier qu’à la bouche : un parler succulent et nerveux, court et serré, [C] non tant delicat et peigné, comme vehement et brusque. […] [A] Plustost difficile qu’ennuieux, esloigné d’affectation : desreglé, descousu, et hardy : chaque loppin y face son corps : non pedantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar

E, i, 26, p. 172

Ainsi, l’idéal stylistique de Montaigne serait le « parler soldatesque », avec ce qu’il connote d’authenticité, de caractère et de force virile. On en déduit qu’il assimile le style de César à sa propre pratique d’écriture parce qu’ils ont en commun un goût pour l’expression franche et sans détour.

On ne trouvera guère à s’étonner que César soit présenté dans les Essais comme un grand chef de guerre, un historien compétent, voire un bon écrivain ; ce sont des qualités que même ses détracteurs lui reconnaissent. En revanche, on s’attend moins à le voir représenté sous les traits d’un sage. Or, plusieurs passages nous le donnent à envisager aussi comme un modèle de vertu, un véritable ascète qui, à force de « le mespriser et corrompre » (E, iii, 13, p. 1084-1085) en vient par exemple à maîtriser le haut mal dont il souffre. Dans un essai consacré à l’histoire de Spurina, où il est surtout question de César, Montaigne s’attarde longuement aux qualités qu’il admire en lui :

Au demeurant, fut-il jamais ame si vigilante, si active, et si patiente de labeur que la sienne ? Et sans doubte, encore estoit elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, je dy vives, naturelles, et non contrefaictes. Il estoit singulierement sobre, et si peu delicat en son manger, qu’Oppius recite, qu’un jour luy ayant esté presenté à table, en quelque sauce de l’huyle medecinée, au lieu d’huyle simple, il en mangea largement, pour ne faire honte à son hoste

E, ii, 33, p. 731

Ici encore, l’essayiste admet comme une évidence la sincérité du personnage et demeure convaincu que ses vertus n’ont rien d’artificielles. À la frugalité et à la sobriété du personnage s’ajoute, selon lui, une magnanimité incontestable qui commande l’admiration : « les exemples de sa douceur, et de sa clemence, envers ceux qui l’avoient offencé sont infinis » (E, ii, 33, p. 731). Mais l’exemplarité de César repose davantage sur ses actions que sur ses paroles, aussi n’est-il cité que très rarement dans des arguments d’autorité, et notamment deux fois à propos de la mort, préoccupation obsessionnelle, s’il en est, chez Montaigne : « Voyla pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable, La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l’a osé dire, ce ne m’est plus lascheté de le croire » (E, ii, 13, p. 608). Après avoir longtemps pensé qu’il fallait entretenir la pensée de sa fin à tout instant pour mieux s’y préparer, Montaigne en vient à souhaiter que la mort le trouve en train de planter ses choux, et plus soucieux de son jardin que d’elle[8]. Il trouve chez César, dont personne ne peut nier le courage, la caution nécessaire pour conforter son opinion. S’il attribue autant de valeur à ses jugements, c’est qu’ils sont confirmés par ses propres expériences : « J’ai essayé en plusieurs occurrences ce que dit Caesar, que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près » (E, i, 20, p. 90). Aucune de ces citations ne prête à la polémique et l’essayiste ne les remet jamais en question, même lorsque le raisonnement de départ est un peu bancal : « Caesar tient qu’il est plus souvent advenu que la renommée a devancé l’accident » (E, i, 27, p. 180). Et lorsque la citation a trait à l’art de la guerre, elle est invariablement suivie d’un commentaire laudatif : « il redit maintes-fois, que c’est la plus souveraine partie d’un Capitaine, que la science de prendre au poinct les occasions, et la diligence, qui est en ses exploicts, à la verité, inouye et incroyable » (E, ii, 34, p. 737). Les citations et paroles mémorables servent tout juste à illustrer son propos, ou encore de point de départ au commentaire et à la paraphrase, et contribuent à l’axiologie positive de la représentation.

La vie de César apparaît riche de moments révélateurs aux yeux de Montaigne et les grands accomplissements militaires aussi bien que les anecdotes les plus ordinaires viennent émailler son portrait. Certes, il ne convient pas à quiconque de se donner à connaître, mais seulement à « celuy qui a de quoy se faire imiter ; et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en une baze juste et solide […]. De telles gens, on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre » (Eii, 18, p. 663). Pourtant Montaigne s’attache à des détails dont on conçoit mal le caractère exemplaire. Ainsi apprend-on dans l’essai sur les Destriers[9] que César avait la réputation, tout comme Pompée d’ailleurs, d’être un bon cavalier (tant mieux pour lui), que, jeune, il pouvait guider sa monture sans bride et les mains dans le dos, qu’il aimait mettre le pied à terre dans les mêlées, ou marcher à côté de sa monture le chef découvert. Ailleurs, au détour d’une phrase, on apprend qu’il fut cocu et le sut « sans en exciter tumulte » (E, iii, 5, p. 864) ; un autre essai nous informe qu’il changea quatre fois de femme, qu’il aimait « se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums d’une extreme curiosité : et de soy il estoit beau personnage, blanc, de belle et allegre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s’il en faut croire Suetone : car les statues, qui se voyent de luy à Rome ne rapportent pas bien par tout, à ceste peinture » (E, ii, 33, p. 729). Et plein d’autres détails plus ou moins édifiants relèvent davantage de la compilation anecdotique que du panégyrique, dans la mesure où César y est présenté pour ainsi dire à hauteur d’homme, sous des traits fort peu distinctifs, et sans que l’on puisse déduire une quelconque leçon des circonstances rapportées. On peut s’interroger sur la pertinence de multiplier ainsi des anecdotes aussi banales, mais de la part d’un auteur qui fait profession de se peindre en détaillant ses propres préférences alimentaires, les petites misères de sa maladie et l’évolution de ses états d’âmes, on comprendra que le portraitiste aime à brosser ses sujets de pied en cap.

Le portrait de César comporte aussi une part d’ombre et Bénédicte Boudou a souligné déjà la « coexistence chez Montaigne de sentiments partagés[10] » à son égard. Si l’on fait le décompte des occurrences par livre, on remarque que César est évoqué plus d’une quarantaine de fois dans le premier, à cinquante-huit reprises dans le second et seulement quatorze fois dans le troisième. Il est tentant de déduire de cet écart significatif une évolution dans la perception du personnage. Cependant l’analyse des occurrences ne montre pas de changement véritable dans son appréciation et Montaigne admet tout au long de son oeuvre, et dès la première couche de rédaction, qu’à des qualités exceptionnelles correspondent aussi des travers hors du commun. L’essai 33 du livre ii, intitulé « Histoire de Spurina », s’avère critique d’un trait de caractère en particulier : « toutes ces belles inclinations furent alterées et estouffées, par ceste furieuse passion ambitieuse à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément maintenir, qu’elle tenoit le timon et le gouvernail de toutes ses actions. » (E, ii, 33, p. 733) En contrepoint d’un portrait jusqu’alors fort élogieux, où la magnanimité, le courage et la sobriété du personnage sont mis à l’avant-plan, intervient enfin une condamnation sans appel d’une ambition jugée démesurée :

Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau, et le plus riche naturel qui fut onques : et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son païs, et subversion de la plus puissante, et fleurissante chose publique que le monde verra jamais

E, ii, 33, p. 733

Ainsi « la pestilente ambition » (E, ii, 10, p. 416) de César est stigmatisée comme le pire des défauts et, les mots sont très durs, propre à rendre sa mémoire « abominable » aux gens de bien. Certes l’ambition est le propre des grands conquérants, et Montaigne ne manque pas, comme le font ses sources et nombre de ses contemporains, d’établir des parallèles avec celle du grand Alexandre : « quand l’ambition de Caesar auroit de soy plus de moderation, elle a tant de mal’heur, ayant rencontré ce vilain subject de la ruyne de son pays, et de l’empirement universel du monde, que toutes pieces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne panche du costé d’Alexandre. » (Eii, 36, p. 755) Une autre anecdote, tirée du chapitre 10 du livre iii, excuse justement chez lui ce qui a pu discréditer en partie l’autre :

L’ambition n’est pas un vice de petis compaignons, et de tels efforts que les nostres. On disoit à Alexandre : Vostre pere vous lairra une grande domination, aysée, et pacifique : ce garçon estoit envieux des victoires de son pere, et de la justice de son gouvernement. Il n’eust pas voulu jouyr l’empire du monde, mollement et paisiblement. […] Ceste maladie est à l’avanture excusable, en une ame si forte et si plaine.

E, iii, 10, p. 1022

Car si Alexandre est au moins aussi ambitieux que César, il a cependant le mérite d’avoir voulu exceller partout, jusque dans la vertu. Ce distinguo a beaucoup d’importance aux yeux de Montaigne, compte tenu du fait que, comme le remarque Bénédicte Bouctou,

[l]es Essais se sont largement façonnés sur le modèle de plusieurs livres qui mettent le grand homme au coeur de leur réflexion : les Vies des hommes illustres de Plutarque, mais aussi les Vies des philosophes de Diogène Laërce, les Vies des Douze Césars de Suétone, les Faits et dits mémorables de Valère Maxime, et les Vrais portraitctz des hommes illustres grecs, latins et païens d’André Thevet[11].

D’une certaine façon, les Essais entreprennent de répondre à la question « qu’est-ce qu’un grand homme ? », mais aussi « quelle est la mesure d’une vie réussie ? » Il semble que l’ambition, lorsqu’elle sert des intérêts égoïstes plutôt que d’être mise au service de la vertu comme Montaigne le présume chez Alexandre, est propre à disqualifier ceux qui ont la réputation d’avoir mené les plus belles vies.

Bien sûr, l’histoire nous rapporte qu’Alexandre avait très mauvais caractère, s’emportait facilement, pouvait se montrer cruel même, et l’essayiste n’ignore rien de ses défauts. Cependant, il lui reconnaît une magnanimité, une intelligence et une noblesse certaine qui préfigurent à bien des égards l’idéal voltairien du despote éclairé. Montaigne, en effet, se prend à rêver de ce à quoi aurait pu ressembler la conquête du Nouveau Monde si elle avait été l’affaire d’Alexandre plutôt que de ses contemporains :

Que n’est tombee soubs Alexandre […] une si noble conqueste : et une si grande mutation et alteration de tant d’empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement poly et defriché ce qu’il y avoit de sauvage : et eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit : meslant non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi, meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays ? Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l’admiration, et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous, une fraternelle societé et intelligence ? Combien il eust esté aisé, de faire son profit, d’ames si neuves, si affamees d’apprentissage, ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels ?

Eiii, 6, p. 910

Alexandre sert ainsi de contrepoint à un usage abusif et insensé de la force, où la conquête militaire devient facteur de destruction et de perversion, plutôt que principe de cohésion et de civilisation comme elle a pu être dans l’Antiquité. Et c’est peut-être là que réside la clé de cette exaltation étonnante des génies militaires dans les Essais, dans la mesure où ils ont la capacité de transformer le visage du monde de manière concrète et durable, ce à quoi peu de philosophes peuvent prétendre. Ceux-là appartiennent cependant à une époque révolue et le contraste semble d’autant plus marqué lorsqu’on compare leurs conduites et réalisations au sort réservé par les Conquistadores aux populations indigènes du Nouveau Monde :

Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexperience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos moeurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des perles et du poivre : Mechaniques victoires. Jamais l’ambition, jamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes, les uns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si miserables.

E, iii, 6, p. 910

Montaigne, qui compose ses Essais alors que la guerre civile fait rage autour de lui, avoue s’inquiéter à l’idée que l’on prenne exemple sur ces héros de l’histoire. Il convient à bien des égards d’admirer ces « miracles de nature », mais pas d’en imiter la démesure[12]. Bien sûr, César « devroit estre le breviaire de tout homme de guerre, comme estant le vray et souverain patron de l’art militaire » (E, ii, 34, p. 736), mais comme étalon pour régler sa vie et ses opinions, il vaut mieux chercher ailleurs. Montaigne entreprend d’écrire ses Essais dans l’espoir de mieux cerner la nature humaine. L’examen lucide de la vie « Des plus excellents hommes » (E, ii, 36) aux rangs desquels trônent, outre César et Alexandre, un autre génie militaire en la personne d’Épaminondas, le conduit au constat que les personnages qui ont le plus marqué l’histoire ne sont pas exempts d’imperfections et de vices « abominables », bien au contraire. Et c’est peut-être pour cette raison que le troisième livre des Essais, sans pourtant désavouer ces âmes héroïques, se tourne vers d’autres modèles.

Dans les deux premiers livres, le jugement de Montaigne sur l’auteur des Commentaires demeure très près de celui de ses sources, Dion Cassisus, tel que relayé par la Methodus de Jean Bodin, Plutarque (celui d’Amyot qui traduit les Vies en 1559) et Suétone, surtout. Tous ont su faire la part entre les vices et les vertus du personnage et l’appréciation de Montaigne demeure assez conventionnelle. S’il est vrai qu’il en vient à exprimer une préférence pour Alexandre et qu’il l’évoque plus souvent que César dans le troisième volume de ses Essais, il ne lui ménage pas non plus ses observations critiques :

Et la vertu d’Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates, en la place d’Alexandre ; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis : Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra, Subjuguer le monde : qui le demandera à cettuy-cy, il dira, Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition : science bien plus generale, plus poisante, et plus legitime.

E, iii, 2, p. 809

C’est Socrate qui, désormais, lui semble « un exemplaire parfaict en toutes grandes qualités » (E, iii, 12, p. 1057). Or à quoi se résume l’enseignement de Socrate ? « Il ne nous faut guiere de doctrine pour vivre a nostre aise. Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la manière de l’y trouver et de s’en ayder. » (E, iii, 12, p. 1039) Au fur et à mesure que se précise chez l’essayiste le projet de se peindre, il tend à puiser ses exemples dans sa propre expérience plutôt que dans ses connaissances livresques. Car si « [c]haque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition » (E, iii, 2, p. 805), il n’est nul besoin de chercher ailleurs qu’en soi-même le sens à donner à son existence : « nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des notres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait » (E, iii, 13, p. 1115). Ainsi, au terme de son entreprise, dans le dernier chapitre du dernier livre, il constate que : « La vie de Caesar n’a point plus d’exemple, que la nostre pour nous : Et emperiere, et populaire : c’est tousjours une vie, que tous accidents humains regardent. » (E, iii, 13, p. 1073-1074) Il n’y a pas d’amertume, de reproches ou de désaveu dans ce constat, c’est l’aboutissement logique d’une réflexion sur la nature humaine. Son admiration pour César n’est à aucun moment compromise par le regard lucide qu’il pose sur ses excès car ceux-ci sont universels. César lui sert à montrer que les vies les plus dignes d’admiration ne sont pas celles que l’on croit, marquées par les réalisations extraordinaires, mais plutôt « celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle ni extravagance. » (E, iii, 13, p. 1116) Pour Montaigne, l’homme devrait avoir pour ambition première de jouir pleinement de l’existence :

La grandeur de l’âme n’est pas tant tirer à mont et tirer avant comme savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dument, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mépriser notre être… C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être.

E, iii, 13, p. 1115

Et s’il est vrai que César et Alexandre ont pu s’abandonner parfois, en plein coeur de l’action même, à l’hédonisme et aux plaisirs sensuels, leur tort est de l’avoir vécu comme un relâchement et non comme une nécessité :

Quand je vois, et Caesar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne, jouïr si plainement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit relascher son ame, je dis que c’est la roidir, sousmettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent creu, que c’estoit là leur ordinaire vocation, cette-cy, l’extraordinaire.

E, iii, 13, p. 1108

S’ils avaient pu réaliser l’un et l’autre que le maniement de l’existence, et non celui des armes, est la plus fondamentale et la plus illustre des occupations, alors vraiment ils auraient été pour lui des modèles complets, dignes d’émulation, et auraient mérité d’être qualifiés de « sages ».

Montaigne s’intéresse aux vies des hommes illustres, non pas à titre d’historien ou en raison d’une fascination idolâtre, mais pour ce qu’elles peuvent lui apprendre. Et les vices aussi bien que les vertus sont utiles pour informer son jugement[13]. On aurait tort de se limiter à une lecture au premier degré des passages relatifs à César et Alexandre, notamment en regard de ses sources et en faisant abstraction des enjeux rhétoriques à l’oeuvre dans les Essais : on enlève alors à Montaigne tout le mérite d’une mise à profit originale des deux personnages. Il n’a jamais été question pour lui de faire leur panégyrique ni leur procès. Certes, Montaigne écrit au temps des guerres civiles et il exprime à plusieurs reprises l’horreur que lui inspirent les destructeurs d’État. Cependant, les enjeux rhétoriques de la prose essayistique montaignienne ne sont pas ceux du plaidoyer ou de l’éloge qui doivent tantôt défendre une cause ou un sujet, tantôt les ravaler au possible. La démarche de l’essayiste est plus proche du registre délibératif qui envisage les pour et les contre en vue de déterminer le meilleur parti à prendre pour l’avenir, à la différence près que le systématisme ou la rigueur démonstrative ne sont pas requis ici, puisqu’il importe moins pour Montaigne de convaincre quelqu’un, le roi, les conseillers du parlement, ses coreligionnaires, que de chercher auprès de César et Alexandre, dans les splendeurs et médiocrités de leurs existences, les clés de la connaissance de soi. Ainsi, ses considérations morales, politiques et militaires sont tout entières dévouées à l’édification d’une éthique individuelle.