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Un spectre hante la littérature québécoise dans la première moitié du xxe siècle, un mort-vivant qui incarne, pour ses héritiers, l’exemplaire destin de l’écrivain, et plus spécifiquement de l’écrivain québécois, celui d’Émile Nelligan. Sa figure se profile, en filigrane ou en surimpression, dans plusieurs métafictions de l’époque [1]. Ainsi, l’ébranlement psychologique et esthétique d’un jeune collégien confronté à un cénacle en proie à toutes les fièvres de l’art moderne, et dont l’esprit « dégringole […] dans le vide » et l’angoisse, reprend-il implicitement, dans une nouvelle de Léo-Paul Desrosiers, le scénario de la fugace et funeste intégration de Nelligan à l’École littéraire de Montréal [2]. Plus brutalement, les velléités littéraires d’un autre collégien sont rabrouées avec mépris par son préfet des études, dans André Laurence de Pierre Dupuy, publié en 1930 : « Ah ! Monsieur fait des lettres ! […] Eh bien ! Je vous le prédis : vous finirez comme Nelligan, à l’asile [3]. » François Hertel, enfin, qui avait célébré avec lyrisme la douloureuse « passion » de l’auteur du « Vaisseau d’or » dans Les voix de mon rêve, en 1934 [4], fait d’une visite de jeunes collégiens au poète, dans sa « cité des songes » (l’asile), un pèlerinage mystique devant mener ces adolescents à se « dématérialiser », à « rêve[r] aux grandes créations [5] ».

Après cette invitation à l’audace, au « beau risque », Hertel reprend dans ses ouvrages des années 1940 bien des fils tissant la trame de son premier roman (découverte de la littérature, passage de l’adolescence à la maturité, tentation de l’exil, dépassement de soi dans la création, relations maître-élève, mission nationale), mais on n’y retrouve plus la figure de Nelligan. Mort physiquement en 1941, après avoir été déclaré mort intellectuellement quarante ans plus tôt dans la célèbre préface de Louis Dantin, il ne hante plus les textes de Hertel, du moins explicitement, car son ombre plane encore, comme on le verra, et les éléments de son mythe sont intégrés dans une réécriture fortement hétérodoxe du nationalisme, réécriture emblématique d’une nouvelle articulation entre écriture et politique, sous le signe du rêve et de l’angoisse. Du Beau risque à la trilogie d’Anatole Laplante, l’héritage de Nelligan est partiellement évacué en même temps qu’approfondi, trahi et assumé, ceci dans un vaste tourbillon d’affiliations et de détournements.

Quelques précisions et un aveu, avant de m’attaquer à cette trilogie. L’aveu est celui d’une dette : une part importante de mon analyse s’appuie en effet sur la lecture du Beau risque effectuée par Pascal Brissette [6]. Au risque de la trahir, j’en résumerai les principaux éléments : Pascal Brissette montre comment, dans ce roman à thèse, la visite au grand écrivain constitue en quelque sorte l’apogée de l’appel national, Nelligan devenant la figure exemplaire, héroïque et tragique, du don de soi, de l’esprit d’aventure, par opposition à l’égoïsme et au matérialisme bourgeois. De même, il indique tout ce que ce roman doit à Lionel Groulx, dans sa conception de la « race canadienne-française », de la lutte contre les multiples ennemis, etc.

Des précisions sont par ailleurs nécessaires, au sujet de la trilogie et de la trajectoire de Hertel, cet auteur étant tombé dans l’oubli, alors même que, selon Gérard Pelletier, il y avait à la fin des années 1940 un « tapage Hertel », un foisonnement d’« hertelolâtres » dans les cercles intellectuels montréalais [7]. En quelques mots, François Hertel est le nom de plume de Rodolphe Dubé, né en 1905 à Rivière-Ouelle. Il a étudié, entre autres, au séminaire de Trois-Rivières, alors haut lieu du régionalisme militant, avec les abbés Gélinas et Tessier [8], puis chez les Jésuites de Montréal, avant d’être reçu dans leur ordre, puis d’enseigner dans leurs collèges, à Brébeuf, à la fin des années 1930, puis au collège Saint-Ignace et à Sudbury, au début des années 1940. Parallèlement, Hertel a entamé une carrière littéraire rapidement prolifique, collaborant à plusieurs journaux et revues (dont La Relève et L’Action nationale) et publiant tour à tour recueils de poèmes, romans et essais politiques ou philosophiques, dont la trilogie Laplante, composé de Mondes chimériques, d’Anatole Laplante, curieux homme et du Journal d’Anatole Laplante [9]. À la fin des années 1940, il avait douze ouvrages à son actif [10], était devenu membre fondateur de l’Académie canadienne-française et était directeur de la revue Amérique française. De plus en plus légitime, littérairement, Hertel était cependant de plus en plus en porte-à-faux avec l’Église : exilé dans l’Ouest ontarien en 1942 à cause, apparemment, des étranges réécritures de la Bible et du chemin de croix dans Mondes chimériques [11], il est canoniquement libéré de ses voeux en 1943, tout en demeurant prêtre séculier, puis s’éloigne progressivement du giron clérical et de l’orthodoxie catholique, sans jamais rompre publiquement les liens. S’esquisse ainsi, dans ses textes et dans sa trajectoire, une tendance centrifuge, une échappée par la tangence, qui mériterait un examen approfondi et dont on verra les traces dans la trilogie, à laquelle je reviens.

Là où, centré, narrativement, sur le passage de l’adolescence à la maturité du jeune Pierre Martel et, idéologiquement, sur un argumentaire nationaliste, Le beau risque possède la cohésion contraignante du roman à thèse, les aventures et réflexions d’Anatole Laplante ne se moulent dans le cadre d’un genre, d’un discours, que pour mieux sauter ailleurs, rebondir dans une autre direction. Cette instabilité générique engendre d’ailleurs une autoréflexivité aussi tranchante dans ses affirmations et négations qu’inventive et inconséquente. Juxtaposition de récits clos sur eux-mêmes, que le personnage du maître, Charles Lepic, raconte à son disciple, Anatole Laplante, Mondes chimériques se présente sans désignation générique, mais au sein des récits, le narrateur, Laplante, annonce en parlant de Lepic : « Je rapporterai plus loin quelques-uns de ces contes qu’il n’a jamais voulu écrire [12]. » Aussi n’est-on guère étonné de voir cet ouvrage affublé de l’étiquette « contes », dans le paratexte de Pour un ordre personnaliste, publié deux ans plus tard. Cependant, dans le dernier chapitre du deuxième volet, le narrateur, qui dit « consentir » à être Anatole Laplante [13], s’exclame que « Mondes chimériques ne fut jamais un recueil de contes — crois-m’en ô lecteur canadien », avant d’insister : « il faudra terminer la trilogie — qui n’est nullement un essai, ni des contes, mais un roman fleuve ou simplement rivière » (AL, p. 157). Puis, nouveau retournement, dans le préambule « en guise d’introduction » au Journal d’Anatole Laplante, on affirme au sujet de Mondes chimériques qu’il s’agit bel et bien d’un « recueil de contes », alors que le paratexte le place, avec « curieux homme », dans la catégorie des « récits » et ajoute au journal la mention « essais ». En un mot : textes et paratextes remettent en question les distinctions génériques, dont celles entre conte, essai et roman. Cette confusion volontaire est relevée, avec humour et agacement, par Romain Légaré : « [s]ans aucun doute l’édition définitive de Mondes chimériques aurait dû porter en sous-titre : Les avatars d’un genre littéraire. Cet ouvrage est-il contes ou roman [14] ? »

Par-delà l’exacerbation du code, des codes (dont ceux propres au paratexte [15]), l’acharnement à brouiller les pistes et le plaisir de l’« épate [16] », cette valse-hésitation tient à l’éparpillement narratif, à la domination sans équivoque du discours sur le récit. L’éclatement, la dispersion caractéristiques de l’intrigue et du personnel « romanesque » de la trilogie, détraquent, au sens étymologique (faire sortir de sa trace), l’argumentation, le soubassement idéologique. De sorte que le nationalisme, omniprésent dans Le beau risque, n’apparaît plus que ponctuellement dans la trilogie. Il y a ainsi des moments, des lieux, au fil du texte, où l’identité des personnages, leurs projets, leur rapport à la temporalité, se trouvent articulés à un destin collectif, une historicité séculaire. Et pourtant, ces passages ne s’intègrent pas, dans le texte même, à une durée continue, ne mènent pas à une synthèse totalisante. Tout se passe, sur ce plan, comme si les personnages de Hertel, et Laplante au premier chef, ne pouvaient parvenir à une identité pleine et cohérente, pas même sous l’égide d’une mission nationale, comme si l’éparpillement, sinon le cloisonnement constituait la loi des personnages et des discours, aussi bien que celle du texte. Le nationalisme, constitutif de la structure du Beau risque, se trouve ainsi livré à « l’écriture secouée [17] » de ce nouveau Hertel, emporté par « la danse des personnages [18] » et des paradoxes.

Ainsi, deux chapitres seulement, sur les seize qui composent Anatole Laplante, curieux homme, introduisent dans l’intrigue ou le discours des thèmes, canevas, qualifications ou personnages caractérisés ou travaillés par le nationalisme canadien-français de l’époque [19]. Le premier, situé au milieu du livre, ne fait pas résonner, au premier abord, une note très nationale, puisqu’il s’intitule « Réflexions désintéressées d’un exilé en Amérique du Nord » et s’ouvre sur la phrase suivante : « je suis seul, abominablement seul sur cette terre abominable » (AL, p. 95). Lesdites réflexions mènent cependant Laplante à des affirmations opposées, sous l’effet de la poésie qui se dégage de la ville de Québec, poésie imprégnée d’histoire — « il y a du passé ici » (AL, p. 95) — et porteuse d’une « leçon » : « c’est dans la nuit des tombeaux que les plus fortes racines montent à la lumière » (AL, p. 98). Cette prise de conscience conduit Laplante à s’affranchir de son maître, Charles Lepic, ce « Juif errant [à qui] il manque un sol » (AL, p. 99), et transforme l’exilé solitaire en patriote solidement enraciné, lié à la collectivité : « Anatole Laplante se sent devenir pluriel » (AL, p. 98). Quand Jacques Trudeau, le jeune cousin de Laplante, surgit à ses côtés, ce dernier se tourne du passé vers l’avenir pour prophétiser : « vous avez une partie terrible à jouer, vous autres, ceux qu’on appelle la jeunesse » (AL, p. 99), tout en confiant à cette génération une mission humaniste, bien plus que politique, puisque la lutte devra être menée au nom de l’art et du grand amour. La leçon du tombeau de Montcalm et du « rocher têtu » ne débouche donc pas unilatéralement sur un surcroît d’énergie nationale, comme dans la visite au tombeau de Napoléon dans les Déracinés de Maurice Barrès. Un hiatus sépare ici l’appel de la race et la primauté du spirituel, le particulier et l’universel, que le « roman » ne parvient pas à suturer [20].

On ne retrouve pas cette antinomie dans « Du rêve au réel », le second chapitre où le nationalisme infléchit fortement le texte. Le titre, comme la prosopopée de Lepic sur « l’avenir du Québec » qu’on y entend, laissent tous deux entendre que le sursaut national se concrétisera inexorablement :

Au pays du Québec, vous êtes trois millions d’hommes […]. Il suffit de quelques hommes fiers. Ceux-ci choisissent et choisiront — et ils auront des fils — d’appartenir à une nation […]. Le jour où un seul homme a choisi cela […] les faibles sont condamnés à marcher, […] l’audace et le risque seront réhabilités. Les fils des coureurs des bois seront rentrés dans la ligne de leur destin.

AL, p. 123 et p. 121

Tout le reste du chapitre, cependant, met à mal cette tirade emphatique, relègue ce futur fait d’audace et de risque au monde des fantasmes et opère, ce faisant, une réécriture saugrenue et angoissée du nationalisme. « Délire pythique » prononcé par un Charles Lepic, qui est en même temps Éric le Rouge, sur un « vaisseau fantôme » (AL, p. 116) ayant l’aspect biscornu d’une « pirogue-trirème-caravelle » (AL, p. 118), et adressé à un Laplante dont un requin vient d’avaler les bras, on peut dire, reprenant une expression du chapitre : « voilà assez d’éléments pour authentiquer un rêve [21] » (AL, p. 116). Ce récit est en effet présenté comme le « rêve familier » de Laplante. Que la pythie nationaliste soit d’ascendance française, irlandaise et juive tout à la fois, apparemment exilée en Nouvelle-Zélande mais en fait internée dans un asile [22], met plus fortement encore en évidence l’incohérence de sa prophétie. La parole du maître, ici, est celle d’un fou, le nationalisme, dans Anatole Laplante, rêve et délire.

Il y a beaucoup de logique, de conscience, dans cette folie, dans cette incohérence, comme le signale un extrait du « carnet » de Lepic : « Je sais bien que je suis fou actuellement. Ma raison le prouve à l’évidence. Raisonnons » (AL, p. 132) — et cet éclairage vaut pour la parole de Lepic comme pour l’énonciation de Laplante et pour le travail du texte en général. On peut ainsi voir, dans « Du rêve au réel », une exploration forte et conséquente de la part de folie, de fantasme, dans le nationalisme.

Cette exploration conduit d’ailleurs à des expressions hautement hétérodoxes, si on attribue à la doctrine de Groulx le sceau de l’orthodoxie, par exemple quand Laplante résume « tout ce qui fait l’histoire d’une nation […] : les viols, les assassinats, les rapines, la trahison » (AL, p. 120) ou quand Lepic clame « on reniera tous les pontifes » (AL, p. 121), dans une formule typique des manifestes avant-gardistes [23]. L’hétérodoxie ne va pas jusqu’au désaveu flagrant, n’effectue pas une véritable mise à distance, au sens brechtien du terme. Cela serait d’ailleurs étonnant, même pour un auteur volontiers paradoxal, puisque Hertel publie l’année suivante un ouvrage où il prophétise l’avènement d’un Canada français indépendant, future « Norvège d’Amérique », dans lequel il reprend plusieurs des thèmes exprimés dans le « délire » de Lepic, de la métaphore du passage de la jeunesse à l’âge adulte — « Il est temps que nous sortions de l’adolescence pour tendre à une pleine maturité [24] » —, à l’attaque contre les intellectuels timorés, mauvais maîtres — « nos pontifes seront débordés, le rabbinisme intellectuel sera bientôt défunt [25] » —, en passant par l’idée d’une accumulation centenaire d’énergie collective et la célébration de l’audace :

Ce que je souhaite violemment, à la fin de ce manifeste pour une vie plus grande, c’est que nous ajoutions à nos qualités et à nos caractéristiques acquises une disposition nouvelle : l’audace. Ces réserves de vitalité comprimée que nous accumulons depuis trois siècles, qu’elles se décident à jaillir [26].

Jean Éthier-Blais a souligné l’importance de la tension, inhérente à l’oeuvre de Hertel, entre soubassement idéologique et habitus critique (tension magnifiée, d’une certaine manière, par la division du travail générique, qui mène l’essai politique vers l’affirmation et la cohérence, là où le « roman-essai » laisse libre cours à ce « goût morbide de l’insolite » qu’attribuait Jean-Guy Blain à Hertel [27]) :

Hertel est l’homme qui, tout en étant nationaliste (le voici séparatiste !) ne se laissa jamais dépasser, lui, l’homme, par une doctrine, si enlevante soit-elle. Il est trop intelligent et il est trop ironique ; il voit trop les ridicules en tout ce qui existe, y compris les idéaux les plus absolus. Il est l’homme du jugement et non de l’adhésion [28].

On pourrait avancer que Hertel, en troublant dans ses textes la doctrine groulxienne, en particulier la fidélité primordiale au passé et aux valeurs traditionnelles, cherche entre autres à concrétiser, à donner corps à une conception distincte du nationalisme, laquelle met l’accent sur l’avenir et la création artistique, c’est-à-dire l’avènement d’une littérature tendant à l’universel. Il juge en effet que la jeunesse ne se dévouera, ne s’engagera dans la lutte nationale que si cette lutte est porteuse de dynamisme. Or, une des conditions, à cet égard, est de « créer des oeuvres de littérature pure » (AL, p. 104). Créons des chefs-d’oeuvre, l’indépendance suivra, semble laisser entendre Hertel. C’est cette primauté, cette liberté désormais accordée à la littérature, qui mène au délire du maître.

Au lieu d’être extériorisées, retournées contre ce qui menace la nation, sa pérennité, l’angoisse et la négativité sont assignées au sujet, intériorisées. Il faut souligner, à cet égard, le foisonnement des signes de l’échec et de l’anxiété, dans ces quelques pages : personnages tristes, ligotés, menottés ; remords, reproches, défaites ; strangulation et noyade présentées comme de « belles morts » (AL, p. 117) parfaitement possédées, etc. L’envolée lyrique de Lepic est ainsi brutalement interrompue par le naufrage du vaisseau fantôme. On pourrait à ce sujet renverser la formule de Jean-Guy Blain et parler de son « goût insolite pour le morbide ».

Qui plus est, le soulignement de la dimension fantasmatique situe l’angoisse et l’espoir sur un plan proprement symbolique, celui du rêve, du langage, des contradictions. Du Beau risque à Anatole Laplante, curieux homme, un saut, un glissement s’est produit, qui emporte le nationalisme vers l’angoisse, le délire, le suicide, dans la dette, la trahison et la confusion des héritages, mais surtout, dans la réécriture et l’affirmation de la dimension proprement symbolique du texte. Désormais, la folie, l’échec ne sont pas extérieurs au nationalisme, comme c’était le cas malgré tout dans Le beau risque, ils ne sont pas postérieurs à la création, à l’écriture [29] ; « [l]’exil, la folie, désormais, passent dans le texte », pour reprendre la formule de Pierre Nepveu, au sujet de la littérature québécoise des années 1960. « Crémazie et Nelligan sont bien morts. Mais les morts écrivent, l’exilé et le fou ont migré, en beaux fantômes, de “l’ère du silence à l’âge de la parole” [30] » ; le passage n’est pas encore vraiment accompli chez Hertel ; le délire du maître demeure encore circonscrit, contenu, au sein du texte, hésite entre douleur et humour, grandiloquence et plongeon dans le gouffre. Cependant, un tournant s’amorce, un espace discursif nouveau s’ouvre. Exil, folie et nationalisme se retrouvent conjugués, profondément liés, et cette liaison donne forme au texte, elle est envisagée, ouvertement, sur un plan symbolique et textuel. Instrumentalisée par le projet national dans Le beau risque, la littérature, ici, se saisit du nationalisme pour en faire une matière textuelle, le saisit comme fantasme, désir et angoisse, dans le langage et non pas dans le « réel », le « vécu » ou l’idéologie.

Il y a un écart majeur, cependant, entre la folie, le délire, tels qu’ils se manifestent chez Hertel, et ce qu’en ont fait les Hubert Aquin, Victor-Lévy Beaulieu ou Gaston Miron. Tous, à divers degrés, signalent « l’irréalité subjective » du « Réel positif », et creusent cet affrontement entre rêves et contingences pour en faire « ce lieu (ou ce non-lieu) littéraire, où le tragique débouche sur un grand éclat de rire [31] ». Cependant, l’équilibre n’est pas le même, puisque le tragique, la folie, la hantise de l’échec, glissent très (trop ?) rapidement, chez Hertel, vers le rire, la blague. Cette ouverture sur le néant, l’abîme, cette dérive incontrôlée de la raison et du sentiment se retrouvent ainsi détachées de tout ce qui est, chez Aquin, Beaulieu, Miron et d’autres, éclatement douloureux de la subjectivité. Le délire hertélien, d’une certaine manière, est trop léger, se présente trop nettement comme pure déconstruction verbale, pour ne pas enrayer toute possibilité de tragique. Dans une conférence, qui a dû fortement déstabiliser le public mondain, où il proclamait la nécessité d’une « mystique de la blague », Hertel déclarait que « les fous sont amusants [32] ». On peut aussi le soupçonner de se cacher dans le pseudonyme Francastel, qui rend compte de Mondes chimériques en déclarant : « Ce livre est évidemment l’oeuvre d’un fou. Rien des convenances littéraires et des lois du genre. C’est un livre inclassable et par conséquent infect [33]. » La folie, ici, c’est le signe du désordre, de la marginalité, de l’inconvenance, la jouissance de la perversion, bien plus que l’angoisse de l’aliénation, de la dépossession.

Du Beau risque à Anatole Laplante, curieux homme, bien des traits de la figure de Nelligan, comme corpus et scénario biographique, continuent de hanter le texte : jeunesse, folie, enfermement, chute du vaisseau dans l’abîme, etc. Cependant, cet héritage est « retourné », en même temps que disséminé dans le texte, plutôt qu’exhibé comme modèle : retourné parce que la folie n’est plus cantonnée dans l’après-littérature, revers du rêve, idéal d’un idéal, pour reprendre l’analyse de Brissette. Ce n’est plus le sacrifice héroïque du génie, qui lance un appel symbolique à l’audace, de l’au-delà de la folie, mais le nationalisme lui-même qui rêve, angoisse et délire, le nationalisme qui est emporté par l’écriture, le paradoxe, les dérives symboliques.

Cette intensification, cette prise en charge de la folie, de la déraison, dans le tissu même de l’écriture, accomplit comme on l’a vu un significatif détournement de l’autre héritage central du Beau risque, celui du nationalisme de Groulx et de L’Action française. L’association du nationalisme à la folie, au suicide et au fantasme, « trahit » fortement, en effet, la pensée de Groulx, dans les deux sens du terme : elle en accomplit une version ouvertement infidèle et manifeste ce qu’elle dissimule, refoule, cantonne dans ses marges. Il y a héritage, malgré tout, mission nationaliste transmise, de génération en génération, confiée par les maîtres aux disciples et à la jeunesse, dans Le beau risque comme dans Anatole Laplante, curieux homme. La différence capitale, cruciale, entre les deux tient donc moins à ce qui est transmis, quoique les différences soient sensibles, qu’à l’invitation à la trahison, ou du moins à l’affranchissement, signalée dans la structure comme dans l’écriture. Comment devenir autonome ? Face à cette interrogation fondamentale, le récit de la relation entre Laplante et Lepic comme la harangue nationaliste de Lepic convergent dans une commune invitation à la rupture face au passé, à la peur, aux maîtres. Le texte laisse en quelque sorte sous-entendre ici qu’il faut trahir le nationalisme traditionnel, défensif, ancré dans le passé, pour être vraiment nationaliste, mais plus profondément encore, qu’il faut trahir les maîtres et le passé, pour mieux affronter l’avenir, et, par là, être vraiment fidèle au passé, être vraiment (individuellement aussi bien que collectivement).

L’intertexte, ici, joue un rôle majeur, comme le signale Élisabeth Nardout-Lafarge : « Hertel joue très consciemment du rôle des lectures dans son écriture, et il n’est pas innocent que [ces textes] soient le récit d’une influence [34]. » J’ajouterais : le récit du croisement et, par conséquent, du dépassement des influences, pour mieux souligner la multiplicité de celles-ci. Le narrateur ne lance-t-il pas à ce sujet que « [l’]oeuvre n’est pas une résultante d’influences assimilées ? » (AL, p. 15). Dans cette perspective, l’oeuvre, la littérature se présente chez Hertel sous le signe de la pluralité des maîtres et de leur trahison, signe d’une fidélité plus âpre, plus dure que ne le serait la soumission à la lettre de l’héritage. D’ailleurs, le maître lui-même, dans Anatole Laplante, invite le disciple à le quitter, à s’affranchir. Lepic, de retour dans la vie de Laplante, lui déclare :

Vous n’êtes pas encore affranchi de votre maître. Je vous aime quand vous êtes complètement vous-même, quand vous avez tellement dévoré Lepic qu’il ne reste plus sur le plateau que du Laplante substantiel. Non, Anatole Laplante, j’aimerais mieux mourir que d’avoir un disciple.

AL, p. 152

Il est difficile, à cet égard, de ne pas voir là-dessous un autre « modèle » de l’héritage, celui du maître libérateur, du maître refusant le rôle de maître, que l’oeuvre d’André Gide explore et propose sous différents angles des Nourritures terrestres aux Faux-monnayeurs. De même, le bilan des expériences accomplies par Laplante, dans le dernier chapitre, revendique deux des principales valeurs associées à l’oeuvre de Gide, l’intensité et la sincérité (AL, p. 158).

Claudel, Gide, Groulx, Nelligan : autant de « maîtres » dévorés, assimilés, par le texte de Hertel, maîtres dont la réunion est en elle-même trahison de chacune des oeuvres, tant elles ont peu à voir les unes avec les autres. Cette pluralité de maîtres va de pair avec les sauts constants d’une idée, d’un personnage, d’un lieu à l’autre au sein du texte, les « cassures soudaines entre [les] multiples vies » (AL, p. 161), ainsi qu’avec la manie du paradoxe. Par là, « l’idéologie du texte », pour reprendre l’expression d’André Belleau [35], manifeste avec force le désir de rupture, de rupture consciente, réflexive. En même temps, l’assimilation de ces multiples maîtres, l’appel à l’audace, au risque, à l’affranchissement, ne sont pas sans produire, en creux, une posture d’autorité nouvelle, celle de Hertel lui-même. La figure du maître libérateur, esquissée dans Le beau risque sous les traits du professeur de collège, le père Berthier, puis dédoublée avec Laplante et Lepic, rivalise avec d’autres figures, dont celle du « berger », du chef collectif, incarnée par Groulx avec force [36]. On peut se demander, d’ailleurs, s’il n’y a pas passage de Groulx à Hertel, comme figure de référence dans les cercles de jeunes intellectuels montréalais, de 1930 à 1940 ? Il ne s’agit pas ici de ramener les textes de Hertel au pur reflet d’un conflit pour la domination intellectuelle, ce qui serait contredire les remarques au sujet de l’ouverture d’un espace d’écriture spécifique, ludique et symbolique, dans la trilogie Laplante. Il importe plutôt de voir que cette ouverture ne fait pas fi des jeux de résonance discursive, des effets de lecture référentielle que peut susciter la création d’écrivains fictifs, entre autres au sujet de la posture de Hertel dans les milieux intellectuels [37]. Le « roman-essai » s’empare de cette posture pour la travailler, la problématiser et la valoriser, sous la figure du maître paradoxal.

Je me demande par ailleurs, s’il n’y a pas lieu de lancer l’hypothèse d’un héritage hertélien, si ses textes, ses paradoxes, voire sa propre figure ne hantent pas, sous des formes diverses, la littérature québécoise ultérieure, entre autres par le relais de Jacques Ferron, qui fit de l’abbé académicien le personnage de La barbe de François Hertel [38]. Là où Jean-Pierre Boucher ne voyait dans le Hertel ferronien qu’une « tête de Turc », un des « représentants de la pensée établie [39] », s’esquisse pourtant une affiliation ambiguë, du côté de la blague, de la raison déraisonnante, de la prophétie [40] et de l’étrange tentation du suicide par noyade qui ouvre le premier chapitre. Plus encore, la « libération » du narrateur et d’Anne, personnage mi-ange, mi-démon, à l’égard de leurs maîtres respectifs, rejoue à sa manière celle de Laplante à l’égard de Lepic, au point de redonner écho à la pluralité des maîtres. Ainsi, dans le chapitre intitulé « la délivrance de l’âme », le narrateur, contemplant Hertel, évoque d’autres figures : « Je me souvenais d’un autre de mes maîtres. Il faut avouer que j’en ai passé plusieurs : ris de l’un, ris de l’autre, c’est ainsi que ton esprit se forme [41]. » Délire du maître, rire du disciple, n’y aurait-il pas, sous ces signes, une histoire parallèle de la littérature québécoise, signalée par Réjean Beaudoin dans sa recension de la biographie de Jean Tétreau : « quelque chose de cette littérature [la littérature québécoise] reste impensable sans lui : elle a, dans ses meilleures pages, une hardiesse et un goût de la provocation dont il aura donné l’un des meilleurs exemples [42] » ?