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Chef-d’oeuvre unique d’un rescapé des camps nazis, Le sang du ciel de Piotr Rawicz, publié en 1961 chez Gallimard, a été unanimement salué par la critique et le public comme l’une des oeuvres majeures de la littérature française et européenne du xxe siècle. Lauréat du Prix Rivarol en 1962, le livre paraît en anglais en Grande-Bretagne, aux États-Unis deux ans plus tard, et il est traduit ensuite en douze langues. Piotr Rawicz, né le 12 juillet 1919 à L’viv en Ukraine, anciennement Lemberg, a grandi dans une famille juive assimilée. Il fait des études de droit dans sa ville natale, puis se consacre aux langues orientales. En 1941, il fuit à travers la Pologne occupée par les Allemands en compagnie de sa fiancée, fuite qui constitue la trame principale du roman. Après une année d’errance, Piotr est arrêté par la Gestapo. Il parvient à se faire passer pour un citoyen ukrainien ; cependant, il est envoyé à Auschwitz comme prisonnier politique. En 1944, Rawicz est transféré dans le camp de Leitmeritz d’où il est libéré à la fin de la guerre. Boursier, il s’installe à Paris en 1947 pour poursuivre ses études à la Sorbonne et à l’École des langues orientales. Après le succès du Sang du ciel, il devient un journaliste, éditorialiste et essayiste reconnu. En 1969, il publie un autre ouvrage chez Gallimard intitulé Bloc-notes d’un contre-révolutionnaire ou La gueule de bois, pamphlet au sujet de Mai 68, qui fait scandale dans le milieu intellectuel parisien de l’époque et qui contribue à sa marginalisation progressive. Piotr Rawicz se suicide le 21 mai 1982.

Comme le montrent les travaux récents qui lui sont consacrés, Le sang du ciel appelle aujourd’hui à de nouvelles lectures critiques [1]. C’est ainsi que notre article sera consacré à l’herméneutique des figures de style, ce qui revient à relever un véritable défi. D’abord parce que cette écriture littéraire ne cesse, en transgressant à tout moment le réel à la faveur d’une diégésis qui souvent paraît elle-même irréelle, de douter de ses propres moyens : « Avec des ciseaux rouillés, je découpais les morceaux du ciel. Je comparais les nuages à des chiffons sales, préparais les oeufs à la coque… Encore des comparaisons, encore des métaphores. C’est à vomir [2]. »

Doute d’autant plus déchirant que la démarche esthétique, « une saleté par définition » (SC, p. 120), répond à un impératif éthique : « il FAUT écrire » (SC, p. 120). Cette écriture du malgré tout génère une structure certes disparate, voire éclatée, mais qui répond à la logique toujours plus transparente et toujours plus inexorable du génocide nazi [3]. Surgit instantanément le conflit, inéluctable lui aussi, entre cette catastrophe historique, culturelle et humaine, et sa mise en texte. La réponse, fournie par le texte lui-même, paraît sans appel : « la vérité, les faits réels s’affublent encore de prétentions arrogantes, inouïes, moins justifiables que le plus téméraire des mensonges et la moins consistante des fictions » (SC, p. 209). Mais comment cette écriture, qui se définit comme mensongère, pourra-t-elle prendre en charge, avec « FIDÉLITÉ » (SC, p. 123), ce moi à propos duquel un ancien de la communauté condamnée prédit : « [étrangers], vous allez le devenir à tous et à vous-mêmes » (SC, p. 29), affirmation qui fait écho à ce « comment on devient ce qu’on n’est pas » dont parle Imre Kertész [4] ? Plus précisément : comment cette écriture emprunte-t-elle un autre mode que celui de la logique exterminatrice pour signifier ce qui reste ?

Aussi chercherons-nous à montrer comment cette interrogation est à double tranchant. En adoptant une perspective pragmatique, nous poserons que cette interrogation concerne non seulement le mode de production de l’énoncé, mais également celui de la réception et des modalités interprétatives qui en résultent [5]. La thèse sous-jacente à notre réflexion, difficile à admettre dans le contexte du génocide, est que cette écriture du doute se développe dans une sorte de zone grise dont parle Primo Levi [6], sphère que nous envisagerons aux sens sémantique, esthétique et éthique comme une praxis scripturale de l’ambigu et du flou. Au champ d’expérimentation ouvert à l’écriture par les camps nazis, où la modernité totalitaire s’est appliquée au « tout est possible [7] », s’oppose ainsi, tout aussi radicalement, un univers de sens impossible qui s’inscrit dans la catégorie rhétorique du vrai et du non-vraisemblable [8], affirmant, malgré tout, le sujet du Sang du ciel : « MOI » (SC, p. 123).

Plus précisément, notre approche souhaite faire entendre une interrogation qui se veut dérangeante, provocatrice, voire choquante. La place prépondérante qu’elle occupe dans Le sang du ciel nous permettra de montrer comment elle remet radicalement en question les habitudes, confirmées et admises, de production et de réception des récits du génocide. Cette interrogation, la tradition rhétorique l’appelle ironie. Comme on l’esquissera dans la section suivante, cette figure du discours ne cesse de susciter l’intérêt des chercheurs [9]. Dans notre cas, la question est de savoir pourquoi et comment l’énonciateur se sert d’un procédé discursif qui rend son énoncé obscur, voire incompréhensible, et quelle attitude le lecteur doit adopter pour interpréter un message qui paraît souvent non vraisemblable.

1. L’interrogation ironique

Suivant le sens étymologique attribué au terme grec eirôneia (« interrogation »), on peut d’emblée caractériser comme pragmatiques les problèmes relatifs à l’ironie, puisque l’énonciateur, pour des raisons que nous allons tenter de préciser, vise un changement d’état de l’énonciataire par le biais des procédés de lecture que celui-ci est contraint de solliciter pour essayer de comprendre un message. La quête du sens vrai, inhérente à l’interaction verbale, exige, en effet, la faculté de prendre en compte de nouvelles données situationnelles, ce qui entraîne la modification permanente des modalités interprétatives. Mettre l’accent sur la spécificité pragmatique — parce que l’ironie est susceptible de déclencher des effets perlocutoires contradictoires — implique donc l’étude de sa constitution sémantique. Notre analyse se fera ainsi dans la perspective complémentaire des deux méthodes évoquées, l’interprétation de l’ironie étant relative au « projet sémantico-pragmatique [10] » de l’émetteur.

Du point de vue sémantique, l’ironie recourt à des procédés antiphrastiques suivant le modèle bien connu : L dit A, pense non-A et veut faire entendre non-A. L’ironiste doit faire en sorte que son interlocuteur ne qualifie pas son énoncé de mensonger. Pour éviter les malentendus particulièrement pernicieux dans le cadre d’une figuration discursive du génocide, on peut penser que l’énonciateur empruntera de préférence le procédé rhétorique de la simulatio, qui consiste à « faire comme si » il adhérait à son propos, pour signaler au récepteur que le message exprime un sens second qui bloque le sens littéral ou, du moins, s’oppose à lui [11]. Pour que le récepteur puisse distinguer l’ironie du mensonge, il doit percevoir les indices ironiques qui lui sont adressés. Mais c’est à lui, et à lui seul, de se livrer à la « désambiguätion [12] » pour dégager le sens véritable du message. En d’autres termes, cela revient à dire que la négociation de la signification ironique peut difficilement parvenir à un accord, même si le récepteur identifie les marqueurs ironiques.

En raison du flou définitoire inhérent à la perception sémantique de l’ironie (contradiction explicite/contradiction implicite ; indices ironiques/désambiguätion ; inversion sémantique/axiologie correcte ; intention de l’énonciateur/intuition de l’énonciataire) et des différents calculs de sens qui en découlent, il faut prendre en compte la dimension proprement pragmatique de l’ironie, qui envisage traditionnellement celle-ci comme une figure macrostructurale. Si Jean Mazaleyrat et Georges Molinié soutiennent que « [seul] conduit à cette interprétation figurée ce qu’on sait ou constate des conditions de production du message (informations préalables, culture, geste, ton, portée argumentative [13] », il faudra également analyser les compétences linguistique, communicative et encyclopédique du récepteur. Ce point de vue confirme le « scénario fonctionnel » de la figuralité définie par Marc Bonhomme [14] : d’une part, la portée illocutoire de l’ironie n’est reconnue que par un sujet compétent et, d’autre part, seule l’analyse des données contextuelles du discours ironique permet d’en évaluer de manière satisfaisante le but et l’effet perlocutoire.

Aussi proposerons-nous un modèle métastructural de l’ironie qui dépasse les concepts de l’inversion sémantique ou de la superposition des modalités pragmatiques contradictoires. Suivant notre acception, une proposition qui emprunte les traits spécifiques de l’ironie se réfléchit elle-même. Ainsi, l’énoncé produit une sorte de paradoxe pragmatique plongeant le récepteur dans une situation d’aporie interprétative. Ce constat paraît renvoyer au détour sémantico-pragmatique emprunté par l’énonciateur — mais pour quelle raison et dans quel but ? — et à la perplexité éprouvée par l’énonciataire, cherchant à adhérer aux propos de l’ironiste à l’aide d’une interprétation ouverte — mais par quels moyens analytiques et avec quelle pertinence ?

2. Une négociation des normes discursives

Face au brouillage énonciatif suscité par le télescopage de points de vue contradictoires, nous proposerons une approche des contextes discursifs. Sur le plan conceptuel, nous placerons ainsi notre problématique dans la perspective de l’interaction verbale. On peut supposer que l’énonciateur se sert de la stratégie rhétorique du « comme si », simulant un acte de communication, afin de charger son message d’une tension relationnelle entre le dit et le non-dit. Quant à l’énonciataire, son rôle consiste à transformer la perception d’une saillance figurale [15] en une analyse fondée sur la pratique de la lecture ironique qui lui permet, en principe, d’identifier la visée perlocutoire d’une proposition hétérogène.

Lorsqu’on admet qu’une communication entre les interactants est possible sous le régime du « comme si », l’équivoque sémantique et pragmatique de l’ironie indique sa fonction première : interroger la relation entre les deux interactants présents. Il faudrait donc abandonner l’idée d’une reconstruction entière de la signification d’une proposition figurale et conclure que l’interprétation paraît satisfaisante dès lors qu’elle parvient à proposer une compréhension partagée du discours communiqué [16]. Mais comment déterminer l’aboutissement du processus communicatif ? En effet, la particularité de l’ironie est que l’émetteur transmet son message en fonction des normes discursives établies, selon un but qui est de ne pas la respecter. Il faut donc se demander si, véhiculant les conventions discursives courantes, l’ironie ne vise pas à les déstabiliser. C’est, en tout cas, la question qui s’impose à l’égard des marques d’ironie recensées dans le récit de Piotr Rawicz. Le lecteur n’a aucune chance d’échapper à ce processus langagier d’une violence parfois inouïe. Son caractère macrostructural permet, certes, une première lecture qui n’engendre pas nécessairement un blocage provoqué par une lecture apparemment déplacée du génocide. Mais qu’en est-il des lectures secondes, puisque aucune lecture singulière ne produira une interprétation satisfaisante dans le cadre des normes établies ?

Aussi peut-on constater que l’emploi de l’ironie renforce la problématique de la mise en texte littéraire de l’extermination, plus généralement celle de la représentation artistique du génocide [17]. La figure de l’ironie articule le statut précaire des récits du génocide à partir de deux pôles différents. Le premier concerne le processus d’actualisation d’un message que le récepteur qualifiera d’ambigu. Les méthodes d’analyse avec lesquelles on parvient normalement à effectuer des calculs de sens pertinents ne conduisent qu’à de faux résultats, du moment où elles donnent l’illusion de comprendre les récits du génocide. Mais cette interprétation ne tient pas compte du positionnement contextuel des énoncés — c’est le second pôle —, faute de quoi une communication véritable paraît inconcevable. Le problème n’est pas dû à une interprétation erronée, mais au caractère différent de l’objet d’étude. L’extermination fait en sorte qu’il y a un hiatus entre sa normativité extrême et les normes discursives institutionnalisées après Auschwitz [18].

Nous soutenons que c’est précisément au niveau de cette rupture entre l’événement historique de la Shoah et les pratiques de l’art verbal de l’après-Auschwitz qu’intervient, de façon exemplaire, la figure de l’ironie par ex positivo. En effet, à partir du constat d’un processus d’autoréférentialisation opéré par l’ironie, nous avons caractérisé sa fonction spécifique de métastructurale. Sa capacité propre est de se réfléchir elle-même, ce qui signifie que l’énonciateur doute des formes verbales de sa communication, tout en se référant aux institutions socioculturelles qui régissent la cohérence textuelle. Le but perlocutoire de l’ironie consiste ainsi à annoncer à l’énonciataire la précarité du contrat de parole, proposant un espace commun de négociation des normes discursives.

3. Lectures ironiques

Nous limitons notre analyse à deux passages d’une scène emblématique du Sang du ciel : le massacre des écoliers. Cette scène se déroule dans une salle souterraine où Boris, le personnage principal, ainsi qu’une quarantaine d’écoliers juifs accompagnés de leurs institutrices, ont trouvé refuge. À l’arrivée des soldats allemands, Boris parvient à se faire passer pour une personne en règle. Le massacre est déclenché au moment où un petit garçon se met à provoquer un des soldats. Voici le premier passage :

I. De nouveau le silence régnait. Puis le garçon ouvrit largement la bouche et tira en direction du caporal une langue rouge, longue et large, un corridor infini tapissé d’une moquette pourpre, une langue trop réelle, terriblement réelle dans ce décor qui ne l’était pas. Telle est donc la voie qu’emprunte ce moment pour se réaliser : la langue d’un enfant, pensa Boris en entendant le caporal prononcer distinctement, lentement, une phrase presque neutre : « Que ce garçon-là est mal élevé ! »

Boris s’abstient de décrire en détail le massacre. Trois soldats tenaient le garçon rebelle, tandis que le caporal lui découpait la langue avec une baïonnette trop grande pour cet usage. Il y avait du sang, beaucoup de sang, davantage — d’après les estimations de Boris — que n’en devait contenir le corps tout entier de Yaakov. Aucune parole ne fut prononcée par le groupe d’enfants qui se figea en une immobilité complète…

II. La petite fille que Boris avait tenue dans ses bras fut la deuxième. — Elle a de très beaux yeux, fit un soldat, comme des brillants. On aimerait les enchâsser dans une bague. Boris n’avait pas eu le temps de parachever une prière muette, violente comme un choc, que le Chassieux s’était déjà mis à crever les yeux de la fillette avec un canif en corne, celui-là même qui lui servait à ouvrir les boîtes de singe. Il confia ces yeux à Boris qui les prit dans le creux de sa main et songea : Une paire d’yeux, objet somme toute utile, tellement compliqué et difficile à reproduire. Il n’y a que le Créateur, dans Sa richesse et Sa prodigalité, pour se permettre un gaspillage pareil !

SC, p. 138

On remarque d’abord que la tension énonciative extrême provient d’une discordance entre la focalisation sur la langue de Yaakov, garçon rebelle, et la description amplifiante de cette même langue qui tend à envahir l’ensemble du champ de vision. Cette distorsion impressionniste fonctionne par sériation d’épithètes qualificatives (« langue rouge, longue et large » ; « langue trop réelle, terriblement réelle »), révélant la procédure figurative de l’exagération : l’hyperbole. Si la tradition rhétorique rattache cette dernière au domaine macrostructural comme une saillance d’intensité discursive, sa présence soulève ici la problématique de l’interprétation centrée sur la valeur « véritable [19] » du contenu énonciatif. Même si, comme l’indique la notion de « décor », l’interprétant reconnaît les indices génériques du théâtre de la cruauté, au sens donné par Artaud, il est contraint de s’interroger sur l’adhésion apparente d’un narrateur aussi prolixe, d’autant plus que cette impression de flou artistique contribue à contaminer une large partie de la séquence I. Ainsi, le nombre de militaires allemands nécessaires pour dominer la victime (« trois soldats »), tout comme la démesure du sang répandu (« du sang, beaucoup de sang, davantage […] que n’en devait contenir le corps tout entier de Yaakov »). Savoir s’il faut qualifier cette procédure hyperbolique d’appropriée ou non [20] paraît indéterminable. Dans tous les cas, la surdétermination apparente qui caractérise le passage tend ainsi à décrédibiliser la sincérité de l’énonciateur, brouillant ainsi les calculs de sens relatifs à son positionnement discursif.

La lecture de la phrase d’ouverture de la deuxième partie de la première séquence (« Boris s’abstient de décrire en détail le massacre ») renforce cette impression. En s’inscrivant en faux contre le schéma narratif de l’exagération, cette dernière provoque un choc des oppositions. On peut reconnaître ici le procédé de l’antithèse qui déclenche un conflit conceptuel au niveau macrostructural du discours. Cependant, l’identification de cette saillance figurative ne permet pas d’expliquer de manière satisfaisante les effets qu’elle peut produire sur l’interprétant. Rejeté d’abord sur lui-même dans son désir — probablement non avoué — de se voir épargner une description exhaustive de la scène d’extermination, l’énonciataire est contraint de prendre conscience de la précarité du dialogue durable et partagé avec l’énonciateur. Aussi pourra-t-on soutenir que l’antithèse emprunte à la fonctionnalité de l’ironie, par laquelle l’énonciateur, par-delà le choc des concepts discursifs (dire et ne pas dire en détail le massacre), cherche à marquer une distance avec le lecteur. Ce scénario fonctionnel est porté à son paroxysme lorsque l’énonciateur, revêtant le rôle du narrateur omniscient, situe la pensée du personnage principal, Boris, dans le registre rationnel (« d’après les estimations de Boris »). Au dédoublement de sa voix, à la fois énonciatrice et narratrice, correspond ainsi un double retrait de la scène discursive : une mise à distance de l’énonciataire et la transformation du personnage acteur en un personnage spectateur. La charge ironique risque de se retourner contre l’ironiste qui se soumet à une procédure d’autodénigrement, figure discursive appelée chleuasme ou autocatégorème [21].

Dans ce passage, l’ancrage ironique des différentes procédures stylistiques relevées (l’hyperbole, l’antithèse, le chleuasme) permet de définir deux fonctions figurales prédominantes : la fonction phatique et la fonction cognitive. La première consiste à renforcer le clivage entre un énonciateur à la fois trop présent par l’abondance expressive et trop absent en raison du blocage communicatif, et un énonciataire trop absent de la scène discursive, du fait de son isolement, et trop présent dans sa demande d’une relation dialogique avec le locuteur. Quant à la fonction cognitive, on peut constater la contradiction entre la portée illocutoire des figures du discours susceptibles de déclencher des procédures d’inférence et leurs effets perlocutoires, à savoir la perte progressive du savoir nécessaire pour comprendre la scène.

La seconde séquence du passage cité emprunte un scénario fonctionnel similaire. Le ressort dramatique insoutenable repose sur l’inadéquation apparente entre la figuration hyperbolique de la description (« la petite fille », « fillette », « de très beaux yeux », « objet somme toute utile, tellement compliqué et difficile à reproduire », « Sa richesse et Sa prodigalité ») et la focalisation réductrice sur le raisonnement utilitariste tenu par le personnage principal. Mais plusieurs indices invitent à nuancer ce propos. Dans la phrase d’ouverture, on peut d’abord remarquer le schéma figuratif de l’ellipse (« la deuxième »). L’absence du support à la fois lexical et grammatical attendu (il s’agit sans doute ici du substantif « victime ») est le symptôme d’une forte charge émotionnelle éprouvée par l’énonciateur, qui le contraint de laisser la phrase inachevée. Par ailleurs, la comparaison des yeux de la victime avec des pierres précieuses, analogie proposée par le soldat tortionnaire, renforce la fonction pathémique de la séquence, toujours centrée sur l’émotivité de l’énonciateur. Cela s’explique par le fait que le domaine naturel auquel réfère le sens du terme figuré (« brillants ») tend à envahir le domaine humain du terme comparé (« yeux ») ; la victime est ainsi soumise par son tortionnaire à une tentative de réification.

Enfin, la personnification du bourreau, qui consiste à lui prêter le nom de la maladie dont il souffre (la chassie), permet de reconnaître la fonction esthétique de la séquence, assemblant dans une image hyperréaliste l’agent du mal (« le Chassieux »), la patiente (« la fillette »), l’objet de convoitise (« les yeux »), l’instrument de torture (« un canif en corne »), et l’action (« crever les yeux »). L’effet concrétisant qui s’en dégage repose sur la comparaison yeux-brillants, ainsi que sur le rapport d’analogie métaphorique établi entre « crever les yeux » et « ouvrir les boîtes de singe ». Cette surimpression dans l’imaginaire collectif qui articule bon nombre de clichés (triomphe du Mal, perte de l’Innocence, crime absolu) renforce l’interférence avec la fonction pathémique de la séquence. Cette conjonction entre esthétique et pathémique prédomine dans le sublime [22] que sollicite le passage ex negativo. Or, comme nous l’avons souligné, dans les deux passages précédents, l’énonciateur a en même temps recours au scénario figuratif de l’ironie et, a fortiori, au chleuasme, comme le montre la qualification oxymorique de la prière restée sans influence sur les événements en cours (« une prière […] violente comme un choc ») ou la digression finale sur la création divine. L’apparente déconnexion du procédé figural avec la réalité du crime commis par le soldat rappelle la fonction cognitive que revêt l’ensemble du passage.

L’analyse du second passage qui suit la scène précédente cherche à montrer comment l’analyse stylistique contribue à la modélisation du discours figural, articulant entre eux les concepts de normes discursives, d’espace communicatif et de calcul de sens.

(I) La masse immense du viol, fleur multicolore et exotique, s’épanouit dans la pièce. (II) Ce qui peut être nommé restait modeste, gris, bassement soumis à la raison, à côté de l’innommable. (III) La masse du viol s’écoulait entre les jambes écartées de la femme sans qu’elle profère un son. Une pantomime. Comme des statues blessées — songeait Boris que (IV) l’aimable caporal invitait à prendre part à la réjouissance commune. Boris ne dit pas s’il déclina l’invitation. À un moment donné, il sentit chez le bienveillant caporal quelque chose comme une menace voilée. Comme qui dirait : Le Monsieur ne daigne pas participer aux viriles réjouissances populaires. Ceci pourrait coûter à Monsieur.

(V) Grenades lancées du dehors. Voix enfantines qui gémissent et hurlent dans la nuit. Un chat dont la patte est arrachée.

SC, p. 139

Le narrateur entame le passage sur le mode descriptif à l’aide d’une métaphore qui associe « masse immense du viol » à « fleur multicolore et exotique » (I). L’établissement d’une relation de ressemblance entre ces deux groupes nominaux paraît énigmatique, puisqu’on ne voit pas quels sèmes pourraient être transférés d’une chaîne isotopique à l’autre. La difficulté est liée au fait que le comparant (« fleur ») détermine par association positive un comparé doté d’une charge connotative extrêmement négative (« masse immense du viol »). Le lecteur se voit donc confronté à une relation oxymorique dans laquelle l’un des signifiés se définit par l’exclusion de l’autre. Pourtant, le choix du verbe (« s’épanouit ») se rapportant à « masse immense du viol », mais qui appartient au monde floral, nous contraint à analyser le mode fonctionnel de cette figure allotopique dans son ensemble.

Ainsi, en ce qui concerne le groupe nominal du comparé (« la masse immense du viol »), il faut se demander comment « viol » peut déterminer « masse immense ». Nous proposons une explication qui s’appuie sur la polysémie du substantif « masse » auquel nous prêtons un sens quantitatif, de sorte que son épithète qualifie un nombre illimité de viols. Or, il est bien évident que ce genre d’interprétation est réducteur, car il limite l’acte de violence commis à la simple comptabilité des gestes accomplis. Ce faisant, on ne tient justement pas compte de sa portée criminelle qui se situe, elle, au niveau éthique (faire outrage à la femme) et moral (infliger une honte). C’est à cet euphémisme, qui résulte de la seule association du viol à l’acte sexuel, que s’oppose le comparant. Mais, paradoxalement, la tension extrême suscitée par la confrontation entre les deux composantes de cette figure allotopique provient du fait que le groupe nominal « fleur multicolore et exotique » ne peut conduire qu’à des transferts positifs sur un comparé qui, réduit à une simple quantification, a déjà subi un processus de banalisation. C’est donc le caractère déplacé du terme « fleur » par rapport à « viol » qui annule une lecture se limitant au sentiment d’indignation. Par conséquent, l’épithète « multicolore » requiert non seulement un sème commun avec « immense » au niveau quantitatif (des viols en nombre illimité), mais également au niveau perceptif, puisque l’effet de sens provoqué par la métaphore contribue à amplifier l’essor donné à l’imaginaire d’un lecteur revêtant, en l’occurrence, le rôle de spectateur.

Le caractère hyperbolique du comparant est encore renforcé par la seconde épithète, car celle-ci caractérise le nom par rapport à sa singularité. Selon l’isotopie botanique (« fleur exotique »), ce genre de fleur est étranger au climat occidental. Si l’on transfère cette qualité dans le contexte discursif donné, elle paraît désigner ce viol comme étranger à la civilisation européenne. Or, c’est précisément ce genre de lecture qui enlève à la métaphore « florale » une bonne part de son originalité, car elle fait prévaloir une conception ethnocentriste stéréotypée afin de souligner l’unicité du crime décrit.

La deuxième séquence (II) occupe une position charnière dans cet extrait, parce qu’elle répond de façon critique à la séquence d’ouverture, ce qui conduira l’énonciateur à adopter deux stratégies rhétoriques distinctes. Ainsi, nous l’interprétons d’abord comme un écho de l’échec artistique que rencontre la figure allotopique que nous venons d’analyser. Certes, on peut envisager cet échec comme inhérent à toute métaphore, parce que l’originalité de cette figure réside dans la nouveauté du rapport d’analogie entre deux notions naturellement étrangères l’une par rapport à l’autre. Mais la tension qui résulte de la relation contradictoire entre le comparé et le comparant se définit par rapport aux normes discursives existantes. Il s’ensuit que la perception nouvelle confirme avant tout la potentialité d’une conception esthétique donnée. Par conséquent, l’énonciateur est contraint de constater, puis de rejeter, l’aspect conventionnel de la figure rhétorique.

Bien entendu, en se livrant ainsi à un métadiscours critique, le narrateur témoigne d’une ambition qui consiste à rendre l’unicité du fait décrit. Le défi qu’il relève est donc d’ordre poétique. Il ne s’agit pas d’être fidèle à la facticité référentielle du viol et du massacre qui va s’ensuivre, mais de pratiquer une écriture actualisant cette réalité-là dans le récit. En l’occurrence, l’innommable revient à une sorte d’idéal esthétique s’opposant, dès lors, à l’énoncé qui resterait, lui, fondamentalement indifférent à ce défi artistique, car il se définit en fonction de conventions culturelles et institutionnelles données.

Ce raisonnement laisse entrevoir deux voies qui permettent de contourner les leurres argumentatifs du discours « véridique », « testimonial ». La première consiste à porter l’art verbal au-delà de la séquence d’ouverture (III) (« La masse du viol s’écoulait entre les jambes écartées de la femme… »). Il s’agit d’intensifier les procédés de dramatisation en renforçant le caractère oxymorique des relations de ressemblance entre les termes associés contre nature afin de frapper, voire de blesser, l’imagination du lecteur par le biais d’une originalité inouïe. Par rapport à cette stratégie figurale qui n’engendre un processus de signification que lorsque le lecteur s’affranchit de son savoir encyclopédique préconstruit, la seconde possibilité est d’aborder l’innommable par ex positivo, qui consiste à nommer la scène non pas de façon authentique ou véridique, mais déplacée. Tel est précisément le cas de l’ironie envisagée en tant que figure métastructurale (IV) (« aimable caporal » ; « bienveillant caporal » ; « invitation » ; « le Monsieur ne daigne pas… »). Le procédé rhétorique consiste à créer une tension dramatique extrême, forçant le lecteur à effectuer une interprétation inacceptable.

La particularité de ce passage tient au fait que le narrateur met à l’épreuve ces deux procédés rhétoriques à la suite de son raisonnement métadiscursif apparu dans la deuxième proposition. Ainsi, la troisième séquence (III) recourt à la même stratégie métaphorique que la première (I), à la différence que l’artifice du procédé figuratif conduit à une perception plus frappante de la scène décrite. Pour ce faire, la reformulation du viol passe par trois mouvements successifs qui forment un ensemble dramatique ascendant. Le premier s’articule sur le mode descriptif apparemment neutre. Le seul fait de prêter le caractère d’agent à une substance inanimée (« la masse »), sans dénommer les actants humains responsables, ravive l’image de la femme violentée par une force brutale qui la prive de l’expression même de sa douleur.

Le deuxième mouvement (« une pantomime ») procède par juxtaposition nominale à une nouvelle métaphorisation du viol. Cependant, la stratégie rhétorique vise non seulement à dramatiser l’acte en soi, mais la personne qui en est la victime, de sorte que la relation de ressemblance passe par la privation de la parole. Le transfert de sens opéré par le comparant sur le terme comparé consiste à prêter à la femme violée une expressivité muette. Celle-ci se manifesterait donc par ses gestes dont seul le lecteur est à même de restituer la signification.

Le troisième et dernier mouvement (« des statues blessées »), que le narrateur situe dans la pensée du personnage principal, Boris, parachève le processus de réification de la femme violée et, par extension, de l’ensemble des victimes. En effet, le recours à la comparaison conduit à séparer la femme de la réalité des actes en la transformant en un objet par l’enchaînement suivant : |femme| → |pantomime| →  |statue|. Le narrateur semble adopter la logique exterminatrice des soldats qui conduit à ne percevoir les sujets désignés qu’à travers une expressivité réduite à l’extrême. Or, le choix du terme « statue » laisse entrevoir une conception opposée à l’esthétique réductionniste des SS. La dramatisation de ce dernier mouvement ne consiste pas à relever la finalité du génocide, mais à associer la femme violée à un objet d’art mutilé. L’esthétisation du crime est portée à un paroxysme absolu. Pour pallier cette tension extrême, l’énonciataire est contraint de déconstruire par ex negativo l’ensemble de la séquence allotopique. Cette opération le conduit à se priver d’un calcul de sens rendu illusoire par la multiplicité des heurts provoqués par les associations tropologiques contradictoires. Ainsi, l’art verbal, en s’identifiant à son objet (la femme violée figurant un idéal esthétique), détruit la lisibilité conventionnelle de cette séquence.

La séquence suivante (IV) (« l’aimable caporal… ») procède à un véritable tour de force en mettant à l’épreuve la seconde stratégie rhétorique afin de relever le défi de l’innommable. Contrairement au mode de fonctionnement tropologique, le procédé ironique se caractérise, en principe, par une lisibilité excessive, ce qui contribue à soulever la problématique de l’indicible par ex positivo. De sorte que la difficulté d’une proposition ironique ne réside pas dans l’identification des procédés antiphrastiques sous-jacents en raison d’indices repérables, mais dans le fait même d’une lecture ironique. Aussi s’agit-il de mener l’interrogation au sujet de la relation entre la dimension métastructurale de l’ironie et les normes discursives qui lui servent à la fois de points de repère et d’objet de son effet perlocutoire destructeur.

Le caractère ironique insoutenable de cette quatrième séquence se situe au niveau des valeurs discursives contradictoires qui associent le viol à un divertissement mondain, tout en poursuivant la logique de l’extermination. En effet, des termes comme « aimable caporal », « invitation », ou « réjouissance commune » suscitent davantage des connotations positives non dépourvues d’une tonalité grivoise due au décalage sémantique entre « invitation » et « réjouissance commune ». Le personnage principal ne se distingue plus clairement de cet esprit de corps qui incite tous les camarades à participer au viol. Du même coup, la frontière entre le sujet-coupable et l’objet-victime se dissout progressivement dans la zone grise évoquée par Primo Levi.

Si l’on impute les termes de « réjouissance commune » et de « viriles réjouissances populaires » à un fantasme masculin, c’est par le biais des deux épithètes « aimable » et « bienveillant », qualifiant le « caporal » violeur et meurtrier, que la structure contradictoire de l’ironie relève la dimension indicible du passage. L’énonciateur s’inscrit en faux contre son propre énoncé, dont le but est de rendre l’innommable du crime non pas par le silence ou la comparaison, mais par la rhétorique de l’ironie. L’effet dramatique ne consiste donc pas seulement à plonger l’énonciataire dans une aporie interprétative. Le paradoxe ironique réside dans le fait que le recours aux normes discursives données s’avère illusoire dès lors que l’énonciation prétend figurer le génocide. Ainsi, le caractère extrême de ce procédé favorise certes la lecture immédiate, contrairement à la métaphorisation du meurtre, mais il détruit tout processus de signification univoque parce que ni l’énonciateur ni l’énonciataire ne peuvent s’engager dans une procédure communicative satisfaisante.

En raison de la dimension métastructurale de l’ironie, on peut avancer que ce passage fait écho à la deuxième séquence. Sa fonction paraît double. D’une part, l’ironie reflète la valeur poétique des figures allotopiques et constate leur échec par rapport au défi artistique lancé (dire l’innommable) ; d’autre part, elle réfléchit sa propre incapacité à transcender son mouvement destructeur. Par conséquent, la dernière séquence de cet extrait renvoie à la réflexion ironique précédente en recourant, une fois de plus, au procédé tropologique (V) (« Grenades lancées du dehors.… »). En effet, la prosodie d’une syntaxe coupée et elliptique imite le cataclysme meurtrier de la logique exterminatrice (l’explosion des grenades dans une pièce fermée). L’établissement d’une relation d’analogie entre « voix enfantines » et « chat » mutilé renforce la tension dramatique insoutenable du passage.

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Au terme de notre étude de style, nous constatons que le défi lancé par la lecture figurale du Sang du ciel est double. D’une part, il faut s’interroger sur la stratégie rhétorique du « comme si », sous-jacente à l’énoncé qui vise à introduire le lecteur jusqu’à l’intérieur du processus d’extermination. D’autre part, il faut déterminer les normes discursives soumises à une négociation entre l’énonciateur et l’énonciataire. La question est de savoir comment définir le rôle de l’énonciateur-ironiste et comment l’énonciataire-interprétant parvient à participer à la construction du sens.

Ainsi, les deux figures de discours principales relevées dans les passages analysés, les figures par analogie (comparaison et métaphore) et l’ironie, figure définie ici comme métastructurale, conduisent par des cheminements contraires à un résultat similaire : la lecture de l’innommable. En effet, la première stratégie provoque, par l’association de notions contradictoires, des tensions sémantiques insoutenables que le lecteur n’arrive à appréhender que lorsqu’il déconstruit la structure du trope. Par là, le récit du génocide, en tant qu’oeuvre d’art, crée par ex negativo un vide imaginaire dans lequel toute signification paraît inacceptable. Quant à la seconde stratégie, elle s’annule elle-même par excès de lisibilité, ce qui la définit paradoxalement, elle aussi, comme un artifice esthétique. Sa mise en abyme ne conduit pas à évoquer la structure profonde du crime, mais à dénoncer, par ex positivo, son caractère innommable. Enfin, le champ d’expérimentation de cette écriture, à l’opposé du champ totalitaire du « tout est possible », nous somme de ne pas oublier ce que Primo Levi appelle notre « fragilité essentielle [23] ».