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Les oeuvres de Léger Duchesne, poète latin, juriste, professeur de droit et d’éloquence nommé lecteur royal par Charles IX en 1565, comporte une variété d’écrits savants et de circonstance, dont plusieurs ont été préservés sous la forme d’opuscules fragiles, rapidement produits, destinés à des lecteurs contemporains capables de lire le latin. Cet humaniste catholique à l’expression incendiaire et souvent provocatrice, pourfendeur violent de l’hérésie pendant les guerres de Religion en France, publia notamment, à l’instar de son collègue et ami Adrien Turnèbe [1], plusieurs leçons inaugurales de cours prononcés à Paris, dans lesquels il ne se prive pas toujours d’offrir aux auditeurs (et aux lecteurs) influents, ses aperçus et conseils sur la politique actuelle du royaume [2]. Du règne du dernier roi Valois, Henri III, deux discours prononcés devant le souverain, signés Léger Duchesne, sont parvenus à la postérité. C’est le premier de ces deux opuscules, suivant la chronologie, qui constitue l’objet de la présente analyse. Déclamé en janvier 1580, selon l’indication qui apparaît à la page titre, devant un auditoire au centre duquel figurait le roi lui-même, ce discours contient des renseignements biographiques concernant Duchesne, qui le placent parmi les premiers auditeurs du célèbre Collège royal lors de ses activités inaugurales. Il trace également, sur le mode de la louange, la généalogie récente de la royauté Valois, au sein de laquelle il fait une place particulière à Henri III. À l’époque où des juristes érudits comme Étienne Forcadel publient des recherches savantes sur l’origine ancienne de la maison des Valois [3], Duchesne dresse une véritable galerie de figures royales qui vise à mettre en évidence la grandeur de cette dynastie. Il se sert aussi d’une langue latine foisonnant d’expressions puisées dans les textes de l’Antiquité, dont l’orateur déclare avoir fait la connaissance grâce à l’enseignement des lecteurs royaux. Cette exhibition de la faconde éloquente, héritée des Anciens, constitue également la louange de l’institution royale dont l’initiative glorieuse remonte à l’époque de Guillaume Budé. Or, à l’époque de fer qu’est devenu le règne du fils bien-aimé de Catherine de Médicis, face à une cascade ininterrompue de conflits militaires à l’intérieur du royaume, le Collège des lecteurs royaux peine à supporter l’absence de l’otium si nécessaire à sa vie contemplative.

La formation de l’orateur

Dans les oeuvres de Léger Duchesne, dont les publications diverses s’échelonnent sur une période de plus de cinquante ans, les nombreux écrits qui précèdent l’époque des guerres intestines ne portent aucune trace de la véhémence partisane qui distingue souvent les textes qu’il rédigea après l’assassinat du duc de Guise par Poltrot de Méré. Une décennie avant la disparition du duc, pendant le règne de Henri II, Duchesne s’employait à produire des éditions et des commentaires, souvent liés à son enseignement, d’auteurs anciens et de textes juridiques. En effet, bien avant ses premières activités de pamphlétaire, une partie considérable de ses labeurs fut consacrée à l’étude et à l’édition des oeuvres de Cicéron. Il réédita notamment, en 1553, l’édition monumentale du De Oratore, de Jacques-Louis d’Estrebay [4]. Cette édition du texte cicéronien fut appareillée de trois commentaires : de Jacques d’Estrebay lui-même, contribution importante et déjà célèbre pour son érudition ; de Léger Duchesne, qui parut alors pour la première fois ; d’un commentateur anonyme enfin, dont les remarques considèrent en particulier le style cicéronien. Y figurent aussi des scholies attribuées à Philippe Melanchthon. Directeur de l’ouvrage, dont l’exhaustivité de l’annotation semble avoir constitué un objectif privilégié, Duchesne fit reparaître ce travail collectif dès 1554 chez le même éditeur parisien, puis de nouveau en 1561 et en 1562. Des commentaires et scholies qui accompagnent le texte cicéronien, celui de Jacques-Louis d’Estrebay constitue assurément la pièce centrale [5]. Quant à celui que signe Léger Duchesne, il se distingue par son caractère inventif et parfois tendancieux : de nombreuses entrées sont uniquement des citations poétiques. Cette tendance particulière semble refléter le parti pris du commentateur qui cherche à illustrer « poétiquement » les préceptes rhétoriques et philosophiques avancés par les personnages du dialogue cicéronien. En maint endroit, Duchesne s’efforce de compléter, ou d’« orner » les remarques de d’Estrebay qu’il suit généralement. Sa pratique accuse, dès ce stade de formation, une tendance qui marquera également son travail d’enseignant et d’orateur royal. Les préfaces à ses cours et ses prestations d’orateur se distinguent par le grand nombre de citations poétiques, qui apportent à son éloquence des inflexions souvent inattendues.

Pendant cette même période, Duchesne s’adonnait à ce même genre de travail sur d’autres textes de Cicéron, ce qui donna lieu à plusieurs éditions commentées. On peut citer en particulier celle du De Officiis, qui parut pour la première fois en 1557 accompagnée des commentaires de Duchesne, Birck, Calcagnini et Érasme, republiée dès 1558 et en 1562 [6]. En outre, dès 1540, Duchesne avait inséré son commentaire du premier discours cicéronien De lege agraria, préparé en collaboration avec Jacob Bugelius, dans l’édition qui parut aux presses parisiennes de Michel Vascosan [7]. Cette juxtaposition d’oeuvres de Cicéron soigneusement étudiées par Duchesne pendant ses années d’enseignement à Bordeaux, Cahors et Paris, reflète la double préoccupation, pour les ressources de l’éloquence et les obligations de la vie civile (et rurale), qui devait l’animer jusqu’à la fin de sa vie. En 1588 en effet, il fit paraître un sommaire des Partitiones oratoriae, ultime témoignage de son expertise et de son admiration pour l’oeuvre de Cicéron [8].

Le discours de janvier 1580

Publié à Paris sous la forme d’un opuscule comportant seize pages in-octavo, le discours de janvier 1580 présente à l’auditeur royal la louange du Collège royal et les remerciements personnels de l’auteur, membre de cette institution, adressés au souverain. Duchesne adopte la stratégie du récit autobiographique, en rappelant ses débuts parmi les élèves originels des lecteurs du roi François Ier. Il est raisonnable de croire que sa prestation n’est pas dépourvue d’une intention parénétique à l’égard de Henri III. Souvent malmené par la rumeur publique, le roi traverse une nouvelle période difficile. L’orateur ouvre son discours avec une série de citations édifiantes puisées dans l’Énéide, qui illustrent les vertus de la constance et du courage dans les moments les plus éprouvants de la vie. Ainsi, la remarque qui précède la quatrième citation semble viser autant le prince victorieux des batailles de Moncontour et de Jarnac que le héros de l’épopée virgilienne : « Personne n’aurait pu comprendre à quel point Énée se montrerait magnanime, si sa vie d’avant n’avait révélé sa force : Fortia adversis opponere pectora rebus [9]. »

Les citations puisées dans l’Énéide précèdent une énumération d’exemples antiques, cueillis sans doute dans les Vies parallèles de Plutarque parues onze ans auparavant dans la traduction de Jacques Amyot. Duchesne dresse une liste des grands hommes injustement persécutés par leurs compatriotes, qui surent résister néanmoins avec courage à l’iniquité des intrigants et à l’incompréhension du peuple. Ainsi, la valeur de Thémistocle fut méconnue des Athéniens, tandis que les mérites de Caton et de Cicéron suscitèrent l’hostilité à Rome [10]. Pour ne pas trop souligner les malheurs de la couronne française, Duchesne interrompt soudain l’énumération. Nul besoin, s’exclame-t-il, de fouiller les textes de l’Antiquité, car il fournit lui-même l’exemple d’un homme constamment traqué par « la marâtre Fortune [11] ». Cette remarque introduit une notation autobiographique qui décrit les malheurs et les déceptions qu’il a connus lorsque, tout jeune encore, il fut confié à des professeurs médiocres et malhonnêtes. Son récit permet de saisir en partie les difficultés presque insurmontables qui s’imposaient aux studieux friands de lectures antiques :

Comme à cette époque mon père (puisse son âme reposer en paix) venait d’arriver au terme de cette comédie qu’est la vie, mes tuteurs, qui devaient s’appliquer à s’assurer que mes capacités soient bien entretenues, en abusèrent plutôt à leurs propres fins. Ils voulurent m’enfermer dans un monastère narbonnais, m’obligeant à passer mon existence au sein de l’ombre monacale. Mais ma mère d’heureuse mémoire, pour que cela n’arrive pas, eut soin de me conduire jusqu’à cette Athènes qu’est Paris, comme à un marché pour l’apprentissage des bons arts. Or, le hasard vraiment malheureux fit en sorte que je sois confié à un grammairien très stupide, qui enseignait avec plus d’aisance aux pies et aux corbeaux dans une cage d’osier à imiter nos paroles qu’aux jeunes élèves l’art de s’exprimer abondamment et avec élégance [12].

Tout en narrant les difficultés qu’il connut lors de ses premières tentatives pour approfondir les auteurs anciens, Duchesne livre à son auditoire le fruit d’une longue fréquentation des textes latins. Si son récit évoque l’ignorance et la cupidité des instructeurs auxquels il fut confié, sa langue reflète le succès ultime de son effort et de sa persistance dans la quête du savoir. Ainsi, la formulation « vitae fabulam peregisset » n’est pas sans rappeler l’expression cicéronienne « vitae fabula peragenda », puisée dans le Cato major [13]. Ensuite, la phrase suivante emploie une expression rencontrée au premier livre de l’Institution oratoire de Quintilien : « umbratilis vita [14] ». Alors que le rhétoricien antique l’utilise pour décrire la vie d’un enfant éduqué à la maison, séparé de ses pairs et donc privé d’une sociabilité formatrice, le lecteur royal s’en sert comme métaphore de la vie monastique.

Dans cette langue remplie de souvenirs textuels, l’orateur livre un jugement sur l’éducation de son époque. Il en dresse un tableau caricatural, qui ressemble par moments à celui élaboré par Gargantua dans la célèbre épître que Rabelais lui fait composer à l’intention de son fils. À l’époque obscure de son enfance, explique-t-il, période lointaine hérissée des ténèbres de la barbarie et de l’ignorance — « seculum illud barbariae et inscitiae tenebris sentum » —, les professeurs expliquaient rarement les oeuvres de l’Antiquité classique à leurs élèves. Léger Duchesne déplore le fait qu’au lieu de présenter les « oeuvres étincelantes » de Démosthène et de Cicéron, la jeunesse de son époque apprenait les préceptes, ici qualifiés de « bagatelles fort ineptes » (« ineptissima nugamenta »), exposés dans les six livres De liberis educandis alors attribués à Francesco Filelfo [15]. Au lieu d’écouter les « oracles divins » que furent Ptolémée, Euclide, Archimède, Platon, Aristote, Xénophon, les studieux apprenaient les procédés techniques, voire les subterfuges malhonnêtes, des sophistes de peu de valeur (« triobolarium sophistarum ») [16]. Au lieu d’apprendre la sagesse d’Homère et de Virgile, les étudiants se penchaient alors sur les écrits de mauvais poètes et de gribouilleurs peu savants mais rompus aux usages de la plaidoirie professionnelle [17]. Étudiant insatisfait et dévoré de curiosité, le jeune Duchesne dut se contenter de fréquenter les oeuvres antiques comme autant de maîtres silencieux, jusqu’à l’avènement de François Ier. À la mention du premier roi Valois, l’orateur s’arrête pour faire l’éloge du fondateur de l’institution des lecteurs royaux :

Pour cette raison, j’ai fréquenté les livres des auteurs classiques comme autant de maîtres silencieux, jusqu’à ce que le prince Valois, François le très saint roi des Français, sorti de la cohorte des dieux et descendu sur le sol de France, emmena avec lui, en les arrachant au Parnasse à la double cime, Apollon, Pallas, Mercure, les Muses, les Grâces, les Élégances, les agréments et les traits d’esprit, à l’honneur desquels il consacra la célébrissime Académie parisienne. Le roi ordonna que le grand autel de l’académie soit sa tribune littéraire, où les lecteurs royaux, flamines des Muses et des Grâces, verseraient des libations et des offrandes, non de vin et de viande, mais de livres. Ainsi donc, après que les professeurs royaux Danès, Oronte, Postel, Vatable Toussaint et Agathe, engagés grâce au don de ce prince très munificent, commencèrent à enseigner des arts un peu raffinés depuis cette tribune, je la fréquentais assidûment, étais suspendu à la bouche des enseignants et m’appliquais à devenir plus savant en bénéficiant du savoir de pareils hommes [18].

Enfin, ce fut peu après ces leçons que Duchesne reçut sa première charge d’enseignement, au collège Sainte-Barbe, dont il s’acquitta, comme il l’explique avec humilité, en instruisant les autres pour continuer d’apprendre lui-même (« ut docendo discerem »).

L’intérêt de ces souvenirs réside, pour partie, dans le fait que Duchesne, comme un Dorat ou un Tyard, fut en mesure de comparer plusieurs époques, plusieurs règnes successifs. En effet, son regard critique embrasse l’époque des rois Valois dans son entier. Ses souvenirs anciens se lisent par endroits comme un véritable réquisitoire contre la barbarie qui régnait en France avant la création du Collège royal. Si les observations qu’il offre au roi semblent concerner uniquement sa propre évolution d’homme et de savant, c’est qu’il se propose comme un exemple typique, bénéficiaire des enseignements qu’il a reçus auprès des lecteurs. Issu, comme le fut aussi Jacques Amyot, d’un milieu modeste qui ne le destinait aucunement à parler aux rois, Duchesne souligne sans cesse les effets salutaires de l’éducation humaniste subventionnée par le trône. Il remarque, à titre d’exemple, que les parents de son époque faisaient moins d’efforts pour faire instruire leurs fils [19]. Les élèves aussi, ajoute-t-il, étaient bien moins assidus qu’à l’époque de Henri III [20].

Dans ce discours prononcé in auditorio regio, le mode discursif privilégié, lorsqu’il s’agit de parler spécifiquement des rois, est celui de la parole directe. Duchesne se tourne vers chaque souverain qu’il nomme, pour lui adresser directement son éloge. Le prétexte affiché étant celui des souvenirs personnels concernant les études humanistes et le métier d’enseignant, les rois apparaissent selon l’ordre chronologique, à partir de François Ier. Au fondateur royal du Collège des lecteurs, Duchesne offre la louange conventionnelle de prince de la Renaissance, patron éclairé des lettres et des arts. « Les Muses et tous leurs monuments, s’exclame l’orateur à l’intention du grand-père de Henri III, périront bien avant que ton joyeux souvenir ne soit anéanti par la vieillesse ou effacé par l’oubli [21]. » Telle est donc l’image que Léger Duchesne, à la suite d’un long cortège d’admirateurs sincères et de courtisans flatteurs, esquisse encore une fois au crépuscule de la dynastie des rois Valois, au début de l’année 1580, du roi chevalier dont les exploits militaires et l’appétit culturel laissèrent son royaume sous le faix accablant d’énormes dettes financières [22]. Ce portrait du fils de Louise de Savoie correspond étroitement à l’image consacrée du souverain qui gagna l’estime des hommes de lettres grâce à sa réputation de prince attentif à la politique culturelle de son royaume [23]. En revanche, son héritier, Henri II, au florilège funèbre duquel Duchesne avait contribué avec deux pièces latines conventionnelles sur le thème universel « de miseria hominis », ne fait l’objet d’aucune mention dans ce discours [24].

Le portrait royal sans doute le plus frappant est celui que l’orateur trace de Charles IX. Duchesne lui consacre un passage important, dans lequel il chante l’éloge de la fermeté et de la prudence du prédécesseur de Henri III. Il décrit Charles comme un souverain visionnaire, féru de l’honneur du royaume et de l’Église catholique. En effet, cette louange du roi de la Saint-Barthélemy détonne des propos sévères que l’orateur adressait parfois au roi de son vivant. Dans une sylve latine composée et publiée vers 1568, le lecteur royal ajoute sa voix au choeur des catholiques fervents, mécontents de la Paix de Longjumeau qu’ils estimaient trop clémente à l’égard des calvinistes [25]. Dans cette sylve, dont le ton n’est pas sans rappeler certains discours du cardinal de Lorraine, Duchesne ne craint pas de suggérer qu’une récente maladie du roi constitue un avertissement divin ; il encourage le jeune prince tuberculeux à poursuivre les actions militaires afin d’établir une paix plus durable, par le moyen d’une victoire décisive qui éliminera l’hérésie [26]. Ce ton strident apparaît souvent dans les poèmes et les oraisons rédigés, prononcés et publiés pendant les années soixante [27]. En revanche, le discours de 1580 trace une image bien différente du roi défunt. Le poète adopte un ton élogieux qu’il déployait rarement durant la première décennie des troubles religieux. Il va jusqu’à comparer Charles de Valois aux rois bibliques admirés pour leur vertu et aux héros païens symboles de la force. Aussi n’hésite-t-il pas à placer Charles IX aux côtés de Daniel et d’Hercule :

[…] je crois fermement que la même sagesse dont Dieu fit pénétrer le jeune garçon Daniel pour protéger la pudeur de Suzanne contre ses accusateurs, il l’accorda aussi à Charles pour la protection de la monarchie des Français. Jupiter a pu assister Hercule, son fils né d’une relation adultère, si bien que l’enfant suffoqua dans son berceau les couleuvres que Junon y avait jetées pour le tuer. Et le Créateur du monde et maître du Ciel, n’a-t-il pas pu porter secours à Charles de Valois Hercule gaulois, qui lui a permis de vaincre les Hydres, Chimères, Centaures, Cacus, Antée ainsi que les autres monstres, fléaux et prodiges néfastes [28] ?

Vilipendé en 1568 en raison de l’ambiguïté apparente — ou de l’apparente modération — de sa politique religieuse, Charles devient en 1580 une véritable figure exemplaire, comparée directement au jeune roi vétérotestamentaire qui incarne le courage, la prudence et la probité au nom de la Justice. L’image d’Hercule gaulois, qui constitue l’un des éléments traditionnels de l’iconographie de la lignée Valois à partir du règne de François Ier, attribue à Charles IX la vaillance héroïque que les poètes et humanistes de la cour ont si souvent attribuée aux deux prédécesseurs de son frère François II [29]. Léger Duchesne salue donc la mémoire du roi de la Saint-Barthélemy en lui accordant un statut commensurable à celui de ses ancêtres royaux les plus illustres. Dans son choix d’images et de comparaisons, il semble s’inspirer du discours encomiastique qui marquait dans les années 1575-1576 la célébration poétique et oratoire de l’avènement de Henri III. Ainsi, la comparaison avec l’Hercule gaulois ressemble de près à celle qui apparaît dans un opuscule de Mathurin Pigneron, publié dès 1576 :

Je dis donc, que comme Hercule estant encor au berceau (je parle apres les fables) estrangla les deux serpents qui venoient pour le suffocquer, envoyez par Junon sa marastre, ce nostre second Alcide, estant sur le commencement de sa grand force a dompter les serpens les plus dangereux et furieux que jamais produit la terre, et lesquels estoient envoyez pour la plus faulce Junon qui fut onc à sçavoir par l’ambition, et l’heresie : de quoy il a autant de gloire que jamais eut Pompée pour avoir surmontez les Pirates ny fait quicter les armes aux soldats de Sertoire. Et qui est celuy qui osera dire que Gaspard de Coligny, que Dandelot son frere, Mony, Genlis, La Nouë, Mongomery, et autres tels hommes fussent autres que vaillants, et tresexperimentez, et sages conducteurs en guerre ? Qui dira calomnieusement, et au deshonneur du nom François, et blasme des vainqueurs, que d’Acier, Mouvans, Mombrun, Ambres, Peiregourde, Piles, la Peire, et plusieurs autres qui n’estoient que canaille ? Non non c’estoient des hommes, et vaillants, et de grande conduite, c’est des dragons forts, et venimeux, et pour la deffaire desquels il failloit un Hercule, qui fut revestu de generosité, et qui ne redoubtast les poisons ny venins de ces bestes contagieuses [30].

L’orateur de 1580, on le voit, suit de près les lignes d’un discours catholique aux tendances extrémistes, qui se construit autour du nouveau roi dès les premiers mois de son règne. Ce changement de ton chez Duchesne dans son traitement de la figure royale de Charles IX, correspond pour partie aux topiques de l’éloge du roi défunt.

La louange du souverain disparu en 1574 côtoie celle de l’ancien précepteur de Charles (et de Henri), Jacques Amyot. Ce « vir omni virtutum et artium genere consummatissimus » aurait soutenu vigoureusement, avec Adrien Turnèbe, la nomination de Léger Duchesne au Collège royal, à l’aube du règne de Charles en 1561, comme en témoigne le discours d’inauguration prononcé par Duchesne la même année et que renferme aujourd’hui le manuscrit 14743 de la Bibliothèque Mazarine [31]. L’orateur de 1580 exprime chaleureusement sa gratitude à l’égard de cette faveur royale :

Ce même Charles de Valois, qui fut les délices et le coeur chéri de son peuple, me tira d’un sombre et perpétuel ballottement errant et orageux et me conduisit au port. Il m’éleva jusqu’à ce siège sublime d’honneur et de dignité, non pour mes mérites, mais par sa propre bienveillance naturelle. Aussi gouverna-t-il le royaume de France avec une telle sagesse que tous l’admirèrent et se réjouirent de son esprit devenu mûr bien avant son corps, de ces fruits déjà automnaux dans un coeur printanier […] [32].

Léger Duchesne clôt ses remarques sur Charles IX en déclarant que la disparition de celui-ci conduisit la France vers une période d’incertitude [33]. Après une réflexion aussi sombre sur la disparition intempestive de Charles IX, il reste à voir quels propos l’orateur réserve à l’intention du souverain présent parmi l’auditoire, Henri III.

Lorsqu’il s’adresse au successeur de Charles IX, Duchesne reproduit tout d’abord le poncif qui apparaît dans presque toutes les pièces de circonstance fêtant et commémorant son avènement. La France, déclare l’orateur, tout en pleurant Charles, se réjouit de l’avènement de Henri d’Anjou, roi de France et de Pologne. Duchesne consacre deux pages entières au résumé des événements de 1574, lorsque le peuple attendait avec impatience le retour de celui qui, à son départ, portait les titres de duc d’Anjou et de roi de Pologne. Ayant échappé, dans des circonstances célèbres, à ses obligations royales à Cracovie, Henri traversa lentement les Alpes, s’arrêtant à plusieurs reprises sur le chemin du retour dans les grandes villes — Venise, Ferrare, Mantoue — qui préparaient royalement sa venue [34]. L’attention prêtée au protocole rhétorique de l’éloge suggère en effet qu’il ne s’agit plus ici d’un tableau mémoriel, mais que l’orateur dresse l’image d’un souverain vivant et présent. Après la louange de la personne et de l’aspect du souverain, Duchesne évoque les sentiments d’amour et de fidélité qu’il suscite chez ses sujets. Pour ce faire, toutefois, il a recours à une scène mémorielle déjà célèbre, celle notamment des festivités qui accueillirent Henri de Valois aux différentes étapes, dans son chemin parcouru sans hâte alors que la France entière frémissait d’impatience :

Et de même que non seulement les bergers et les lourds porchers, mais aussi les pins, les sources et les arbres même appelaient Tityre, de même, Henri (qui es l’ornement même de ton peuple, comme la moisson est celui des champs riches), ta France, les joues déchirées, la poitrine lacérée, les cheveux coupés, languissait, à demi morte, du désir de te voir, comme la tourterelle, juchée sur les hauts ramages de l’orme, n’a cesse d’émettre sa plainte. Et pour cela, impatiente du délai, puisque tu revenais si lentement de la Pologne, elle s’efforça constamment de se déplacer elle-même, pour t’apporter ses félicitations en allant à ta rencontre et, en effet, elle l’aurait fait, si la rumeur n’avait annoncé que tu ne pouvais revenir plus rapidement, parce qu’ici les Allemands, là les Vénitiens, là encore les Mantouans et toute l’Italie te recevaient, toi et ton entourage, avec des banquets luxueux et l’étal de somptueuses richesses, concours auquel les Mantouans ont remporté la palme grâce à l’élégance de leurs spectacles dramatiques et de leurs jeux, le raffinement de leurs banquets, les vases dorés sur leurs crédences, la splendeur de leurs chorales, enfin leurs offrandes et leurs cadeaux [35].

Déjà l’image de la France éplorée, au moment du départ de Henri vers la Pologne, apparaissait-elle dans les poèmes et discours contemporains qui signalaient l’évènement [36]. Son retour en France, qui fut l’objet de versions et d’explications diverses, voire de légendes, suscita une polémique à laquelle les humanistes et plumitifs français se crurent obligés de répondre [37]. La cour se déplaça, comme le note ici Duchesne, pour aller à la rencontre du nouveau souverain. Surtout, les auteurs de pièces de circonstance sont presque unanimes à souligner l’extrême lenteur du voyage royal et l’angoisse de l’attente collective : « Mais ton retour nous paraissait aussi lent que l’année le semble aux jeunes écoliers sous l’âpre surveillance des mères ; ainsi, tout délai est ennuyeux à celui qui attend [38]. » Ici, de nouveau, Duchesne visite l’un des topiques les plus fréquentés du discours publicitaire qui entoura le retour en France de Henri de Valois. Chez certains poètes, comme Chappuys [39] et le juriste Germain Forget [40], le thème de l’attente devient un motif central. Duchesne ajoute à ce topique un lieu commun ancien, puisé dans les Épîtres d’Horace [41]. Lorsque le prince arriva enfin, son apparition, d’abord à Lyon, ensuite à Paris, déclencha des explosions de joie. Duchesne cite des hexamètres affichés dans Paris le jour de son arrivée. Dans ces vers de circonstance, la ville déclare que le « docte Apollon » lui-même conféra ce jour au monarque « une couronne remarquable, parée de gemmes et d’or » : « tibi doctus Apollo, insignem promit gemmis, auroque coronam [42]. »

Dans les propos explicatifs qu’il ajoute à cette image, Duchesne tempère l’extravagance de l’allégorie en expliquant de quelle manière Henri III est « riche » des dons d’Apollon. C’est ici qu’apparaît la curieuse métaphore de la salle affectée aux activités de l’Académie du Palais, dans laquelle se déroulent les leçons dispensées au nom du roi. Il s’agit de l’oratoire royal, lieu des manifestations d’éloquence livrées à l’assemblée présidée par le souverain. L’oratoire personnifié s’agenouille devant Henri III :

Certes, Henri, ô toi, le plus aimé des dieux et des hommes, en ton honneur les portes de cet oratoire royal, superbes non de l’or barbare des Phrygiens et du butin, mais ornées des leçons les plus approfondies, découvrirent la tête (en signe de respect) ; pour te faire honneur, ces parois, plus élégantes que de riches tapis de mur ou garnitures de lit, fléchirent le genou ; pour toi, ces carreaux, ennoblis, non par de la pierre de Paros, ni par une mosaïque, mais par les pas des Muses, se levèrent ; ces plafonds, ciselés royalement, non en or, en ivoire ou en sapin frisé, mais reluisants de l’explication continuelle des auteurs classiques, n’eurent de cesse de te baiser la main ; à toi Paris, le très illustre domicile des pouvoirs, siège du gouvernement, moins la capitale de la France que le chef du monde entier, à toi, dis-je, en te caressant elle t’offre tout ce qu’elle possède de richesses, d’ornements, de forces et d’hommes ; à toi, enfin, la très glorieuse académie mère des lettres, nourrice des lettrés, officine des vertus et de toutes les disciplines, soumet ses faisceaux ; elle a déclaré aussi qu’à toi seul, plus qu’à tous les autres rois défenseurs des études et des studieux, elle doit son existence [43].

Avec cette image quelque peu extravagante, qui se nourrit partiellement de la matière puisée dans une citation cicéronienne, Léger Duchesne recourt au topique de l’architecture symbolique si fréquemment attesté dans la littérature française de la Renaissance [44]. Au paragraphe 149 de l’Orateur, Cicéron cite un trait d’esprit rencontré chez Lucilius, qui allègue lui-même les propos de Scévola critique d’Albucius : « Que tous les mots sont gracieusement arrangés comme les pierres artistement disposées dans un dallage avec incrustation vermiculée [45] ! » Cette citation, célèbre dans l’Antiquité [46], décrit par métaphore le soin excessif prêté à la construction des discours chez le grécomane Albucius. Duchesne adapte l’image architecturale à sa propre métaphore, évoquant ainsi non la disposition oratoire, mais bien l’institution royale qui, véritable fruit de la lignée des Valois, dispense l’enseignement de l’éloquence.

L’allégorie de l’oratoire royal constitue en quelque sorte le point culminant de l’oraison [47]. Elle est suivie de remerciements renouvelés, et de brèves louanges de ceux que Léger Duchesne appelle ses « mécènes » (« praestantissimis Moecenatibus meis ») : Philippe de Lenoncourt, Nicolas de Neufville, François d’O, Pierre Séguier. Or, l’éloge de ces hommes, comme la galerie des rois Valois, juxtaposée au témoignage personnel de l’auteur qui se rappelle ses expériences d’enseignant et d’élève aux Collège des lecteurs royaux, est subsumé ici par le portrait allégorique de l’Académie oratoire qui couronne le discours. Au moment de la conclusion, l’orateur lie explicitement les thèmes parallèles de la culture des muses de l’éloquence et de l’intégrité morale du royaume de France :

Continue ainsi, de ce même pied dont tu as si heureusement commencé, à favoriser les Muses et leurs enfants que tu as ramenés de l’exil, à instruire tes sujets tel un père ses enfants, à protéger la religion de tes ancêtres pour qu’elle ne soit ébranlée par des vents, attaquée par des moyens détournés, enchantée par des philtres, ni abusée par des jongleries. Alors les puissances du Ciel te protégeront à leur tour contre tes ennemis, Jupiter par le foudre, Phébus par son arc, Pallas par son javelot et son bouclier [48].

Après avoir exalté Charles IX qu’il réinsère dans une lignée familiale glorieuse, Duchesne exhorte Henri III à maintenir son soutien à l’art oratoire en France, au même titre qu’il protège l’orthodoxie catholique, religion de ses ancêtres. Ici encore, son éloquence se nourrit du travail de commentateur de Cicéron, auteur qui occupe une place si importante parmi ses premiers travaux. Ainsi, l’expression « cuniculis oppugnatur » apparaît dans la première phrase du premier discours sur la loi agraire [49].

Le discours prononcé in auditorio regio en janvier 1580 appartient de toute évidence au genre de l’éloquence épidictique, mais il plaide aussi en faveur du soutien royal accordé aux institutions, comme le Collège des lecteurs royaux, qui secondent les efforts des maîtres et des étudiants de l’éloquence. Léger Duchesne saisit l’occasion de remercier Henri III de la générosité qu’il montre à son égard. Il raconte brièvement au souverain l’histoire de sa vie, à partir de l’époque de ses études auprès des tout premiers professeurs du Collège royal. Remarquable est le recours à la citation poétique, dont l’origine remonte à sa pratique de commentateur de textes anciens en prose. Quant aux ressources mêmes de l’invention, une caractéristique saillante est l’usage que fait Duchesne de poncifs consacrés par le discours public récent. Sa description de la générosité éclairée de François Ier s’inspire du lieu commun qui date, à tout le moins, des oeuvres de la jeune Pléiade. Il use largement aussi de motifs hérités de textes de circonstance, comme cela apparaît dans la description du retour de Henri III sur le sol de France et de l’angoisse de l’attente pendant le long voyage de l’été 1574. Enfin, l’image anthropomorphique de l’institution qui s’agenouille devant son bienfaiteur royal participe de la tradition des métaphores architecturales, qui informa si richement la poésie et l’éloquence du règne de François Ier, grand-père du dernier roi Valois.