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Dans Soumission, Michel Houellebecq fait du romancier fin-de-siècle Joris-Karl Huysmans un « ami fidèle[1] » du personnage principal, François, professeur d’université et auteur d’une longue thèse de doctorat de 788 pages, intitulée Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel. Le premier chapitre de Soumission contient une sorte de résumé biographique de l’auteur d’À rebours, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur et des Cultes depuis l’âge de 18 ans jusqu’à sa retraite précoce à 45 ans. Le héros de Houellebecq explique que, durant sa carrière couronnée par la Légion d’honneur en 1893, Huysmans « a trouvé le moyen d’écrire différents livres qui [lui] avaient fait, à plus d’un siècle de distance, le considérer comme un ami » (S, p. 12). Il ne s’identifie pas particulièrement à l’esthétique décadente de Huysmans, à son écriture artiste, à son aventure naturaliste puis antinaturaliste, mais bien à sa biographie. Non pas au métier de l’écrivain, mais à l’homme-écrivain. Sur l’écriture de l’« ami » Huysmans, François a peu de choses à dire, même s’il en est le grand spécialiste, même si c’est à lui qu’est confiée l’édition des oeuvres de Huysmans dans « La Pléiade ». Le personnage a beau être un universitaire, Houellebecq n’entre pas dans ce type de critique. Pour François donc, « un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans les livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres » (S, p. 13). Le narrateur de Houellebecq ajoute entre parenthèses, comme pour répondre aux ennuyeux critiques universitaires qui ont l’art de couper les cheveux en quatre : « [I]l est étrange qu’une condition si simple, en apparence si peu discriminante, le soit en réalité tellement, et que ce fait évident, aisément observable, ait été si peu exploité par les philosophes de diverses obédiences » (S, p. 13-14).

Être présent dans ses livres : voilà en gros la règle du métier. Huysmans lui-même n’aurait pas détesté la formule, quoique de façon ironique. Dans un compte rendu de son oeuvre publié en 1885 par lui-même sous le pseudonyme emprunté à sa maîtresse A. Meunier, Huysmans en fait le travers principal de son oeuvre :

Un des grands défauts des livres de M. Huysmans, c’est, selon moi, le type unique qui tient la corde dans chacune de ses oeuvres. Cyprien Tibaille et André, Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu’une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent. Et très évidemment cette personne est M. Huysmans, cela se sent ; nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s’effaçait derrière son oeuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M. Huysmans est bien incapable d’un tel effort[2].

La présence de Huysmans s’oppose à la règle de l’impersonnalité flaubertienne, mais aussi au foisonnement de personnages propre à la comédie humaine balzacienne et au roman expérimental zolien, au milieu desquels la présence de l’auteur ne peut que se dissoudre. Huysmans se garde bien de transformer le défaut en règle, mais il s’obstine quand même à centrer chacun de ses romans sur un seul personnage, lequel revient, toujours identique, sous des noms différents, dans les romans suivants. Un personnage sans cesse le même et pourtant peu reconnaissable, car dépourvu de signes distinctifs. Il se présente sous des habits ternes, il a l’air moyen, de type fonctionnaire comme Huysmans lui-même. Aucun amoureux fou façon Fabrice del Dongo, aucun ambitieux de la trempe de Lucien de Rubempré, aucun romantique comme Emma Bovary, aucun artiste maudit à la manière de Claude Lantier : tous les personnages de Huysmans vivent, travaillent et aiment sans conviction, sans illusion, sans excès. Même quand Durtal, à partir d’En route, cherche à se convertir, il le fait de façon raisonnable ; un peu exalté, mais pas trop, un peu surpris de se découvrir croyant, mais sans illumination, étudiant prudemment ce que lui coûtera la vie monastique, lui si habitué à la bonne chère, à la cigarette et aux bordels.

Le personnage huysmansien, comme son auteur, n’aime pas le fade, mais c’est parce qu’il est lui-même fade, prosaïque malgré ses goûts excentriques. Dans Là-bas, Durtal se présente comme « un sobre d’âme et un esprit rassis et sans outrance[3] » sur lequel on peut compter toutefois pour ne pas « s’amollir dans la langue tiède » et pour préserver le lecteur contre les « affamés de la bienséance » et les « enragés de l’honnêteté » (LB, p. 46). Il souffle le chaud et le froid, ou plutôt il évite les extrêmes, lui qui a jadis été comme l’élève « passable », l’amoureux moyen d’En ménage paru en 1881 : « ni glacé, ni chaud, ni vaillant, ni lâche[4] ». Il se connaît trop bien, il sait qu’il est loin de l’hubris romanesque : c’est un modérateur de particules plutôt qu’un accélérateur. Comme le dira méchamment Léon Bloy, Huysmans est « l’incarnation de l’adverbe[5] », toujours en train de modaliser le verbe, tournant autour de lui comme un satellite, refusant d’être l’action elle-même.

Les grandes ruptures, très peu pour lui, ce qui est tout de même paradoxal étant donné la place qu’occupe À rebours dans l’histoire du roman moderne. Stéphanie Guérin-Marmigère rappelait récemment, après bien d’autres, sa « poétique de la subversion », son « travail de sabotage […] contre le romanesque[6] ». Huysmans annonce ou plutôt précipite la « crise du roman » qu’a décrite Michel Raimond[7] et cette rupture est d’autant plus fortement ressentie que Huysmans avait embrassé le credo naturaliste avec plus d’enthousiasme que quiconque, d’où la réaction déconcertée de Zola dans une lettre à propos d’À rebours et régulièrement citée dans les nombreuses éditions de ce roman. Huysmans lui-même, dans sa célèbre préface rédigée vingt ans après À rebours, c’est-à-dire au moment où il s’est converti, revendique cette rupture, affirmant qu’À rebours tournait le dos à ses romans précédents, Les soeurs Vatard, En ménage, À vau l’eau, ajoutant que Zola ne pouvait pas comprendre son besoin « d’ouvrir les fenêtres[8] » pour respirer autre chose que le naturalisme qui, selon sa formule, « s’essoufflait à tourner la meule dans le même cercle[9] ». Les historiens du roman fin-de-siècle ont utilisé cette citation pour illustrer la fin du naturalisme, mais on pourrait aussi y voir une passion de Huysmans pour justement ce qui s’essouffle, lui qui va inventer des héros de l’épuisement, des experts de tout ce qui révèle l’extinction du domaine des possibles, des personnages qui s’abandonnent à leur sort sans combattre. Non pas tant par faiblesse, par bêtise, par manque de personnalité, ni par arrogance, par cynisme ou par schopenhauerisme, ni parce qu’ils veulent épater le bourgeois ou mettre à terre l’édifice naturaliste ou encore le parodier, ni enfin parce qu’ils veulent échapper au déterminisme social ou biologique, au monde matériel, américain, mais tout simplement parce qu’ils ont le sentiment que la vie héroïque n’est plus possible, qu’elle ressemble trop à ce qui a déjà été raconté.

Tel est le drame de Huysmans : il arrive après. Il n’en fait pas une question de principe, de théorie romanesque, mais plutôt un état d’âme qui se traduit très concrètement chez ses personnages par toutes sortes de symptômes physiques qu’il prend plaisir à décrire en long et en large. Il applique ainsi la leçon naturaliste à la lettre, réduisant chacun de ses personnages à ses besoins primaires, à ses dégoûts, au sexe, à la peur de la maladie et surtout à la nourriture dont il se plaint constamment. On dirait qu’il s’est donné pour règle générale de ramener le conflit romanesque entre l’individu et le monde à un problème de digestion. La retraite de des Esseintes à Fontenay correspond comiquement à une cure alimentaire : l’ermite célibataire travaille, dit-il, à se sevrer de ses lectures réalistes. Le corps n’en peut plus. Le chapitre xiv d’À rebours décrit les efforts du personnage pour à la fois guérir de ses lectures et soigner son estomac, qui ne tolère plus rien. Le problème romanesque et le problème de la digestion sont présentés en même temps, comme si le corps s’était rendu malade à force d’avaler toujours les mêmes romans, fussent-ils ses préférés. Au début de ce chapitre, des Esseintes envoie ainsi son domestique à Paris acheter un « sustenteur », c’est-à-dire une marmite d’étain permettant de cuire durant plusieurs heures la viande et les légumes, après quoi il pourra récupérer « une cuillerée de jus bourbeux et salé, déposé au fond de la marmite[10] ». Cette « essence de nourriture » ressemble à bien des égards au « suc cohobé » que devient le roman, une fois concentré à l’extrême, selon la définition bien connue sur laquelle s’achève ce chapitre :

Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus faits. […]
Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur […].
En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art.

AR, p. 222

Des Esseintes arrive à cette conclusion après avoir passé en revue les livres de sa bibliothèque que classe son domestique, revenu de Paris avec le sustenteur, et appelé en renfort car le pauvre dandy est épuisé après dix minutes d’effort à ranger lui-même sa collection d’ouvrages profanes — les religieux, eux, sont déjà ordonnés. Par chance, les oeuvres laïques ou contemporaines (c’est à peu près synonyme à ses yeux) sont peu nombreuses, car rares sont celles qui avaient résisté au « laminoir » d’une lecture. Ainsi Balzac, qu’il avait adoré plus jeune, ne lui disait plus rien et il n’ouvrait plus jamais ses romans, « quoiqu’il se rendît compte de son injustice envers le prodigieux auteur de La Comédie humaine » (AR, p. 206).

Le problème, c’est que même les trois « maîtres » que sont Flaubert, Edmond de Goncourt et Zola, auxquels des Esseintes ajoute Baudelaire et Poe, même ces écrivains profanes admirés, il ne parvient plus à les « absorber ». Il évite donc d’ouvrir leurs livres quand son domestique les lui donne, se contentant de lui indiquer où ils devaient être rangés dans la bibliothèque. Puis arrive le tour des oeuvres moins admirées, des oeuvres imparfaites, mais qui, selon sa théorie, « alambiquent un baume plus irritant, plus apéritif, plus acide, que l’artiste de la même époque, qui est vraiment grand, vraiment parfait » (AR, p. 210). Toujours en filant la métaphore alimentaire, des Esseintes se risque ainsi à goûter ces oeuvres mineures, comme celle de Verlaine, qu’il analyse plus en détail comme si l’art du roman s’alignait sur l’art du poème au point de se fondre en lui. Mais là encore, comment prendre au sérieux ce qui ressemble à une parodie d’art poétique ? On connaît bien l’entreprise de déconstruction à laquelle se livre Huysmans dans À rebours : « [J]e m’émasculais de dialogue et consentais à une fatale monotonie », explique le romancier dans sa réponse aux commentaires détaillés de son maître Zola, le 25 mai 1884[11]. S’ajoutent à cela la réduction du personnel romanesque à un seul personnage, le rétrécissement de l’espace romanesque centré sur la maison de Fontenay-aux-Roses transformée en un laboratoire d’art, l’absence d’évolution de des Esseintes, « aussi fou au commencement qu’à la fin », écrit Zola qui reprochait à son jeune ami « qu’il n’y ait pas une progression quelconque, que les morceaux soient toujours amenés par une transition pénible d’auteur[12] ».

Huysmans est loin d’être le seul romancier de cette époque à modifier ainsi les règles du jeu : au même moment ou presque, Remy de Gourmont, Villiers de l’Isle-Adam, Édouard Dujardin, Maurice Barrès, Georges Rodenbach, Marcel Schwob et quelques autres romanciers mineurs y vont de tentatives ingénieuses pour réinventer le roman en oubliant ou en rejetant la formule naturaliste ; tous veulent changer les règles du genre, mais, parmi eux, seul Huysmans se déclare avec obstination romancier malgré tout. Il rompt sans rompre, c’est-à-dire qu’il fait rupture mais depuis l’intérieur même du modèle naturaliste, continuant de travailler à peu près de la même manière, à partir de recherches documentaires d’ailleurs de plus en plus rigoureuses, voire maniaques.

Contrairement aux signataires du Manifeste des cinq (Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte, Gustave Guiches) publié en 1887 dans Le Figaro, juste après la parution de La terre, Huysmans ne s’en prend pas à la dimension morale ou mercantile du roman zolien. Il ne s’en prend même pas clairement au naturalisme, qu’il revendique ou rejette selon ses destinataires. Il est le premier à sortir des rangs naturalistes, mais uniquement parce qu’il craint de répéter le roman de ses maîtres. Pendant dix ans, de 1874 à 1884, année de la publication d’À rebours, Huysmans travaille sans succès à un roman ambitieux intitulé La faim, véritable tableau social ou zolien du siège de Paris. Malgré tant d’efforts, il n’en écrira que quelques feuillets, comme incapable de composer une telle oeuvre, lui qui rêve de concentrer le roman en quelques phrases à peine, selon la formule d’À rebours, qui devait être d’ailleurs au départ une nouvelle. Autant la vie de Huysmans intéressera Houellebecq, autant celle de des Esseintes ne semble pas intéresser Huysmans, qui expédie le récit du passé de son héros dans la notice liminaire qui a l’air d’un roman d’apprentissage en miniature. Le reste du roman, lui, se construit selon la logique d’un désapprentissage forcené, une logique que condense, en une formule parfaite, le titre À rebours (bien meilleur que le titre initial, Seul). Ce titre À rebours est un art du roman en soi, un art du roman écrit durant une période où l’héroïsme romanesque est impossible, où la conquête, le progrès, le développement du personnage sont voués à l’échec : « [L]orsque l’époque où un homme de talent est obligé de vivre, est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d’un autre siècle » (AR, p. 207). Cet homme de talent connaît sa technique, comme le dit Durtal de son ami des Hermies dans Là-bas : il « jugeait la littérature avec la certitude d’un homme du métier, démontait la stratégie des procédés, dévissait le style le plus abstrus avec l’adresse d’un expert qui connaît, en cet art, les plus compliqués des trucs » (LB, p. 49). Mais à quoi sert d’écrire des romans si c’est pour appliquer des recettes éprouvées ? « J’aurais pu faire du Flaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui le débitent ; mais à quoi bon ? » (LB, p. 49)

Ce sentiment d’avoir lu tous les livres charme Mallarmé pour qui À rebours est un « livre unique », d’autant plus étonnant qu’il s’appuie sur le même métier que les romans réalistes :

L’admirable en tout ceci, et la force de votre oeuvre (qu’on criera d’imagination démente, etc.) c’est qu’il n’y a pas un atome de fantaisie : vous êtes arrivé, dans cette dégustation affinée de toute essence, à vous montrer plus strictement documentaire qu’aucun, et à n’user que de faits, ou de rapports, réels, existant au même point que les grossiers, subtils et voulant l’oeil d’un prince, voilà tout[13].

Huysmans est un écrivain pour écrivains ; des Esseintes est un esthète coupé du monde, vivant dans sa tour loin de la foule, loin de la cité, loin des obligations sociales. Il admire les poètes, qui le lui rendent bien : il célèbre le raffinement de Mallarmé, Mallarmé lui offre en retour sa « Prose pour des Esseintes ».

Et pourtant les personnages de Huysmans, si passionnés de poésie et d’occultisme soient-ils, sont sans cesse ramenés à la vie concrète, retombent sur leurs pattes. Il y a toujours quelqu’un pour leur dire : allons, allons, calmez-vous, ou pour demander : « encore un peu de salade ? » (LB, p. 91), comme le fait Mme Carhaix en s’adressant à des Hermies qui s’échauffait en racontant l’histoire d’un prêtre du début du xviiie siècle distribuant des pastilles aphrodisiaques à ses ouailles. Le prosaïsme allègre de Huysmans est à la fois comique et touchant ; il se révèle aussi étonnamment contemporain, plus proche de nous que le sérieux de Zola ou que les prétentions formelles des autres romanciers célibataires de son époque. S’il déroge en apparence aux règles du métier, s’il semble précipiter le roman vers son propre échec, il contribue directement à donner au lecteur ce sentiment d’être en présence de l’auteur, sentiment qui plaira tant à Houellebecq.

Ce prosaïsme et cette présence au monde le plus immédiat sont déjà lisibles bien avant À rebours, comme on le voit par exemple dans En ménage publié tout juste un an après les Soirées de Médan. Huysmans disait d’En ménage : ce roman « est si différent, si bizarre, si intimiste, si loin de toutes les idées de Zola, que je ne sais vraiment si je ne vais pas faire un vrai four[14] ». Il ne s’en soucie guère, convaincu d’avoir créé un personnage dont l’analyse psychologique est franchement originale. Ce personnage, André, est un écrivain qu’on ne voit jamais écrire, l’ami d’un peintre, Cyprien Tibaille, qu’on ne voit jamais peindre. Comme le titre l’indique, le roman porte surtout sur la situation conjugale des deux personnages. La scène d’ouverture montre bien, à elle seule, la manière délibérément non romanesque de Huysmans. André surprend sa femme Berthe au lit avec un inconnu. Il raconte ensuite l’adultère à Cyprien, qui le félicite de sa conduite :

— Tu as tué le Monsieur ? demanda enfin Cyprien.
— Non.
— Tu as bien fait, — ta femme, non plus, j’espère ?
— Pas davantage.
— Allons, tant mieux. C’est un ami le Monsieur que tu as surpris ?
— Non, c’est un Monsieur que je ne connais pas.
— C’est moins ennuyeux, murmura Cyprien.
Ils se turent.
André qui était, comme bien des gens nerveux, sujet pour la moindre contrariété à d’horribles douleurs d’entrailles, quitta la chambre.

EM, p. 47

Voilà tout. Le potentiel dramatique de la scène est complètement évacué, même si l’événement porte à conséquence. André décide en effet de déménager aussitôt, trouve facilement un petit logement, contacte son ancienne femme de ménage, retrouve avec plaisir sa vie de célibataire, se sent enfin libéré des horreurs de l’insipide « collage ». Du moins, jusqu’à la « crise juponnière » qui le pousse à renouer avec une ancienne maîtresse, Jeanne, occasion d’un nouveau « ménage » qui n’est pas plus réussi que le précédent : tiédeur des corps, ennuis d’argent, etc. André n’a presque plus de relations dans le monde et il n’écrit plus, se trouvant constamment des excuses (« aujourd’hui, je ne suis pas en veine, nous verrons plus tard » ; EM, p. 240). Mais il éprouve alors une étrange paix, comme surpris de penser à sa vie « sans angoisses, sans regrets » (EM, p. 250). Il ne lui arrive à peu près rien, il n’agit plus comme on agit dans un roman, et on ne peut même pas dire qu’il fait le malin comme Frédéric Moreau dans L’éducation sentimentale. Il se réjouit benoîtement de vivre une vie de province au milieu de Paris, ce « bain sédatif et apaisant » (EM, p. 250) que constitue la vie avec Jeanne et sa bonne Mélanie. Conformément à la règle naturaliste toutefois, les choses ne peuvent pas durer et la réussite est exclue d’avance, car « seul le pire arrive », comme on le lit à la fin d’À vau-l’eau (1882). Même schéma entropique dans En ménage : « ça va se détraquer » (EM, p. 250), se dit André. « Et, en effet », poursuit le narrateur, qui donne aussitôt raison à son personnage : Jeanne ne peut plus continuer à se donner à un écrivain qui n’a pas le sou et elle va partir en Angleterre. Ça se détraque donc, mais ça ne se détraque pas à la manière romantique : ça s’en va vers de plus en plus de gris, vers cette « moyenne inerte » que Lukács associe au naturalisme zolien[15]. Ça régresse vers la moyenne, Huysmans refusant systématiquement dans ce roman les effets attendus. Le naufrage n’en est pas un : André perd Jeanne, mais il n’en fait pas un drame ; au contraire, il se remet tout bêtement en ménage avec Berthe. Retour à la case départ. Pendant ce temps, son ami Cyprien Tibaille, le peintre, connaît un destin tout aussi prévisible, tout aussi médiocre avec Mélie, une femme du peuple, ronde, gentille mais sans culture, sans beauté.

Nous ne sommes plus jeunes, ma vieille branche, et le temps se gâte ! Le moment me semble venu de jouer les Paul et Virginie qui se fourrent sous le même jupon par les temps de pluie. T’es grosse et je suis maigre, t’es vaillante et moi je cane ; réunissons ces qualités et, nous complétant l’un par l’autre, nous aurons au moins quelques chances de résister aux tourments des événements.

EM, p. 281

Le même scénario privilégiant la vie moyenne plutôt que la crise se répète depuis À vau-l’eau jusqu’à En rade (1886), qui raconte la retraite à la campagne d’un couple de Parisiens. Toujours la même absence de conflit entre l’individu et le monde, comme si le personnage romanesque n’aspirait plus à ce genre de vie excessive, comme si le romancier ne croyait plus de son côté à l’arbitraire des causes et des conséquences au sens que Valéry donnera à ce mot pour dénoncer la facilité avec laquelle le romancier cherche à susciter l’adhésion de son lecteur. Le paradoxe, c’est que l’humble prosaïsme, ou la vie ordinaire des personnages huysmansiens, se manifestent sur fond de passion artistique et d’élan mystique. Il y a en effet une intensité de cette vie sans éclat, illustrée par l’image du compte à rebours choisie par Huysmans, comme si des Esseintes était une espèce en train de disparaître et qu’il fallait raconter cela avant qu’il ne soit trop tard.

Tout ceci est bien connu des spécialistes de Huysmans, et sans doute de Houellebecq. Mais pour François, le personnage de Soumission, Huysmans n’est pas un nom dans l’histoire littéraire : c’est un ami, et l’on sait à quel point les amis sont rares dans l’univers de Houellebecq. Peu importe si Huysmans démolit l’édifice romanesque et multiplie les marques d’ironie : ses personnages ne sont pas des « ombres simplifiées[16] », mais des êtres complexes, émouvants, en quête d’eux-mêmes. Même quand il semble se moquer de ses personnages, Huysmans leur donne une sorte de vérité humaine qui dépasse les questions de genre ou d’école. Le narrateur de Soumission voit dans cette profonde communion d’esprit la grandeur unique de la littérature :

Seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait la conversation avec un ami.

S, p. 13

Houellebecq est-il ironique ? Fait-il de l’esprit ? Rien ne l’indique. Il y a quelque chose chez Huysmans qui lui plaît et qui ne se trouve pas chez les plus grands romanciers. Le héros médiocre, sans ambition, c’est déjà son monde, il s’y reconnaît. La parenté entre les deux univers saute aux yeux : même fatalisme tranquille, même atmosphère d’ennui, même travail documentaire, même attitude désabusée. Et bien sûr, dans le cas de Soumission, même thème de la déréliction religieuse, mais la comparaison des deux romanciers s’imposait déjà avant ce roman, comme l’avait montré Jacques Dubois dans un colloque sur Huysmans en 1998 où il avait rapproché le misérabilisme de Huysmans et le pessimisme de l’auteur d’Extension du domaine de la lutte[17].

Les grands admirateurs de Huysmans sont bien souvent les écrivains qui se méfient le plus du roman, comme Valéry ou Breton — et peut-être Houellebecq lui-même. Le premier lui écrivait : « Vous précipitez le roman actuel à la chaudière des enfers de foire, où est sa place — et vous bâtissez quelque chose enfin qui fait resonger aux grandes fontes littéraires — quelque chose de rude et de mûr avec un énorme courant en dessous, monotone, et dont on pouvait juger incapable une époque de petits morceaux, de globules et de piqûres[18] ». Breton, lui, célébrait l’humour noir de l’auteur d’En rade :

Quel gré ne lui sais-je pas de m’informer, sans souci de l’effet à produire, de tout ce qui le concerne, de ce qui l’occupe, à ses heures de pire détresse, de ne pas, comme trop de poètes, « chanter » absurdement cette détresse, mais de m’énumérer avec patience, dans l’ombre, les minimes raisons tout involontaires qu’il se trouve encore d’être, et d’être, il ne sait trop pour qui, celui qui parle ! Il est, lui aussi, l’objet d’une de ces sollicitations perpétuelles qui semblent venir du dehors, et nous immobilisent quelques instants devant un de ces arrangements fortuits, de caractère plus ou moins nouveau, dont il semble qu’à bien nous interroger nous trouverions en nous le secret[19].

Humour noir, mais généreux, capable de se moquer de lui-même, de ses manies descriptives, de l’écriture artiste, de ses échecs.

Huysmans apparaît ainsi comme le premier romancier antiromanesque, le premier romancier de l’après-roman. Mais il en va de l’écrivain antiromanesque comme de l’écrivain antimoderne : l’un et l’autre sont des composantes essentielles de la catégorie qu’ils dénoncent. Toute rupture, note Jacques Dubois à propos de l’évolution des mouvements esthétiques, passe à la fois par une opposition directe à un modèle esthétique contemporain et par ce qu’il appelle le « retour à une orthodoxie[20] », c’est-à-dire par la revendication d’un idéal ancien au nom duquel l’écrivain en émergence présente sa sédition comme un retour aux sources. Le poète parnassien retourne aux formes classiques, Mallarmé veut donner un « sens plus pur aux mots de la tribu », Beckett invente un théâtre plus authentique. Mais le romancier, lui, vers quelle orthodoxie ancienne peut-il bien retourner ? Pour Balzac, Zola ou Flaubert, la question ne se posait pas encore. Pour leurs héritiers immédiats, comme Maupassant ou Huysmans, elle se pose bel et bien. Le premier y répond en plaidant pour la continuité et la variété des modèles ; le second, en montrant que les modèles à sa disposition sont épuisés, qu’il lui faut suivre d’autres chemins, comme celui de la poésie à la façon de des Esseintes, mais ce n’est jamais qu’une formule, car Huysmans ne veut rien savoir d’un roman poétique ou symboliste, lui qui ramène sans cesse l’esthète à des préoccupations triviales. Il reste romancier malgré lui, invente ainsi un roman d’artiste, mais sans le lyrisme, un roman moderne, mais sans la foi dans la modernité, un roman de la rupture, mais sans le retour à une orthodoxie.