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L’attention portée à la prédation est sûrement l’une des constantes les plus visibles de l’oeuvre protéiforme de France Théoret. Qu’on pense à l’entretien L’écriture, c’est les cris[1] qu’elle a signé avec Louky Bersianik et pour lequel elles consacrent un chapitre entier à ce sujet, à l’entreprise romanesque depuis les années 1970 — entre autres avec Une voix pour Odile[2] —, au plus récent roman Va et nous venge publié en 2015, les écrits de Théoret sont porteurs d’une attention finement construite des dichotomies qui sont parties prenantes du monde. La vision que propose Théoret de la prédation dans son plus récent récit est porteuse d’idées et de formes narratives qui sont manifestement caractéristiques de la réflexion d’une communauté d’écrivaines qui ont de semblables préoccupations[3]. Plus qu’une idée à laquelle on fait référence, pour laquelle on n’offre aucun appui critique significatif, et par-delà cette idée qu’il faut tout simplement s’opposer aux dichotomies sans pour autant comprendre leur fonctionnement, c’est la prégnance de la prédation en tant que repli de la pensée que je voudrais donner à lire au prisme de la figure de la jeune vierge dans l’oeuvre Va et nous venge de Théoret en la mettant en relief, d’une part, à travers la valeur transhistorique de la prédation que je mettrai en lien avec celle de l’histoire occidentale de la virginité (intégrée à l’échange capitaliste et marchand de la jeune fille) pour, ensuite, montrer comment se déploie la violence de l’initiation sexuelle au sein d’une famille bourgeoise dans la novella de Théoret. L’objectif ici est de montrer comment, chez Théoret, la prédation reconfigure la scène stéréotypée du prédateur et de la proie au sein d’un régime pornographique programmé par la grand-mère de Suzie et, par la suite, exécuté par Norbert, un ami de la famille dans la cinquantaine.

Va et nous venge est divisé en quatre parties, et chacune d’entre elles met de l’avant quatre figures de femmes qui font face — sans que toutes soient en mesure de l’affronter ou la dépasser — à une forme de prédation. Le premier texte est consacré à la jeune vierge, une adolescente qui se fait déflorer par un ami de la famille de cinquante ans. Théoret « joue à fond de tout l’attirail imaginaire pornographique du protagoniste, auquel il initie sa victime[4] ». Le deuxième chapitre raconte l’histoire d’Élisabeth, une préposée dans un foyer pour personnes âgées. La bonté d’Élisabeth et l’affection que lui témoignent les malades provoquent chez ses collègues la peur et la jalousie. Ils s’organisent comme une meute, se réconfortant dans leur amour-propre et leur refus de solidarité pour Élizabeth parce qu’elle ne leur ressemble pas. Après avoir résisté aux avances de son patron, Élisabeth est congédiée sous de fausses accusations, ses collègues s’étant rangés du côté de la domination pour maintenir leurs privilèges et leur confort. Le troisième chapitre passe au style biographique. Théoret nous donne à voir les lieux intimes de l’écriture de son amie Louky Bersianik, auteure de L’Euguélionne[5], qui est considéré comme le premier roman féministe québécois. Enfin, le dernier chapitre porte sur Zoé, une intellectuelle qui est en train de rédiger son doctorat sur le mouvement automatiste. Michael Robert, son directeur de thèse, épie son étudiante et a une emprise sur elle, sur sa carrière. Il lui fait des leçons grandiloquentes pour démontrer son pouvoir intellectuel. Il la condamne ainsi au silence. Dans ce dernier chapitre, Zoé parvient cependant à rendre « actuelle l’approche des automatistes[6] » en s’extirpant de l’emprise de son mentor pour valoriser ses rencontres avec des gens de son âge, dont l’une, fortuite, avec une poète. Zoé réalise aussi par elle-même, même si le processus est long et douloureux, les dangers d’un mouvement artistique, entendu aussi comme mouvement de la pensée, qui a pour but la constitution d’une identité, qui a invariablement le même dénouement : un retour sur soi. Théoret trace un portrait complexe et multidimensionnel de la domination, certes. Mais dans le cadre de cet article, je voudrais m’attarder à cette idée que la mauvaise foi, hormis son potentiel bien réel de générer une forme de violence (hiérarchique, sexiste, de classe et de race), est aussi un vecteur discursif qui permet à Théoret de réfléchir au pouvoir ambivalent, et fragile, de l’adolescence au féminin. Ce qui est en jeu dans le travail plus récent de Théoret est justement la mise en garde de l’illusion qui est intrinsèquement liée à de la prédation en tant que mauvaise foi : plusieurs des personnages de ce roman se mentent à eux-mêmes en se réfugiant dans la complaisance et le refus de voir les conséquences de leurs actions au nom d’un idéal homogénéisant. Ce faisant, ils travestissent les représentations pour renforcer les idéologies dominantes.

Histoires croisées : la prédation et la virginité

L’idée que propose Théoret de la prédation n’est pas confinée à une logique darwiniste et à un registre animalier ; Théoret conçoit la prédation en tant que « refus de penser » (ÉC, p. 119). Elle insiste sur le fait que « de l’ignorance comme mode vie, au savoir comme volonté de savoir, la faculté de juger et son exercice peuvent être empêchés ou rendus impossibles » (ÉN, p. 131). Théoret, en revenant à la pensée de Hannah Arendt sur l’importance de l’autonomie, affirme que le refus de penser « mène à l’inhumain » (ÉN, p. 132), « à des crimes » (ÉN, p. 132), surtout lorsqu’un sujet et une société se soumettent à des « idéologie[s] [qui] travesti[ssent] les représentations » (ÉN, p. 136). C’est une autre façon de parler de la mauvaise foi, de nier sa liberté, d’être, comme l’indique Jean-Paul Sartre dans L’être et le néant[7], inauthentique, c’est-à-dire de se raconter un mensonge à soi-même en toute conscience et non de le subir comme si l’on nous avait menti.

Dans L’écriture, c’est les cris, Louky Bersianik clame l’universalité et le caractère transhistorique de la prédation. Elle insiste sur le fait que cette dernière « existe depuis toujours[8] » (ÉC, p. 121), mais se réfère entre autres à la persistance de ce concept dans l’ordre social actuel en faisant appel à la prédation en tant que « noyau dur de la conscience » (ÉC, p. 121). Étant infligé de dichotomies, le monde selon Bersianik est construit d’illusions : par exemple, la jeunesse est construite comme un idéal à atteindre, même si elle est en réalité éphémère. Bersianik, qui, à la fin de sa vie, réfléchit beaucoup à son mépris pour la croyance religieuse et le fanatisme, observe avec attention — et avec une forme de « mécréance[9] » radicale — qu’à la tête de ces dichotomies trônent le prédateur et la (sa) proie. Cette attention à la prédation en tant qu’épicentre de la conscience est constitutive, dans l’oeuvre de Théoret, d’une précaution d’ordre historique qu’elle avait déjà formulée au début des années 1970 dans Une voix pour Odile : « tant que je suis occupée par le flux, le passage, l’existence, le refoulé, l’impensé, la négativité, l’en-deçà du monde, notre seule force, exprimer cela » (VO, p. 58). Louise Dupré insiste sur le fait que l’écrivaine « veut travailler dans cette zone où la pensée se constitue, à la charnière entre le corporel et le symbolique. Elle veut faire circuler les mots, les déplacer afin de subvertir le langage masculin pour faire advenir une parole au féminin[10] ». Ce désir de la création littéraire se traduit dans Va et nous venge par un mouvement vers une écriture qui affronte les injustices, les nomme, les décortique. Mais qu’est-ce qui peut donc lier la prédation à la pensée de la virginité, laquelle a, historiquement — surtout depuis le xixe siècle —, été configurée dans un régime patriarcal (légal, économique et social) et un registre du sacré (pas nécessairement religieux), et qui fait généralement appel à un corps vide, inoccupé, évanescent, un espace inconnu auquel il faut ajouter du sens[11] ? Comment Théoret donne-t-elle à penser la figure de la jeune vierge, relativement absente de la critique littéraire au Québec, sachant qu’elle resurgit depuis quelques années dans la littérature[12] ?

Le Gall et Le Van s’entendent pour dire que les jeunes filles ne sont plus sous l’emprise du régime patriarcal puisque les structures sociales (rituels, idéologies, etc.) ont manifestement changé depuis les années 1950, si bien que les notions de puberté et de virginité n’ont plus la même valeur (en Occident, faut-il préciser). Il y aurait eu une banalisation de la virginité puisque cette dernière ne fonctionnerait plus comme un régime de vérité[13] pour la jeune fille[14]. Or, l’historienne Yvonne Kniebiehler nous convie à envisager une autre interprétation de la virginité. Elle rappelle qu’« en notre temps de sexualité triomphante, [et] bien au-delà de [ce qu’on dit en Occident de] la culture musulmane, la virginité féminine […] tient encore apparemment une place symbolique considérable[15] ». Bonnie MacLachlan s’entend aussi pour dire que la virginité de la jeune fille constitue encore aujourd’hui un facteur de sa valeur marchande dans la société. La virginité fonctionnerait comme un artefact culturel qui serait incorporé au fonctionnement des institutions (de la valeur que ces dernières attribuent à la virginité, son caractère rare et précieux ou, inversement, son caractère construit et factice) et des diverses formes de transmission de ces idéologies dans l’économie d’échange capitaliste[16]. Aujourd’hui, la prégnance et la popularité des ventes publiques (souvent en ligne) aux enchères[17] où des filles se proposent de se faire dépuceler pour un juste prix du marché[18] me portent à croire que la virginité — même désirée — a toujours un rapport au capital culturel et à une économie d’échange capitaliste. Le Gall et Le Van rappellent, cette fois en revenant aux propos de Flandrin dans Le sexe et l’Occident, que le mariage bourgeois a « fait de la virginité féminine, un véritable capital[19] ». Mais, bien au-delà de l’hypothèse proposée par la sociologie, qui reconnaît en la virginité les mécanismes du capital culturel, mais en dévalue et relativise la prégnance de ces derniers au profit d’une vision progressiste de la sexualité triomphante, l’idée maîtresse qui lie la prédation à la virginité est celle de la jeune fille qui attend que l’homme lui confère un statut plus acceptable. Car la virginité, même quand elle est reléguée à un régime du factice, prend pour acquis et pour fondement que la fille (jeune ou vieille) qui n’a pas connu la sexualité hétéronormative est située dans un lieu et un temps vides de sens[20] et de pouvoir.

Mauvaise foi et initiation sexuelle

Théoret s’attarde à lever le voile sur la violence de l’initiation sexuelle dans une famille blanche et bourgeoise du Plateau Mont-Royal. En apparence totalement disqualifiée dans la société québécoise, qui a désacralisé ses institutions, la virginité féminine est un idéal pour cette famille bourgeoise. La récupération par Théoret de la figure de la jeune vierge dans Va et nous venge explore les conséquences dévastatrices de la défloration fantasmée lorsqu’elle est jumelée à la mauvaise foi. Ce qui est en jeu dans la première partie du roman dédiée à la figure de la jeune vierge est le geste discursif qui montre les entrailles d’un régime et d’une idéologie spécifiques, ceux de la bourgeoisie, pour mieux dévoiler les zones grises, insidieuses et sombres de la prédation. Pour ce faire, Théoret propose une pensée de la défloration et du viol en cernant plus particulièrement la question de l’héritage du régime bourgeois (surtout économique et social) de la virginité pour la jeune fille. Les premières scènes du chapitre s’ouvrent sur le personnage de la grand-mère de Suzie. « [L]“image forte de la femme [est celle de la grand-mère] dans la cuisine, active et comblée par ses possessions matérielles et humaines » (VNV, p. 10). Comblée par l’achat d’électroménagers derniers cris, la grand-mère n’a qu’un rêve, « elle anticipe pour [sa petite-fille Suzie qui a quinze ans] l’amour unique, qui viendra bientôt » (VNV, p. 16). Cela excite la grand-mère de penser à la virginité de la petite-fille, « au corps pur jamais dévoilé devant un jeune inconnu charmant et plus âgé de quelques années » (VNV, p. 16). L’homme qui saura la déflorer est ici configuré comme le premier et le dernier homme de la vie de Suzie, celui qui lui aura ouvert la porte de son vrai destin : son devenir femme. Théoret met ici en scène le silence de cette violence prédatrice, puisqu’il s’exécute sous le prétexte de l’amour filial.

La soif du fantasme de la défloration chez la grand-mère reconfigure en quelque sorte la scène stéréotypée du prédateur et de la proie au sein d’un régime pornographique : Suzie est initiée à un fantasme qui lui est subtilement projeté et imposé. La grand-mère lui fournit une ceinture pour lui sangler la taille, pour rétrécir sa « nature qui n’est pas parfaite » (VNV, p. 17). Et, plus tard, elle est initiée au sexe par un ami de la famille, Norbert, qui est un « amateur du sexe juvénile » (VNV, p. 28). Patricia Smart précise dans entrevue avec France Théoret que « l’adolescence […] [chez Théoret] est aussi la découverte presque insoutenable de ce qu’il y a d’intolérable dans la réalité que vivent leurs mères[21] ». Dans Va et nous venge, la fille ne voit rien de la vie de sa mère. C’est la grand-mère, la représentante de la génération d’avant les progrès des luttes féministes des années 1960 et 1970, qui occupe une place centrale dans le noyau familial. Et très peu de place est donnée à Suzie pour exister et penser de façon autonome, puisqu’elle est épiée et surveillée par la grand-mère qui règne avec minutie sur le corps et les mouvements de sa petite-fille. L’adolescente est modelée selon les fantasmes de la grand-mère, laquelle ne semble avoir qu’une seule préoccupation : elle « rêve de l’adolescente. Elle la voit nue. Un homme ni trop jeune ni trop âgé va lui prendre son trésor, cet instant de tous les instants est mémorable. L’homme jeune déflore, pénètre. Il apparaît le premier, le seul, l’unique, il sera le fiancé, le mari, le père, le grand-père, celui qui est venu, qui vient, qui viendra » (VNV, p. 19).

Le destin de la jeune fille est clair et se traduit merveilleusement dans l’expression à propos de Norbert : « qui est venu, qui vient, qui viendra » (VNV, p. 19), figure de redondance (répétition du verbe « venir » au passé, au présent et au futur) et d’amplification (renforcement par le fait-même de l’omniprésence temporelle de l’homme et de l’impossibilité pour la jeune fille de changer le cours de l’avenir). C’est une image intemporelle du devenir des jeunes filles qui confirme le fait que Norbert est un mythe normatif : « [D]epuis qu’elle est toute petite, la fille doit en venir là. » (VNV, p. 19) La famille est bien nantie, mais derrière les murs du confort matériel se dévoile la face cachée d’un régime qui perpétue la mauvaise foi et le viol. Il reste donc ce constat : la violence de la prédation se retrouve autant dans et derrière cette image de la virginité pensée en tant qu’histoire atemporelle, ahistorique et tautologique. Cela ouvre une réflexion sur le pouvoir de l’adolescence au féminin. On voit à quel point Théoret prépare le terrain de la critique : elle désire repérer comment la défloration fantasmée et déployée comme un mythe est contingent à la séduction prédatrice de Norbert, si bien qu’elle sert à légitimer le pouvoir de l’homme au détriment de la voix et de la subjectivité des filles et des femmes. C’est contre cette image de la jeune fille qui n’a d’autre destin que celui de la domestication que Va et nous venge se bat, pour révéler que s’il existe un certain registre pornographique dans lequel l’image de la violence et du viol est convoquée avec complaisance, il y a aussi, on ne le sait que trop, un registre idéologique où la défloration est brandie comme la fureur légitime d’une classe de dominants qui n’ont aucun regard sur l’ampleur de leur oppression.

D’ailleurs, si la fille doit s’inscrire dans une temporalité cyclique, la grand-mère vit aussi dans un présent perpétuel et identique. Cette dernière a adhéré à l’idéologie dominante et l’a fait sienne. En fait, la grand-mère est l’instigatrice d’une forme de violence qui a rarement été figurée dans la littérature. Elaine D. Cancalon affirme par exemple que la figure prépondérante de l’aïeule dans la littérature au Québec est celle de la Grand-Mère Antoinette protectrice dans Une saison dans la vie d’Emmanuel[22]. La grand-mère dans Va et nous venge occupe toute la place : celle de la parole et celles des mouvements. « Suzie hoquette à mi-voix, le souffle passe mal » (VNV, p. 22). Suzie est « désireuse de plaire » (VNV, p. 17). Suzie « entendait intéresser par son langage », mais cherchait à le faire à condition que « son évolution personnelle correspond[î]t à sa figure physique » (VNV, p. 25). La voix de Suzie tente à plus d’une reprise d’émerger, mais ne peut y parvenir qu’à l’intérieur d’un régime où obéissance et silence doivent produire une femme idéale. Seul le corps de Suzie, en tant que réceptacle à remplir, a une valeur pour la grand-mère. C’est cette même idée qui est transmise et incorporée chez la jeune fille. Suzie, toujours au bord des larmes, suffoque, bégaie : elle « a les yeux gonflés, endigue ses larmes dans un rictus. Il ne faut, ni maintenant ni plus tard, décevoir sa mamie excessivement bonne » (VNV, p. 23). Cette attention portée sur le bégaiement du langage chez l’adolescente et à la suprématie du corps sur l’autonomie de la pensée montre que Suzie, puisqu’elle n’existe que par le reflet des autres, n’est qu’un corps à ouvrir, à remplir et à combler. Dans un tel paradigme, où elle « n’a que son corps pour domaine[23] », Suzie ne peut pas et ne sait pas comment s’épanouir ailleurs, non pas hors de son corps, mais hormis la prescription du corps en tant que seul horizon d’une existence qui est reconnue et qu’elle peut elle-même reconnaître comme authentique. Et pendant que la grand-mère fantasme sur la virginité de sa petite-fille, qu’elle projette le moment où quelqu’un lui subtilisera son pucelage lors de ses quinze ans et qu’elle se complait dans des images de la jeunesse, Suzie est contrainte à une sexualité qu’elle n’a pas choisie de façon autonome.

Liberté conditionnelle de l’éclosion sexuelle

À une époque préoccupée par la prolifération des accusations de viol et de harcèlement, Michela Marzano écrit un essai percutant sur l’histoire du consentement et de l’éthique dans Je consens, donc je suis… Éthique de l’autonomie, et note : « En donnant son consentement, un individu s’expose à la première personne. Mais est-ce bien lui qui décide toujours volontairement, en tant que sujet autonome, ou cela n’est-il possible qu’à certaines conditions ? Est-on toujours libre de choisir [24] ? » Elle poursuit son questionnement en se demandant : « Comment s’assurer que le “je” qui consent est effectivement en état d’énoncer clairement sa volonté et de manifester ainsi son autonomie[25] ? » Lorsqu’on pense à la mise en relation instrumentale des séquences événementielles qui se sont produites au sein de la famille de Suzie pour contrôler et assurer son passage à un statut plus acceptable, la défloration, rappelle Théoret, est sans aucun doute l’un de ses corollaires les plus insidieux. Pour Marzano, « la liberté sexuelle est composée de deux éléments indissociables : le droit subjectif de l’individu et la non-intervention des autres membres de la société dans la sphère privée[26] ». Dans ce premier chapitre, l’intervention des autres dans la sphère privée de Suzie est absolue. Dès que Suzie n’est pas épiée par sa grand-mère, Norbert, l’ami de la famille, se rapproche d’elle, et met tranquillement ses plans à exécution en s’imaginant « qu’elle n’avait pas quinze ans, mais trente » (VNV, p. 17). Il l’initie lui aussi à la sexualité, mais pas à n’importe laquelle : c’est aussi une sexualité pornographique. Comme la grand-mère, il lui fait miroiter une fausse idée de l’éclosion sexuelle dans laquelle Suzie doit agir avec une forme de docilité qu’il cultive allègrement lors de leurs rencontres secrètes. Suzie n’est jamais perçue comme un sujet à part entière, et même dans le « rapport sexuel », elle n’aura pas droit à la jouissance. Aux yeux de Norbert, « la jouissance n’était pas pour une débutante. Un objet, elle était cela » (VNV, p. 51). Mais Norbert « jouissait d’un prestige mondain impressionnant » (VNV, p. 12) et « il jouissait […] des bienfaits d’une famille et d’une société prospères » (VNV, p. 13). À la différence de Suzie, qui doit très tôt se préparer à exercer son rôle « véritable » dans la société, comme si elle n’était pas entièrement libre de choisir son propre avenir, Norbert « avait choisi le célibat plutôt que la vie de famille pour expérimenter les grandes aventures de l’art de vivre » (VNV, p. 13). Dans ce schéma, le corps et le plaisir sont pris en charge par l’homme, bien qu’on agisse comme si Suzie était libre de choisir. Aux multiples mots attendrissants et chaleureux de Norbert, Suzie répond enfin qu’elle « se livrait à lui en toute confiance, ce qui était une marque de reconnaissance et d’affection » (VNV, p. 48). Et même si elle semble prête à vivre son éclosion sexuelle, « Suzie se disait que la conquête d’un homme nécessitait des concessions et une attitude docile. Sa mère et sa grand-mère s’attachaient ainsi l’amour de l’homme. Ses plus vives impulsions la portaient à s’offrir, à s’écrier : fais de moi ce que tu désires » (VNV, p. 49). Théoret construit un monde dans lequel l’homme nomme, agit, inscrit et matérialise l’adolescente comme il le veut : Norbert est un « hôte privilégié », qui « aurait bientôt cinquante ans » (VNV, p. 14). Norbert, même s’il est l’aîné de Suzie de trente-cinq ans, « avait du temps » (VNV, p. 24). Il jouit d’une liberté entière parce qu’il n’est pas soumis à la cruauté du passage du temps. Norbert reconnaît très bien dans quelle histoire il s’inscrit, celle pour laquelle il est l’écrivain et le protagoniste de son destin : « Nous avons procédé par étapes, selon un scénario écrit d’avance. […] Ton apprentissage a été pensé et organisé comme un rituel » (VNV, p. 65), rappelle-t-il. Suzie est à moitié présente à elle-même et toujours prête à obéir : « C’était plus fort qu’elle, Suzie appelait constamment une voix qui imposait l’obéissance. Elle se soumettait à la volonté de Norbert » (VNV, p. 37) parce que « la nécessité de devenir femme était un désir impérieux. » (VNV, p. 37) C’est ce désir impérieux qui sert à la cohésion de l’édifice de la violence de la prédation, prescrivant les rôles et assignant les places de chacun des individus qui composent la narration selon une lignée préétablie et surdéterminée. Théoret révèle ici la perversité des mécanismes du viol et les dangers de la domination.

Dans un entretien avec Patricia Smart paru dans Voix et Images en 1988, France Théoret note que « l’adolescence est un âge fort complexe qui peut poser toutes les questions en même temps. Des questions d’orientation personnelle, sexuelle, sociale[27] ». Théoret précise cependant que, pour que la jeune fille cesse d’être l’objet docile soutenant l’édifice d’une culture de l’échange des corps, une culture « érigée sur son absence[28] », il lui faut la possibilité de se reconnaître autrement que par le regard d’un prince charmant qui a le pouvoir de modifier son statut. En effet, on peut dire que, si le paradigme du « naître fille, devenir femme » se donne à lire dans les premiers écrits de Théoret sous le signe de la négativité, « l’héritage de la peur, de l’hésitation, du silence ou du bégaiement[29] » revient avec insistance dans Va et nous venge pour sonner le glas d’un régime qui ne peut pas être relégué au silence. Le destin de Suzie s’est forgé à l’image de la prédation. Si le désir de Suzie est assujetti, la solution de Théoret n’est pas de l’affranchir à proprement parler. L’écriture de Théoret ne présente pas un monde utopique. La pensée que développe Théoret dans cette première novella n’a aucunement pour but de nous sauver du régime binaire, encore moins de nous protéger de ses effets dévastateurs, mais bien d’en isoler le noyau. Dès ses débuts, ce roman nous donne à penser que, lorsque le progrès est modelé selon le paradigme de l’appât du gain, le devenir des femmes est configuré selon une trajectoire du repli sur soi.

L’adolescence chez Théoret, écrit Patricia Smart, est un « moment de vérité », un moment de prise de conscience du temps qui « la constitue »[30]. On se souvient sans doute de la force de cette prise de conscience dans Une voix pour Odile lorsque l’adolescente rétorque à son père : « — Il n’y a pas de paroles parce qu’il y a mon cul. Et depuis que j’ai l’âge de penser par moi-même vous ne me parlez que de mon cul. À quoi bon la parole ! » (VO, p. 18) Théoret dévoile l’hypocrisie d’un système qui assure le maintien de la mauvaise foi par la prolifération d’un seul discours, celui de la marchandisation du corps de la fille. Trente-huit ans séparent Une voix pour Odile et Va et nous venge. La fille a-t-elle été flouée, comme persiste Théoret à le dire dans son « Éloge de la mémoire des femmes » ? Ce verdict que prononce Théoret, dans cet essai écrit en 1988 pour qualifier les propos de Mémoires d’une fille rangée de Simone de Beauvoir de « durs et inéluctables[31] », élaborait déjà la condition d’inscription d’une mémoire de filles dans l’histoire. Et Va et nous venge rappelle que cette mémoire ne peut advenir sous le signe de l’audace que si elle affirme avoir été imaginée par des filles autonomes et entièrement consentantes.

Le premier chapitre se clôt sur le règne du silence : « Norbert l’a engagée à ne rien dire, pour leur bonheur » (VNV, p. 60). Selon ce modèle, le viol implique nécessairement « l’exercice du pouvoir[32] », un pouvoir se déployant dans un système où l’appropriation du corps féminin se fait sous l’égide d’un « squelette capitaliste[33] » : un dominant qui exerce et applique ses lois, ses désirs sexuels, ses fantasmes et en ressort toujours indemne. Le cycle recommence toujours : « Suzie faisait partie d’une nouvelle cohorte, d’une génération prodigieuse, désinhibée devant les hommes » (VNV, p. 41). Dans Écrits au noir, Théoret avait déjà annoncé ce qu’elle voyait comme un retour à des modes de vie d’avant les années 1970 :

L’histoire du mouvement, depuis Olympe de Gouges et Mary Wollestonecraft, comporte des périodes d’intenses activités suivies de périodes d’inaction ou d’inertie. Le mouvement récent est fortement contesté pour avoir ébranlé les privilèges patriarcaux. La tentation de repli, de retour à des modes de vie antérieurs, s’exprime avec force.

ÉN, p. 50

Lebrun a remarqué que, dans Écrits au noir, « si le choix des mots et des expressions dans l’ensemble de l’oeuvre de Théoret tend effectivement à “cultive[r] des attitudes contraires, antagonistes”, il y a bel et bien […] une volonté pour l’écrivaine de traduire cette posture solitaire et solidaire assumée depuis ses premières publications[34] ». Il faut, comme le dit Théoret, toujours dans « Éloge de la mémoire des femmes », rejoindre « la conscience, la pensée et les actes[35] », mais toujours est-il que lorsqu’on se met à raconter notre vie, nous sommes « irréductiblement seule[s] devant l’adolescente[36] ». Va et nous venge est là pour nous rappeler qu’à chaque génération, quelque chose fait obstacle à l’autonomie de l’adolescente, à son être pour soi. Cette prise de conscience empêchée est relayée par la mauvaise foi, de sorte qu’à sa bouche irrémédiablement close, à sa voix tremblante, lorsque viendrait le temps d’une prise de conscience réelle, puissante, rebelle, se substituent systématiquement les désirs des grands. Une histoire s’écrit contre une mémoire de filles lorsque leur corps doit répondre en silence à ce que les grands disent et imposent à voix haute. On peut supposer que Théoret construit, avec Va et nous venge, ce mouvement, cet « “aller vers” » (ÉC, p. 119), comme un refus radical de la complaisance que procure le confort matériel et idéel. L’écriture chez Théoret développe un pouvoir de l’adolescence au féminin pour mieux donner à lire son potentiel de prise de conscience et d’autonomie, nécessaire à toutes les autres étapes de la vie. Ce n’est donc pas anodin que la première novella du roman ait commencé avec la jeune vierge. Pour savoir reconnaître les mécanismes, « les opinions, les perceptions, les modes d’êtres uniformisés, les diktats [qui] constituent l’air du temps, [et] forment les courants de pensée » (ÉN, p. 136), il faut commencer par venger la « jeune vierge ».