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Dans L’immortalité[1], Milan Kundera fait de Goethe la figure d’un point de bascule entre deux grandes époques de l’histoire : celle, qui a duré jusqu’au début du xixe siècle, où il était possible pour un individu cultivé de tout comprendre du monde matériel et technique où il vivait, et celle, qui se poursuit jusqu’à nous, où une telle compréhension a cessé d’être envisageable :

Goethe […] a vécu ce moment de l’histoire, bref et unique, où le niveau technique permettait déjà un certain confort, mais où l’homme cultivé pouvait encore comprendre tous les outils qui l’entouraient. Goethe savait avec quoi et comment sa maison avait été bâtie, pourquoi une lampe à huile donnait de la lumière, il connaissait le mécanisme de son télescope ; sans doute n’osait-il pas effectuer des opérations chirurgicales, mais pour avoir assisté à quelques-unes il pouvait s’entendre en connaisseur avec le médecin qui le soignait. Le monde des objets techniques était pour lui intelligible et transparent. Telle fut la grande minute goethéenne au milieu de l’histoire de l’Europe[2].

Goethe, rappelons-le, est mort en 1832, et on peut en effet supposer que, s’il avait vécu ne serait-ce qu’une ou deux décennies de plus, le monde des objets techniques, comme l’ensemble des connaissances scientifiques et historiques, lui auraient semblé un peu moins intelligibles et transparents. À tout le moins, ce monde aurait commencé à lui paraître plus lourd à porter dans son esprit et sa mémoire. Car le problème lié à ce point de bascule n’est pas seulement celui de la complexité croissante des connaissances, il est aussi celui de leur quantité et de leur stockage. Ce qui, jusqu’à Goethe, rendait intelligible le monde des sciences et des techniques était, certes, la relative simplicité de ces dernières, mais aussi, par voie de conséquence, le fait que chacun — en supposant bien sûr qu’il fût éduqué — pouvait tenir au sein de sa seule mémoire le savoir qui les expliquait. Le monde, alors, était saisissable dans sa totalité, ou, disons, dans sa totalité raisonnable, et pouvait être transmis comme tel. Mais, dès lors que le rythme de production des savoirs, des oeuvres et des idées commencera à excéder les capacités humaines d’enregistrement et de mémorisation, le monde ne pourra plus être appréhendé que de façon partielle et lacunaire.

Richard Terdiman a montré, dans Present Past. Modernity and the Memory Crisis[3], comment la mémoire, au xixe siècle, entre en « crise », le sentiment d’éloignement du passé né des progrès scientifiques et des transformations politiques venant bouleverser toutes les structures et tous les modes de remémoration jusque-là en vigueur. Alors qu’elle renvoyait, avant la Révolution et encore au début du siècle, à une forme de plénitude, elle s’ouvre de plus en plus, dans les décennies qui suivent, à l’idée de perte et de manque. Terdiman compare ainsi l’enthousiasme que la mémoire fait naître chez Goethe à la mélancolie dont, trente ans plus tard, elle s’accompagne chez Baudelaire. Pour le premier, explique le critique, la mémoire ne se définit ni comme un effort ni comme une méthode, mais comme un prolongement naturel de la conscience :

[T]out ce qui nous arrive de grand, de beau, de marquant ne doit pas d’abord être rappelé de l’extérieur comme en lui donnant la chasse ; il faut qu’au contraire, cela s’unisse dès le début à la trame de notre être intérieur, ne fasse qu’un avec lui […]. Il n’y a point de passé vers quoi il soit permis de porter ses regrets, il n’y a qu’une éternelle nouveauté qui se forme des éléments grandis du passé[4].

Pour Baudelaire, par contre, la mémoire nous rappelle que la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel ; et nos souvenirs, devenus aussi lourds que si nous avions mille ans, loin de nous permettre de nous intégrer harmonieusement à un monde en constante transformation, ne font que rendre plus visible et plus douloureuse la distance qui sépare l’ancien du nouveau.

En réponse à cette distance et au risque de perte des connaissances et des expériences qu’encourt une mémoire de moins en moins capable, à l’échelle d’un individu, de conserver un savoir sans cesse croissant, le xixe siècle, on le sait, a créé de nouvelles formes d’archivage, qui vont des musées et des collections aux formes nouvelles de l’historiographie en passant par les guides et les manuels en tout genre, les panoramas, les encyclopédies, les grandes expositions. Si ces dispositifs sont bien connus et ont été largement étudiés, on a peu relevé, me semble-t-il, le rôle capital du roman parmi les moyens alors déployés pour donner à la mémoire une plus grande extension. Tout comme on a peu relevé combien sa promotion et son développement, à partir du milieu du siècle, recoupent la fin de la minute goethéenne au point de pratiquement s’y superposer. Or, ce recoupement du roman avec ce qu’on peut appeler avec Terdiman la « crise de la mémoire » ne s’observe pas seulement au moment où survient cette crise, mais aussi tout au long des transformations et des mutations de cette dernière. Ce sont quelques-unes des modalités de ce recoupement que j’aimerais interroger ici à partir de l’observation que la « crise de la mémoire » telle que la décrit Terdiman n’est pas un événement ponctuel qui aurait donné lieu à une forme nouvelle de remémoration, mais un problème ou une question qui se poursuit à ce jour.

Le roman comme forme d’entreposage

A priori, l’idée que le roman ait pu se développer en s’offrant comme un moyen de compenser la faiblesse de la mémoire paraît paradoxale. À bien des égards, c’est à cette faiblesse même que le roman semble plus logiquement renvoyer. Du fait de sa longueur, on ne peut pas se souvenir de la totalité d’un roman, et sa lecture est gouvernée, au fil des pages, par une large part d’oubli. On pourrait même suggérer que cette part d’oubli, sur laquelle reposent sa composition et son écriture (le roman, comme l’écrit Julien Gracq, ne cesse jamais de laisser deviner les « livres successifs que l’imagination de l’auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume[5] », mais qu’il a dû abandonner en chemin), a contribué à faire de lui le genre moins noble que la poésie et le théâtre qu’il a longtemps été. Hautement et précisément mémorables, la poésie et le théâtre étaient en adéquation avec le monde goethéen et pré-goethéen, constituaient pour sa représentation et sa compréhension des formes plus évidentes, plus naturelles et plus fonctionnelles que le roman, dont on ne peut conserver les oeuvres avec soi que de façon approximative, impressionniste ou tronquée. La forme informe du roman, ses détours et ses digressions, tout comme l’imprévisibilité de ses intrigues ne correspondaient pas à un monde cognitivement fondé sur la nature fortement « mémorisable » du savoir et de l’expérience. Dans son désir de conserver la mémoire et sa recherche de formes nouvelles pour y parvenir, pourquoi, peut-on se demander, le xixe siècle se serait-il tourné vers le roman ?

La réponse à cette question réside dans la capacité du roman à embrasser et à contenir une très grande quantité de matière — capacité que ne possèdent ni le théâtre ni la poésie (même si Victor Hugo a tenté de donner à cette dernière un rôle de réceptacle de l’ensemble de l’expérience humaine). Balzac le premier perçoit tout ce que le roman offre comme possibilités pour la saisie d’un monde plus dense et plus varié qu’il ne l’a jamais été. « Le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société[6] » ne peut pas être raconté par les autres formes de récit disponibles, y compris celles de l’Histoire, mais il peut l’être par le roman qui, non content de « réuni[r] à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description[7] », parvient à relier toutes « [c]es compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète[8] ». Les moyens qu’il a développés, tout au long de son histoire, pour accueillir ce qu’il y a de plus divers et de plus mobile au sein du réel, son dialogisme (que Terdiman définit comme un mode d’enregistrement — « a memory model[9] » — de l’histoire et de la culture), par quoi se superposent ou se sédimentent des perspectives multiples, permettent au roman de faire ce que la mémoire individuelle, qu’on peut appeler aussi la mémoire d’usage, n’est plus en mesure de faire : réunir au sein d’une même représentation et d’une même forme la multiplicité des expériences, des événements et des productions.

Si cette fonction de rassemblement et d’exposition se poursuit au xxe siècle avec le roman fleuve et certaines déclinaisons de ce qu’on appelle le « roman-monde[10] », c’est toutefois une autre capacité du roman qui, à partir de la fin du xixe siècle, va s’imposer dans le rapport que nous entretenons avec la mémoire. L’idée que le roman puisse, par sa puissance d’englobement, être une solution aux problèmes posés par les insuffisances de la mémoire ne dure en effet qu’un temps. Non parce que le roman se voit à son tour dépassé par l’accroissement des connaissances et de la matière à représenter, mais parce que le désir de lutter contre les faiblesses de la mémoire ne dure lui-même qu’un temps. Ce désir, à bien y penser, appartenait au monde pré-goethéen ou, si l’on préfère, en constituait le résidu. Tout modernes qu’ils étaient — et qu’ils demeurent —, le roman encyclopédique imaginé par Balzac ou le roman scientifique conçu par Zola reposaient sur la croyance, vouée à l’obsolescence, que, moyennant de nouvelles formes ou de nouveaux dispositifs, il était encore possible, comme au temps de Goethe, de tenir au sein d’une même représentation ce qui devait être connu des expériences humaines.

Mais, face à l’accroissement constant des savoirs et des productions, face à leur charge et à leur poids, cet idéal cesse d’en être un pour devenir une inquiétude, et le désir qu’on avait d’abord eu de prolonger la minute goethéenne est remplacé, vers la fin du siècle, par un désir différent, qui est non plus de coordonner, pour reprendre le mot de Balzac, mais d’alléger, non plus de réunir ce qui est multiple et morcelé, mais de s’arracher au poids et à l’ankylose que représentent le savoir et l’histoire accumulés. La fin du xixe siècle marque en cela ce qu’on pourrait appeler un deuxième temps (ou une première mutation) de la crise de la mémoire : après avoir tenté de pallier, par toutes sortes de mécanismes, les insuffisances de la mémoire, le monde post-goethéen s’attaque cette fois au trop-plein du savoir. S’il n’est plus possible pour un individu, même le plus savant, et pour une société, même la plus cultivée, de tout porter des réalisations humaines, alors la solution n’est pas de chercher des formes nouvelles de mémoire, elle est de laisser tomber ce qui est en trop, de décharger l’esprit, pour reprendre la métaphore de Nietzsche, de l’« énorme masse de cailloux » que constitue « l’indigeste savoir[11] », de le délester du « spectacle impossible à dominer du regard […] que montre aujourd’hui la science du devenir universel[12] » qu’est l’histoire.

Ce besoin d’allégement qui se manifeste dans les dernières années du xixe siècle n’est pas sans poser un problème au genre romanesque, qui n’a soudainement plus rien à gagner, qui a même tout à perdre à se voir présenté, ainsi qu’il l’était depuis Balzac, comme un moyen de saisir et de comprendre un monde de plus en plus foisonnant. De fait, presque aussi rapidement (et spectaculairement) qu’on avait vu en lui, quelques décennies plus tôt, le lieu d’une disposition nouvelle du savoir et de la mémoire, voici que le roman devient, face au bonheur qu’apporte le « pouvoir d’oublier[13] », pour citer à nouveau Nietzsche, ou face à l’appel de Jacques Rivière pour accorder la littérature à « un présent tout débarbouillé de son passé, tout gagné par l’avenir[14] », une forme déphasée, à revisiter si ce n’est même à reconsidérer entièrement. Ce que Michel Raimond a appelé, pour désigner l’interrogation du genre sur lui-même de la fin du naturalisme jusqu’au début du xxe siècle, la « crise du roman[15] » peut d’ailleurs être vu à la lumière de la crise de la mémoire décrite par Terdiman. Alors qu’il avait tiré profit de la forme première de cette crise de la mémoire en s’offrant comme un mode nouveau d’archivage et d’exposition des connaissances, le roman voit la mutation de cette même crise se retourner contre lui : face au poids sans cesse croissant des connaissances et des expériences, non seulement l’exposition et l’archivage ne sont plus désirés, mais le roman devient lui-même un lieu d’encombrement et de lourdeur, de charge et d’asphyxie.

Le roman comme forme de délestage

Comment dénouer cette impasse ? Comment remédier à ce décalage qui risque d’emporter ce qui ne constitue « plus le livre attendu[16] », ainsi qu’on peut le lire dans l’une des nombreuses enquêtes menées sur l’« évolution » du roman dans les années 1910 et 1920, et faire en sorte qu’il serve (à nouveau) les besoins du monde post-goethéen ? La réponse la plus logique à cette question, et qui fut d’ailleurs la plus immédiate, consistait à alléger ou à épurer le roman afin de l’accorder au désir de fluidité et de rapidité du monde nouveau, comme le firent par exemple Édouard Dujardin, avec Les lauriers sont coupés, ou Gide, avec Paludes et Les caves du Vatican. En poussant cette réponse jusqu’au bout, il était même possible d’envisager la disparition tout entière du roman au profit de formes nouvelles, ainsi que le suggère Valery Larbaud lorsqu’il décrit le livre de Dujardin comme « un livre capable de renouveler le genre “roman” ou de s’y substituer totalement[17] », et comme le proposait déjà Edmond de Goncourt dans l’enquête de Jules Huret sur l’évolution littéraire, expliquant que « le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu’il avait à dire » et qu’« il y a une nouvelle forme à trouver que le roman pour les imaginations en prose[18] ». Cette réponse, toutefois, ne s’est pas imposée, même si elle a donné lieu à plusieurs expérimentations et même si elle n’a jamais cessé d’apparaître comme un horizon possible (et pour plusieurs véritablement souhaitable), ainsi qu’en témoignent les invitations du Nouveau roman à abandonner les éléments les plus fortement liés à la mémoire que sont l’intrigue et les personnages, ainsi que les appels, dans le discours des avant-gardes, à abandonner la forme jugée trop lourde, trop vieille, trop classique, en un mot trop mémorielle qu’est le roman.

C’est plutôt une seconde réponse qui, au tournant du xxe siècle, redonne au roman son adéquation perdue. Elle consiste, pour les romanciers, à mettre en valeur non pas les capacités de mémoire du roman, mais ses capacités d’oubli, à en faire non pas — ou non plus — le lieu de ce qu’on peut, grâce à sa puissance d’exposition, encore retenir, mais celui de ce qu’on peut, grâce à ce que lui-même laisse en chemin, abandonner ou qu’on n’a d’autre choix que d’abandonner. Ce retournement peut sembler radical, mais, en réalité, c’est la fonction totalisante ou résumante qu’on avait attribuée au roman quelque cinquante ans plus tôt qui était étonnante. L’oubli et l’abandon sont beaucoup plus normaux pour le roman que ne l’est la conservation, d’abord parce que le souvenir qu’on retient d’un roman est toujours partiel et tronqué, que sa forme même — sa longueur, ses détours, la quantité de ses détails — suppose de la part du lecteur de renoncer à l’idée de totalité ou de globalité ; ensuite parce que le roman, pour reprendre l’idée de Bakhtine, est la forme par laquelle s’articule et se pense l’inachèvement, le lieu où se dit et se représente l’incomplétude du présent. En cela, le roman est par excellence la forme propre à l’individu post-goethéen, la forme la mieux à même d’éclairer et de guider un monde qui souhaite ne pas tout conserver du poids des réalisations humaines.

Cette deuxième réponse, qui consiste à faire du roman le lieu et la forme de ce qu’on peut laisser aller est évidemment très différente de la première, puisqu’elle n’appelle pas à ce que le roman soit délesté de tel ou tel de ses éléments formels (les descriptions, comme le demandaient les surréalistes, l’intrigue, la psychologie, les personnages), mais à ce qu’il représente le monde tel que lui-même se déleste de ce qui l’encombre, tel que lui-même se départ de sa mémoire, bref, tel que la vie y devient semblable à la lecture d’un roman, lecture toujours gouvernée par l’oubli. Dans son article sur le sentiment du « fardeau de l’histoire » au tournant du xxe siècle, Hayden White pointe vers cette réponse lorsqu’il énumère un certain nombre de romanciers — Virginia Woolf, Marcel Proust, Robert Musil, Italo Svevo, Ernst Jünger, Kafka, D. H. Lawrence (et quelques poètes : Valéry, Yeats, Gottfried Benn) — qui ont implicitement condamné la conscience historique en suggérant que c’est dans le présent que loge, ou que devrait loger, toute véritable expérience humaine[19]. Mais il s’en écarte lorsqu’il cite (à l’instar de beaucoup d’autres commentateurs qui s’intéressent comme lui aux liens entre l’histoire et la mémoire) la phrase célèbre du héros de Joyce, Stephen Dedalus, pour qui l’histoire est un cauchemar dont il faut s’efforcer de s’éveiller[20]. Car chez les romanciers cités plus haut, comme dans la « vraie vie », l’expérience et l’entreprise ne sont pas si radicales et on en perd le sens et la nature si on les associe à un acte de rupture. La mémoire est certes encombrée, saturée, sa charge est inquiétante et difficile à porter, mais elle ne se laisse pas facilement abandonner, et c’est presque toujours avec regret ou nostalgie, ou en tout cas avec un sentiment de perte, que le personnage laisse aller ce qui n’existera désormais plus pour lui que sur le mode d’un souvenir plus ou moins confus et lointain. Pour reprendre les auteurs convoqués par White, on pense au narrateur proustien qui anticipe le moment où le bruit d’un aéroplane dans le ciel sera devenu si familier qu’il perdra toute sa poésie, ou à la façon dont Mrs. Ramsay, dans Vers le phare, au moment de quitter la salle à manger à la fin d’un repas, se retourne pour regarder une dernière fois ce qui vient d’avoir lieu : « Le pied sur le seuil elle regardait encore un instant dans une scène qui s’évanouissait alors même qu’elle la contemplait, puis, comme elle se remettait en marche, […] tout changea, se transformait ; déjà, elle le savait, jetant un dernier regard par-dessus son épaule, c’était devenu le passé[21]. » Ou, pour prendre un exemple plus récent et particulièrement explicite, on pense à la réflexion teintée de mélancolie qui accompagne la découverte faite par le héros de La plaisanterie de Milan Kundera que le bannissement auquel il a été contraint pour avoir un jour fait une blague mal comprise ne sera jamais reconnu non seulement comme une injustice, mais même seulement en tant qu’événement :

La plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés[22].

Autrement dit, ce n’est pas en liquidant le passé (ou en appelant à sa liquidation) que le roman répond à la crise de la mémoire telle qu’elle se redessine ou se poursuit au tournant du xxe siècle. C’est en ne rompant pas entièrement avec lui qu’il s’offre comme un façon de penser, si ce n’est de « gérer », l’oubli rendu nécessaire par un monde devenu trop lourd ; c’est en maintenant un lien — incomplet, distant, troué, évanescent, mais un lien tout de même — avec ce qui a été qu’il permet au lecteur de laisser partir ce qui ne peut plus être conservé.

La mémoire distante du roman contemporain

Mais qu’en est-il depuis lors ? Comme l’ont montré les travaux de Pierre Nora sur les lieux de mémoire et ceux de François Hartog sur le présentisme[23], la question de la mémoire continue de se poser comme un problème, mais d’une autre manière qu’au xixe siècle et au début du xxe. Il ne s’agit plus en effet aujourd’hui de s’interroger sur les capacités humaines à se souvenir, non plus que sur les façons dont on peut rejeter du côté de l’oubli ce qui est devenu trop lourd à conserver et à représenter, mais sur le rôle que peut avoir pour nous la mémoire. Certes, les appels à la mémoire, sous forme de « devoir », de commémorations, de célébrations, se font entendre partout, mais ces appels, comme le dit Pierre Nora, suggèrent que le passé, avec tout ce qu’il contient, est déjà loin de nous, que nous en sommes déjà libérés : « L’histoire était jusque-là [les années 1970] l’opération intellectuelle qui supprimait la distance qui nous séparait du passé [ou, faudrait-il dire plus exactement, qui permettait de garder un lien avec le passé] ; elle s’est mise à devenir l’opération qui met en relief cette distance[24] » et qui, par conséquent, fait du passé une forme d’« étrangeté[25] ». Sans doute les historiens ont-ils été nombreux à se saisir de cette question dans les récentes années, et la critique littéraire s’intéresse-t-elle de plus en plus au rôle et aux formes de la mémoire dans le roman contemporain[26], mais une interrogation plus générale reste à mener sur le problème que posent globalement au roman une telle distance et une telle étrangeté : si l’on part de l’hypothèse — qui n’est bien sûr qu’une hypothèse — que le roman s’est développé comme genre majeur de la littérature grâce à l’expérience qu’il fait éprouver (et explore tout à la fois) de l’oubli progressif des choses et de l’imperfection de la mémoire, alors qu’arrive-t-il lorsque c’est la mémoire elle-même — comme capacité, comme besoin, comme rapport au monde — qui s’éloigne, au point de (presque) disparaître ? En réponse à cette question, il peut être tentant de se dire, comme au début du siècle précédent, que le roman « n’est plus le livre attendu » et, devant la multiplication de formes autres que romanesques — récits, reportages, autofictions, contes, fables, novelas — pour raconter des histoires, de conclure que le roman ne témoignerait plus de l’expérience actuelle du monde et de sa mémoire et qu’il faudrait par conséquent, pour reprendre les termes de Valery Larbaud cités précédemment, inventer « un livre capable de renouveler le genre “roman” ou de s’y substituer totalement ».

Mais les choses ne sont pas si simples. Outre qu’il s’écrit encore beaucoup de romans, et qui témoignent du monde, il n’existe aucun tournant particulier, aucun événement emblématique, aucune dramatisation pour marquer et encore moins définir ce qui serait une troisième étape (ou une seconde mutation) de la crise de la mémoire. Le roman continue d’être le moyen d’éprouver une mémoire imparfaite plutôt que disparue, d’abord parce que l’oubli et l’abandon se heurtent toujours à une part de résistance (nous n’oublions pas le passé tout uniment ou comme si de rien n’était), mais aussi parce que les objets de la mémoire, par définition, se renouvellent sans cesse au fil du temps ; il y a toujours du nouveau à oublier, et l’expérience de ne pas se souvenir exactement, de ne se rappeler les choses que par morceaux, de vivre dans l’entre-deux de la mémoire et de l’oubli, est une expérience constamment réactualisée. Et pourtant, quelques signes pointent vers la poursuite sous une autre forme de la crise de la mémoire et, pour le roman, vers la reconfiguration de son action. Car, si le roman continue d’être une cour des adieux et si le fil du temps le nourrit en nouvelles idées, en nouveaux objets, en nouvelles illusions dont il nous apprend à nous défaire, l’accumulation de ces adieux mène aussi à une forme de vide. Le roman a beau continuer de faire vivre au lecteur l’expérience d’un monde insaisissable dans sa globalité et dont seuls quelques éléments restent en mémoire, et le temps a beau le fournir en nouveaux objets à « user » et voir s’éloigner de nous, l’oubli dans sa généralité, l’oubli répété et constamment reconduit n’en fait pas moins son oeuvre et la question qui se pose à lui aujourd’hui (et qui se pose à nous) est de savoir ce qu’il peut faire (et ce que nous pouvons faire) d’une mémoire qui menace de ne plus nous occuper.

Cet éloignement ou cette étrangeté de la mémoire se manifestent de plusieurs façons dans le roman contemporain, l’une des plus visibles étant, en dépit de son paradoxe apparent, la nature plus ou moins forcenée de la remémoration. La recherche appuyée, pour ne pas dire ostentatoire, de souvenirs, de vestiges ou de marqueurs d’époques (par exemple chez Pierre Michon ou Jean Échenoz), la promotion en passé lointain, nébuleux ou fabuleux d’une période pourtant temporellement peu éloignée (chez Catherine Mavrikakis ou Nicolas Dickner), la transformation du présent en passé par une narration prospective (chez Antoine Volodine ou Michel Houellebecq) comptent parmi les éléments les plus récurrents du roman contemporain, qui scrute avec soin, et comme s’il s’agissait soit de curiosités soit de trésors, les traces et les restes de toutes sortes. Les souvenirs ne sont plus ici, tels qu’ils l’étaient pour Goethe, « unis à la trame de notre être intérieur », ils ne sont pas non plus aussi lourds que s’ils avaient mille ans, ils sont encore moins un cauchemar dont il s’agit de s’éveiller. Au contraire, ils sont parfaitement objectivables, observés comme des artefacts et des éléments hors de soi. Dans cette distance et cette étrangeté qui les accompagnent, les marques du passé n’apparaissent pas comme ce qu’il faut oublier ou se résigner à oublier, mais comme ce qui, factuellement, est déjà oublié ou le sera bientôt.

Une autre manifestation de la mise à distance ou de la neutralisation de la mémoire dans le roman contemporain — manifestation qui peut sembler contraire à la première mais qui peut aussi être vue comme sa suite logique — réside en l’abolition de tout temps autre que le présent. Dans ce cas-ci, la mémoire est si bien inactive ou devenue si vide que le personnage ne possède, face au présent, aucun temps « de secours » : le seul et unique objet de sa conscience, le seul monde qui se présente à lui comme pouvant être pensé et habité est le monde immédiat qui, en l’absence de toute autre dimension temporelle, de toute forme d’élargissement, devient un lieu d’enfermement. C’est du moins une hypothèse qu’on peut émettre dans la foulée d’un essai récent de Dominique Rabaté sur le « désir de disparaître », dont témoignent de nombreux personnages du roman contemporain[27]. Que ce soit en partant sans laisser d’adresse, en effaçant toute trace de leurs faits et gestes ou en se créant une fausse identité, ces personnages agissent comme si c’était le présent qui était devenu trop lourd et trop envahissant, l’ici maintenant qui était un « spectacle impossible à dominer du regard » (pour reprendre à nouveau la formule de Nietzsche). Aux diverses pistes avancées par Dominique Rabaté pour expliquer cet étouffement et le désir de disparaître qu’il fait naître — monde de plus en plus soumis à la surveillance et à la visibilité, injonctions incessantes de performance et de réussite, sans compter le ressort romanesque qu’offre le motif même de la disparition, avec sa planification, ses traques, ses enquêtes, ses fuites et ses poursuites, le disparu est souvent aussi un recherché —, on pourrait en effet en ajouter une autre : étant allé jusqu’au bout de ce dont il pouvait se défaire et qui offrait à ses personnages un certain combat et un certain sens de la victoire, le roman se tourne vers le présent, devenu la nouvelle charge de la conscience, la nouvelle matière en expansion qui ankylose et paralyse — et pour ses personnages, la forme nouvelle de l’adversité.

Ce qu’il adviendra de cette mise à distance ou de cette dissolution de la mémoire, nul ne le sait encore. Peut-être n’est-elle qu’une étape vers une nouvelle reformulation ou un nouvel équilibre de ce que nous sommes prêts à conserver et à oublier des expériences et du savoir humains. Peut-être emportera-t-elle le roman, qui vit difficilement sans souvenirs, et qui aura, si l’on peut dire, accompli sa mission de nous aider à comprendre le monde depuis une mémoire imparfaite et trouée. À moins qu’il ne devienne le refuge de nos derniers souvenirs ? Bien des configurations sont encore possibles dans l’aventure de la mémoire et dans celle du roman.