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L’image est le baiser du poète

Pierre Albert-Birot[1]

La passion des images semble être une passion de poètes : alors que Baudelaire évoque le « culte des images », Aragon loue le « stupéfiant image » et Éluard affirme qu’il ne peut « vivre sans image[2] ». Les trois occurrences ne désignent pas la même chose, et il faut rappeler la plasticité sémantique du terme, dont le « flou » et l’« ambiguïté[3] » traversent aussi le discours critique des poètes. Poésie de l’image, poésie-image, poésie imagée, etc., le mot « image » et ses dérivés sont largement utilisés depuis l’époque romantique et, au xixe siècle, la poésie a su insister sur son pittoresque et sa picturalité[4]. Plus largement, le terme d’image nourrit aussi une conception de l’écriture poétique comme une activité visionnaire : le poète doit, comme l’écrit Rimbaud en 1871, « être voyant, se faire voyant[5] ». Au début du xxe siècle, la notion d’image se charge de nouvelles significations et connaît dans les discours critiques des poètes sur leur propre activité un fort développement.

Ce développement s’inscrit dans un contexte de resserrement des liens entre arts visuels et poésie, à travers les amitiés et les réseaux artistiques, les revues ou encore les livres illustrés. Il est aussi lié, pour des raisons moins circonstancielles, au souci de redéfinition des moyens de la création poétique chez les poètes français de l’entre-deux-guerres. Le mot « image » est alors utilisé aussi bien par la critique traditionnelle qu’au sein des avant-gardes. Le terme est d’ailleurs passé dans le regard rétrospectif des commentateurs qui insistent sur l’« ivresse d’images » de Morand[6] ou sur « l’image toute-puissante » dans la poésie moderne[7]. Même une étude fort datée, comme celle de Léon Somville, fait figurer, en 1971, le « goût de l’image » parmi les « caractères » de l’école moderniste autour de 1910, avec la « rapidité de la notation », l’« exploitation de l’inconscient » ou le « respect de la sensation brute[8] ». Henri Meschonnic rappelle encore, parmi d’autres, l’importance du mot « image » dans l’esthétique surréaliste[9].

Si la poésie n’est pas qu’image – elle est aussi performance, musicalité, etc. –, l’image fait plus largement partie des mots clés des mouvements poétiques novateurs dans le contexte européen de l’entre-deux-guerres. En effet, malgré leurs différences, qui sont grandes, l’imagisme russe (autour de Maïakovsky), l’immaginismo italien (le Movimento immaginista romain d’Umberto Barbaro, Dino Terra et Vinicio Paladini) et l’imagism anglo-saxon (autour d’Ezra Pound) ont en commun d’appeler à une poésie qui tire sa force de celle de ses images. Si le mot peut désigner l’image verbale, il y a aussi dans ces années un désir de penser la poésie nouvelle dans un rapport de concordance esthétique avec les arts visuels qui ne gomme pas les différences.

La notion d’image est alors une façon, parmi d’autres, de renouveler le lyrisme, ce qui apparaît dans les différents emplois du terme dans les discours sur la poésie. Nous ne reviendrons pas sur l’analyse des moyens textuels pour dire l’image, objet de nombreuses études (voir par exemple Hamon, Louvel, Vouilloux[10]), mais nous observerons et interrogerons le vocabulaire employé par les poètes eux-mêmes, en particulier par Pierre Reverdy dont la pensée sur l’image est importante. En effet, si l’utilisation de termes critiques est, dans la vie littéraire et artistique en général, une façon de se positionner, de s’opposer ou d’adhérer[11], l’emploi du mot « image », polysémique, est plus encore une façon de situer la poésie au sein de la littérature, des arts et plus largement de la société. Les labels qui sont appliqués aux écritures poétiques par les contemporains, par les critiques et surtout par les poètes eux-mêmes, jouent ainsi un grand rôle dans l’histoire littéraire, et méritent autant d’attention que l’étude des regroupements proposés rétrospectivement.

Une étude systématique de l’emploi du mot dans un large corpus permettrait d’en faire apparaître l’ensemble des valeurs sémantiques et pragmatiques. Dans le cadre de cet article, nous avons fait le choix de nous en tenir à un espace délimité, la France, et à un corpus des années 1910 et 1920, composé majoritairement de textes critiques de poètes. Ils permettent d’interroger les réseaux de sens dans lesquels le mot « image » prend place, notamment au regard du développement d’une conception dynamique de l’acte de création.

Image : un mot clé pour la poésie

Le terme « image » peut prendre différentes valeurs. Il désigne les tropes et les figures de style (la création d’images nouvelles), mais aussi plus largement la capacité mimétique de la littérature (la transcription d’images)[12]. La présence massive du terme dans certains nouveaux arts poétiques, plus disséminés, du début du xxe siècle, est à interroger. Comment repérer si elle est le signe d’une authentique conception de l’expression poétique, d’un modèle conscient, renvoyant à ce qui se voit, ou plus largement d’un esprit d’époque ? À quel moment s’agit-il d’une métaphore figée, devenue l’équivalent d’un style poétique ? Selon quelles modalités s’articulent ses différentes acceptions possibles ?

L’importance du terme dans le vocabulaire critique s’explique en premier lieu par un goût prononcé pour l’image visuelle et poétique dans les années 1910 et 1920. La crise des valeurs symbolistes voit en effet s’imposer une poésie imagée contre une poésie rhétorique : « Le mouvement poétique, de 1895 à 1914, évolue […] d’une poésie hantée par le Verbe à une poésie des Images du Monde […] », estime par exemple Michel Décaudin[13]. Éliane Tonnet-Lacroix, dans son étude des sensibilités littéraires entre 1919 et 1924, parle de « règne des images[14] ». Nombreux sont les contemporains à remarquer le phénomène, y compris pour souligner le rôle des transferts métaphoriques : Albert Thibaudet constate l’abondance des métaphores chez Paul Valéry et note la rapidité de succession des images[15] tandis que Paul Morand qualifie Jean Cocteau de « mitrailleuse à images[16] ».

L’Anthologie de la nouvelle poésie française qui paraît chez Kra en 1924 offre un bon exemple du discours critique contemporain des poètes sur la poésie. Préparée par Philippe Soupault et Léon Pierre-Quint, l’anthologie contient des poèmes particulièrement visuels, en rupture avec la tradition rhétorique. Les textes qui présentent les poètes soulignent cette dimension du choix de textes en faisant un usage extensif du terme « image ». Au sujet de Pierre Reverdy, on lit par exemple : « Jamais il ne note, ne saisit au vol. Ses images s’échelonnent et sont liées les unes aux autres[17]. » Le commentaire insiste sur l’aspect construit des images poétiques, éloignées des images « saisies au vol » des surréalistes. Passage obligé, ces remarques sont parfois l’occasion de développer une véritable réflexion esthétique, comme dans la notice de Jules Romains :

[L’image] n’est pas une illustration, une parure, un parfum ; elle est précisément l’expression de notre action sur les choses, la forme même de notre sensation, de notre émotion, de notre désir. L’imagination poétique, subordonnée chez Romains aux qualités plus purement intellectuelles, servant de support à l’abstraction, s’exerce non point sur le détail des objets, mais vise à les rendre dans leur plénitude, dans leur volume, dans leur situation générale dans l’espace : le monde s’anime par ensembles, par groupes[18].

On le voit ici, la conception des auteurs de l’anthologie s’oppose à celle d’une image ornement. L’image est plutôt perçue comme une activité cognitive. Elle est subordonnée au domaine sensible et elle suppose de fait, dès la perception, un processus mental de structuration qui lui donne sa valeur pragmatique d’« action sur les choses ». Autre exemple, la notice de Paul Morand insiste sur le caractère novateur de ses images, surprenantes et rapides :

Ses images, célèbres dans plusieurs parties du monde, sont inattendues, violentes par ce qu’elles rapprochent, douces par leur perfection et leur charme sûr et par la délicate façon dont il en éclaire son capricieux chemin. […] Cette imagerie tendre et crue, jaillissant violemment et purement de toute chose, de tout manteau, aux tendres replis, aux délicats et violents désirs ressemble aux gros fruits exotiques des gares : les lampes à arc[19].

Les notices s’attachent ainsi à caractériser l’image ou à en décrire, de façon analogique parfois, les effets. Celle de Philippe Soupault propose une interprétation paradoxalement musicale des images, ce qui est une façon d’en souligner la dimension spatiale et concrète, d’en faire le signe, voire le principe moteur, d’un flux continuel :

La grêle pureté des images et leur cristallin éclat déroulent une poésie comme un fluide. On ne peut la définir ni la saisir, parce que loin d’être statue aux belles hanches, ni bohémienne d’aventure, elle est une étrange musique qui venant de loin traverse la scène et vous pénètre. […] Cette source d’eau brûlante et pure qu’il fait sortir du sein de la terre, entraîne avec elle le flot des images éclatantes et inutiles[20].

La préface que composent Philippe Soupault et Léon Pierre-Quint loue, au sujet du dadaïsme, un « élargissement des images » qui essaie de « dépasser les limites du poème[21] ». L’usage du mot « images » que fait l’anthologie de Kra se situe à la fois dans la lignée d’une critique traditionnelle, pour parler d’un style, et de façon plus moderne, dans la conscience d’une émulation avec les médias nouveaux, la photographie et, plus encore, le cinéma, qui frappent les écrivains par leur vitesse d’action et leur instantanéité. L’image retrouve ainsi son sens étymologique de représentation visuelle, mais l’effet visuel est produit notamment par sa démultiplication et son dynamisme. Entre instantanéité et mouvement suggéré par l’emploi du mot « flot », c’est moins l’image fixe qui est convoquée ici que la succession de ses manifestations. Le modèle de ce défilement est tantôt l’album d’images, tantôt la projection[22], penchant vers le film, puisque la rapidité est aussi à l’origine du cinématographe, l’instantanéité pouvant être produite par les effets de surimpression. Si Méliès donne au cinéma sa valeur artistique, empreinte d’onirisme, par exemple avec Le voyage dans la lune de 1902, il est pour les poètes dadaïstes et surréalistes une « alternative possible au logos », selon les termes de Nadja Cohen[23].

En 1924 encore, dans le Manifeste du surréalisme, le mot « image » apparaît neuf fois et, en dehors d’une utilisation négative pour désigner les descriptions plates, les « cartes postales » que donnent à voir les descriptions[24], le sens lié au trope se maintient. Alors qu’André Breton discute la théorie de l’image de Pierre Reverdy, il ne donne comme exemple que des métaphores et des comparaisons :

Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule

Le jour s’est déplié comme une nappe blanche

Le monde rentre dans un sac[25].

C’est aussi en ce sens que Breton parle du « choix considérable d’images » dans les Champs magnétiques[26]. Le terme désigne dans le Manifeste à la fois des ensembles de mots, à la manière de tropes, mais aussi la capacité du texte poétique de créer des images mentales, semblables à celles engendrées par l’opium[27]. Si Breton utilise le terme « image » dans le sens de l’analogie rhétorique, dans une conception élargie qu’a soulignée Henri Meschonnic, sa réflexion porte plus largement sur ses effets et ses pouvoirs, et sur l’activité psychique qu’elle suppose. Dans le Manifeste du surréalisme, les images sont présentées comme ayant des pouvoirs qui en font les « seuls guidons de l’esprit[28] ». Leur fonction, magique, est celle de déconcerter et de faire replonger dans l’enfance. Le terme semble là aussi, comme dans l’Anthologie de 1924, favoriser certains glissements vers des sphères artistiques non plus uniquement textuelles, mais visuelles. En effet, l’image surréaliste est vite comparée, pour ses effets, aux « papiers collés de Picasso et de Braque[29] ». Si cette référence peut faire écho aux propos de Pierre Reverdy concernant le cubisme publiés dans le numéro 1 de la revue Nord-Sud, en mars 1917, c’est en ce qu’il représente « l’art en évolution[30] ». Par-delà sa méfiance à l’égard des comparaisons entre la peinture et la poésie pour ce qui concerne les moyens, il note une proximité quant à ses enjeux :

Nous sommes à une époque de création artistique où l’on ne raconte plus des histoires plus ou moins agréablement mais où l’on crée des oeuvres qui, en se détachant de la vie, y rentrent parce qu’elles ont une existence propre, en dehors de l’évocation ou de la reproduction des choses et de la vie. Par là, l’Art d’aujourd’hui est un art de grande réalité.

NS, p. 20

Pierre Reverdy et le fonctionnement pragmatique de l’image

Par-delà les différences notables avec le surréalisme, on retrouve dans les écrits de Pierre Reverdy un certain nombre d’aspects retenus dans les années 1920 pour définir ou décrire l’image. Toutefois, de ses premiers textes publiés dans la revue Nord-Sud en 1917 et 1918 ou dans Self Defence en 1919, aux plus tardives réflexions du Livre de mon bord (1930-1936) ou de « La fonction poétique » (1950), le mot « image » varie dans ce qu’il désigne et certains présupposés du discours des premières années sont plus directement nommés ensuite.

Le premier moment de la réflexion de Pierre Reverdy envisage l’image comme un moyen qui participe d’une efficacité de la parole poétique. C’est une conception en partie rhétorique, certes renouvelée, que propose le poète[31]. Dans son article intitulé « L’image », publié dans le numéro 13 de la revue Nord-Sud, en mars 1918, il la distingue de la comparaison : « Elle ne peut naître d’une comparaison mais d’un rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. » (NS, p. 73) Le refus de la comparaison, supposant la présence d’un marqueur de relation, et l’emploi du mot « rapprochement » laissent entendre que le mot « image » est proche de celui de « métaphore ». Toutefois, ce terme de « rapprochement » s’inscrit dans une conception plus large que celle de l’analogie, conception qui ne se réduit ni à la similitude ni au principe hiérarchisant de substitution. De même, le choix du mot « image » et le développement de sa description montrent que si Pierre Reverdy reste attaché à une distinction des moyens propres au peintre et des moyens propres au poète, sa réflexion se situe aussi au-delà de la question du médium. Le vocabulaire utilisé permet de définir l’image comme un processus de création, sans renvoyer spécifiquement au domaine verbal.

Certains termes reviennent régulièrement au fil de ses textes. Ceux de « rapprochement » ou d’« association » montrent l’importance accordée à l’élaboration de l’image dans un processus de mise en relation. Le texte de Nord-Sud développe une réflexion sur la nature des éléments rapprochés et la nature du rapport ainsi construit, réflexion qui doit beaucoup, selon Maurice Saillet, à la lecture d’un article de Georges Duhamel sur le « rapport des idées » que lui a soumis André Breton[32]. Georges Duhamel écrit dans « La Connaissance poétique » publié au Mercure de France, en août 1913 : « Plus les idées ainsi combinées se seront trouvées primitivement lointaines, plus l’effet de leur réunion sera saisissant[33]. » Abandonnant le vocabulaire de l’idée[34], Pierre Reverdy place au centre de sa théorie de l’image la question de la différence qui se trouve de même formulée dans un vocabulaire spatial, celui de la distance (« réalités plus ou moins éloignées », « rapports […] lointains »), vocabulaire encore présent dans Self Defence :

Comment tel poète crée ses images, par quelle association il rapproche des éléments lointains et divers, les rapports de ces éléments entre eux, les moyens d’expression propres à ce poète, pour quelles raisons (vocabulaire, syntaxe) il obtient tel résultat particulier voilà ce que le critique peut apprendre au public.

NS, p. 114

Ce vocabulaire, qui a certes une valeur métaphorique, n’est pas sans faire écho à la production poétique de Pierre Reverdy qui, dans les années 1917-1918, explore les possibilités offertes par le déplacement du vers et l’insertion du blanc typographique dans le poème[35]. S’éloigner des formes conventionnelles est alors aussi concevoir autrement l’occupation de l’espace de la page et la mise en relation des vers.

L’autre aspect de la réflexion de Pierre Reverdy concerne la justesse. L’adjectif « juste » caractérise les « rapports des deux réalités rapprochées » dans Nord-Sud (NS, p. 73). Il est repris par le nom « justesse » dans l’entretien avec Benjamin Péret, publié dans Le Journal littéraire du 18 octobre 1924, au sujet du lyrisme : « [Il] naît de deux mots pour la première fois et avec justesse accouplés, il jaillit d’une image inouïe, forte, inattendue, vraie, capable de placer une production de l’esprit dans la réalité. » (NS, p. 230) Lorsque Marmontel définit l’image, dans ses Éléments de littérature (1787), sa qualité est aussi abordée en termes de justesse : « L’image suppose une ressemblance, renferme une comparaison ; et de la justesse de la comparaison dépend la clarté, la transparence de l’image[36]. » Cette conception est encore présente dans le discours de Pierre Reverdy, par-delà le déplacement de la question mimétique. Il articule la nécessité de la justesse, supposant mesure et rigueur, à celle de l’esprit, qui intervient, en tant qu’« outil » et « source » (NS, p. 58), dans le choix des matériaux. Toutefois, la justesse n’est pas synonyme de conformité à la nature ou à une norme littéraire et plus largement représentationnelle. Elle est plutôt de l’ordre d’une conformité à un projet esthétique, et à ce « désir de se mieux connaître, de sonder sa puissance intérieure » qu’évoque le poète dans l’article « Poésie » paru dans Le Journal littéraire en 1924 (NS, p. 204). Elle n’est pas une question de relation transparente avec le réel qui produirait l’illusion mimétique, mais d’appropriation des moyens au projet esthétique de construction d’un objet, d’une « réalité poétique ». C’est encore ce terme de « justesse » qu’emploie Paul Valéry en 1924 : « L’étonnant est de ressentir parfois l’impression de justesse et de consistance dans les constructions humaines – faite de l’agglomération d’objets apparemment irréductibles – comme si celui qui les a disposés leur eût connu de secrètes affinités[37]. » De fait, cette conception, qui conçoit la poésie comme un « acte d’attention volontaire[38] », assure le divorce entre Pierre Reverdy et André Breton qui, dans le Manifeste du surréalisme, ne reprend pas le terme de « justesse » et insiste en revanche sur le caractère « fortuit » de l’image :

Si l’on s’en tient comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. […] Il est faux, selon moi, de prétendre que « l’esprit a saisi les rapports » des deux réalités en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment. C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière[39].

La réflexion que propose Pierre Reverdy dans Nord-Sud porte sur l’élaboration de l’image en lien avec son rôle et l’effet qu’elle produit. Dans un long article intitulé « L’Émotion », publié dans le numéro 8 de la revue Nord-Sud (voir NS, p. 52-60), l’évocation du nécessaire choix des matériaux s’accompagne d’un vocabulaire faisant référence plus précisément au langage verbal (« mots », « tournures syntaxiques ») et à la place des éléments dans le poème. L’émotion est alors envisagée du côté de la réception : de l’unité esthétique de l’oeuvre naît l’émotion du lecteur.

Ainsi, les considérations sur l’image se trouvent plus largement inscrites dans une réflexion sur la poésie qui reprend très partiellement ce qui était formulé dans la traduction par Boileau du Traité du sublime de Longin[40]. La force de l’image y est conçue en relation avec l’« étonnement » ou la « surprise[41] ». Dans l’entretien de 1924 avec Benjamin Péret, l’image qui fonde le nouveau lyrisme est présentée comme « inouïe, forte, inattendue ». L’émotion est produite par la surprise devant la nouveauté. En écho aux « secrètes affinités » dont parle Paul Valéry, et qui convoquent aussi l’expérience poétique romantique, Pierre Reverdy revient, en 1935, sur cette question des « rapports entre les choses » :

La faculté poétique est avant tout un don de percevoir des rapports analogiques entre les choses. Les rapports les plus cachés qui semblent exister le moins apparaissent mystérieusement aux natures poétiques les plus réceptives, les plus pénétrables, les plus divinatoires[42].

La réflexion de Pierre Reverdy a moins pour objet la description précise des moyens linguistiques, ceux-ci étant présentés par des termes simples et récurrents – « mots », « syntaxe », « ponctuation » ou « typographie » –, que la définition d’un processus propre à la création, entendu comme présentation ou production d’une nouvelle réalité. Si sa définition de l’image peut correspondre à la figure de la métaphore, ces deux termes ne sont pas strictement substituables l’un à l’autre. Le second n’apparaît pas dans le discours du poète, ni d’ailleurs la question des « figures de style » qui s’efface devant l’attention accordée non aux « procédés », mais aux « moyens » de l’expression poétique : « On crée grâce aux moyens – on imite grâce aux procédés. Ceux-ci sont la décadence et la contrefaçon de ceux-là », écrit-il dans Self Defence (NS, p. 107). Le mot « moyen » ne saurait s’entendre dans un sens restreint ou ornemental, et il varie quant à l’extension de ce qu’il désigne. En 1950, dans « La fonction poétique », le poète reformule ainsi son propos sur l’image : « Un poème n’est pas exclusivement composé d’images, encore qu’en lui-même il constitue finalement une image complexe, inscrite, une fois établie, comme objet autonome dans la réalité[43]. » L’élargissement proposé dans la concession, qui fait que l’image n’est pas envisagée en tant que figure ponctuelle mais en tant que figure globale et processus poétique, s’inscrit dans une réflexion qui, chez Reverdy, s’est progressivement déplacée, dans les années 1930, de cette question principale du rapprochement ou de la mise en relation de deux réalités différentes à celle, devenue centrale, de la relation entre le sujet et le monde. Dans Le livre de mon bord, si le nom « rapports » ou l’adjectif « juste » montrent le prolongement de la réflexion des années 1910, celle-ci se porte aussi et surtout sur la relation entre l’homme, le poète, et ce qui lui est extérieur, le « monde insensible » :

C’est grâce aux mots, c’est grâce au langage, c’est grâce aux images que l’homme s’approprie le monde extérieur. Il est dans le monde, le monde insensible, et il s’y meut et il y vit et il y vainc grâce à l’image qu’il s’en fait. Image créée de rapports justes entre ce monde insensible et lui[44].

Le mot « image » est employé en tant que représentation individuelle du monde (« l’image qu’il s’en fait »), reformulée ensuite comme représentation de la relation du sujet au monde, de l’« appropriation » du monde extérieur faisant de la perception un processus mental. Dans « Le poète secret et le monde extérieur » (1938)[45], Pierre Reverdy revient sur cette question du sujet. À sa formule « la poésie n’est pas dans l’objet, elle est dans le sujet » fait encore écho ce constat de « La fonction poétique » (1950), qui est une reprise de « Circonstances de la poésie » : « La poésie n’est pas dans les choses – à la manière où la couleur et l’odeur sont dans la rose et en émanent – elle est dans l’homme, uniquement, et c’est lui qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer[46]. » De même, il précise un peu plus loin : « Il n’y a pas d’images dans la nature. L’image est le propre de l’homme car elle n’est image que par la conscience qu’il en a[47]. » Le vocabulaire déjà présent dans Nord-Sud se trouve réinvesti dans une phrase qui, par sa construction clivée, focalise le propos sur le sujet : « C’est lui [le poète] qui, sensible aux rigueurs et à la saveur du réel plus que tout autre, saisit, entre les choses, les plus justes, les plus lointains, les plus mystérieux rapports[48]. »

Le mot prend alors plus nettement le sens d’image mentale, et c’est une réflexion à la fois ontologique et cognitive que développe le poète, une réflexion qui porte sur l’acte poétique. Dans « La fonction poétique », comme dans « Cette émotion appelée poésie », les pouvoirs de l’image sont formulés en termes d’« appropriation du réel », de « transformation », ou de « transmutation » :

L’image est, par excellence, le moyen d’appropriation du réel, en vue de le réduire à des proportions pleinement assimilables aux facultés de l’homme. Elle est l’acte magique de transmutation du réel extérieur en réel intérieur, sans lequel l’homme n’aurait jamais pu surmonter l’obstacle inconcevable que la nature dressait devant lui. Le poète est un transformateur de puissance – la poésie, c’est du réel humanisé, transformé, comme la lumière électrique est la transformation d’une énergie redoutable et meurtrière à trop haute tension[49].

Ainsi, Pierre Reverdy développe une conception dynamique de l’image, et de la création poétique, relevant d’une semiosis littéraire et plus largement artistique.

Transmédialité de l’image : la question du regard

L’élargissement du sens du mot « image » remarqué chez un poète comme Pierre Reverdy montre que si le mot « image » s’est développé dans le discours critique en lien avec les arts visuels, il est surtout utilisé comme une notion intermédiale qui se trouve inscrite dans une réflexion plus large sur la création poétique.

Dans le parcours critique de Pierre Reverdy comme dans l’histoire littéraire de façon plus générale, le terme « image » a connu un élargissement de son sens et de sa valeur au-delà de la rhétorique restreinte aux figures de sens conçues dans une relation biface entre le propre et le figuré[50]. Le terme perd progressivement son ancrage littéraire et textuel pour désigner les images mentales et un rapport au monde que manifeste l’expression artistique dans un sens large : le visuel à l’entour du texte, les images mentales qui sont à son origine ou qui surviennent à la lecture. L’image se situe alors à la bordure entre visuel et textuel et en fait ainsi la jonction. La valeur parfois ambivalente du mot « image » est un indice de l’ouverture de la poésie aux autres arts, qui se prolonge dans les pratiques et les discours contemporains.

Le terme « image » a pu ainsi, historiquement, servir à penser une forme de concurrence entre les arts visuels et la poésie. Il intervient par exemple dans la fameuse conférence d’Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », pour appeler à une nouvelle forme de texte, à un « art nouveau (plus vaste que l’art simple des paroles) » :

Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poëtes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et plus raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. Ceux-ci se raffineront, et l’on peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes d’impression en usage, les poëtes auront une liberté inconnue jusqu’à présent[51].

La syllepse qui reprend le terme « image » pour qualifier à la fois le cinéma et la poésie pourrait faire penser à un aplanissement des différences médiatiques et au fantasme d’un art total, présent chez Apollinaire qui rêve du « livre vu et entendu de l’avenir[52] ». Pourtant, la suite de la phrase montre que les images poétiques et les images cinématographiques ne sont pas situées au même niveau, les esprits « raffinés » s’opposant aux « imaginations grossières » d’un cinéma alors conçu comme art « populaire ». Selon lui, les deux médias ne fusionnent pas, mais ils coexistent dans une forme d’émulation qui confère la plus grande liberté aux poètes. Nadja Cohen a analysé cet attrait, souvent ambigu, des poètes modernistes – Max Jacob, Blaise Cendrars, Pierre Albert-Birot ou Benjamin Fondane – pour le cinéma, et les « confluences » entre poésie et cinéma, prenant forme notamment dans le ciné-poème[53].

Dans de nombreux textes critiques de poètes, l’image désigne à la fois ce qui est vu, perçu et transformé en texte. En parlant de l’inspiration poétique de sa jeunesse, Fargue écrit par exemple : « Nous déchirions l’album des rues et des boutiques. Nous courions dans les fêtes en voleurs d’images[54]. » Le terme désigne ici les fragments de réel perçu, les images mentales créées et le poème qui en résulte. On retrouve cette idée de transcription, en miroir, chez Cendrars notamment : « Le lyrisme est une façon d’être et de sentir, le langage est le reflet de la conscience humaine, la poésie fait connaître (tout comme la publicité un produit) l’image de l’esprit qui la conçoit[55]. » Le processus de transformation de l’image en texte (ou processus imageant) est parfois souligné dans les textes poétiques même, comme dans Simone de Montmartre de Mac Orlan : une image photographique est à l’origine du poème et, à la fin, le poème devient lui-même image et crée une image chez le lecteur[56]. Comme le souligne Philippe Ortel, « la photographie fait partie de ces objets “incitatifs”, générateurs d’écriture[57] ». Derrière la répétition, qui peut paraître naïve, du même terme, apparaît chez ces auteurs une conception visuelle de la poésie, comme une chaîne causale complexe. La poésie qu’ils promeuvent est une poésie de la monstration, qui cherche à donner à voir[58].

Il ne s’agit pas seulement d’une poésie de la présentation, car ces emplois du terme « image » montrent à quel point agit, dans la poésie des années 1910 et 1920, ce qu’Arnaud Rykner analyse comme un processus de négation de la littérature par son désir d’« expatriation » vers un autre art[59]. Dans le surréalisme, ce besoin d’expatriation est particulièrement marqué et le terme « image » sert à sortir la poésie de l’ornière de la littérature et à la confondre avec la vie dans son ensemble[60], de la même façon que l’emploi du mot « poésie » chez Breton vise à refuser la peinture rétinienne[61].

Si le terme « image » est intermédial (il s’applique aux images peintes, aux images poétiques, aux images filmées, etc.), il ne sert pas spécifiquement à la défense d’oeuvres hybrides sur le modèle du livre illustré ou du « livre de dialogue[62] ». Bien plus souvent, l’emploi de ce terme nourrit les débats internes à la poésie et oeuvre à la redéfinition de son périmètre, dans un contexte de concurrence médiologique qui constitue aussi une émulation pour la poésie.

Si, aujourd’hui, la poésie moderne semble intimement liée à la notion d’image[63], c’est là le résultat d’un processus historique. Le terme « image » a connu une extension continue au xxe siècle, tant dans ses usages que dans les valeurs qui lui ont été attribuées. Fréquemment employé dans les années 1910-1920 dans le discours critique des poètes modernes sur leur propre pratique, le mot s’est trouvé inscrit dans des réseaux de sens complexes, qui assurent le glissement de sa valeur ponctuelle, en tant que figure de rhétorique, à une valeur étendue qui est celle d’une figure esthétique. Elle témoigne ainsi d’une façon de penser la poésie française au xxe siècle, sa place et ses pouvoirs, en relation avec les arts et les médias visuels.

S’ils ont pu être perçus comme des concurrents ou des modèles de l’écriture, ceux-ci ont toutefois participé à la réactivation du sens visuel du terme, y compris pour l’image poétique, parallèlement à l’extension du sens du mot « poésie ». La dimension visible de l’image est pensée comme le produit d’une activité du regard et de l’esprit. L’image rhétorique, dans son sens restreint et local, sert alors de modèle négatif par rapport auquel se construit une conception élargie, l’image visuelle pouvant servir quant à elle, en tant qu’artefact, de modèle-source dans la mise en scène d’un processus de second degré lié à la mémoire et à l’imagination. Le terme « image » permet de, et même oblige à, penser ensemble images réelles et images mentales, ce que Bernard Vouilloux appelle les « images devant nous » et les « images en nous[64] », que ce soit pour faire apparaître la contradiction, la faire exister ou la résoudre. L’usage du mot « image » s’est ainsi développé en France en lien avec les arts visuels, mais il s’est aussi trouvé plus largement inscrit dans une réflexion transmédiale qui témoigne de sa valeur en tant qu’expérience de pensée et processus de production de sens.