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La communion se passe en silence…
La communion se passe en silence

andré breton[1]

Un critique écrivait récemment à propos des photographies insérées par André Breton dans Nadja : « Contrairement aux contemporains des surréalistes, nous jouissons d’un recul appréciable qui a rendu plus limpide le rôle des photos dans Nadja[2]. » Sébastien Côté fait sans doute ici référence à la publication d’un nombre considérable d’études qui, depuis près d’un siècle désormais, ont tenté de décrypter le sens de chacune de ces photographies dans l’économie du texte tout entier. Revenir sur les acquis apportés par ces articles dépasse bien entendu le cadre de l’analyse que nous proposons dans les pages suivantes et il faudrait sans doute y consacrer une thèse, ce que nous ne saurions trop recommander aux étudiants de lettres soucieux d’appréhender la question de l’interaction entre le texte et l’image dans le texte surréaliste.

L’examen de quelques-uns de ces articles, sélectionnés en fonction de l’intérêt dont nous avons pu témoigner en faveur de leurs conclusions et d’un parti pris chronologique allant des années 1980 aux années 2000, peut cependant nous apporter quelques informations précieuses sur l’évolution de l’interprétation des photographies de Nadja, voire peut-être nous permettre d’infirmer, à défaut de les confirmer, les propos de Sébastien Côté au sujet du rôle soi-disant désormais « plus limpide » de ces photos[3]. En effet, interrogations perplexes et affirmations entourées de toutes sortes de précautions semblent bien souvent s’imposer au terme des différentes analyses de la photographie au sein de Nadja dans les articles qui lui sont consacrés. Magali Nachtergael n’hésite d’ailleurs pas à reconnaître, dans sa propre étude de 2006, que « [l]e style des clichés trompe l’attente d’un lecteur avide[4] ». Si vingt années avant Nachtergael, Mario Richter croyait pouvoir, au seuil de son examen de la première partie de Nadja, affirmer être en mesure de « livrer la clef d’un livre qui [a] gard[é] le secret, jusqu’à ce jour semble-t-il, de son sens le plus profond[5] », force est de constater, comme nous allons tenter de le démontrer, que les photographies de Nadja sont encore loin d’avoir livré leurs secrets, continuant à leur manière à faire du récit de 1928, comme nous le rappelle Marguerite Bonnet dans sa notice pour l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, « celui des ouvrages de Breton qui a sans nul doute provoqué et provoque encore chez le lecteur l’ébranlement [et le questionnement, ajouterons-nous] le plus profond[6] ». Dans les pages qui suivent, nous reviendrons en un premier temps sur quelques-unes des étapes de la réception de Nadja en nous appuyant notamment sur les travaux relativement récents de trois universitaires (Sébastien Côté, Françoise Calin et Jean Arrouye). Pour les besoins de notre démonstration, nous avons préféré aborder ces trois essais dans l’ordre inverse de celui de leur date de publication en tenant compte davantage du degré croissant de réflexion métatextuelle qu’ils présentent que de leur place chronologique dans l’histoire de la critique sur Nadja. Afin d’illustrer ces considérations préliminaires, nous proposerons ensuite une lecture détaillée de deux clichés inclus dans le livre de Breton (le premier signé Henri Manuel, le second de Valentine Hugo) et de la dépêche insérée à la dernière page du livre que nous tenterons d’interpréter comme un effet de mise en abyme et autant de manifestations de la logique de rétractation des écritures présidant au texte de Breton.

Dans l’article auquel il a déjà été fait référence dans notre introduction, Sébastien Côté propose d’analyser les rapports intersémiotiques dans ce qu’il nomme l’iconotexte de Nadja et de L’amour fou en mettant en valeur les écarts entre la volonté d’objectivité témoignée par Breton tout au long de son récit de 1928, ainsi que dans l’avant-dire et les notes ajoutées pour la réédition de 1963, et la subjectivité qui finit cependant par s’imposer dans les diverses tentatives d’interprétation des photographies par la critique, y compris celle suggérée par l’auteur lui-même dans son propre article. Si Côté note que les ajouts de Breton, pour l’édition de 1963, ont permis de limiter « les délires d’interprétation[7] » de la critique, orientant encore un peu plus l’interprétation de cette dernière vers ce qui n’apparaissait peut-être pas encore aux yeux de Breton comme une évidence lors de la première édition du texte, il n’en demeure pas moins que Côté est bien conscient, tout au long de son analyse, du caractère ardu et vain de son entreprise. À plusieurs reprises, au coeur même de sa lecture des deux portraits symboliques de Nadja (« Ses yeux de fougère » qu’il rebaptise « Les Yeux », et « Au musée Grévin… » transformé en « Le Porte-Jarretelle »), le critique laisse entendre combien l’interprétation des photographies dépend en fait, en grande partie, de l’idiosyncrasie et de la subjectivité du lecteur. À propos de la photographie des yeux de Nadja, par exemple, Côté admet que « ce photomontage pourrait tout autant représenter la fragilité de la femme que synthétiser dans une formidable métonymie les tropismes de la souffrance amoureuse[8] ». Au paragraphe suivant, le critique s’interroge : « […] que sommes-nous en mesure de tirer de cette photo ? », pour aussitôt convenir du fait que sa propre lecture ne constitue qu’une option « [p]armi l’infini des interprétations possibles[9] ». En somme, il y aurait autant d’interprétations possibles qu’il y a de lecteurs et de lectrices du livre. Et le critique de conclure, au terme de son analyse des deux photographies : « Il faut avouer que nos précautions ne suffisent pas à relier efficacement ces deux portraits à leurs véritables référents, car la majorité de nos affirmations ratent sciemment la cible[10]. » Loin de reprocher à l’auteur ses hésitations et ses interrogations, il faut au contraire louer ses précautions oratoires et l’expression des doutes qui l’assaillent au moment de fixer les limites de son interprétation, limites que le critique a justement raison de souligner à plusieurs reprises, à notre sens, comme étant inhérentes au récit de Breton, non seulement pour se préserver lui-même des « délires d’interprétation », mais pour reconnaître aussi implicitement que toute tentative d’interprétation des photographies de Nadja relève en somme du domaine de l’aporie. On pourrait ajouter aux conclusions du critique plusieurs remarques que Breton a placées lui-même dans son récit et qui peuvent être prises comme autant de commentaires sur le travail de la lecture de Nadja et en particulier sur le travail d’interprétation des photographies. Breton s’est peu exprimé sur leur sens sinon pour confier, dans une lettre à Lise Meyer, qu’il pensait qu’un tel dispositif iconographique rendrait son livre « beaucoup plus troublant[11] ». Une dizaine de pages avant la fin de Nadja, au terme de son récit, l’auteur indiquait aussi sa volonté, postérieure, de « revoir » ce dernier afin de donner des « quelques personnes et quelques objets » dont il y est question « une image photographique qui fût prise sous l’angle spécial dont « [il] les avai[t] [lui]-même considérés » (N, p. 177[12]).

Ces deux remarques incidentes de la part de l’auteur sur le sort de la photographie dans Nadja doivent être complétées par deux autres qui, si elles ne portent pas sur la photographie à proprement parler, n’en révèlent pas moins les dispositions de Breton quant aux productions visuelles en général. La première remarque concerne certains éléments d’un tableau de Braque que Nadja reconnaît dans l’appartement du narrateur, éléments « qui m’ont toujours intrigué » (N, p. 149) indique ce dernier et qu’il ne semble d’ailleurs pas en mesure d’interpréter. La seconde porte sur la représentation théâtrale de la pièce Les détraquées, représentation que le narrateur, en dépit de son rejet déclaré de la description, donne littéralement à voir aux lecteurs et aux lectrices de Nadja par l’intermédiaire d’un résumé fort détaillé, aux allures photographiques pourrait-on dire et, qui plus est, s’étalant sur une dizaine de pages : « La pièce, j’y insiste, ajoute le narrateur, ce n’est pas un de ses côtés les moins étranges, perd presque tout à n’être pas vue » (N, p. 46 ; l’auteur souligne). En dépit du souvenir précis et quasiment photographique que le narrateur conserve de la pièce de Palau, et qu’il cherche à restituer à ses lecteurs, l’intelligence du spectateur semble buter, comme plus tôt dans le cas du tableau de Braque, sur des éléments qui ne cessent de l’« intriguer », « conjectures qui pour [lui] ont été de mise à chaque fois qu’[il a] revu cette pièce » (N, p. 55). Ainsi, en présence d’un tableau et d’une représentation théâtrale, comme face à la photographie pourrait-on ajouter, il semblerait que l’auteur-spectateur de Nadja se retrouve aussi démuni que le lecteur Breton confronté à une scène dialoguée de son propre poème dans Poisson soluble, et qui confie dans Nadja : « […] je n’ai jamais su [lui] attribuer de sens précis et […] les personnages me sont aussi ininterprétables que possible » (N, p. 92[13]). Si Breton, écrivain, reconnaît volontiers toute la difficulté à saisir le sens de sa production textuelle, on imagine assez quel peut être son embarras lorsqu’il s’agit d’interpréter le sens de photographies prises par des tiers, quand bien même celles-ci se trouvent insérées dans un récit qui lui appartient mais qu’il n’hésite pas, cependant, à qualifier d’« histoire à dormir debout » (N, p. 180[14]). Comme semble le suggérer la remarque elliptique de Breton sur le dispositif iconographique de son récit, dans la lettre à Lise Meyer citée précédemment, les photographies de Nadja n’ont peut-être d’autre signification, hormis leur fonction vaguement illustrative, que de rendre le « livre beaucoup plus troublant » en tablant, pour résoudre ce trouble, sur l’idiosyncrasie de chaque lecteur et en réalisant ce qu’André Gide proposait déjà trente ans plus tôt dans son avant-dire de Paludes (citation dans laquelle il faudrait bien sûr remplacer la mention du nom de « Dieu », utilisée par l’auteur de L’immoraliste, par celui de « Hasard ») :

Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, – cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. – Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos oeuvres[15].

C’est à cette idiosyncrasie du lecteur, ou en l’occurrence de la lectrice qu’elle est, que Françoise Calin, elle-même critique attentive de Paludes[16], fait appel dans un article de 1990 consacré aux faits « glissades » et aux faits « précipices » de Nadja[17]. Dans la première page de son article, Calin annonce son intention : « Y a-t-il [dans les premières séquences de Nadja] association d’idées, juxtaposition accidentelle ou, comme nous le soupçonnons, une progression, occultée, il est vrai, mais d’une certaine logique[18] que nous aimerions mettre à jour[19] ? » C’est bien avec l’objectif de « mettre au jour » la progression des séquences et des motifs récurrents qu’elles contiennent que Calin emploie tous ses talents de lectrice, auxquels elle adjoint certains souvenirs plus personnels, pour débusquer les éléments qui, dans les photographies des premières séquences de Nadja, se font écho. « On aurait presque l’impudence, et l’imprudence, de croire que tout s’explique[20] », confie-t-elle. À trois reprises au moins, au cours de son analyse, l’impudence du critique trouve à se manifester. À propos de la charrette tirée par un cheval, dont Breton ne fait aucune mention particulière dans son récit, visible dans la toute première photographie du livre représentant la statue de Jean-Jacques Rousseau et l’hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, Calin décrète, en anticipant sur la cinquième photographie représentant la façade d’une boutique de bois et charbons : « Je reconnais, pour ma part, dans cette petite voiture, le véhicule dont se servaient les marchands de charbon – les bougnats de la troisième séquence – pour faire leurs livraisons[21]. » Toujours à propos de la même charrette, la critique aux origines bretonnes et pétrie de légendes celtiques, ajoute : « Je serais presque tentée de passer, de glisser d’Ango à Ankou et d’entendre le bruit des roues de la charrette étrangement posée, postée, entre l’hôtel de Breton et la statue de Rousseau[22]. » Trois séquences plus loin, sans doute inquiète du fait que son impudence critique puisse virer à l’imprudence dans l’interprétation, Calin conclut : « Il me faut toutefois avouer que rien, dans la séquence 6 elle-même, ne nous permet de penser ce que je viens d’écrire[23]. » Suivant la propre approche de Breton, dont la relation avec Nadja peut à bien des égards servir de modèle de lecture pour le texte même de Nadja, la critique semble buter sur l’absence de certitudes dans son analyse et préfère couper court à son imagination. « [S]’il faut vouloir être sûr [écrivait Breton à la fin de son récit après son aventure en compagnie de Nadja], je m’y refuse absolument. » (N, p. 183) La prudence retrouvée de Calin réitère en fait l’attitude de Breton lui-même pour qui, au terme de la partie du récit consacrée aux faits « glissades » et aux faits « précipices », il serait « impossible d’établir de l’un à l’autre [des éléments] une corrélation rationnelle » (N, p. 68 ; nous soulignons). Si l’interprétation du critique n’est pas « rationnelle », elle est donc subjective car liée à autre chose qu’à la pure logique, « la plus haïssable des prisons », selon Breton (N, p. 169). Cette subjectivité du lecteur de Nadja correspond sans doute, au niveau du narrataire, à ce que Breton désigne tour à tour, au niveau du narrateur, par « l’expression d’un état émotionnel » ou bien le « clavier affectif » (N, p. 5). Dans le cas de l’article de Françoise Calin, ce clavier est constitué par des souvenirs de lectures, soit par une forme d’intertextualité plus subjective qu’objective :

Ces images m’ont apporté une phrase : « Et les têtes tombaient comme des tuiles les jours de grand vent ». Phrase que je cite de mémoire, dont j’ignore l’auteur et qui illustrait, dans les manuels d’histoire de mon enfance, l’ardeur punitive de Fouquier-Tinville. Se peut-il que Breton l’ait, lui aussi, connue, retenue, repensée[24] ?

Pour reprendre l’expression de Breton, « [s]ubjectivité et objectivité se livrent une série d’assauts » (N, p. 7) dans la lecture que Calin propose des premières séquences et photographies de Nadja, puisque se mêlent à la fois dans ses analyses l’observation attentive de phénomènes textuels et visuels récurrents et avérés dans le texte de Breton et l’évocation de rapprochements textuels et visuels basés, quant à eux, sur des éléments plus subjectifs tels, par exemple, l’intertextualité (souvenirs des lectures enfantines de l’auteure de l’article). Marguerite Bonnet rapproche cette subjectivité des principes ayant guidé Breton dans ses expériences d’écriture automatique :

[Breton] entend bien ne pas oublier certains aspects de l’automatisme, note-t-elle, son texte sera régulièrement le fruit d’une tension entre le compte tenu d’une narration à la recherche d’une communicabilité satisfaisante et le lâcher-tout soucieux d’intégrer des éléments relevant d’une autre scène[25].

Si une telle approche, que ce soit celle de Breton dans son récit ou celle du critique dans son analyse, ne manque pas de charme et d’intérêt, elle n’en demeure pas moins sujette à caution et constitue une méthode dont le champ d’application reste cependant limité pour un critique soucieux de conserver une approche scientifique. Comme le remarque le narrateur de Nadja à propos de certaines histoires de la jeune femme qu’il peine à interpréter : dans les circonstances présentes, « le droit de constater me paraît être tout ce qui est permis » (N, p. 90). D’ailleurs, il se pourrait que l’effet « beaucoup plus troublant » du livre, auquel Breton fait référence à propos des photographies, découle du fait que la signification échappe justement en partie à l’analyse du récit, qu’il ne soit pas possible d’en réduire complètement le sens, ni celui des photographies, à un tout clair et univoque et encore moins de ramener les choses et les êtres « à un sens acceptable de la réalité », comme Breton reproche à la psychiatrie de vouloir le faire à la fin de Nadja[26] (N, p. 167). Au contraire, en préservant une partie de leur secret, les différents épisodes et photographies conservent une certaine aura et continuent à exercer sur le lecteur, comme plusieurs détails des Détraquées sur le narrateur-spectateur de Nadja, une fascination liée à l’inachèvement du sens, à l’incomplétude de l’histoire du narrateur avec Nadja, à ses bredouillements et ses incohérences que les « immenses retards de compréhension » du jardinier des Détraquées, « ressass[ant] d’une manière de moins en moins intelligible les mêmes choses » (N, p. 52), annonçaient déjà avant même l’entrée en scène de Nadja dans l’histoire[27]. Pour le spectateur de la pièce de Palau qu’est le narrateur, « le manque d’indices suffisants demeure par excellence ce qui [le] confond » (N, p. 55). Il nous semble possible d’en dire autant ici à propos des photographies de Nadja : leur « part d’incommunicabilité même est une source de plaisirs inégalables » (N, p. 22). Le lecteur demeure certes charmé, mais aussi, le plus souvent, décontenancé et désorienté face à des images dont il ne parvient pas tout à fait à interpréter et encore moins à épuiser le sens. Ce sentiment peut également rappeler la fascination pour une personne restant inatteignable (comme le demeure Nadja pour le narrateur), un amour qui ne trouvera jamais sa concrétisation dans la réalité et qui de ce fait perdure à l’infini, l’absence ne cessant d’exciter l’imagination de celui qui en est la victime. Les photographies de Nadja fascinent aussi et surtout parce que, comme la personne même de Nadja pour le narrateur, elles résistent à notre regard, ne se laissent pas saisir intégralement et conservent leur mystère qui contribue en fait à rendre leur charme plus « troublant » pour reprendre le mot de Breton. « Au-delà de sa fonction informative, écrit Michel Carassou, la photographie, en proposant une réserve de significations, apparaît comme un activateur de l’imaginaire[28]. » Comme l’amant éconduit, « [l]e plus subtil, le plus enthousiaste commentateur » (N, p. 13) d’un texte surréaliste – et Françoise Calin l’est assurément – ne peut que renoncer à certaines de ses prérogatives habituelles pour se contenter, dans le cas de Nadja, « d’essayer de découvrir ce qui fait signe au-delà de l’apparence de ces images », comme le préconisait Jean Arrouye[29]. Dans Nadja, Breton « scrute quelque chose qui nous reste à tout jamais invisible » (PN, p. 138).

Dans l’un des articles les plus importants qui aient été consacrés à ce jour aux photographies de Nadja, Jean Arrouye retrace de manière précise et convaincante la façon dont les photographies sélectionnées par Breton pour son livre « se répartissent référentiellement en quatre catégories : lieux, portraits, documents, objets curieux et objets d’arts » (PN, p. 129). Le critique se livre à une analyse détaillée fort riche de chacune d’entre elles, pour finalement reconnaître que « [l]es frontières sont loin d’être étanches entre ces catégories » (PN, p. 129). Et, en effet, en abordant Nadja, le critique spécialiste de la photographie constate que « [l]es relations entre texte et images posent des problèmes bien plus complexes » (PN, p. 149[30]). Par exemple, remarque-t-il, « nombreuses sont les équivalences fonctionnelles qui font qu’une image appartenant référentiellement à telle catégorie joue un rôle démonstratif ou symbolique qui ressortit d’une autre » (PN, p. 129). Une fois de plus, comme ce sera le cas plus tard dans les articles de Sébastien Côté ou de Françoise Calin, le critique parvient assez rapidement à se heurter à l’impossibilité de faire entrer les éléments textuels et visuels de Nadja dans sa grille de lecture. Aux deux tiers de son analyse, Jean Arrouye est bien conscient de la difficulté qui est la sienne : « Vouloir concilier les prérogatives du texte et de l’image et passer outre la contradiction de leurs structurations, [admet-il, c’est] vouloir dépasser une aporie. » (PN, p. 143) Le mot est lancé. Du reste, une lecture attentive de la formulation des propos du critique permet de mettre en lumière les contradictions et autres obstacles – et ils sont nombreux – que ses analyses soulèvent au fur et à mesure de leur progression. Tour à tour, Jean Arrouye reconnaît qu’« on est bien obligé de déduire que [telle] image ne se contente pas purement et simplement de suppléer le texte dans ses fonctions propres », « qu’on ne peut pas impunément décider soi-même » (PN, p. 127 et 146), et le recours à des expressions telles que « [f]aut-il déduire que… ? », « on est tenté de penser que… » (PN, p. 128) trahissent, comme chez Françoise Calin, le doute et la perplexité dans lesquels se trouve plongé le critique malgré lui. Les éléments contenus dans les photographies du texte, tout comme « les personnages des dessins de Nadja ou les fétiches de Breton […] semblent nous questionner, nous prendre à témoin ». (PN, p. 138) Les rôles s’inversent donc. Dans un effet spéculaire qui ressemble fort à un jeu de miroirs en abyme, les photographies (qui sont elles-mêmes autant de mises en abyme de l’histoire) finissent par interroger le critique plus qu’il ne le fait lui-même et le renvoient à ses propres interrogations, à ses hésitations et à son embarras. Dans Nadja, comme dans les « Correspondances » de Baudelaire, le lecteur « passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers[31] ». Bien loin d’ouvrir sur un espace de signification clair et homogène, le cadre des photographies met en scène le jeu même de la lecture ou, pour être plus précis, de la difficulté à bien lire (les photographies, mais aussi et surtout le texte), à repérer aisément des éléments de signification, à percer le sens de leur fonction.

En effet, on serait bien en peine de distinguer quoi que ce soit de bien précis ou même de lisible dans les photographies de Nadja qui, assez souvent, représentent tour à tour des fenêtres d’immeubles (l’hôtel des Grands Hommes, la place Maubert, la place Dauphine, le Sphinx Hôtel du boulevard Magenta, la place Villiers), des vitrines de boutiques (la boutique de bois et charbons, la librairie de L’humanité, le café La Nouvelle France, la boutique de camées durs), ou encore des portes (le manoir d’Ango, la porte Saint-Denis, une salle de l’institution de jeunes filles dans Les détraquées, la boutique dans le tableau La profanation de l’hostie de Paolo Uccello, les portes des châteaux forts dans les images d’Épinal du vieux quémandeur au café La Régence, le château de Saint-Germain-en-Laye, l’édifice dans L’énigme de la Fatalité de Giorgio de Chirico). Dans de nombreux cas, et de façon assez paradoxale, ces ouvertures ne guident pas tant le regard du lecteur vers un champ dégagé et limpide que sur des espaces fermés qui forment autant de barrières et d’obstacles à la vue et au sens. Ces lieux de passages ne mènent nulle part, les fenêtres n’éclairent pas et les portes n’ouvrent sur rien sinon sur le vide et l’absence. Les uns comme les autres débouchent plutôt sur ce qui ressemble davantage à des impasses, formes qu’on pourrait dire matérialisées de l’aporie dont parle Jean Arrouye dans son article. Dans un grand nombre de cas, fenêtres, portes et vitrines sont photographiées rideaux tirés ou persiennes entrebâillées (les fenêtres des immeubles de la place Maubert, la porte à gauche de La profanation de l’hostie, les fenêtres des immeubles de la place Villiers), ou de biais, si bien qu’au lieu de refléter le hors champ (ou bien le hors texte pourrait-on dire), elles ne parviennent à capter que les ombres ou la lumière environnantes, d’où ne se dégage rien d’autre pour le lecteur-spectateur que le mystère et le néant[32] (l’obscurité angoissante de la porte du manoir d’Ango, de celle de la boutique de bois et charbons et de la porte jouxtant la librairie de L’humanité, les arches énigmatiques de L’énigme de la Fatalité de Chirico) ou, au mieux, un fatras de lignes indescriptible (la vitrine de La Nouvelle France, la boutique de camées durs, le Sphinx Hôtel) qui n’est pas sans rappeler la réaction du peintre Porbus et de son jeune élève Nicolas Poussin, les protagonistes du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, devant le tableau de leur vieux maître Frenhofer : « Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour[33]. » Et le jeune peintre, Nicolas Poussin, de s’exclamer : « Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture[34]. » Cette « muraille », les lecteurs de Nadja la retrouvent souvent dans les photographies du livre.

Deux d’entre elles retiendront ici plus particulièrement notre attention. Il s’agit du cliché d’Henri Manuel représentant une scène des Détraquées où l’on distingue sur la droite, derrière le personnage, qui semble être la directrice de l’institution de jeunes filles, un long miroir (curieusement le seul dans toutes les illustrations contenues dans Nadja) de forme rectangulaire, haut et étroit, disposé de biais sur la scène, si bien que, au lieu de réfléchir l’image des autres personnages ou de l’espace de l’avant-scène, il ne reflète que le pan de mur opposé de la pièce à l’intérieur de laquelle se noue le drame, emprisonnant encore plus les personnages dans l’histoire sordide en train de se dérouler sous les yeux des spectateurs et ne laissant entrevoir aucune issue, aucune échappatoire. Le centre de la photographie est divisé par la ligne imaginaire formée par la juxtaposition, à gauche, de l’armoire à pansements de couleur blanche (portes fermées, bien entendu) où – le narrateur nous l’apprend trois pages plus loin – se trouve enfermé et dissimulé le corps ensanglanté de l’enfant qui a disparu et, à droite, l’encadrement d’une porte-fenêtre de dimension similaire à celles de l’armoire à pansements et qui semble donner sur un mur aveugle de couleur blanche comme cette dernière, ôtant aux personnages, comme aux spectateurs, toute possibilité de fuite. Enfin, le motif des boiseries sombres, aux dimensions assez proches de celles de l’armoire à pansements et de la porte-fenêtre blanches avec lesquelles elles contrastent, qui se répète d’un bout à l’autre de la pièce sur tout l’espace de la scène et de la photographie, contribue encore à clore l’espace, à créer une sensation d’enfermement et d’étouffement qui n’est pas sans préfigurer le sort malheureux qui attend Nadja ni celui du lecteur d’un récit qui devient de plus en plus impénétrable et offre toujours moins d’issues satisfaisantes.

La seconde photographie qui retiendra notre attention ici est la dernière du livre. Le cliché, dû à Valentine Hugo, représente un panneau indicateur sur lequel il est possible de lire très clairement l’inscription « Les Aubes » et au pied duquel on aperçoit, dans le lointain, les arches d’un pont enjambant un fleuve ou une rivière (en fait il s’agit du Rhône). Cette image d’un paysage, sinon idyllique au moins de nature plutôt engageante et lumineuse, surtout lorsqu’on la compare à toutes les autres images qui la précèdent (le contraste avec les représentations plutôt sombres et tristes de l’espace urbain des autres photographies est saisissant) est cependant noircie, ou plutôt blanchie, par ce qui semble un autre panneau indicateur, de taille plus réduite que le précédent et situé immédiatement en dessous de celui-ci, sur lequel ne se détache aucune inscription ou plutôt que la lumière blanche et éclatante du jour nous empêche de décoder : les indications se résument à un espace entièrement immaculé, comme si elles avaient été effacées par une couche de peinture blanche, comme si quelqu’un de mal intentionné avait tout fait pour tenter de nous égarer et donc contredire le message du panneau indicateur au-dessus. Plutôt que d’indiquer un lieu ou une direction à suivre, le panneau nous renvoie un reflet opaque qui, pour reprendre l’expression de Jean Arrouye, interroge le lecteur plus qu’il ne le guide, illustrant bien, comme si cela était encore une dernière fois nécessaire, dans ce récit sur le point de se clore, « la place essentielle que tient le non-dit, les rétractions de l’écriture, le halo des silences[35] » dans Nadja.

Figure 1

Épreuve de la reproduction photographique des Détraquées (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Fonds André Breton)

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Nadja se clôt sur un autre texte, le texte d’un autre auteur resté anonyme. Il s’agit de l’insertion d’une dépêche tirée d’un journal lui-même demeuré anonyme, bloc de texte rectangulaire qui n’est pas sans rappeler la forme des photographies insérées tout au long du livre et qui, comme elles, vient interrompre le fil de la lecture ou, plutôt, la suspend un instant pour inciter le lecteur à faire une pause et à tenter de deviner les liens rattachant les éléments hors texte (au sens où l’on parle, dans le vocabulaire de l’édition, d’illustrations hors texte) à ceux du texte[36]. Cette fois-ci, cependant, le récit ne continuera pas après cette interruption. Le narrateur ne reprendra plus la parole, sinon pour clore le récit par une formule (« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas »). La dépêche prend les allures d’une bouteille à la mer au terme d’un récit qui s’achève plutôt brutalement :

X…, 26 décembre. – L’opérateur chargé de la station de télégraphie sans fil située à l’Île du Sable, a capté un fragment de message qui aurait été lancé dimanche soir à telle heure par le… Le message disait notamment : « Il y a quelque chose qui ne va pas » mais il n’indiquait pas la position de l’avion à ce moment, et, par suite de très mauvaises conditions atmosphériques et des interférences qui se produisaient, l’opérateur n’a pu comprendre aucune autre phrase, ni entrer de nouveau en communication. Le message était transmis sur une longueur d’onde de 625 mètres ; d’autre part, étant donné la force de réception, l’opérateur a cru pouvoir localiser l’avion dans un rayon de 80 kilomètres autour de l’Île du Sable.

N, p. 190 ; nous soulignons

Mise en abyme du livre, la dépêche figurant à la dernière page de Nadja l’est à deux égards. Mise en abyme de l’énoncé, elle résume en quelques lignes la relation du narrateur et de la jeune femme dominée par l’incompréhension et l’incapacité à communiquer efficacement[37]. Mais la dépêche est aussi une mise en abyme de l’énonciation, puisqu’elle met en lumière les difficultés du narrateur à restituer son « histoire à dormir debout » (N, p. 180) aux lecteurs. Certains « fragments » de la dépêche, soulignés dans la citation ci-dessus, sont autant de remarques qui pourraient tout à fait s’appliquer aux difficultés rencontrées par le narrateur dans son propre récit. Dans Nadja, gêné par les « interférences », l’« opérateur » (au sens d’opérateur photographe) n’a capté qu’ un « fragment de message » de toute cette histoire et a perdu le contact avec la jeune femme : il « n’a pu comprendre aucune autre phrase, ni entrer de nouveau en communication » avec elle. Dans Nadja, Nadja demeure inatteignable, hors champ. « Comment pourrais-je me faire entendre ? » (N, p. 175), se demandait déjà le narrateur une quinzaine de pages avant que ne tombe la dépêche de la dernière page. Au terme de Nadja, tout disparaît, tout s’efface. Les plages de sable de l’Île du Sable où semble s’être écrasé l’avion de la dépêche viennent recouvrir les pages du livre, laissant son auteur désemparé et dans la situation d’« un homme foudroyé aux pieds du Sphinx » (N, p. 130).