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« Le théâtre compose des tableaux condamnés à s’effacer à jamais[1] », aimait à dire Léon Gischia, décorateur pour Jean Vilar, peintre non figuratif qui refusait de séparer ses deux pratiques artistiques. Célèbre pour avoir révolutionné la scène française en la faisant évoluer vers l’épure, notamment dans la conception du décor, Jacques Copeau a-t-il anticipé cette conviction, lui qui, adolescent, espionnait, caché dans la salle, les répétitions d’André Antoine à l’Odéon, avant de s’établir comme critique dramatique, d’adapter pour la scène le labyrinthique roman de Dostoïevski, Les frères Karamazov, puis d’ouvrir son propre théâtre, Le Vieux-Colombier, avec l’appui de la NRF, en octobre 1913 ?

De retour de New York, où, mandaté par Georges Clemenceau, installé au Garrick Theatre, il a été l’ambassadeur de la culture française d’octobre 1917 à juin 1919, Copeau rouvre son théâtre parisien le plus tôt possible après la démobilisation, avide de retrouver la maîtrise du choix des pièces qu’il avait en partie perdue en Amérique, ayant dû y jouer certains auteurs qu’il honnissait, comme Edmond Rostand, Eugène Brieux ou Paul Hervieu. De 1919 jusqu’à la fermeture, en 1924, se succèdent au Vieux-Colombier dix-sept pièces, de seize auteurs modernes, choisies pour renouveler le répertoire de langue française[2].

Si ces pièces comportent bien sûr des éléments dramaturgiques que Jacques Copeau, comme tout metteur en scène depuis André Antoine, et surtout ensuite, est amené à conserver et à préciser, l’examen de ses archives montre qu’il les transforme ou les développe aussi volontiers, en accordant une importance extrême à son propre regard. Si l’on entend par « image scénique » le tableau ou le plan, pour emprunter soit à la grammaire picturale soit au langage cinématographique, que découpe le cadre de scène du point de vue d’un observateur placé dans la salle de spectacle, et par « viseur », selon la définition usuelle, le dispositif permettant de limiter le champ photographique, quelles images scéniques Copeau compose-t-il à partir des textes qu’il a sélectionnés ? Comment utilise-t-il son viseur pour élaborer ses scénographies ?

Ancien comédien du Vieux-Colombier, fondateur de L’Atelier et membre du Cartel des quatre grands metteurs en scène français de l’entre-deux-guerres, Charles Dullin semble avoir perçu une mutation importante dans la définition de l’image devenue selon lui, pendant l’entre-deux-guerres, « le fait d’assister par la vue : au cinéma, par la vision photographique ; dans le roman, par la vision figurative ; au théâtre, par la vision imaginative d’une action donnée[3] ».

Parcourir les archives du Vieux-Colombier en ayant à l’esprit cette proposition conduit à se demander comment Copeau a choisi de mettre en relief les images et, plus généralement, tout accessoire destiné à accrocher l’oeil, présents dans les textes. Alors que ses contemporains louent l’ascèse de ses scénographies, il ne choisit pas pour autant de réduire les signes dramaturgiques et ne se désintéresse pas du costume, tandis que l’épure des décors, est, par ailleurs, toute relative, plutôt subordonnée à la nature de chaque pièce. La dialectique semble complexe entre l’imaginaire des dramaturges, l’imagerie propre au metteur en scène-dramaturge et les ajustements de son viseur. La particularité de Copeau est qu’il est l’auteur de La maison natale, représentée dans son propre théâtre, sans compter d’innombrables textes dont il avait projeté la création, restés inédits, à l’état de manuscrits, tels La Sève ou Le Roi, son Vizir et son Médecin[4].

L’imaginaire des dramaturges

Les oeuvres françaises créées au Vieux-Colombier dans les années 1920 n’accordent pas une attention similaire à la préparation scénique, que ce soit dans les didascalies ou dans les données dramaturgiques internes au dialogue théâtral. Parmi elles, Le paquebot Tenacity de Charles Vildrac, qui est à la fois le plus grand succès du Vieux-Colombier et la pièce exemplaire du « théâtre du silence », propose une rénovation drastique des décors. De connivence avec l’auteur, puisque la pièce a été publiée en 1919, et reprise sans variantes l’année suivante chez Gallimard[5], Copeau a conçu un espace scénique radicalement moderne, avec un dispositif unique et dépouillé : une salle de bar-restaurant, son comptoir, ses tables et ses chaises. Au moyen de variations d’éclairage, deux atmosphères sont déclinées : diurne et nocturne – cette dernière, cruciale pour apporter l’intimisme nécessaire dans la scène de séduction de la serveuse Thérèse par l’aventurier Bastien à la fin du second acte[6]. Si le metteur en scène actualise les didascalies publiées par Charles Vildrac, il minore légèrement les éléments réalistes : « [L]a porte d’entrée ouverte, avec vue sur un bassin encombré de navires[7] » est réinterprétée en une vaste baie vitrée fermée de trois panneaux, derrière laquelle se laissent deviner, plus que voir, le ciel et la mer.

L’imagerie de la pièce de Vildrac est paradoxale, en raison de l’absence du Tenacity, paquebot transatlantique qui n’est jamais vu et n’est décrit qu’une seule fois, symbole d’un départ improbable vers une vie nouvelle, sur lequel repose toute la progression dramatique. Copeau choisit un costume légèrement décalé pour le seul personnage qui établit un lien avec le hors scène portuaire : le Marin anglais, à qui il fait endosser la traditionnelle tenue du matelot français, la marinière bleue et blanche à grand col et le béret blanc à pompon rouge[8]. Lorsqu’il vient annoncer aux deux démobilisés, Ségard et Bastien, qui souhaitent s’expatrier pour aller travailler au Canada, l’avanie mécanique qui doit maintenir le paquebot à quai pendant quinze jours, il introduit une touche de comique. Après son passage éclair sur la scène, débute une situation d’attente propice aux hésitations, les deux amis étant hébergés par la veuve Cordier dans son hôtel-restaurant à la fin du premier acte et rivalisant pour courtiser la serveuse Thérèse à l’ouverture du second.

Dans ce texte dramatique assez épuré, les images, au sens rhétorique du terme, n’en sont que plus éclatantes et ont le pouvoir de faire méditer le spectateur, particulièrement la métaphore maniée par Hidoux – figure originale de pilier de bar philosophe qui, tel un choeur antique, commente tout ce qui se passe et ce qui se dit dans la salle de restaurant – lorsqu’il oppose, au dénouement, les caractères des deux amis, l’un tenace, l’autre indécis : « Il y a les gens comme Ségard qui sont dans la vie comme des bouchons sur un fleuve. Un temps ils iront rêver et se dandiner dans une anse ou entre les roseaux. […] Sinon, un remous, et les voilà qui démarrent, les voilà repartis. […] Les autres, ce sont les girouettes. C’est Bastien[9]. »

Si Copeau a apprécié que le premier texte de Vildrac s’implante si efficacement sur la scène, il a pu regretter que l’écriture du second, Michel Auclair, oppose trop brutalement les lieux à son goût, risquant d’enfermer dans un carcan la perception du spectateur. Il l’explique à l’auteur avant d’accepter de monter la pièce :

Le contraste […] que vous dites avoir voulu si délibérément entre le 1er et le 2ème acte de Michel Auclair […] est tellement destiné par vous à montrer que c’est le contraire du prévu qui arrive dans la vie, que le 1er acte, pour un esprit peu averti, devient justement comme une préparation théâtrale du 2ème et qu’à force de ménager la surprise de ce 2ème acte il la fait précisément prévoir[10].

La première plantation, idyllique et champêtre, représente une jolie maison en vieilles pierres avec un jardin fleuri où les personnages s’attardent en discutant et en se livrant à des activités quotidiennes autour d’une table de jardin. La scène correspond à la période des fiançailles insouciantes de Suzanne et de Michel, sous l’oeil bienveillant de la mère de ce dernier, avant son départ pour Paris en apprentissage du métier de libraire, tandis que le décor sur lequel ouvre le second acte montre un intérieur paupérisé et chaotique, avec une corde encombrée de linge qui traverse un tiers de l’espace et marque l’asservissement de Suzanne aux tâches ménagères auprès d’un époux dépensier, l’adjudant Blondeau, choisi de préférence à Michel[11].

Pour souligner le narcissisme et l’orgueil du bellâtre, un « portrait de Blondeau en agrandissement photographique » trône au milieu du mur face aux spectateurs. Lors de la création de la pièce[12], Copeau n’actualise pas totalement la suite de la didascalie du texte publié en 1923 : « panoplie de fleurets et de pistolets » sur « un écusson garni d’andrinople ». Il opte pour un discret accrochage de deux sabres croisés à l’arrière-plan, accessoires qui sont même absents de la liste à préparer pour le second acte conservée dans les archives du Vieux-Colombier[13]. Dans un contexte qui est encore celui de l’après-guerre, Copeau a probablement souhaité minorer les allusions antimilitaristes. Vildrac a pris une légère revanche par l’édition de son texte, revenant à sa première intention didascalique, ce qui pose la question de l’instabilité du texte théâtral : quand est-il véritablement arrêté ? Quel élément scénique appartient en propre au dramaturge et quel autre au metteur en scène ?

L’oeuvre des athlètes, commencée en 1913-1914, corrigée et complétée après la Première Guerre mondiale, puis créée le 10 avril 1920, est le fruit d’une collaboration harmonieuse entre Georges Duhamel et Jacques Copeau[14]. Le premier acte repose sur l’attente, par la famille du pharmacien Auboyer, de l’arrivée d’un illustre cousin philosophe, Henri Coudert – devenu après la guerre Rémy Beloeuf. Avant même que le penseur ne fasse son entrée dans la famille, son portrait, reproduit en frontispice de la revue dont il est le directeur, est commenté avec loufoquerie par le fils de la famille, Denis, et Amédée, son ami, garçon pharmacien :

DENIS. – Tiens (Il prend la revue des mains d’Amédée). Tu veux des figures ? En voici une.
AMÉDÉE, riant. – Ah ! M’cher ami ! ah ! ah ! […] Oh ! Oh ! c’est un chat[15].

L’attente du spectateur, qui ne voit pas l’image, s’en trouve renforcée jusqu’à l’entrée en scène de Beloeuf, quatre scènes plus tard, « 35 ans, taille médiocre, élégance étriquée, cheveux soignés et divisés par une raie médiane, barbe en éventail qu’il flatte à petits gestes[16] ».

Le second acte montre le parasite installé chez son cousin et dévoile l’étendue de son emprise sur tous les membres de la maisonnée, à l’exception de Denis et d’Amédée. Le vestibule est divisé en deux espaces : le premier, qui est resté meublé comme il l’était avant son arrivée ; le second, qu’il a colonisé. La didascalie se veut explicite :

Une grande pièce s’ouvrant par le fond dans une galerie qui prend jour sur la rue. À droite, porte de l’appartement de Beloeuf. À gauche, porte donnant accès chez les fils Auboyer et chez Amédée. La pièce semble idéalement divisée en deux régions. Celle de droite comporte une table chargée de papiers, une bibliothèque, des casiers et des cartonniers. Les murs, de ce côté, sont recouverts d’une profusion de tableaux représentant Berlioz, Wagner, Nietzsche, Tolstoï et autres visages célèbres. On distingue surtout de nombreux portraits figurant Rémy Beloeuf sous divers aspects. La moitié gauche de la pièce contient un sopha [sic] et un porte-manteau. Les murs en sont nus. Au lever du rideau, on y distingue cependant un petit portrait de Beloeuf accroché près de la porte du fond[17].

La vive opposition entre Denis et le moderne Tartuffe est dès lors symbolisée visuellement par l’action de dépendre et de raccrocher le portrait du penseur sur le mur, à trois reprises, au fil des scènes du second acte[18], pour le porter tantôt à gauche, tantôt à droite de la baie centrale, jusqu’au moment où, exaspéré, Denis « décroche le portrait de Beloeuf, le jette par terre, en brise la vitre et piétine les débris avec rage[19] ». La pièce ayant été coécrite et publiée la même année que sa création[20], il est difficile de mettre au compte du dramaturge plus que du metteur en scène l’invention de ce comique de répétition qui a pour toile de fond la lutte pour la possession symbolique de l’espace.

Ainsi, l’imaginaire propre aux dramaturges, inscrit dans leurs didascalies comme dans les éléments dramaturgiques qui émaillent leurs dialogues, stimule l’imagination scénique de Copeau, extrêmement attentif à tenir compte des possibilités réelles de son plateau et soucieux des effets produits sur le spectateur du Vieux-Colombier. S’il semble n’être guère intervenu dans l’écriture du Paquebot Tenacity et avoir regretté de n’avoir pu influer sur celle de Michel Auclair, le metteur en scène-dramaturge a pu infléchir la genèse de L’oeuvre des athlètes, dans une harmonieuse collaboration avec Duhamel dont font état les strates de manuscrits conservés à la BnF.

L’imagerie dramaturgique de Copeau

Lors même, cependant, que le texte moderne qu’il sélectionne comporte des choix dramaturgiques déjà cohérents, Copeau les infléchit et les complète. La didascalie d’entrée de la comédie Bastos le hardi, de Léon Régis et François de Veynes, créée le 15 mai 1923, et éditée dans la foulée, frappe par sa sobriété : « Le cabinet du premier ministre. C’est une pièce simplement et sévèrement meublée[21]. » Elle ne rend pas compte de la liberté d’exécution au Vieux-Colombier. Au lever du rideau, l’oeil découvre, de jardin vers cour : une carte du ciel, un tabouret, un globe posé sur une colonne avec tiroirs, une bibliothèque en trompe-l’oeil, trois chaises recouvertes de tapisserie, une table nappée, une autre colonne avec tiroirs, une chaise, une porte ; sur le mur de droite, un portrait représentant un homme en pied, dont la tête a été crayonnée, une chaise et des journaux froissés au sol, dont un exemplaire du Gaulois[22].

Les costumes, créés par Maxime Dethomas, dont « l’excentricité est une assez plaisante charge [des] accoutrements contemporains[23] », composent une partition visuelle bigarrée et fantaisiste, en écho avec la verve satirique du dialogue, tant dans les formes et les tissus que dans les couleurs criardes[24]. Par contraste, l’élégance de Valentine Tessier, qui sied au rôle de séductrice de la comtesse Upsala, maîtresse de l’aristocratique premier ministre Neresco Portola, puis de Bastos, a fait sensation, particulièrement sa première « robe de taffetas violet, avec col-châle de taffetas écossais et gros noeud écossais sur le côté ; manteau de lainage gris, avec le bas en velours noir et la doublure violette […] du[s] à la fée Jeanne Lanvin[25] ». Un système de rappels subtils a ainsi été créé pour l’oeil attentif : l’écossais de la robe de haute couture renvoie de manière ironique à la platitude du même imprimé utilisé dans l’intérieur de Bastos et d’Agathe, son épouse, tel qu’il apparaît sous les yeux du spectateur au second acte, traduisant la sibylline indication scénique : « Un petit intérieur de bourgeois modestes[26]. » Dans un éclairage nocturne, émergent une chauffeuse recouverte de tissu écossais, des consoles, des plantes, un lutrin, un piano, un buste de compositeur, quatre bougies, une fenêtre ornée de rideaux et d’une jardinière, une table avec nappe blanche, un lustre, des fauteuils, une desserte, et, contre le mur côté cour, une console avec deux lampes et un abat-jour assorti, ainsi que deux autres fauteuils écossais[27].

Le même décor revient à l’acte iii, à l’exception de la nappe, qui est à présent elle aussi en tissu écossais[28]. Ce clin d’oeil visuel montre qu’en déménageant au palais, une fois devenus roi et reine de Bergovie, Agathe et Bastos n’ont en rien modifié leurs manières bourgeoises, puisqu’ils ont tenu à conserver leur mobilier, ce qui va à l’encontre de la didascalie éditée, qui sous-entend un changement de décor : « Une salle du palais royal. C’est une grande pièce richement meublée, mais d’aspect un peu froid. Peu de meubles : un grand bureau et des chaises. Large porte-fenêtre donnant sur un balcon. Plusieurs portes[29]» En travaillant avec humour les rappels visuels, Copeau invite le spectateur à avoir sur la scène le même regard, global et distancié, que lui.

Le directeur du Vieux-Colombier aime travailler soit en toute liberté, soit en pleine complicité avec ses dramaturges modernes, ce qui a été le cas avec René Benjamin pour Les plaisirs du hasard, créés au Vieux-Colombier le 21 avril 1922 et publiés dans la continuité[30]. Cette comédie débridée, en grande partie écrite sur le plateau, se clôt de manière inattendue sur le thème de la capture d’images. Le quatrième et dernier acte met en scène le jugement en Correctionnelle du protagoniste, Denis Emmanuel, célibataire d’une trentaine d’années qui a profité de la confusion onomastique avec un jeune voisin, Emmanuel Denis, pour se présenter à sa place à l’oral du baccalauréat à la Sorbonne. Le docteur Sandoinet, médecin aliéniste convoqué pour expertiser le prévenu, diagnostique l’irresponsabilité et s’oppose à son mariage[31]. Or, il a déjà épousé la veille à la mairie la soeur du jeune homme dont il a usurpé l’identité : Ève Denis. C’est alors que survient Antoinette Denis, la jeune soeur, porteuse d’une lettre et d’un appareil photographique qu’Ève envoie à Denis en lui rappelant de prendre rapidement le chemin de l’église pour la cérémonie religieuse. Il s’empresse de prendre des clichés, tandis qu’on essaie vainement de l’en empêcher en le poursuivant dans le tribunal, jusqu’au mot final : « Au dire de chacun, je suis fou ? N’est-il pas grand temps de me marier[32] ? »

L’appareil photographique, qui renvoie au caractère éphémère de la vie comme du spectacle, permet de marquer un temps de recul par rapport à l’intrigue et de renforcer le dénouement. Avec cet accessoire moderne, l’écriture souligne sa métathéâtralité, puisque le public présent à la Sorbonne et au Tribunal est joué par la troupe de Copeau, ce qui produit un effet de miroir amusant pour le spectateur assis dans la salle du Vieux-Colombier. Au moment de clore le spectacle, Copeau et Benjamin réactivent le parallèle entre la scène théâtrale et la vie humaine, qui a été filé dans trois lieux différents – l’appartement bourgeois, la Faculté de Paris, la salle de Correctionnelle – avec trois costumes connotant l’artificialité et le jeu alors qu’ils appartiennent bel et bien au monde réel : le costume de chevau-léger hérité par Denis Emmanuel de son aïeul, la toge des professeurs d’université et la robe des magistrats. La mise en abyme du thème visuel contribue à l’enrichissement du tissu textuel.

La photographie se trouve elle aussi au centre de la dramaturgie élaborée par Pierre Bost et Jacques Copeau pour la création de L’imbécile[33]. Lorsque Jacques Fermann vient rendre visite à la jeune Mathilde dans l’appartement de ses parents, seul dans le salon pour l’y attendre, il en examine la décoration :

Jacques est introduit. Il attend debout, chapeau à la main. Puis il se promène un peu, regarde les murs, retourne même des photographies, comme pour voir le prix du cadre. Il regarde la pendule un long moment, puis il tire sa montre et la met à l’heure. En somme, il n’a pas l’air de trop s’ennuyer à attendre[34].

Dans ses notes de mise en scène, Copeau décrit le costume et ordonne un cheminement plus précis, avec des repères spatiaux numérotés renvoyant à un plan au sol :

Jacques porte un complet bleu, une chemise blanche, un chapeau mou gris à la main, des gants. Il passe milieu[35], se retourne pour dire légèrement « merci » à la bonne quand elle est sortie, regarde à droite, à gauche, puis va s’asseoir sur le canapé (F) et croise les jambes. Il regarde autour de lui en tournant un peu la tête. Tout à coup il se lève et regarde (en D) les photographies. Puis il remonte, regarde la pendule, tire sa montre, la met à l’heure[36].

Les jeux de scène suggérés par le dramaturge, destinés à souligner l’assurance et la familiarité de Jacques, sont conservés, si ce n’est que Copeau s’empare du personnage pour préciser son apparence physique, ce qui semble naturel puisqu’il va l’incarner, tout en instaurant un rythme de jeu un peu plus dilatoire que ne le postulait la didascalie, qui faisait surtout marquer un temps d’arrêt devant la pendule, sur la symbolique de laquelle le metteur en scène ne souhaite pas attirer d’emblée l’attention.

La seconde scène commente, dans l’écriture théâtrale elle-même, la surcharge visuelle livrée à l’oeil du spectateur :

JACQUES. – Il y a tant de choses dans ce salon qu’on aurait envie de les compter.
MATHILDE. – Ne vous gênez pas, vous savez…
JACQUES. – Ce serait trop long. Et puis d’ailleurs, je ne suis pas venu pour ça[37].

Les notes de régie archivent la liste des accessoires à préparer pour la plantation du premier acte :

Sur le secrétaire : une pendule en bronze doré avec un Amour. Sur le guéridon : un bronze avec dessous molleton, un encrier ancien, un encrier chinois, une porcelaine représentant deux oiseaux morts. Paravent cour : trois cadres (portraits de famille, daguerréotype). Paravent jardin : une vue d’optique. En coulisse, cour : un plateau de métal avec une carte de visite[38].

Le spectateur est placé dans un état d’attente quant à la relation qu’entretiennent ces deux personnages de génération et d’allure si différentes. La pendule ornée d’un Cupidon sert à introduire avec dérision le thème de l’attraction amoureuse. Le dialogue commente de manière insistante l’accessoire de décor :

JACQUES. – Je crois que c’est cette pendule qui me dérange. […] Elle tape comme ça tout le temps ?
MATHILDE. – Mais oui. Qu’est-ce que vous avez ?
JACQUES. – Je ne sais pas. Je n’avais pas remarqué. Elle a une drôle de voix aujourd’hui. Vous êtes bien sûre qu’elle est là d’habitude ?
MATHILDE. – Oh !
JACQUES. – Avec ce petit bonhomme en bronze dans le haut ?
MATHILDE. – Avec ce petit amour en bronze dans le haut[39].

Prétexte à un marivaudage improbable entre deux types dramatiques opposés, l’intellectuel célibataire et la jeune fille bourgeoise, le bibelot prend de l’importance, tant par sa personnification que par l’intérêt croissant que lui accordent les personnages. Il est un signe à la fois visuel et sonore qui scande un renversement actantiel : en méditant sur son attirance pour Mathilde, Jacques perd de son assurance, alors que la jeune fille semble parfaitement à l’aise dans son milieu, insouciante du tic-tac obsédant qui souligne l’écoulement de la durée dramatique.

Cupidon est un motif visuel récurrent pour les spectateurs du Vieux-Colombier, qui ont déjà vu L’oeuvre des athlètes en 1920, où cet élément a été introduit par Copeau et Duhamel après la guerre, la clef de l’armoire à poisons ayant été placée par le pharmacien, non dans « la potiche du buffet », comme l’indiquait le premier manuscrit, mais « dans la tête de l’amour. » Le changement rend plus piquante la réplique de Léa à son frère : « L’amour qui est sur le buffet, l’amour en plâtre. Il a la tête creuse et on cache la clef dans le trou[40]. » Le spectateur apprécie rétrospectivement l’humour de ce choix lorsque l’acte suivant montre Léa, tout comme sa soeur, amoureuse de son cousin.

L’un des thèmes de L’imbécile est la décoration intérieure. La pièce montre la relation différente au confort bourgeois de deux générations successives : celle des parents de Mathilde, dont le conformisme, le goût de l’accumulation, voire le mauvais goût s’opposent aux raffinements dispendieux de la jeunesse, représentée par l’amie mariée de Mathilde, Geneviève. La création du décor, pour cette pièce moderne en particulier, était un enjeu. Les maquettes conservées dans les archives témoignent de recherches autour du troisième acte. À partir de la donnée dramaturgique du tapuscrit de Pierre Bost – « un petit salon », avec « deux divans » et « des coussins », dans une décoration « très jeune ménage » mais « agréable[41] » –, deux hypothèses ont été esquissées par Germaine Rouget, décoratrice et dessinatrice pour ce spectacle : d’abord celle de deux paravents symétriques représentant des branches de cerisiers en fleurs partant dans des directions opposées, puis celle de panneaux articulés en trois pans, moins japonisants, plus chargés, décorés de hautes fleurs violettes, avec dans les deux cas, au premier plan, deux divans recouverts de coussins multicolores.

Il s’agit de planter un salon riche, coloré et sophistiqué, qui évoque la personnalité de la jeune mondaine enviée par Mathilde. Les choix visuels ouvrent une brèche sur le mode de vie contemporain du spectateur des années 1920, reflété par les robes créées par la maison de couture Lenief ainsi que par les chapeaux de Madeleine Panizon, tout comme par la « musique de danse » moderne jouée par l’orchestre hors scène – valse lente, one step et tango[42] – pendant la soirée de pendaison de crémaillère du jeune couple, Geneviève et François, dans leur appartement proche des Invalides, tout nouvellement décoré. Le paradoxe humoristique qui se crée pour le spectateur est qu’il entend les personnages commenter de multiples éléments de mobilier – salon Empire vert et gris, grande bibliothèque, petit secrétaire « bijou » copié sur un modèle de style[43]… – qui ne sont jamais sous ses yeux, étant donné que tables et chaises ont été réquisitionnées pour la réception des invités hors scène et que le petit salon, vide lui-même, est la seule pièce qui soit montrée du vaste appartement, alors que d’autres sont évoquées par les personnages, comme le bureau, le fumoir ou la chambre.

Pour Copeau, metteur en scène attentif et créateur exigeant, texte et image scénique entrent en étroit dialogue. Le fait que la pièce de théâtre soit écrite ne doit pas, selon lui, être un frein à son imagination visuelle, qui se déploie parfois a contrario des intentions scéniques exprimées par les dramaturges. Après André Antoine, il confirme et consolide le règne du metteur en scène tout-puissant qui dirige le jeu tel un démiurge, alternativement depuis la salle et sur le plateau.

Le viseur de Jacques Copeau

La collaboration entre Copeau et ses auteurs, telle qu’elle se laisse déduire de ses archives, se paramètre différemment, selon leur personnalité et leur implication, face à un metteur en scène et directeur de troupe qui, certes, se met au service du texte, mais se conçoit aussi comme un intermédiaire qui, placé entre l’écrivain, les acteurs et le public, peut être amené à effectuer des choix décisifs.

Ce n’est qu’avec La maison natale, représentée le 18 décembre 1923, que Copeau peut, pour la première fois, se livrer à une création personnelle complète, lui qui se rêve metteur en scène-dramaturge depuis l’enfance, dans le sillage de Molière qu’il idolâtre. La charpente dramatique repose sur deux énigmes, l’une placée sous les yeux du spectateur au premier acte, avec les occupations du grand-père Daronge autour d’un théâtre miniature qu’il dissimule au regard des habitants de la maison, l’autre principalement développée hors scène : la maladie de Bernard Hersant. Alors que la famille vit dans l’angoisse du présent et doit prendre des décisions pour l’avenir, après le décès du père de famille, Daronge, perdu dans ses souvenirs, manipule des photographies et des objets du passé qui lui permettent d’échapper à la réalité. Le rideau se lève sur cette figure métaphorique du créateur, créée et incarnée par Copeau :

Une chambre.
DARONGE, assis dans un fauteuil, devant sa table, s’occupe à l’aménagement d’un petit théâtre de marionnettes.
On frappe à la porte. Il n’entend pas. On frappe plus fort. Il fait un geste brusque pour dissimuler son petit théâtre sous un lambeau d’étoffe. Puis, il attend. On frappe une troisième fois. Il achève d’envelopper son petit théâtre et tourne la tête vers la porte[44].

Le théâtre miniature, jouet usuel au xixe siècle, avec décors, personnages en carton, glissières et éclairages, renvoie aux jeux d’enfance de Copeau, bien qu’il n’ait pas utilisé un objet personnel pour la représentation, mais en ait commandé la construction en bois par ses ateliers[45].

L’exposition dramatique est centrée sur la rencontre, dans la maison natale, entre André Hersant et son grand-père, reclus dans une mansarde où il vit coupé du monde et où ne se rend pas ordinairement le jeune homme, puisque son père le lui interdit. Double du spectateur, André détaille le grenier et s’arrête devant un portrait qu’il ne connaît pas. Daronge lui apprend qu’il s’agit de sa mère, petite fille : « Elle avait sept, huit ans. La date doit être derrière… Le portrait a été tiré dans une baraque foraine[46]. » La contemplation de l’image populaire amène le constat de la méconnaissance des uns par les autres au sein d’une même famille, et conduit à s’interroger sur les liens, réels et factices, entre les trois générations qui cohabitent dans la même maison. La photographie oriente la réflexion sur les espérances déçues et les existences brisées. La décrire permet d’évoquer la robe enfantine qui renvoie à l’être que Julie a été et qu’elle n’est plus. L’enthousiasme juvénile de son fils renforce l’implication du spectateur :

DARONGE. – Elle est bien jolie, n’est-ce pas, la mignonne ? Cette robe que tu lui vois était de taffetas prune. Un cadeau de la tante Théo. Je l’ai conservée. Je la regarde quelquefois.
ANDRÉ. – Montrez-la-moi.
DARONGE. – Ça t’intéresse aussi ?
ANDRÉ. – Montrez. Montrez. (Daronge ouvre l’armoire à deux battants) Oh ! l’armoire…
DARONGE. – Un vrai capharnaüm !… Tout ça, c’est comme moi, ça ne sert plus à rien.
ANDRÉ. – Tous vos secrets.
DARONGE. – Tout ce qui me reste. (Il a trouvé la petite robe et la montre à André) Elle est un peu fanée. Mais la couleur est encore fraîche sous les volants.
ANDRÉ. – Et la forme de ses petits bras est restée dans les manches[47].

La monstration permet au public de franchir une étape supplémentaire, de partager comme par magie un moment d’intimité entre André et Félix Daronge, père malheureux et nostalgique. Le vêtement devient un talisman qui va plus loin que la simple photographie en noir et blanc. Décrire à l’aide des mots la coupe du costume invite le spectateur à suivre les jeux de regard des personnages, et à s’arrêter sur un objet qui, par ses symboliques, est davantage qu’un accessoire. Le texte de la première scène écrite par Copeau repose ainsi sur une gradation : des commentaires sur la photographie de l’enfant au jeu du grand-père avec le « Théâtre des Mille et une Nuits », en passant par la contemplation de la petite robe de taffetas prune, vestige d’un passé défunt. Le cheminement est visuel et matériel avant que d’être intellectuel.

Copeau attire d’emblée l’attention du spectateur sur le vêtement féminin. Sur les six maquettes de costumes de la pièce qui ont été conservées, cinq concernent les robes, ce qui est l’indice de l’attention portée à leur conception, ainsi que de leur importance dans l’écriture dramatique. L’étude des esquisses préparatoires montre que la « petite robe prune exécutée » par Germaine Rouget, avec des « manches pas très longues et coudées[48] », des poignets à revers en dentelle, un col plat à guipures avec lavallière nouée, un jupon à gros plis et une sur-robe boutonnée aux pans ouverts sur le bas, est d’une facture étonnamment similaire à celle de Madeleine, la fille de Julie, dont elle diffère seulement en ce que celle de la jeune fille comporte un double rang de jupons à petits plissés et qu’elle est de couleur bleu franc, taillée dans une cotonnade à l’imprimé écossais frais, aux fines rayures turquoise, ciel, outremer et anthracite[49]. Par la similitude entre les costumes, se trouve activée à la scène l’opposition entre deux destinées féminines, dont l’une n’est pas encore tracée alors que l’autre est doublement scellée par le mariage malheureux et par la mort, imminente, puis effective, de l’époux.

Par opposition à son costume de petite fille et au lumineux et joyeux vêtement de sa fille Madeleine, la robe grise de madame Hersant ne peut qu’apparaître lugubre, coupée dans un tissu épais, d’apparence et de toucher rêches, dans des camaïeux foncés avec de très fines rayures, ornée d’une lavallière de satin noir et, qui plus est, dissimulée sous un fichu sombre[50]. Le vêtement de Julie adulte est comme une toile de bure qui signifie sa mort symbolique, graduelle, depuis son mariage de raison avec le contremaître de son père, afin de sauver l’entreprise de la ruine, jusqu’au sacrifice de sa personnalité au service d’un mari tyrannique et d’enfants accaparants. L’opposition visuelle entre les deux apparences n’est pas sans menaces : toute jeune et prometteuse qu’elle soit, Madeleine pourrait elle aussi devenir une nouvelle Julie, à moins que le cercle des habitudes et des conventions mortifères régnant au sein de la maison natale ne soit rompu. Le réseau visuel créé par Copeau est lourd de significations. Les accessoires, dont les robes, ne sont pas seulement des éléments d’exposition, tant actantielle que thématique : le drame les imprègne.

Quant au grenier du grand-père, il est un topos fondamental dans l’imaginaire de Jacques Copeau, sur lequel il revient dans diverses strates de ses écrits intimes[51]. C’est un lieu de sa mémoire, dans la mesure où le personnage de Félix Daronge a été bâti en amalgamant les personnes réelles du grand-père Victor Copeau, qui « survenait parfois dans [s]es jeux, naïf, inclinant son grand front » et qui « soudain, vivant, devint […] comme un mort dont on ne parle pas[52] », et d’un vieil inventeur fou à qui le dramaturge rendait souvent visite : Jules-Jean Ferry[53]. La mansarde capharnaüm, sous les combles, métaphore de l’atelier, symbolise l’indépendance : elle est le lieu de la liberté, de l’imaginaire et de la création. Le personnage malheureux de Félix Daronge, qui erre dans la maison natale pour en récupérer des objets, comme les ciseaux de couture en forme de cathédrale de sa fille[54], prépare, sur un mode dérisoire, celui, plus triomphant, du magicien de L’illusion, incarné par Copeau quelques années plus tard[55]. Comme le dramaturge, comme son petit-fils André, il est une figure tourmentée, toujours en quête d’un accomplissement : « […] je cherche, voilà tout : je cherche[56] », explique-t-il au jeune homme. Copeau dramaturge s’est projeté dans les deux figures dramatiques du grand-père et du jeune homme. Ce n’est qu’en quittant la maison natale, au dénouement de la pièce, que ce dernier peut partir à la conquête de lui-même, comme Copeau l’a fait à plusieurs reprises dans sa propre vie.

En plaçant le petit théâtre au centre de la plantation du premier acte, dans un halo lumineux[57], Copeau enclenche la réflexion du spectateur contemporain, et la nôtre, puisque la fermeture brutale du Vieux-Colombier en 1924 tend à conférer à cette oeuvre une valeur testamentaire. Le jouet, avec ses personnages de commedia dell’arte miniaturisés, sert à présenter la famille moderne qui, pour être particulière, n’en est pas moins assez universelle. La maison natale n’est pas seulement réflexive parce qu’elle montre sur la scène un théâtre miniature, mais parce qu’elle attire l’attention sur la notion de jeu et sur la densité signifiante des images et des accessoires, tout en les reliant à l’être biographique, de chair et de sang, qui en imagine et en supervise la manipulation. Loin de n’être qu’une simple saga familiale, La maison natale est un éloge de la création théâtrale, problématique dans la mesure où c’est Daronge qui, par son incurie, a introduit le malheur dans la famille.

En écrivant sa pièce, destinée au public de son propre théâtre, Copeau a, pour la première fois, imbriqué inextricablement les deux tissus, visuel et textuel. Dans cette oeuvre personnelle, il n’est plus seulement serviteur d’un texte, mais dramaturge, au sens plein qu’il souhaite donner à ce terme : inventeur d’un dialogue et de personnages qui ont une existence scénique, visuelle et sensorielle qui affleure dans le texte. En créant La maison natale, Jacques Copeau a enfin superposé, pour un temps, le viseur du metteur en scène et celui de l’écrivain qu’il rêve d’être. Il a pu orchestrer les mots et les signes de la représentation dont il a écrit la partition.

Image, objet, création

Tourné vers l’héritage pictural et photographique des siècles passés, créateur et manipulateur d’objets, tel son personnage Félix Daronge, Jacques Copeau ne postule pas, à la différence de Charles Dullin, une sémiotique de l’image qui serait à l’intersection de la littérature et des arts visuels modernes. Dans la masse de ses écrits personnels et critiques, publiés comme inédits, il ne consacre qu’incidemment quelques lignes au cinéma. Il dit peiner à comprendre la passion dévorante du grand Antoine pour le septième art, qu’il « ne partage à aucun degré » car le « comble de réalisme », atteint par l’écran qui montre « l’eau qui coule, le feu qui flambe, les feuillages agités par la brise », lui semble inutile, pour qui dispose des moyens de suggestion théâtraux[58].

Les spectacles de Copeau ne comportent aucune allusion cinématographique, ce qui, en soi, n’est guère étonnant avant l’avènement du film parlant, dans une première période où c’est plutôt le théâtre qui nourrit le nouveau médium que l’inverse. André-Paul Antoine, fils du grand metteur en scène de théâtre André Antoine, date de 1929 la première apparition d’un procédé d’écriture cinématographique à la scène, en prenant l’exemple de sa propre pièce, L’ennemie, qui s’ouvre sur un flash-back[59]. Or, il est de treize ans le cadet de Copeau qui, comme beaucoup d’hommes de lettres de sa génération, sépare, voire oppose, les deux champs d’expression artistique que sont le théâtre et le cinéma.

S’il est sans doute anachronique de regretter que Copeau n’ait jamais comparé son propre travail de mise en scène avec celui d’un scénariste ou d’un réalisateur, il peut, en revanche, sembler déconcertant qu’il soit resté silencieux sur les débuts de la remarquable carrière de dialoguiste de son auteur Pierre Bost dans les années 1940 et qu’il ne livre aucun commentaire sur l’adaptation du plus grand succès de son répertoire français moderne, Le paquebot Tenacity par Julien Duvivier, en 1934, coscénarisé par le dramaturge lui-même, Charles Vildrac, dont il est l’ami proche. Au contraire, il reprend la pièce à la Comédie-Française six ans plus tard, ce qui prouve à quel point, pour lui, l’art théâtral ne saurait être égalé[60]. Sa présence même à l’écran reflète son manque de passion pour l’image mobile : ses seconds rôles au cinéma en 1936-1938 n’ont pas la même intensité que ceux de son ancien régisseur Louis Jouvet[61].

Pour le passionné qu’est Copeau, la scène vivante, lieu unique où peut naître et renaître la fantasmagorie, permet seule le va-et-vient entre le réel et l’imaginaire. L’art dramatique reste, pour lui, relié aux beaux-arts. S’il lui arrive d’utiliser le « viseur », ce n’est pas celui de la caméra, mais, à la rigueur, celui de l’appareil photographique. La récurrence du motif visuel du portrait dans ses créations françaises est un fil conducteur qui permet d’aborder l’ensemble de son répertoire théâtral comme une oeuvre charpentée, à grande échelle, et non comme la simple agrégation, aléatoire, de pièces isolées. Les textes modernes montés au Vieux-Colombier entre 1919 et 1924 utilisent fréquemment l’image comme un outil de réflexion métathéâtrale.

Tel un photographe ou un peintre, Copeau est l’un des premiers directeurs à quitter le plateau pour prendre du recul et composer, depuis la salle, un tableau délimité par le cadre de scène. Dans ses notes de régie, il n’hésite pas à s’exprimer en privilégiant cette approche, ainsi lorsqu’il interdit de placer des livres blancs à côté d’un compotier « pour ne pas tuer la couleur des pommes[62] ». D’abord pour un usage concret et immédiat, puis, en arrière-plan, pour enrichir les archives de son théâtre, il fait prendre en photographie, par des professionnels comme Auguste Bert et Henri Manuel ou par des amateurs éclairés tels Léon Régis et Louis Jouvet, aussi bien ses décors, avec différentes variations de lumière, que ses comédiens en costumes[63]. Il a collaboré, pour d’autres pièces du répertoire, avec des peintres et des maquettistes talentueux : Duncan Grant, Maxime Dethomas, Henri Doucet, Berthold Mann, Valentine Rau – dont on peut lire le nom sur les maquettes, à défaut d’être précisément renseignés sur la nature de leur collaboration avec Copeau et sur leur marge de liberté éventuelle – de même qu’il a accordé une importance croissante à la musique dans ses spectacles.

La pratique de Copeau dépasse celle d’un « peintre de théâtre[64] » ou décorateur comme Léon Gischia, qui n’écrit pas pour la scène et qui s’intéresse exclusivement aux costumes et aux décors. Son oeil de metteur en scène englobe le plateau. La fascination de Copeau pour l’objet et ses symboliques le conduit à préparer et à anticiper le cheminement de l’oeil du spectateur. Pour lui, l’image n’existe pas seule, mais participe d’un réseau sensoriel. Son imagination plastique et visuelle se met aisément en branle : « Je n’ai jamais eu besoin de beaucoup d’arrangements factices, d’une complication de décors, pour appeler le drame ou la comédie. La forme d’un meuble, la couleur d’un rideau engendraient pour moi des personnages, déterminaient déjà leurs postures et, ma foi, prédisposaient presque leurs caractères[65]. » En jouant avec ses enfants, Copeau note :

Exalter les jeux, sans s’y mêler trop. Les aider…
Leur imagination se relâche faute d’un accessoire. Suggérer l’accessoire.
L’épée d’Edi. Pas la patience d’en faire une belle.
Je la lui fais. Elle voit ma patience. Mon soin.
Je la lui fais désirer longtemps. Les rêves grandissent autour de l’épée.
De l’amour qu’elle lui porte, naît le personnage du chevalier[66].

Pour Copeau, qui se perçoit comme un dramaturge plus que comme un serviteur du texte d’autrui – même si la postérité a retenu de lui l’inverse, en insistant sur son indéniable apport en tant que metteur en scène, mais en ignorant, voire en occultant, ses ambitions d’écrivain –, l’image et l’objet font le lien entre l’enfant, le comédien, le créateur dramatique et le spectateur.