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La littérature peut-elle jouer un rôle dans l’évolution d’Homo sapiens ? Peut-elle l’orienter dans le développement de capacités sensorielles adaptées au monde d’après la modernité ? Nous allons explorer ces questions aux côtés du grand écrivain britannique James Graham Ballard (1930-2009), dont l’oeuvre romanesque sonde les désirs refoulés d’une civilisation libérale marquée par l’hubris techniciste et l’idéologie du progrès. Aujourd’hui, alors que se multiplient les discours annonçant l’effondrement de cette civilisation face à la catastrophe écologique, lire Ballard nous offre une autre perspective sur l’avenir de notre espèce fabricatrice d’outils et de textes.

Pour l’ethnologue André Leroi-Gourhan, « [t]oute l’évolution humaine concourt à placer en dehors de l’homme ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’adaptation [de l’espèce][1] ». Autrement dit, l’histoire de l’hominisation serait celle de l’extériorisation des fonctions biologiques initialement attachées au « corps animal », qui se voient peu à peu attribuées à un « corps social » formé de systèmes techniques et symboliques. Par exemple, le raclage – une action des ongles – est délégué au grattoir de silex ; le découpage – une action des incisives – est transféré au chopper (outil de pierre tranchant) ; la mémoire – une fonction du cerveau – est confiée à l’écriture, et ainsi de suite.

La faculté de rêver, de jouer à faire semblant, de raconter des histoires, s’est, elle aussi, extériorisée en une série de techniques sémiotiques (mimes, mythes, etc.) dont la littérature a hérité[2]. En se distribuant dans une multitude d’artefacts (notamment, de textes), cette faculté imaginative et narrative s’est petit à petit constituée en milieu dans lequel l’humain baigne dès sa naissance. Ce milieu, qui préexiste à l’individu, participe d’une sorte d’excroissance sémiotique de la biosphère (la couche de vie qui recouvre la Terre), que certains ont appelé « noosphère » (Vernadsky) ou « sémiosphère » (Lotman)[3]. Cette « couche de signes » qui enveloppe le vivant ne constitue pas un milieu détaché de la sphère géophysique. Au contraire, elle a transformé cette dernière à travers des pratiques comme l’agriculture, l’urbanisme ou l’architecture, par lesquelles Homo sapiens a modifié sa niche écologique, l’environnement au sein duquel se trace la ligne de son évolution[4]. Si cette création de niche est en cours au moins depuis la révolution néolithique (10 000-6 000 avant Jésus-Christ), elle s’est accélérée avec l’avènement de l’homme moderne, qui a peuplé son monde d’entités techniques, d’outils qui démultiplient (et orientent) ses capacités physiques et mentales. Cette transformation de la sphère géophysique a pris une telle ampleur que certains parlent aujourd’hui d’Anthropocène pour désigner notre ère géologique, qui serait durablement marquée par l’action humaine[5]. On peut supposer que notre espèce s’adaptera à sa planète anthropisée, et qu’il faudra alors parler d’une nouvelle déclinaison du genre homo, une sorte d’Homo modernus. C’est en tous cas une perspective qu’envisage Leroi-Gourhan lorsqu’il écrit :

[I]l n’est pas possible non plus de ne pas considérer que l’humanité change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institutions. […] un observateur qui ne serait pas humain et qui resterait extérieur aux explications auxquelles l’histoire et la philosophie nous ont accoutumés séparerait l’homme du xviiie siècle et celui du xxe comme nous séparons le lion du tigre, ou le loup du chien[6].

On peut lire le roman High-Rise[7] comme une méditation sur ce qui succèdera à l’Homo modernus, sur cet Homo post-modernus appelé à danser sur les ruines de notre civilisation (ici incarnée par une tour d’habitation ultramoderne) et à cheminer vers une forme de vie néoprimitive marquée par un réagencement sensoriel et comportemental.

Nous nous proposons, dans cet article, d’explorer la forme que prend cette hypothèse anthropologique dans le roman de Ballard. Nous naviguerons, pour ce faire, à la tangence de la littérature (d’anticipation), des arts et techniques (l’architecture) et des sciences du vivant (notamment les neurosciences cognitives, auxquelles nous emprunterons les notions d’entrelacement stochastique et d’image corporelle). Ces notions nous permettront à la fois d’étudier la transformation de l’humain au contact de l’architecture moderne, dans High-Rise, et celle du lecteur au contact de l’oeuvre littéraire. Cette étude nous amènera à faire la conjecture d’une fonction évolutionnaire des milieux techniques dans lesquels se déroulent nos vies, milieux façonnés aussi bien par l’architecture que par la littérature. Le roman devient alors le reflet de l’objet architectural : tous deux seront ici considérés comme des extensions prosthétiques du corps humain, des excroissances techniques qui orientent l’évolution de notre espèce.

Nous nous engageons ainsi dans une aventure spéculative qui nous invite à « penser en mode SF[8] », c’est-dire à utiliser la science-fiction comme une méthode qui nous permette d’enquêter sur un devenir possible de l’espèce humaine, une méthode qui repose sur une lecture incarnée, immersive du roman de Ballard. On peut considérer, à ce titre, que notre démarche, bien qu’elle s’empare de notions propres aux sciences du vivant, s’inscrit pleinement dans le champ des études littéraires.

High-Rise décrit l’émergence d’une société nouvelle au sein d’une tour d’habitation de quarante étages, dotée de tous les services (piscine, garderie, épicerie, etc.), alors que ses résidents, « un ensemble à peu près homogène de représentants aisés des professions libérales » (IGH, p. 446), s’engagent dans des guerres tribales opposant les riches des étages supérieurs aux classes moyennes des étages inférieurs, et que prolifèrent le vandalisme, le cannibalisme et les pratiques sexuelles étranges. Cette dégénérescence est présentée à travers les points de vue alternés de trois personnages : le docteur Robert Laing, trentenaire récemment divorcé habitant au vingt-cinquième étage, Anthony Royal, architecte de la tour qui occupe le penthouse, et Richard Wilder, documentariste logé aux étages inférieurs. On voit déjà que la structure de cet habitat moderne joue un rôle central dans la manière dont le roman dépeint le réagencement de la vie humaine et c’est pourquoi nous nous intéresserons d’abord, brièvement, au contexte architectural dans lequel il s’inscrit.

High-Rise : une lecture du brutalisme

Les décennies 1960 et 1970 voient une vague de béton s’abattre sur le monde de l’architecture. De Marseille à Tokyo, de Belgrade à São Paulo, poussent des immeubles aux formes et aux proportions variées, souvent massifs et fonctionnalistes, qui ont en commun le dénudement des matériaux de structure : l’acier et, surtout, le béton brut, matière qui donnera son nom à ce style : le brutalisme[9]. Troisième tome de ce qu’on appelle justement la « trilogie de béton », High-Rise s’installe dans un immeuble de type brutaliste, qui fait partie d’un développement isolé du reste de Londres par le « gigantisme de cette architecture de verre et de béton » (IGH, p. 443).

Cette « petite ville verticale », autonome et autorégulée, réalise la refonte radicale des modes d’habitation dont a rêvé l’architecture moderne au xxe siècle (notamment avec Le Corbusier[10] ; nous y reviendrons en conclusion). High-Rise explore les conséquences sociales et psychologiques de ce nouveau type d’habitation. Il constitue en ce sens une réponse européenne au suburban gothic américain, genre littéraire et cinématographique qui imagine le revers horrifique des banlieues qui s’étendent sur le continent au retour de la Seconde Guerre mondiale, banlieues qui sont censées incarner un mode de vie idéal, moral et familial. Pour Bernice Murphy[11], le suburban gothic exprime la peur d’une standardisation de la personnalité (comme dans le roman The Stepford Wives), d’une zombification consumériste (Dawn of the Dead) ou d’une répression de pulsions qui ressurgissent sous les traits de tueurs en série (Halloween[12]). High-Rise se plaît également à exhumer les pulsions les plus primitives sous la surface policée des habitats les plus modernes. Ceux-ci ne sont cependant plus horizontaux et « démocratiques », comme dans la banlieue américaine, mais verticaux et clairement hiérarchisés (bien qu’également marqués par le consumérisme et les normes du bon goût). En effet, les pouvoirs publics européens, confrontés dans les années 1960 à des pénuries de logements et devant composer avec un territoire plus densément peuplé, favoriseront le développement d’ensembles d’habitations verticaux, réoccupant dans plusieurs cas des zones urbaines détruites par les bombardements de la Seconde Guerre (comme le Barbican Estate de l’est londonien, construit entre 1965 et 1976, l’une des inspirations du roman de Ballard). Si certains de ces grands ensembles sont conçus pour une population de classe moyenne à élevée, tel le Barbican ou encore Habitat 67 à Montréal, de nombreux autres sont destinés aux foyers à revenu modeste. Rapidement abandonnés par les pouvoirs publics, ces derniers seront souvent mal entretenus et verront leurs couloirs, leurs escaliers et leurs halls se transformer en zones livrées au petit banditisme[13] : avant-garde architecturale et violence primitive se rencontrent ainsi au milieu de ces « rues dans le ciel » (expression inventée en 1952 par les architectes brutalistes Alison et Peter Smithson), éléments que Ballard place au coeur de High-Rise (dont le sixième chapitre est d’ailleurs intitulé « Danger dans les rues du ciel »).

Progrès moderne et progression narrative

Le retour à une forme de vie plus primitive, sous l’impulsion d’une architecture brutaliste soi-disant rationaliste et fonctionnaliste, apparaît dès la première phrase du roman, qui nous place après les faits, dans une situation rétrospective qui trouble la progression du récit[14] : « Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le Dr Robert Laing réfléchit aux événements insolites [unusual events] qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation au cours des trois derniers mois » (IGH, p. 441 ; HR, p. 1). Ce « Plus tard », stratégiquement placé en ouverture du récit, le situe dans l’après-coup d’une utopie architecturale (« la gigantesque tour »), dans les ruines de laquelle des comportements alimentaires auparavant proscrits (« manger le chien ») paraissent aller de soi. Par ailleurs, parce qu’elle met en scène un rapport de prédation entre espèces compagnes, cette image alimentaire assigne à Robert Laing une identité spécifiquement humaine (un humain face à un chien), l’inscrivant dans un écosystème vertical où humains, chiens (IGH, p. 525), chats (IGH, p. 651) et même goélands (IGH, p. 546-547) établissent de nouvelles interactions biologiques. Cette situation est présentée comme le résultat d’événements prosaïquement qualifiés d’inhabituels (« unusual ») : une litote révélant le point de vue des résidents de l’immeuble, qui accueillent plutôt favorablement la détérioration spectaculaire de tous les aspects de leur quotidien. Par sa posture rétrospective, sa mobilisation de la question de l’espèce et cette litote qui normalise le retour à la vie primitive, High-Rise met en échec la vision moderne du temps et de l’évolution : l’homme moderne ne progresse plus vers un futur doré – Laing a d’ailleurs l’impression de vivre dans « un futur qui était déjà arrivé et avait épuisé ses possibilités » (IGH, p. 643) – tout comme le récit ne progresse plus vers la résolution de l’intrigue. Ces deux objectifs (progrès et résolution de l’intrigue) sont ici évacués pour permettre la mise en place d’une structure cyclique (postmoderne), parachevée par la dernière image du roman, qui nous ramène à Robert Laing rôtissant un chien sur son balcon.

Le roman n’est plus ici une histoire de progrès ou de progression – comme dans le roman d’apprentissage, genre fondateur du roman moderne, notamment avec Fielding (Tom Jones, 1749) et Richardson (Clarissa, 1748) – mais celle d’un retour ; retour non pas à une vie primitive authentique, mais à des gestes archaïques posés dans le cadre d’un environnement technique moderne. Ainsi, pour l’architecte Anthony Royal, les cris inarticulés de son voisin gynécologue « ressemblaient à un chant d’amour [mating call] néanderthalien : il s’agissait en réalité de l’interprétation toute particulière par Pangbourne des vagissements de nouveau-nés [birth-cries] qu’il enregistrait pour les programmer sur son ordinateur » (IGH, p. 634 ; HR, p. 199). Les comportements préhistoriques des résidents (« Neanderthal mating call »), mais aussi les graffitis rupestres qui se mettent à orner les murs des appartements (IGH, p. 587), ne sont donc pas le signe d’une simple régression vers un monde prémoderne, mais bien celui d’une naissance (« birth-cries ») d’un humain nouveau habitant « un paysage au-delà de la technologie, où chaque chose tombait en ruine ou bien, de façon plus ambiguë, participait à des combinaisons inattendues et pourtant plus riches de sens » (IGH, p. 643). L’engendrement de l’humain nouveau provient ainsi d’une « recombinaison inattendue » d’éléments antinomiques (Néandertal et ordinateur) au sein d’un « paysage au-delà de la technologie ». On retrouve cette même logique de contradiction et d’engendrement dans l’image qui clôt le roman :

Le soir était venu, et les braises du feu de Laing rougeoyaient dans l’ombre. La silhouette du grand chien sur la broche évoquait l’image d’un homme mutilé volant, planant dans le ciel nocturne [the flying figure of a mutilated man, soaring with immense energy across the night sky], tandis que les charbons jetaient sur sa peau des lueurs de pierres précieuses [embers glowing with the fire of jewels in his skin].

IGH, p. 680 ; HR, p. 247-248

Cet « homme mutilé » (« mutilated man ») évoque un humanisme amputé de ses prétentions à une rationalité qui distinguerait absolument l’humain de l’animal ; un humanisme débarrassé du mythe voulant que l’action des individus soit fondamentalement libre, déprise de toute structure sociale et technique[15]. Car dans High-Rise, c’est bien sous l’influence d’une forme architecturale que le docteur Laing se transforme en prédateur primitif, rôtissant une proie elle-même déchue d’un ordre social révolu (puisqu’il s’agit du chien le mieux nanti de l’immeuble : l’alsacien blanc d’Anthony Royal). La mutilation du « sujet humaniste libéral[16] » relâche ici une « immense énergie » qui lui permet de s’élancer dans le ciel nocturne (« soaring with immense energy »), tel un surhomme nietzschéen qui aurait enfilé le costume de Superman[17]. On peut lire cette ultime image comme un hommage ambivalent au potentiel de la modernité technique (incarnée ici par l’architecture brutaliste) à combiner sophistication (« pierres précieuses ») et barbarie (« chien sur la broche »), pour produire un Homo post-modernus, marqué par des comportements alimentaires renouvelés. Nous allons à présent voir comment High-Rise utilise ces combinaisons antinomiques (et souvent sensationnalistes) pour contrer la rationalité et le bon goût, et promouvoir une nouvelle sensorialité.

Au-delà du principe de non-contradiction

En réconciliant des termes opposés, le roman de Ballard met en place un univers dans lequel le principe de non-contradiction ne s’applique plus. Or, ce principe, qui stipule que ne peut être vraie une phrase comme « la Terre est ronde et plate », se trouve au coeur de l’épistémè moderne. Cet épistémè se trouve ainsi déstabilisé à toutes les échelles du roman, aussi bien au niveau du récit pris dans son ensemble (un immeuble à la fine pointe de la modernité architecturale entraîne ses habitants dans la barbarie), qu’à celui de détails telle cette courte description d’un personnage secondaire, le dentiste Steele : « Bien qu’il n’eût pas tout à fait la trentaine, son comportement était déjà celui d’un bourgeois rassis. Fasciné, Laing se surprit à observer sa raie médiane immaculée : c’était presque un orifice » (IGH, p. 467). La coexistence, dans la chevelure de Steele, du plus approprié (« sa raie médiane immaculée ») et du plus obscène (« un orifice »), participe d’un réagencement du monde (social, sensoriel, comportemental) qu’habitent les résidents de l’immeuble. En les forçant à vivre au sein de telles contradictions, celui-ci les entraîne à dépasser la rationalité dont se targue l’humain moderne, cette espèce appelée à disparaître au sein d’un paysage de béton « dont la séduction venait […] du fait que ce n’était pas un environnement construit pour l’homme, mais pour son absence » (IGH, p. 467).

En rejetant une forme de rationalité humaniste, l’immeuble invite ses résidents (et le roman invite ses lecteurs) à rejeter le goût raisonnable (le goût bourgeois moderne) qui l’accompagne. Emblème de ce rejet, l’architecte Anthony Royal, en visite chez ses voisins, « se sentait saisi d’un dégoût physique devant les contours d’une cafetière lauréate, les modulations soignées des couleurs, l’intelligence et le bon goût qui – véritables Midas – réalisaient sur chaque objet le mariage idéal de la fonction et du design » (IGH, p. 549). Par sa réconciliation irrationnelle de termes antinomiques, mais aussi par son écriture immersive, sensationnaliste (qui joue souvent sur le « dégoût physique »), High-Rise s’attaque à « l’intelligence et au bon goût », dont la destruction libère « l’énergie immense » qui doit donner naissance à l’humain postmoderne. Cafetière, tour d’habitation ou roman, on voit ici le style des outils que se greffe l’espèce humaine avoir un impact sur sa manière d’être au monde, et donc sur son organisation sensori-motrice et neurophysiologique. La mort de la rationalité et la déchéance de l’environnement technique de l’immeuble vont ainsi de pair : « Cinq étages étaient privés d’électricité. Leurs bandes noires s’étalaient le soir sur le front de la tour comme les zones mortes d’un cerveau amoindri [like dead strata in a fading brain] » (IGH, p. 541 ; HR, p. 104). Ces « strates mortes d’un cerveau s’éteignant » révèlent la déchéance du corps hybride que forment les résidents et l’immeuble (ou les lecteurs et le roman), déchéance qui suscitera l’émergence de nouvelles capacités sensorielles.

Architecture-littérature et réagencement sensoriel

Le cas de la douleur dans les membres fantômes constitue l’un des exemples les plus frappants de réagencement sensori-moteur. Max Ortiz-Catalan est un chercheur et ingénieur spécialiste des neuroprothèses (contrôlées directement par le système nerveux) qui a développé une thérapie visant à soulager les douleurs fantômes. Parallèlement à cette approche thérapeutique, il propose d’expliquer celles-ci comme résultant d’un entrelacement stochastique (stochastic entanglement), c’est-à-dire de l’association inopportune d’un signal neuropathique (sensation douloureuse produite directement par le cerveau, sans activation des nerfs périphériques) et du réseau neuronal responsable du membre fantôme. Pour le chercheur, cette association est favorisée parce que, à la suite de l’amputation, ce réseau est « rendu chaotique par la privation somato-sensorielle et motrice », ce qui rend possible une « perception auparavant inconcevable[18] » : la douleur dans un membre amputé. Si on ne peut assimiler la lecture à une amputation, elle implique tout de même une suspension partielle de la perception et du mouvement qui permet à l’imagination sensori-motrice de se déployer (il est plus difficile de simuler mentalement un mouvement de natation lorsque nous courrons que lorsque nous sommes immobiles) et d’entrelacer des images (chien rôti et pierres précieuses, par exemple) qui restent normalement distinctes. Mais l’« expérience fantôme » que nous pouvons faire d’un univers fictionnel ne demande pas uniquement la suspension de l’action et de la perception de notre environnement immédiat, elle repose aussi sur l’atténuation temporaire de la conscience réflexive (la conscience d’être en train de lire).

De manière comparable, « l’homme mutilé s’élançant dans le ciel nocturne », cet humain postmoderne a été amputé d’une certaine rationalité (et, nous l’avons vu, d’un certain ordre temporel) par l’architecture brutaliste. Cette agentivité de l’immeuble repose d’abord sur ses caractéristiques spatiales et physiques qui, comme nous l’annonce le narrateur dès la première page du roman, favorisent le conflit et déclenchent le récit : « Avec ses quarante étages et ses mille appartements, ses piscines et son supermarché, sa banque et son école primaire – tout cela, en fait, livré à l’abandon en plein ciel –, la tour n’offrait que trop de possibilités de violences et d’affrontements. » (IGH, p. 441) Contrastant avec cet espace apparemment mesurable (quarante étages, mille appartements), la dimension temporelle reste informe, et incapable de « faire récit » : « [Robert Laing] constatait avec surprise l’absence d’un début manifeste, d’un seuil précis au-delà duquel leurs existences avaient pénétré dans une dimension nettement plus inquiétante. » (IGH, p. 441)

Bien sûr, il n’y a pas ici privation sensorielle comme dans le cas des membres fantômes, mais une modification du corps humain par la greffe d’une nouvelle forme technique, qui bouleverse l’ordre spatio-temporel et met la raison dans un état chaotique admettant une « perception auparavant inconcevable ». Cette réorganisation est visible dès le premier chapitre, alors que le docteur Robert Laing est grisé par l’échelle inhumaine de l’immeuble, dont il peine à compter les balcons :

Il se pencha au-dessus de la balustrade et se mit à scruter la façade de l’immeuble en comptant soigneusement les balcons. Comme d’habitude, la masse de cette tour de quarante étages lui donna le vertige. Il baissa les yeux vers les carreaux de son balcon et s’appuya à l’encadrement de la porte-fenêtre. L’immense volume d’espace libre qui séparait cette construction de la tour voisine, à quatre cents mètres de là, perturbait toujours son sens de l’équilibre. […] Malgré cela, Laing avait conservé son enthousiasme initial [Laing was still exhilarated by the high-rise].

IGH, p. 443 ; HR, p. 3

Malgré sa tentative de les mesurer (« comptant soigneusement », « quarante étages », « quatre cents mètres »), Laing est vaincu par ces proportions, qui lui donnent le vertige, le forcent à baisser les yeux, lui font perdre l’équilibre. Cette déstabilisation provoquée par son environnement constitue une base sur laquelle se sédimentent de nouveaux comportement sensoriels (« Comme d’habitude », « perturbait toujours ») qui sont chargés d’affects positifs, d’une sorte d’excitation (« Laing was exhilarated »). Si amputation il y a, c’est celle de l’ancien monde moderne, celui de la ville qui, bien qu’elle « ne fût distante que de trois kilomètres », appartenait « à un autre univers » (IGH, p. 443), à un « monde oublié », (IGH, p. 523). Tout comme, au plan du rapport texte-lecteur, le sensationnalisme et la coexistence de termes antinomiques perturbent « l’intelligence et le bon goût » et disposent le corps du lecteur à faire « l’expérience fantôme » de la fiction ballardienne, l’architecture brutaliste coupe ses résidents des modes d’habitation urbains précédents, les plongeant dans un environnement vertigineux, construit « pour l’absence de l’homme », et donc pour la naissance d’une nouvelle espèce dotée de capacités sensorielles altérées.

Celles-ci apparaissent notamment vers la fin du roman, quand Robert Laing arrive à entendre le déplacement des restes d’eau dans la tuyauterie de l’immeuble : « L’écoute de cette musique avait avivé chez Laing le sens de l’ouïe, et lui permettait presque de percevoir les moindres bruits de la tour. Par contraste, sa vue, que l’accoutumance à la nuit avait émoussée, ne lui offrait qu’un monde toujours plus opaque. » (IGH, p. 641) Traditionnellement associée à la rationalité et au monde diurne, la vision perd de son importance dans un écosystème où l’humain devient une espèce plutôt nocturne, évoluant dans un monde de couloirs et d’appartements.

Mais la vision et l’ouïe ne sont pas les seuls sens qui seront réaffectés. En fait, ceux-ci cèdent progressivement le pas à l’odorat (par exemple lorsque Laing, après avoir échoué à quitter l’immeuble, revient dans son appartement et se trouve « rafraîchi par sa propre odeur » [IGH, p. 581]), et les sensations tactiles, musculaires et proprioceptives. Cette redistribution est particulièrement visible dans le cas de Richard Wilder, le documentariste habitant l’un des étages inférieurs, qui réussira une ascension épique jusqu’au quarantième étage en vue de défier Anthony Royal. Wilder fait assez tôt l’expérience d’une conscience somato-sensorielle intensifiée, où le tactile et le musculaire prennent la place ou accompagnent ces processus mentaux :

La passivité de sa femme énervait Wilder, qui se mit à tordre ses mains puissantes [knead his heavy hands]. […] incertain de la meilleure attitude à adopter, il se redressa et se mit à masser les muscles de sa poitrine tout en réfléchissant.

IGH, p. 497-498 ; HR, p. 57

[…]
La pensée de l’immense masse de béton qui pesait sur lui ne le quittait pas, ni l’idée que son corps était le point de rencontre des lignes de force de l’immeuble ; Anthony Royal, sans doute, avait prévu dans ses plans qu’il fût serré dans leur étau. La nuit, couché près de sa femme endormie, il s’éveillait souvent d’un rêve agité et, dans cette chambre où il étouffait, il sentait chacun des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres appartements peser sur sa poitrine à travers le plafond et les murs, il les sentait chasser l’air de ses poumons.

IGH, p. 502

Dans ce passage, Wilder non seulement utilise les sensations musculaires pour s’aider à penser, mais développe la capacité à ressentir physiquement le nombre et la masse des appartements empilés au-dessus de lui, une sensation architecturale que le lecteur est invité à partager lors de cette description qui en détaille les aspects sensoriels et affectifs. Comme celle de Wilder, l’image corporelle d’Anthony Royal, la manière dont il ressent ses possibilités sensori-motrices, est liée à la structure de l’immeuble : « La conscience de sa supériorité physique […] s’était naturellement atténuée avec le passage des années ; or, voici que la présence de tous ces gens en dessous de lui venait ranimer ce sentiment. Royal reposait en somme confortablement sur leurs épaules, dans la sécurité de son appartement plus luxueux que les leurs » (IGH, p. 536-537).

Que Wilder et Royal, et le lecteur avec eux, puissent faire l’expérience de cette « perception auparavant inconcevable » est tout à fait possible vu la grande plasticité de l’image du corps. Cette représentation largement inconsciente, hétérogène, visuo-spatiale, sémantique et affective, que nous avons de notre propre corps, est en effet perturbée dans l’auto-topo-agnosie[19] (difficulté à nommer et à désigner, ou à reconnaître les parties du corps, le sien comme celui d’autrui) et dé-coordonnée du schéma corporel dans le cas des membres fantômes[20]. Le neuropsychologue Marc Jeannerod explique ainsi ce phénomène : « Les travaux expérimentaux […] révèlent le caractère plastique et modifiable de l’image du corps et confirment de façon indiscutable sa nature “représentationnelle” et son indépendance par rapport à la réalité objective du corps physique[21]. » C’est cette indépendance qui nous permet d’avoir des sensations somatiques pendant le rêve, ou la lecture littéraire. Le caractère plastique de l’image corporelle l’autorise notamment à inclure des outils utilisés fréquemment, comme les prothèses[22] (le roman constituant ici une sorte de prothèse, une interface qui nous amène à explorer un univers fictionnel). On peut considérer que, par leur fréquentation intime et quotidienne de l’immeuble, parce qu’ils ne le quittent plus, mangeant, déféquant, copulant, mourant à même ses surfaces de béton, les résidents (et les lecteurs, le temps de leur immersion dans le roman) développent une image corporelle et, plus généralement, des capacités sensorielles adaptées aux ruines de l’architecture moderne.

En ce sens, l’immeuble devient une sorte de prothèse qui conduit les personnages à ressentir les contours d’un monde de l’après-modernité. De manière similaire, le roman apparaît comme un outil qui, en extériorisant nos capacités imaginatives, en les libérant des contraintes de l’action et de la perception réelles pour les plonger dans un monde postmoderne, chaotique et irrationnel, nous donne une expérience sensible, incarnée, d’un futur possible pour notre espèce et notre civilisation.

Chances d’insurrection

High-Rise permet ainsi de dégager le potentiel du brutalisme à générer de nouvelles formes de vie humaine et propose par là une alternative à la critique de l’architecture moderne faite par Guy Debord et l’Internationale lettriste dans les années 1950. Ceux-ci s’en prennent notamment à l’« unité d’habitation » promue par Le Corbusier :

Mais aujourd’hui la prison devient l’habitation-modèle, et la morale chrétienne triomphe sans réplique, quand on s’avise que Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue. Car il s’en flatte. Voilà bien le programme : la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontres ; la résignation automatique[23].

High-Rise montre une vision radicalement différente de l’architecture moderne qui, avec ses « rues dans le ciel » et son échelle inhumaine, met en oeuvre une revitalisation ambiguë de notre espèce. Bien que la vie s’y déroule dans l’« îlot fermé » de la tour d’habitation, elle échappe à la surveillance, et multiplie les « chances d’insurrection et de rencontres ». Si, comme nous le disait Leroi-Gourhan en introduction, le changement d’outils implique pour l’humain une évolution, de sorte que « l’homme du xviiie siècle » diffère de son successeur moderne comme le loup diffère du chien, on peut penser que la transformation de notre habitat par l’architecture moderne participe au devenir biologique de notre espèce. Bien entendu, les nombreux immeubles brutalistes construits dans les dernières décennies du xxe siècle n’ont pas donné naissance à une humanité néoprimitiviste (c’est peut-être plutôt la vision critique de Debord qui s’est réalisée), mais Ballard paraît d’avis que le destin de la modernité technique n’est pas encore décidé. En nous faisant vivre l’expérience paradoxale de sensations archaïques au sein d’une ville verticale, High-Rise fournit à nos corps des outils pour rêver à d’autres manières de vivre et d’habiter, voire des rêves d’insurrection susceptibles de guider nos comportements au sein de la niche écologique où évolue Homo sapiens.