Article body

On va leur en faire des colons, de la neige, des Maria Chapdelaine !

Réjean Ducharme[2]

Fin d’enquête

Lionel Groulx en avait contre Maria Chapdelaine et ces « petites injustices » que Louis Hémon fit au peuple canadien-français. De fait, dans une lettre adressée à René Bazin, le chanoine désapprouvait le portrait d’illettrisme et d’inculture qui émaillait le récit, lequel corroborait ce préjugé anglo-protestant selon lequel les catholiques étaient ataviquement arriérés. René Bazin le rassurait, les Français savaient lire avant tout le portrait d’une « âme croyante » : « Louis Hémon a compris ce qui fait la grandeur véritable de votre cher Canada », de commenter Bazin[3].

Dans la nouvelle « Le revenant », Jean-Charles Harvey aussi en avait contre Louis Hémon, le faisant revenir des morts, sur les terres du Canada. À sa rencontre se présente Maria Chapdelaine elle-même, ce personnage appartenant « au symbole et à l’idéal[4] ». « On m’a gâché mon pays de Québec », lance le personnage Hémon devant les usines, chemins de fer et langages policés, avant de recevoir une dure réplique de sa Maria : « Gâché ?… Non, monsieur Louis, ce n’est pas gâcher un pays que d’y apporter un peu de bien-être, un peu de la joie de vivre. » Hémon confie haïr « le progrès pour sa banalité[5] », n’avoir voulu que révéler le passé pour son originalité, quand bien même son image sclérosée était fausse : « Je croyais avoir trouvé ici la nature dans ce qu’elle a de plus souffrant, de plus mélancolique, de plus conforme à mon tempérament et à mon spleen éternel[6] », termine le personnage du romancier, nommant par là son biais de lecture.

Pour sa part, Louvigny de Montigny soulignait dans La revanche de Maria Chapdelaine la capacité divinatrice de Louis Hémon, capable, dans sa « miniature » du peuple canadien-français, de le mieux révéler que les géographes, économistes et sociologues[7] ; de même, s’il s’inspire de personnes réelles, écrit Montigny, il en a « rebrassé […] une nouvelle humanité, cent fois plus plausible et plus vraie que les prototypes dont il eut l’expérience[8] ». C’est dire que traduisant le pays de Québec, Hémon le trahissait pour le rendre plus conforme à une idée de cette humanité.

*

Dans Il s’est écarté. Enquête sur la mort de François Paradis[9], nous avons abordé, par le truchement de l’enquête[10], l’oeuvre de Louis Hémon. À l’aide du « mythe de Maria Chapdelaine[11] », de ses multiples adaptations et paraphrases, en insistant sur ses transpositions écraniques – celles de Julien Duvivier, en 1934, de Marc Allégret, en 1950 et de Gilles Carle, en 1973 (avec La mort d’un bûcheron) et 1983, sans oublier la paraphrase cinématographique du Vendeur (2011), où Sébastien Pilote, dix ans avant son adaptation du roman, montrait déjà à l’écran un « François Paradis aliéné[12] » –, notre essai tentait de saisir ce que signifiait l’épisode central du roman : la mort de François Paradis, qui scinde violemment le texte en deux. La question se justifiait d’autant qu’elle semblait singulièrement absente des gloses de ce récit du Canada français ; le roman et ses commentateurs acceptaient docilement cette mort, ne l’interrogeaient jamais, n’en faisaient – au mieux – qu’un symbole, une abstraction, rarement un fait en soi[13]. Cette enquête était alors l’occasion d’explorer trois hypothèses distinctes. La première consistait à concevoir la mort de François Paradis au sein d’un fonctionnement « tragique », procédant d’un monde prémoderne où les dieux savaient agir. Dans notre deuxième hypothèse, cette mort révélait le spleen du coureur des bois, qui était le fait de sa pulsion de mort irrépressible. Enfin, ainsi vont les enquêtes, François Paradis trépassait sous les coups d’un rival, victime d’assassinat. Analysées dans une logique comparatiste et sans tenir compte du soi-disant critère de « fidélité » envers l’oeuvre originale, les adaptations cinématographiques de Maria Chapdelaine appuyaient nos analyses, pour qu’à terme, parmi toutes les possibilités, nous révélions le coupable derrière la mort de François Paradis. Eutrope Gagnon, qui d’autre, l’avait assassiné[14].

Mais l’enquête rencontre ici un nouveau rebondissement. Il prend la forme d’une quatrième adaptation de Maria Chapdelaine, signée Sébastien Pilote (2021). Ce film pose divers problèmes, comme le ferait n’importe quelle preuve arrivée après la fin d’un procès. C’est pourquoi, en vérité, il faudrait peut-être voir ce film moins comme une autre pièce à une démarche fermée qu’une forme d’épilogue à notre enquête, pour ne pas dire une sanction. Chez Pilote, on innocente Eutrope Gagnon. Mais ce retournement a un prix. Pour y parvenir, de fait, on évince Louis Hémon – à tout le moins, une certaine image de l’auteur. Avec cet article – cette fin d’enquête –, nous tenterons ainsi de lire la fin du mythe, geste qui semble d’ailleurs revendiqué par le réalisateur : « [J]’ai souvent l’impression que les gens connaissent davantage ce qu’on a dit du roman, le mythe autour, que le roman lui-même[15]. » Nous prendrons donc Pilote au mot, dans son apparent désir de démythification, tout en inscrivant sa démarche dans le continuum des adaptations de Maria Chapdelaine, par rapport auxquelles il effectue plusieurs pas de côté pour retrouver, peut-être, le texte.

L’anti-mythe : de la défolklorisation à la dénationalisation

En ouverture du Mythe de Maria Chapdelaine, on lit :

Rarement dans l’histoire de la littérature contemporaine trouvera-t-on l’exemple d’un après-texte aussi envahissant. Écrit et lu au début du vingtième siècle, Maria Chapdelaine rappelle déjà ces contes traditionnels dont on a oublié depuis longtemps la lettre et qui, à force d’être racontés, traduits, interprétés, réécrits, ont acquis dans diverses conjonctures historiques la densité des mythes[16].

Les trois coauteurs y expliquent leur projet, qui consiste à tisser la généalogie de ce « mythe ». Les films de Duvivier et d’Allégret – le premier loué pour son désir d’édification, le second critiqué pour ses processus de modernisation –, par le biais de leur réception critique, seront brièvement évoqués, de même que l’adaptation de Monsieur Ripois et la Némésis par René Clément (1954). Absence notoire dans l’étude de Nicole Deschamps, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve : La mort d’un bûcheron, pourtant réalisé sept ans avant la parution du Mythe de Maria Chapdelaine. Absence d’autant plus paradoxale que ce film est sans doute « l’après-texte » de Maria Chapdelaine qui s’attaque le plus à l’hégémonie du mythe et à son idéologie, pour mieux les faire exploser de l’intérieur. Parmi les surprises que réserve également la lecture de cet ouvrage à six mains, il y a ces lignes, qui en constituent d’ailleurs la conclusion : « Dans toutes ses manifestations, le mythe de Maria Chapdelaine apparaît ainsi comme l’expression d’une société-musée qui vit de ses souvenirs et qui refuse, sans doute involontairement, de se créer une nouvelle histoire[17]. » En dépit de ses innombrables variantes et de son vaste patrimoine transnational et transmédiatique, le mythe de Maria Chapdelaine, à en croire les auteurs sur le point de clore leur étude, serait donc porteur d’une interprétation unique, que l’on connaît telle une vieille rengaine : au pays de Québec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer… La défense de la permanence coloniale et folklorique du mythe a conditionné les discours sur les adaptations cinématographiques du roman. Que l’on se souvienne de la sanction d’Édouard Montpetit, en une du Figaro, qui, après avoir noté les « maladresses » du film de Duvivier, conclut en affirmant que « Maria Chapdelaine demeure un chef-d’oeuvre que l’écran n’arrive pas à diminuer, qui triomphe de l’écran par la simple vertu de l’âme qu’il imprime sur la sauvagerie où s’acharne notre conquête française […]. Le film paraissait dangereux ; il se fond dans une rêverie qui dépasse le cinéma[18] ». De là, une question, à laquelle il nous faudra maintenant tenter de répondre : de quoi cette rêverie qui enrobe le roman est-elle le nom ?

On l’a dit, Pilote ne manque pas de décrier l’aspect « mythique » du roman, contre lequel semble s’être formé son projet d’adaptation : « [C]e qu’a fait Louis Hémon, ce sont des portraits, pas des modèles. L’Église catholique et les conservateurs ont donné au roman, à ses personnages, le rôle de modèles à suivre. Ils s’en sont servis en les détournant, en les récupérant, et il est difficile aujourd’hui de lire le roman – et ses personnages – sans passer par ce filtre[19]. » L’ambivalence du patrimoine, le double fond de l’héritage, la difficulté de se défaire des modèles qui nous ont été légués par les générations antérieures, voilà justement les principaux thèmes que l’oeuvre du cinéaste ne cesse de revisiter[20]. Une telle tentative de lire le roman à contre-courant du long fleuve tranquille de son idéologie se trouvait déjà chez deux « adaptateurs », soit chez Allégret et Carle. Pour le premier, cette relecture critique du mythe de Maria Chapdelaine vient du choix d’avoir transposé le récit-cadre de Hémon dans un univers dicté par les codes du film noir et du western. Les rôles archétypaux seront également redistribués, alors que François Paradis se révèle être un maître chanteur et Lorenzo, un amoureux sincère. À l’inverse de la réaction de Montpetit, qui ne pouvait concevoir que le passage du littéraire au filmique puisse altérer sérieusement le roman, Jean-Jacques Gautier, en commentant le film d’Allégret, voit bien comment le chef-d’oeuvre littéraire ne sort pas indemne de sa transposition écranique : « Maria Chapdelaine : un titre et un climat, une histoire toute simple à laquelle un pays particulier donne son accent et son odeur propres. Qu’en reste-t-il ? L’émotion ? Elle a disparu. La pudeur a fondu aux feux des sunlights. Vous pourriez intituler cette bande : “Un drame du Nord” ou “Neige d’amour”, cela n’aurait aucune importance[21]. » Les auteurs du Mythe de Maria Chapdelaine seront non moins dubitatifs : « Qu’avait escompté Allégret en tentant cette modernisation ? Nous avons essayé en vain d’obtenir des précisions à ce sujet. En tout cas, chose certaine, l’échec sera complet[22] », écriront-ils de manière péremptoire, sans toutefois étudier les potentialités et avenues nouvelles que le geste d’Allégret – qu’il soit pleinement volontaire ou non – rend possibles. Par-delà la réussite ou l’échec, il y avait bien là une première prise de position face au mythe, aussi contingente soit-elle.

Mais c’est chez Carle que l’on trouvera le premier geste revendiqué de déconstruction du mythe de Maria Chapdelaine et de la société-musée qui le porte. Comme Pilote après lui, Carle s’oppose au versant catholique et conservateur du mythe. En dépit d’une même prémisse, leurs démarches vont emprunter des chemins opposés lorsqu’il sera question de deux enjeux précis du roman : d’une part, l’emphase avec laquelle il faut traiter la passion amoureuse de Maria et François, et, d’autre part, l’importance à accorder aux légendes et aux superstitions du pays de Québec transcrites par Hémon. Le choix de Carle, comme il l’explique ici, consiste à amplifier ces deux aspects afin d’arracher le roman à la doxa conservatrice :

Il [Hémon] a fait un livre qui n’est pas français, mais celtique et breton, un livre païen en profondeur. La religion catholique là-dedans c’est de la superstition. On récite mille Ave, on chante le Minuit Chrétien, mais ce en quoi on croit c’est le Grand Manitou, le Wendigo, les Indiens, la terre, le souffle, le vent, la sécheresse. C’est ça la terre. C’est druidique. Les clichés de la paysannerie, moi, je n’en veux pas dans ce film. Les vaches dévorées par les loups, les orignaux couchés avec les vaches, ça, oui, mais pas les clichés. On est familier avec ça, on connaît ça. Moi, j’ai vécu sur une terre, je connais ça. Le film va être familier et pittoresque. Je garde l’histoire d’amour et la légende. Mais je m’assure d’abord d’une base réaliste et j’essaie de rendre ça magique par l’histoire d’amour. C’est Tristan et Iseut[23].

« Mon but principal est de défolkloriser Maria », dira également Carle pour résumer sa démarche :

Contrairement à ce qu’on a répété, l’oeuvre de Louis Hémon ne montre pas une société immobilisée dans l’ancien temps, avec ceinture fléchée et fèves au lard. […] Le téléphone est à quelques milles, ils travaillent avec la dynamite, le chemin de fer s’en vient et ils passent des commandes avec le catalogue d’un grand magasin. […] Ces gens n’ont pas peur de la sexualité. Pour eux, cela fait partie de la vie[24].

Mais, la question se pose, n’est-ce pas là au fond changer un folklore pour un autre ? Voulant mettre la hache dans le monde paysan, Carle retrouve les mythologies américaines de la conquête de l’Ouest et de la naissance de la société du spectacle. Insistons : une telle défolklorisation n’est-elle pas plutôt une refolklorisation ? Il semble en effet que son adaptation, plutôt que de revenir à la lettre du texte comme souhaite le faire Pilote, détruit un mythe pour en édifier un autre, dans un mouvement qui va de la symbolique chrétienne au mysticisme païen, et de l’idylle paysanne au récit de la modernité battante.

À la recherche de familier et de pittoresque, tenant à donner à voir les magies de la romance, Carle semble cependant tomber dans le piège de l’imagerie et du cliché. On n’a pas manqué de souligner ce trait stylistique, qui s’affiche particulièrement dans les scènes entre Maria et François, dont celle de la cueillette des bleuets où les deux amoureux s’échangeront leurs promesses de retrouvailles : « [L]a scène où Maria et François Paradis sont en tête à tête après la cueillette des bleuets ferait les délices de bien des lecteurs ou lectrices de romans-photos mais aussi ceux de “Monde et Travaux”. Maria l’immaculée a un côté petite bourgeoisie aux champs qui renforce l’impression que Carle a introduit Hamilton dans l’imagerie d’Épinal[25]. » Ayant sorti Maria du placard pour la traiter à l’« anti-mythe », comme il est écrit dans l’en-tête de la même critique, Carle n’a donc pas su éviter l’écueil du stéréotype, que sa mise en scène dite « tape-à-l’oeil » encourage, au contraire. Les clichés de la paysannerie et la doxa cléricale décriés plus haut feront ainsi retour dans l’image sous la forme des poncifs des peuples autochtones, que le cinéaste, sans retenue aucune, présentera dans tout leur exotisme et leur pittoresque. Par ce recours à la mythologie des « sauvages » et de leur monde ancestral, le film, voulant libérer le récit de l’emprise religieuse, s’inscrit malgré lui dans une nouvelle forme de colonialisme, plus retorse et pernicieuse. On entend bien ce tiraillement entre l’héritage chrétien et les légendes autochtones lors de la longue élégie de Maria, pleurant en voix off la mort de François :

Jésus, pourquoi ne l’as-tu pas relevé de la neige ? Pourquoi Sainte Vierge ne l’avez-vous pas soutenu d’un geste miraculeux ? Si les Indiens trouvent son corps, ils vont le ramasser comme ils ont ramassé son père, et ils vont le ramener à leur tente, pour qu’il ne soit pas dévoré par les loups. Peut-être même que leurs sorciers, qui sont si forts, vont faire des magies pour que je revoie son beau visage une dernière fois, pour que je prenne enfin ses mains dans les miennes. Une fois, une seule fois… Pardon, mon Dieu, j’ai dit des mots sacrilèges[26].

C’est d’ailleurs par cette scène, ponctuée d’un montage rapide donnant à voir tous les signes ostentatoires de cette mythologie amérindienne fabulée (pleine lune, tentes, plumes de corbeau, etc.) que Carle, qui a inversé l’ordre des morts du récit, va terminer son film, remplaçant les mots doux des voix du « pays de Québec » par une nouvelle panacée. Le mythe initial s’y trouve déconstruit, certes, mais à quel prix ?

*

L’histoire d’amour, la légende, le pittoresque, les belles images, les clichés et les légendes, voilà précisément ce que Pilote va éviter à tout prix dans sa propre adaptation :

J’avais l’impression que personne n’avait touché à ce qui me paraissait être l’essentiel dans le roman, c’est-à-dire sa simplicité, désarmante, presque simpliste, l’acuité des détails, mais aussi sa force verticale, sa profondeur. Ce roman pourtant maintes fois récupéré, interprété, analysé, commenté, détourné, mythifié, sous une couche de sédiments, il était là, intact[27].

Là où les précédents adaptateurs additionnent différentes « couches » au récit d’origine pour y ajouter autant de couleurs, de tons et de pans, Pilote, lui, fonctionne par soustraction, dans le but de retrouver le noyau dur de l’oeuvre, qui semble alors apparaître pour la première fois. L’une des soustractions les plus importantes de son adaptation de Maria Chapdelaine concerne la mort de François Paradis. En réponse à Duvivier, Allégret et Carle, qui font de cette mort l’événement visuel central de leurs films – sur lequel s’était également fondée notre enquête dans Il s’est écarté –, Pilote, revenant au texte, se contentera de la suggérer, voire de la mettre en doute : « Paradis ne meurt pas, il disparaît… […] J’aime qu’il reste une incertitude, j’aime qu’il puisse demeurer quelque chose d’indéterminé dans la disparition – ou la mort – de Paradis. […] De ne pas montrer Paradis se perdre en forêt, mais d’utiliser le récit d’Eutrope, c’est possiblement la meilleure idée que j’aie eue pour l’adaptation[28]. » Sur le plan cinématographique, le personnage servira ainsi à instaurer une dialectique entre le champ et le hors champ, le visible et l’invisible. Personnage mobile par excellence, il apparaît dans l’image comme un diable à ressorts, alors que les autres protagonistes qui visitent la concession des Chapdelaine emprunteront tous le même chemin. De même, tandis que les autres réalisateurs vont tous insister sur l’agonie de Paradis dans la neige, convoquant différents trucs et effets formels pour inscrire cette désorientation à même la mise en scène[29], Pilote ne montrera pas Paradis en train de traverser la forêt ou d’avoir le visage fouetté par les bourrasques. Nous le verrons seulement s’approcher tranquillement de la lisière du bois, l’air songeur. Avec une grande économie de moyens, le plan suivant montrera Tit’Bé en train de retirer un lièvre gelé d’un collet, écho à la première apparition de Paradis dans le film, dont nous avons d’abord entendu la voix dans le hors champ alors que ce même Tit’Bé posait le collet. Littéralement, la boucle est bouclée. Paradis disparaît dans une coupe. On sort ainsi du mythe et de ses représentations tapageuses – caméra désaxée chez Duvivier, parabole de « l’homme en noir » chez Allégret, balade western chez Carle –, pour entrer dans la simplicité d’une figure.

À l’inverse de ce traitement minimaliste, il existe un élément du récit, généralement traité de façon allusive par les adaptations, qui sera au coeur du film de Pilote : le travail de la terre. Le deuxième chapitre du film, intitulé « Nous allons faire de la terre », y est entièrement dédié. Dans une perspective anthropologique qui revendique une esthétique frayant avec le documentaire, Pilote souligne à gros traits les différentes étapes à travers lesquelles tous les membres de la famille Chapdelaine doivent passer pour agrandir leur concession d’un peu de terrain « planche ». Loin d’être métaphorisé ou esquivé, ce savoir est expliqué dans le détail au spectateur, notamment par l’entremise du personnage d’Edwige Légaré, qui multiplie les anecdotes et les conseils, comme s’il livrait un mode d’emploi. Certes, la mise en scène du travail d’agriculteur, traité comme un calvaire et un acte de dévotion, a toujours fait partie du réservoir d’images des adaptations de Maria Chapdelaine. Seulement, au même titre que pour la religion ou l’idylle amoureuse, ce thème a donné lieu à des schématisations d’où émerge un autre mythe que l’adaptation de Pilote tentera de déconstruire : le mythe du bûcheron et de la proverbiale « cabane au Canada[30] ». Comme l’a bien montré Isabelle Daunais dans Le roman sans aventure avec son analyse de Jean Rivard, le défricheur, cette illusion du labeur sera caractéristique de plusieurs romans dits « du terroir » :

La situation où se trouve Jean Rivard à la fin du roman correspond à celle qu’il imaginait au début de son entreprise, sans qu’il se soit transformé d’aucune façon […]. Dans ce jeu par lequel Gérin-Lajoie invente un monde pleinement autarcique et un héros d’emblée complet (ce dernier affine bien quelque peu ses connaissances au fil des mois, mais il n’apprend ni ne découvre rien de nouveau), l’action n’a d’autre issue possible que sa répétition ; et, de fait, d’autres colons viennent bientôt reproduire l’entreprise parfaite de Jean Rivard et les arpents défrichés s’ajoutent aux arpents défrichés[31].

Les adaptations de Duvivier, d’Allégret et de Carle s’inscrivent volontiers dans le sillage d’une telle abstraction du travail de la terre, où une monotone facilité remplace toute possibilité de transformation de soi par l’épreuve. Lorsqu’on travaille le mythe plutôt que le récit, quand on s’intéresse au modèle plutôt qu’au portrait, une telle représentation plastique et en surface peut convenir. Le regard de Pilote, cinéaste fasciné par l’univers du travail, se fera plutôt politique :

[L]a figure du colon, dans le cas assez unique du Canada français, je la trouve intéressante et riche parce que le colon n’est pas tout à fait le colonisateur, il n’avait pas le capital de l’Anglais ou le pouvoir de l’Église, ni tout à fait le colonisé, parce qu’il possédait et maîtrisait encore sa culture, sa langue, ses us et coutumes, ainsi que sa terre. Le colon, on l’appelait l’habitant. Et l’habitant c’est, pour moi, une sorte d’équilibriste entre ces deux autres figures, le colonisé et le colonisateur. Il pouvait toujours basculer d’un côté ou de l’autre. C’était une sorte de figure intermédiaire, ambiguë, hybride[32].

Comme le rappelle très justement Bernard Andrès, à propos de la naissance de l’ethnonyme « Canadien », celui-ci est volé aux Amérindiens, mais bientôt enrichi d’une distinction : le Canadien d’origine française est un habitant, c’est-à-dire qu’il est « habitué au pays » – contrairement au Français –, mais également il « habite le territoire », en lui intimant sa temporalité sédentaire, mitoyenne entre celle de l’Europe et celle de l’Amérique colonisée[33]. Cette identité hybride rejoint bien la conception avancée par Pilote, laquelle toutefois ne peut s’arrimer à une représentation pertinente que dans la concrétude. Celle-ci, prenant les atours d’une forme de vie, apparaît sous la forme du travail.

L’habitant, donc, est une force de travail. Dans le film de Pilote, tout le tort de Lorenzo est de le rappeler : si l’ouvrier dans les manufactures s’inscrit dans une organisation du travail patente, l’habitant est dans un monde du travail implicite, caché derrière des voiles déjà folklorisés, ceux de la nation, de la religion et de la culture. Montrer le travail, dans la dernière adaptation de Maria Chapdelaine, ne consiste donc pas à mettre des images typiques sur la vie d’antan ; ce travail, en vérité, y remplace la culture des chants, des rites religieux, des images folkloriques qui émaillaient les précédentes adaptations, en particulier celles de Duvivier et de Carle. Le colon est celui qui s’échigne, guette le gel, se bat contre les racines pourries des arbres, mesure les distances, lève des poches de « fleur » pour ne jamais s’en relever[34]. Dans le roman de Louis Hémon, ce travail apparaît sans cesse, bien sûr, mais il paraît gris et terne, comme une sorte de sacrifice ; on comprend mal comment Maria peut ne pas s’en aller au bras de Lorenzo Surprenant dans les belles villes des États, sinon en acceptant son sacrifice « pour la culture ». Chez Pilote, le travail de la terre est une manière de vivre, de voir le monde, de le comprendre ; il est fait de codes, de repères, il n’est pas un signe extérieur à la vie, mais la vie elle-même. On retrouve là, d’ailleurs, un motif qui revient dans toute la filmographie du réalisateur. Comme il le note lui-même : « Le monde du travail et la vie personnelle se confondent. Le vendeur habite dans la cour du concessionnaire de voitures qui l’emploie, alors que Gaby vit avec ses moutons. Même quand il est dans la cuisine, il voit ses moutons. Mais je pense que ce mode de vie est en train de disparaître[35]. » Dans ce monde du travail qui est aussi tout naturellement un mode de vie, François Paradis paraît moins impressionnant, Lorenzo nous semble soudain risible. Interprété par Sébastien Ricard, casting qui prend le contrepied des Senex que l’on trouve dans les autres adaptations, le Samuel Chapdelaine de Pilote crève l’écran : travailleur acharné, qui recommence sans cesse ses terres pour cet amour du labeur, sa vie est une valeur en soi. Et c’est aussi pour cela que dans ce film, plus que dans toute autre paraphrase ou adaptation de Maria Chapelaine, on saisit toute la grandeur, tout le charme d’Eutrope Gagnon, personnage jusque-là caricaturé et dévalorisé au grand écran[36].

Eutrope et la communauté

L’adaptation de Gilles Carle s’érige sur un refus premier, répété dans le film comme un mantra : Maria ne veut pas épouser Eutrope Gagnon. Sa tante, lui faisant ses adieux à son départ de Saint-Prime, insiste, en l’embrassant : « Eutrope Gagnon, c’est un bon parti ». Laura se réconfortera, de même, auprès d’Esdras et Da-Bé : Maria au moins s’établira sur une bonne terre, près du village, elle ne va pas vivre toute sa vie au fond des bois. « Si c’est d’Eutrope que tu parles, elle ira pas », ripostera Esdras, bien conscient du goût de sa soeur. « Elle ira certain ! » insistera la mère. Ce refus inaugural participe à l’idéalisation de son contre-modèle, François Paradis, qui propose la liberté, l’aventure et l’inconnu là où le bon voisin – que Louis Hémon présentait volontiers comme un ruminant dans son « interminable mélopée, simple, pleine de redites », taillée dans « l’éternelle lamentation canadienne[37] » – n’offre que stabilité et routine. Eutrope, plus encore, est d’emblée le « choix de la mère », ce qu’elle désire pour sa fille et partant pour sa race ; à plusieurs reprises, dans le film, elle épaulera le maladroit habitant dans sa cour. Pourtant, doit-elle convenir à « la fin de son règne », elle a épousé Samuel, en tous points semblable à la sauvagerie de Paradis : « Maria, il y a des hommes qui font notre malheur. Mais ces hommes-là, on les aime. Y’a rien qu’eux autres qu’on aime. Ton père… François… », dit-elle à sa fille dans un de ses derniers moments de lucidité. Placé entre les pionniers et les sédentaires, le film de Carle est sans doute le plus polarisé. Le monde « sauvage » fait face aux terres « domestiquées » des vieilles paroisses ; Eutrope présente d’emblée son « beau trotteur », un cheval neuf, et espère qu’il charmera Maria. François n’a que la force de ses muscles, comprend-on, la magie des forêts, les charmes sorciers. Chez Carle, le coureur des bois comme le placide et maladroit cultivateur sont en chasse de Maria, dans un printemps précoce. Retenons pour le moment que le printemps est tardif, dans l’adaptation de Pilote.

Chaque adaptation de Maria Chapdelaine propose un récit un peu différent, les protagonistes se chargeant d’affects nouveaux. Interprété par Jean Gabin, acteur alors en pleine ascension, le François Paradis de Duvivier est fortement héroïsé, sa stature et le star-system en font le charme. Les deux autres prétendants, comme dans le roman de Louis Hémon, paraissent bien pâles à son côté. Pour ainsi dire, la mort du héros mène Maria, indifféremment, à un pis-aller. Chez Allégret, Lorenzo occupe la tête d’affiche : premier personnage à l’écran, il rencontre Maria avant tout le monde, dans un train. C’est autour de sa figure de bandit et du récit de sa rédemption que tournera ce singulier western. À son côté, François paraît un lâche et malhonnête personnage, que la trahison et l’orgueil – traits que l’on devine plus souvent chez Lorenzo lui-même – disqualifient. En vérité, Lorenzo est un héros, pétri dans le sacrifice, dans l’amour fou : à la fin du film, il abandonne ses collègues malfaiteurs pour, au risque de sa vie, revenir à Péribonka et révéler sa flamme à Maria. Il sera exécuté par les autorités, à cette occasion, achevant de reprendre la place de François dans l’intrigue, celle de l’aventurier dont l’amour irrationnel dépasse les intérêts mesurés. En comparaison, le récit de Gilles Carle n’est ni celui de François, ni celui de Lorenzo, mais bien celui de Maria, déchirée entre les pionniers et les sédentaires. Chez Carle, d’ailleurs, Lorenzo est quantité négligeable, seule compte la polarité.

Pilote travaille différemment : les trois prétendants semblent d’égale importance, à ceci près que François Paradis meurt tôt et qu’Eutrope commence sa cour tardivement. Entre les deux, Lorenzo, snob, lourd dans son flirt et insensible à la réalité de Maria – la méprisant, plutôt –, prend la forme du seul pis-aller, coincé entre deux héros. Attardons-nous à cette originale structure.

*

Les adaptations de Maria Chapdelaine, comme toute adaptation sans doute, ne font pas seulement que mettre en scène l’oeuvre originale, mais elles établissent un commentaire sur le roman ; ce dernier se structure sur une antécédence, une sorte d’élément déclencheur qui, dans l’histoire, précède le récit porté par la narration : Lorenzo, chez Allégret, connaît confusément Maria, il n’est pas le pur inconnu du roman, il peut alors adopter le rôle – dévolu à François, dans le roman – du fils du pays revenu de loin. Eutrope, chez Carle, fait déjà activement la cour à Maria, c’est-à-dire avant même le début du film. Toute la société l’aide dans l’élaboration de son charme, comme une sorte de toile d’araignée tissée collectivement pour emprisonner une proie. Cette antécédence, on l’a vu, a pour conséquence d’accuser la polarisation Eutrope/François, mais plus encore, d’accentuer la manière dont François connote la liberté et Eutrope, la contrainte. Carle commentait déjà cette structure du roman, dans La mort d’un bûcheron, alors que Marie Chapdelaine rejetait son père, sa mère et ses prétendants pour aller étudier et gagner sa liberté.

On pourrait croire que la version du récit qu’offre Sébastien Pilote, par une forme de souci de fidélité, se garde d’une telle antécédence. Elle se devine pourtant, plus avance le récit, par un gommage d’abord, qui en répète un autre, ensuite. De fait, la rencontre entre Maria et François, au sortir de l’église de Péribonka, celle même qui installe le coup de foudre au début du roman de Hémon, est évincée, puis simplement racontée par Samuel, en discours indirect, une fois de retour dans la maison familiale : « Maria nous avait pas dit ça », lance Laura, au bout de cette narration, accentuant le secret dont pourrait procéder cette rencontre[38]. Ce n’est que plus tard dans le film, dans la fameuse scène des bleuets, que nous comprenons ce qui a vraiment été caché : « Pourquoi n’avez-vous pas dit à vos parents qu’on s’était déjà vus de l’autre bord du grand lac, à Saint-Prime ? » demande François, lors de leur conciliabule amoureux. Ce qui se joue dans cette antécédence tient à peu de choses, bien que cela redistribue durablement les connotations en place. On pourrait évidemment penser, dans un premier temps, que le secret constitue une forme de trahison de Maria envers le clan. Le film de Pilote nous assure du contraire : Maria, surjouée dans sa pudeur, éprouve un malaise à parler de son attirance ; quand elle veut entendre l’avis de sa mère sur la cour qu’on lui fait, elle s’exprime encore une fois de façon indirecte. Elle parle de sa cousine Jeanne, à laquelle deux jeunes hommes font la cour, et de son indécision, mais de sa préférence : « Elle m’a avoué qu’elle les aimait bien tous les deux, mais que c’était Zotique qu’elle aimait le mieux. Mais Zotique il est parti faire la drave sur la rivière Saint-Maurice et il devait pas revenir avant l’été ! Fait qu’Édouard, le garçon du village, est venu la voir, lui a demandé, et elle a répondu oui. » Laura rétorquera, comprenant un peu la situation cryptée, que « tous les mariages ne sont pas comme celui-là », manière d’approuver l’attente de l’aventurier, la patience, le choix du coeur. Le film insiste d’ailleurs sur la bonne entente entre François et Laura, effaçant les querelles entre pionniers et sédentaires qui étaient, dans le roman, à l’origine de leur dialogue. « Les paroles de nos pères sont nos titres de noblesse », approuve Laura, après que François eut raconté les aventures paternelles : par cette réplique, qui rappelle La terre paternelle de Patrice Lacombe[39], François est d’emblée intégré dans cette communauté, il occupe le rôle de l’aventurier capable de ramener la fortune. « J’ai décidé que j’allais aller passer les fêtes chez nous », lance-t-il à un autre ouvrier, en préparant son départ fatidique du camp de bûcherons. Eutrope, en racontant sa mort, insistera : François a dit à son boss « qu’il avait de la famille » au Lac-Saint-Jean, ce que la réaction de Samuel et Laura contredira : « Y avait quasiment pas de famille », dit Samuel, « on va pouvoir payer pour une messe ou deux ». Cette intégration dans le clan Chapdelaine paraît plus claire que jamais dans l’adaptation de Pilote ; François est « déjà-là », amour de jeunesse, amour premier de Maria, choix libre et enthousiaste de la jeune femme.

L’antécédence sur laquelle insiste le réalisateur dit l’évidence de François Paradis. Sa mort n’est d’aucune façon le fait, symbolique, d’une rivalité ou d’un amour profane. Maria ne prie pas pour son retour immédiat, comme le suggère le roman, par exemple ; le film l’expurge de cette culpabilité confuse[40]. Mieux encore, on peut dire qu’Eutrope n’occupe jamais la place de l’opposant de François, dans la mesure où son attirance pour Maria reste cachée, à tout le moins très implicite, jusqu’à la mort du héros. Lorenzo, toutefois, présente un intérêt évident. Or, dans aucune autre adaptation Lorenzo n’est-il aussi éloigné de Maria et de son univers. Il n’en comprend aucun code : alors qu’il tente de lui faire entendre la beauté des villes, des trottoirs, des théâtres et cinémas, il ne peut saisir la force de l’appartenance communautaire et filiale déterminant la jeune femme. Quand elle lui explique pourquoi le cheval se nomme Charles-Eugène, en raison d’une vieille querelle entre l’arrière-arrière-grand-père Chapdelaine et son voisin, le premier ayant nommé son cheval du nom du second pour pouvoir l’injurier ouvertement tout le jour, Lorenzo est scandalisé pour le voisin. « Depuis ce temps […] on appelle nos chevaux Charles-Eugène. C’est une tradition », termine Maria. « Plutôt une vraie malédiction ! pauvre homme ! » lance Lorenzo, qui individualise – pauvre homme – ce que Maria donne pour collectif et communautaire – c’est une tradition. De même, dans un ajout signé Pilote, Maria confie avoir eu envie de devenir maîtresse d’école : « Mais mes parents avaient besoin de moi à la maison », mentionnera-t-elle. Alors, Lorenzo exprime son incompréhension, ne saisissant pas, encore une fois, la force de la filiation et la fidélité communautaire : « Vos parents auraient pas dû vous demander ça, Maria », dit-il, et elle le remet aussitôt à sa place : « Mais ils m’ont rien demandé, Lorenzo. »

Ainsi, au moment où Eutrope se décide à faire sa demande à Maria, le jeu d’acteur ne fait pas de doute : les paroles du voisin sont inespérées, et émeuvent la jeune femme d’autant plus qu’elle se sent liée à Lorenzo, qui a fait sa cour en premier. Eutrope arrive trop tard. La parabole de la cousine Jeanne, qui aurait pu raconter le mariage entre Maria et Eutrope en l’absence de François, expose soudainement l’engagement de Maria et de Lorenzo en raison de l’effacement pudique d’Eutrope. Le renversement fascine : la parabole semble dénoncer l’injuste évincement du héros, mais nous constatons à la fin que ce héros n’est plus celui que l’on croyait. Quand Laura agonise, qu’il faut aller mander le curé, mais que le cheval des Chapdelaine a déjà été prêté au médecin, retourné dormir en ville, Eutrope n’hésite pas : tel François Paradis, muni de ses seules raquettes, essuyant tous les risques énumérés par Samuel et Maria, il se jette dans les bois pour sauver l’âme de Laura. Cette scène est conforme au roman, à ceci près : le plan de départ dans les bois reprend à l’identique le dernier plan du film avalant François Paradis. Mais Eutrope, contrairement à François, franchit la lisière et se lance dans l’aventure. « Eutrope […] devient Paradis en affrontant seul la forêt pour aller chercher le curé[41] », dira Pilote, seul cinéaste à valoriser de la sorte le personnage. La logique n’est pas sans rappeler le choix d’Allégret, dont le Lorenzo, qui devra toutefois disparaître pour racheter ses fautes antérieures, devient aussi un nouveau Paradis. Mais, dans cette nouvelle adaptation, la métamorphose « prend », et sera définitive. Il faut bien en peser les conséquences : chez Pilote, Maria n’est pas condamnée à rester sur la terre, par les voix ou le devoir à la mort de sa mère. Elle est plutôt libérée de son engagement envers Lorenzo Surprenant. C’est en ce sens-là qu’Eutrope est réhabilité par cette dernière adaptation ; héros, auréolé par la force du star-system à la manière d’un Jean Gabin[42], il est aussi et surtout porteur de la communauté, de son langage et de son appartenance. Capable des mêmes prouesses que François, sans pour autant partager ses défauts, Eutrope comprend également un monde qui échappe à Lorenzo – et qui a échappé, voilà le dernier effort de cet article, à Louis Hémon lui-même.

Louis Hémon trépassé

Comme Lionel Groulx et Jean-Charles Harvey le relèvent – on peut s’étonner de les trouver d’accord –, Louis Hémon a trahi les Canadiens français. Gilles Carle indiquait aussi, à sa manière, cette trahison, en récusant les dernières pages du roman, ces voix pieuses qu’il jugeait « collées » à la fin à la manière d’une idéologie obligée[43]. On l’a vu, pourtant, Harvey opposait à ce « mensonge » de Maria Chapdelaine un « pays de Québec » moderne, autant idéalisé qu’espéré[44] ; Lionel Groulx craignait quant à lui que cette vie des habitants cache la culture qui animait une élite. La lecture que suggère, volontairement ou non, l’adaptation de Sébastien Pilote est fort différente : Louis Hémon n’a pas « caché » une modernité tapie derrière les campagnes ou une culture féconde partagée par tous, il n’a simplement pas compris les codes de la vie qu’il devait raconter. Mieux que les économistes et les géographes, pourrait-on paraphraser de Montigny, Hémon a schématisé l’identité canadienne-française.

*

« [L]’anthropologue de la littérature renouvelle les moyens de décrire l’inscription et l’efficacité de la littérature dans le monde. Il s’agit de redonner un peu de chair à des littératures que les vagues successives de commentateurs ont petit à petit desséchées[45] », écrit Florent Coste. Sébastien Pilote offre ce regard anthropologique sur le roman de Hémon, et de deux façons distinctes. D’abord, on l’a vu, en donnant à Lorenzo le mauvais rôle. Dans le roman, il s’opposait au mode de vie habitant, de façon tranchée ; dans le film de Pilote, ce rôle s’accompagne d’un handicap évident : il ne comprend rien à cette vie, il n’en voit pas la « chair », le grain, ce que Marielle Macé – dans une optique parente à celle de Coste – nomme le style. Elle écrit :

[C]ette ligne de partage situe notre combat éthique : ce qui est à protéger, ce n’est pas exactement telle forme de vie, mais la nécessité de ne jamais laisser confisquer le formel de la vie, l’importance de « déclore » le domaine du « comment » (un « comment » qui n’a pas toujours à voir – ce serait une autre confiscation – avec les affaires de distinction ou d’embellissement)[46].

Chair, style, forme : l’anthropologie littéraire transforme en enjeu politique ces questions de codes, du comment, supposant que la manière dit davantage, pragmatiquement, que les essences que sont la « culture » et les « dogmes ». Le style signifie la vie véritable, habitant une forme, une manière ; la culture et son dogme sont les esprits désincarnés dont, trop souvent, on fait des livres. Voilà où Pilote, à nos yeux, paraît attaquer la description qu’offre Hémon. Il montre une lutte sur le fil de ce comment. « Je sais plus quoi vous dire ! Vous avez toujours vécu par icitte et vous pouvez pas vous figurer comment c’est ailleurs », lance Lorenzo, une réplique tirée à l’identique du roman. Or, chez Pilote, on perçoit dans le maintien des interprètes, dans la confusion de l’échange, ce que ne plus savoir quoi dire signifie. À chaque charge, Lorenzo mesure à quel point il est incompréhensible, comment ses manières et ses codes ne peuvent être partagés par Maria. « Icitte, c’est pas une place pour vous, Maria », lançait le prétendant au début de sa cour : cette phrase paraît plus que jamais arrogante, chez Pilote – qui, faut-il le rappeler, vit et tourne dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Lorenzo Surprenant ne comprend rien au style de vie de Maria et partant, qui elle est.

Au contraire, le Eutrope de Pilote, s’il fait la cour dans les mots exacts du roman, semble aussitôt visité d’une soudaine inspiration : « Vous seriez heureuse d’être la femme que vous êtes… avec moi, Maria ». Cette phrase, détournée de la poésie de Gaston Miron[47], fait contraste avec celle de Lorenzo. Elle accueille Maria dans son devenir, pour ainsi dire ; tout le film accentue cette impression de compréhension réciproque. Alors que Lorenzo et Maria se tiennent côte à côte, mal à l’aise, lors de la soirée chez Éphrem Surprenant, Eutrope fait sa demande à la table de la cuisine, au centre de la maison des Chapdelaine, en l’absence des parents. Son plaidoyer, concret et rendu quelque peu ridicule dans l’écriture de Hémon, est ici convaincant, fort et plein d’émotion. Ils se regardent, par-dessus la table, et la caméra capte cette imperceptible connivence : ils se comprennent.

*

Trois fois : l’anaphore, chez Pilote, rythme la complainte de Laura, « trois fois qu’y me dit ça. Trois fois depuis notre jeunesse. Trois fois il a pris une concession, il a bâti une maison… » Chez Carle, ce sont cinq fois, le nombre n’y signifiant que la démesure. Pas ici. Les trois fois, bien sûr, pointent vers les trois prétendants, Maria reprenant, comme son père, trois fois le labeur de la relation, acceptant François, puis acceptant Lorenzo, puis acceptant Eutrope, à la fin du film. Cette homologie renforce le sentiment de filiation unissant le passé au futur : Maria est inscrite dans une même attitude. Dans la scène dite de « la dame de coeur », alors que les trois prétendants sont réunis chez les Chapdelaine, seul Lorenzo constate qu’un bout de carton lui est distribué ; il ne comprend pas – encore une fois. Maria lui explique qu’il remplace la dame de coeur. À la fin, dans sa dernière lettre adressée à Maria, il glisse une dame de coeur ; Maria sourit, attendrie, et insère la carte dans le paquet. Laura vient de mourir, Éphrem Surprenant l’avait précisément décrite, dans son éloge funèbre, comme une « femme de coeur ». Que signifie cet envoi du prétendant éconduit ? Bien sûr, Maria est une « dame de coeur », comme Laura – d’ailleurs, dès lors, le paquet devrait en contenir deux, l’une faite maison, et l’autre, neuve –, ce que le film s’empresse de nous confirmer : dans le portrait familial de deuil, derrière un Samuel éploré, Maria se tient droite, s’élevant à la place de la mère. C’est également dans les mots de la mère qu’elle rentre dès le retour du printemps, quand Edwige Légaré vient chercher du travail.

« Le progrès n’est pas le même pour tout le monde », riposte un cultivateur[48], lors de la soirée chez Éphrem. Lorenzo vient d’entamer sa charge contre la vie sur la terre. Cette réplique n’appartient pas au roman de Louis Hémon. Elle indique une forme de relativisme, certes, mais que le film de Sébastien Pilote prend à bras-le-corps. Le progrès offert par le travail de la terre est concret, fait de chair, dans le film : les plans de la concession, en plongée, impressionnent, ils donnent à voir le progrès du travail de la terre, comment l’humain peut se tailler une place dans la nature. Le progrès de Lorenzo, le progrès que Hémon prend pour mesure à l’aune de laquelle les Canadiens paraissent petits, semble fait de discours, dans ce film, intangible, et aussi bien le dire : suranné. Les villes, les cinémas, les rues et les lampadaires n’impressionnent plus. Par contre, en ce printemps tardif, la connaissance des glaces, des textures, des bruits qui annoncent les temps cléments, ces savoirs qui ressemblent à des intuitions, mais s’ancrent dans des signes décodés, voilà peut-être des progrès que le film rend compréhensibles. La deuxième dame de coeur ne repousse pas l’ancienne : l’addition fait progresser ici l’imaginaire. Porteur d’une marche à l’amour, Eutrope Gagnon est le progrès ; Louis Hémon, comme Lorenzo dans le film de Pilote, ne fait qu’assurer que le progrès se trouve ailleurs. Eutrope Gagnon contre Louis Hémon. Grâce au cinéma, le personnage triomphe de son auteur.