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Introduction

Conformément aux tendances des médias de masse à individualiser les faits sociaux ou, dans l’espace fictionnel, à incarner des valeurs, des normes ou des règles sociales dans un personnage[1], les séries télévisées ont longtemps évoqué les luttes féministes à travers une héroïne[2]. La télévision, à l’origine frileuse à l’idée d’investir dans le champ de la féminité, lui a finalement ouvert la diversité de ses formats (comédies, dramas, dramédies, mini-séries…) et consacré nombre de ses récits. Ce tournant fut d’abord motivé par les mutations démographiques des années 1970 qui ont vu les téléspectatrices disposer d’un pouvoir d’achat accru, puis forcé par la concurrence du câble dans les années 1980, poussant à la prise de risques. Plus récemment, le paysage audiovisuel américain, identifié sous le terme de « peak TV » (ou « nouvel âge d’or »), subit des mutations croisées. Les plateformes de contournement (Hulu, Netflix, Amazon Prime…), la prolifération des contenus, les nouvelles technologies ou encore les reconfigurations des stratégies[3] ont, à nouveau, joué un rôle dans le renouvellement des contenus. En parallèle, les mouvements féministes ont redoublé d’efforts pour percer dans l’espace public (ce dont #MeToo est à la fois l’aboutissement et le nouveau souffle).

Dans cette histoire, la figure de l’héroïne a structuré en profondeur les représentations féministes, accompagnant les luttes hégémoniques et contre-hégémoniques, explorant les convergences et divergences des courants féministes, plongeant dans les contradictions des subjectivités féminines. Lucy Ricardo, Samantha Stephens, Mary Richards, Roseanne Connor, Carrie Mathison, Jessica Jones, June Osborne… la liste pourrait se poursuivre indéfiniment, semble-t-il, mais elle s’enrichit aujourd’hui de séries dont le coeur est un choeur : 2 Broke Girls, Broad City, Girls, Feud, Grace & Frankie, Jane the Virgin, Crazy Ex-Girlfriend, Mom, Dead to Me, Toujours là pour toi… sont autant de productions qui mettent en avant des amitiés féminines, ou du moins une solidarité féminine. De tels couples ont déjà formé la vedette de séries bien sûr (pensons à Lucy et Ethel dans I Love Lucy, aux Golden Girls ou aux Drôles de dames…), mais l’innovation réside dans le fait que ces couples d’amies s’entraident désormais dans le champ de la sexualité. Cela est d’autant plus novateur que la place consacrée au sexe fut historiquement timide : les séries privilégiaient l’implicite ou la métaphore, jusqu’à ce que des oeuvres clés comme Sex and the City ou Desperate Housewives ne revendiquent respectivement une posture « pro-sexe » ou une politisation de la sexualité. Les récits, néanmoins, s’encastraient dans une hétéronormativité écrasante : le point de fuite des discussions fictionnelles était le couple, romantique ou post-romantique. Or, dans les séries à choeur féminin, la sexualité est à la fois intime et explorée en formant des boucles stratégiques entre élaboration d’une solidarité féminine et expériences individuelles. Des forums féminins de réflexion sexuelle, décollés de la seule conjugalité, parsèment les récits et conditionnent l’évolution des personnages.

Le présent article s’intéresse à cette conjonction qui allie solidarité féminine et sexualité. Le corpus porte sur six séries télévisées : Jane the Virgin, Mom, Crazy Ex-Girlfriend, Girls, Sex Education et Grace & Frankie qui ouvrent la voie à une diversification des corporalités et des âges dans la sexualité. Ces choix se basent sur trois critères principaux : que la série propose un « choeur féminin » et intègre la solidarité féminine aux problèmes narrés ; qu’elle propose des récits où les attirances et pratiques sexuelles sont variées et où cette variété est discutée ; et que les séries permettent de comparer les représentations à travers les âges, soit au sein même d’une série (Jane the Virgin, Mom), soit entre les séries choisies.

Cette sélection fut accompagnée d’une veille informationnelle constituant un paratexte industriel (articles journalistiques, communiqués de presse, interviews…) qui explicite les motivations de ces représentations. L’étude des représentations, au sens qu’en donne Stuart Hall[4], est produite grâce à une méthode sociosémiotique[5] attentive à l’agencement discursif (tabous, implicites, conditions des discours[6]) et aux codes audiovisuels, pour éclairer les jeux idéologiques à l’oeuvre dans les textes médiatiques.

Après un survol historique des représentations de la sexualité dans les séries télévisées, et un retour sur les mutations de la sexualité opérées notamment par les mouvements féministes, cet article s’attardera sur les principales innovations des représentations fictionnelles : positivité accrue des pratiques sexuelles, diversité des corporalités féminines et ouverture des âges de la sexualité vers une compréhension des pratiques adolescentes et âgées.

Retour historique sur les représentations de la sexualité

Média du foyer familial par excellence, consommé majoritairement par les femmes au foyer en journée, la fiction télévisée américaine a donné une place de choix aux personnages féminins, et ce, dès les années 1950[7]. Dans ces représentations liminaires, la sexualité avait une place ambiguë. Elle était présente de façon contenue, renvoyée à des euphémismes ou à des métaphores : par exemple, dans I Love Lucy (1951-1957) où l’héroïne se faisait « fesser » par son époux ou dans Ma sorcière bien-aimée (1964-1972), lorsque Samantha la sorcière évoquait timidement « être déjà allée sur la lune » avant le mariage. Ces figures sémiotiques servaient à détourner l’(auto)censure des représentations de la sexualité féminine autant qu’elles renforçaient l’infantilisation des héroïnes femmes au foyer. Durant les années 1970, la sexualité reste tacite : la pilule se fraie une place sous-entendue (voir par exemple le Mary Tyler Moore Show) et les rendez-vous amoureux, lorsqu’ils ne s’arrêtent pas timidement au seuil de la porte, n’emmènent jamais le public dans la chambre à coucher.

Les années 1990 constituent assurément le tournant le plus explosif. La consolidation des chaînes du câble apporte, dès les années 1980, une concurrence accrue. Sex and the City est le parangon de ces mouvements représentationnels, mais d’autres séries ont redéfini le rapport à la sexualité, certes sans bénéficier du relâchement de la censure d’une chaîne câblée comme HBO : dans Ally McBeal, Alias ou Gilmore Girls, par exemple, la sexualité est représentée et discutée. Une vision globalement optimiste perce enfin. Les paroles sont plus libres et les pratiques deviennent extatiques. Les héroïnes n’ont désormais plus besoin de sentiments pour coucher et la sexualité se fait épisodique, au gré des envies, enrichie même de techniques de soi qui encouragent la subjectivation comme les vibromasseurs et autres jouets sexuels. Autonomisées, les pratiques sexuelles permettent d’évoquer l’émancipation féminine et ses conséquences, ainsi que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Cette période est d’autant plus significative qu’elle succède au backlash sexuel vécu par la société états-unienne dans les années 1980, avec l’échec de l’Equal Rights Amendment[8].

Cependant, la teinte néoféministe des récits revalorise, par un retournement de stigmate, les qualités essentialisées des femmes comme la beauté et la douceur, quoique sur un ton souvent ironique. Les héroïnes instrumentalisent leur beauté. Dans Alias, la féminité de Sydney Bristow, souvent performée de façon sexy et douce, voire naïve, est une feinte pour désarmer les ennemis qu’elle combat dans son métier d’espionne, un réinvestissement nouveau du genre féminin basé sur le carnavalesque. L’invraisemblance d’une robe en latex bleu ou d’un combat en mini-jupe donne un air parodique à la performance traditionnelle de la féminité. Ses extravagantes tenues peuvent ainsi être vues comme des mascarades de la part d’une espionne qui se réapproprie l’objectivation et l’exploite comme la principale faille du masculin. Les héroïnes deviennent actrices de la représentation de leurs corps, qui restent tout de même très normés : les corporalités sont minces et élégamment musclées ; les femmes représentées sont blanches et financièrement aisées ; les rapports amoureux sont dirigés vers une relation conjugale plus égalitaire, mais massivement hétéronormée. De fait, la sexualité recouvre des fonctions plurielles, tiraillées entre les techniques d’épanouissement personnel et l’idéal de l’amour. À l’orée des années 2000, les héroïnes semblent plus inspirées par le féminisme radical, et la sexualité devient un instrument micro-politique au service de revendications féministes ou, du moins, d’un couple plus égalitaire (Desperate Housewives, The Good Wife, Nurse Jackie, Weeds, Cougar Town…). Les héroïnes explorent leurs désirs passée la quarantaine et la désillusion de l’amour romantique[9] et, à cette occasion, réinvestissent leur sexualité comme une expression individuelle au service d’un rééquilibrage du pouvoir genré.

Toutefois, qu’il s’agisse d’une posture pro-sexe (comme dans Sex and the City) ou d’une politisation de la sexualité (comme dans Desperate Housewives ou The Good Wife), les séries peinent à extraire les scripts hétérosexuels d’une logique binaire, tant dans la construction de la sexualité que dans les retombées individuelles. Les pratiques représentées sont restreintes (quelques positions communément autorisées dans les règles explicites ou implicites de la télévision) et les personnages identifient peu la sexualité comme une expérience à part entière, insérée dans une économie de vie, avec ses joies et ses peines, ses contradictions et ses résolutions.

Vers une reconnaissance positive des pratiques de la sexualité

Lorsque les séries télévisées s’attachent à montrer une sexualité autonome, elles portent une première atteinte à ses morales traditionnelles[10]. Les sociétés contemporaines portent encore les valeurs victoriennes de la fin du xixe siècle, qui prônaient la chasteté autant qu’elles incriminaient la prostitution, la masturbation ou l’avortement. À la suite d’une lecture attentive des travaux de Michel Foucault, Gayle Rubin en répertorie six axes : (1) la sexualité a été naturalisée et ramenée à sa seule fonction reproductrice, par un essentialisme sexuel qui réifie le masculin et le féminin ; (2) elle a été définie comme suspicieuse voire dangereuse ; (3)  elle est « sur-signifiée » par des erreurs d’échelle, qui lui attribuent des pouvoirs démesurés ; (4) ses pratiques répondent à une axiologie qui valorise certaines pratiques ; (5) elle est aussi comprise selon une « théorie domino », les plus petits risques amenant systématiquement aux plus grands dangers ; (6) enfin, elle est unifiée car ses « variations bénignes » sont mal conceptualisées[11].

La sexualité est ainsi chargée d’« une aura et d’une exceptionnalité[12] », déjà identifiées par les travaux canoniques de John Gagnon et William Simon[13], dont il est difficile de la défaire. Les paniques morales sont fréquentes, y compris de la part des mouvements féministes qui ont pu amalgamer ou réduire certaines pratiques à la domination masculine : il en va ainsi de l’adage de la féministe radicale anti-pornographie Robin Morgan, pour qui « la pornographie est la théorie et le viol est la pratique[14] ». Plus modérément, d’autres arguent qu’une sexualité libérée ne serait qu’une extension des privilèges masculins[15]. Gayle Rubin, quant à elle, distinguait déjà une vision où la sexualité serait rattachée à la liberté individuelle, les deux ouvrant la voie à une théorie politique des agirs. Dans La transformation de l’intimité, Anthony Giddens propose de rassembler ces nouvelles pratiques sous le terme de « sexualité plastique ». La sexualité ne se laisse plus contenir à la fusion romantique ni au couple hétérosexuel et s’oriente vers le plaisir personnel : « Chez les hommes comme chez les femmes, le fait de cultiver ses propres dons érotiques et de développer son aptitude à procurer aussi bien qu’à éprouver du plaisir sexuel fait désormais l’objet d’une véritable organisation réflexive se traduisant par une multitude d’informations, de conseils, voire d’exercices concernant la sexualité[16]» .

L’attention historique des séries télévisées à la sexualité féminine, qu’elle doive se vivre dans l’euphémisation ou qu’elle s’exprime dans la revendication, amène le média à intégrer un ars erotica au coeur même des trajectoires de vie des personnages. Historiquement, c’est évidemment Sex and the City qui aura été, d’un côté, la plus explosive vis-à-vis de ces résidus victoriens entérinant les interdits sexuels qui pèsent sur les femmes, et de l’autre, la plus accueillante vis-à-vis d’une sexualité tournée vers l’égalité de genre. Les pratiques y étaient nombreuses et hétérogènes, disqualifiant tout essentialisme sexuel et apportant la « variation bénigne » : il existe une multitude de performances sexuelles, ce qui doit pouvoir être reconnu sans effet de panique morale. Les héroïnes n’avaient aucun remords ou regrets quant à leurs expériences, déconsidérant la négativité et la sur-signification. Enfin, le moralisme laissait place à des éthiques personnelles, qui étaient moins régies par le rapport à la norme que par les envies personnelles (on peut faire ce que d’autres ne veulent pas faire mais il ne faut pas faire ce que l’on n’a pas envie de faire). Ces éthiques individualistes affaiblissaient l’axiologie et la théorie domino des dangers sexuels. À bien des égards, Sex and the City pouvait être qualifiée d’anti-anti-sexe car les héroïnes défendaient leur droit d’expérimenter et d’exprimer leurs rapports de désir-plaisir, transformant ainsi la sexualité en un moyen d’expression du couple, mais surtout de soi.

Les séries contemporaines ne s’embarrassent plus vraiment de ces postulats négatifs et affichent des représentations d’emblée positives de la sexualité. Par positivité, nous n’entendons pas que celle-ci serait normative ou prescriptive (représenter une « bonne » sexualité) ou renverrait à une représentation méliorative (représenter une sexualité forcément épanouissante) car, au contraire, les conséquences négatives, parfois dramatiques, de pratiques inadaptées pour leur contexte ou à risques peuvent être explorées (insémination artificielle dans Jane the Virgin, douleurs dans Grace & Frankie, traumatismes dans Sex Education…). Cependant, dans l’ensemble, la sexualité devient créatrice de nouveaux points de vue ou de nouvelles situations : en ce sens, elle agit comme un ressort narratif pour les personnages, à partir duquel ils peuvent interroger leurs (in) capacités d’agir et développer émancipation individuelle, nouveau rapport au corps, confiance et estime personnelle.

Les séries à choeur féminin, terrain d’innovations d’une sexualité créatrice

1. La sexualité dans un monde post-romantique : vers la solidarité féminine

Ce que l’on pourrait nommer « séries à choeur féminin » rebat considérablement les cartes en mettant la positivité au service d’innovations importantes : solidarité féminine, représentations de corps alternatifs et exploration des sexualités jeunes et âgées.

Dans les séries télévisées, les luttes féministes ont historiquement été incarnées par une héroïne qui affronte à elle seule son environnement amoureux/familial (I Love Lucy, Ma sorcière bien-aimée, Roseanne, Maude, Gilmore Girls, Desperate Housewives, Weeds…), professionnel (The Mary Tyler Moore Show, Murphy Brown, Drôles de dames, Dr Quinn femme médecin, Cagney & Lacey…) ou plus largement social (Ally McBeal, Sex and the City, Buffy, Alias, The Good Wife…). Par exemple, à l’orée des années 2000, une vague d’héroïnes quadragénaires envahit les écrans, et, souvent, le tremplin narratif repose sur la trahison ou la mort de leur époux : un monde postromantique, où le mariage bourgeois ne tient pas ses promesses, était ainsi exploré.

Depuis quelques années, la composition même des castings est renouvelée. Nombre de séries proposent des couples d’héroïnes (2 Broke Girls, Broad City, Feud, Grace & Frankie, Mom, Dead to Me, Toujours là pour toi), solidaires dans les épreuves malgré leurs différences parfois radicales, lesquelles fournissent d’ailleurs des ressorts narratifs (dramatiques ou humoristiques), en même temps qu’une opportunité d’explorer les subjectivités féminines dans leur diversité. Là où l’héroïne seule devait vaincre les obstacles sexistes dans son émancipation en mobilisant des ressources individualistes, les couples de femmes placent plutôt au coeur de leur chemin de vie la solidarité féminine, le partage d’expériences et la conscientisation féministe en groupe. Dans ces nouveaux cadrages, la sexualité trouve une place de choix : elle se détourne des scripts hétérosexuels (la pénétration est la première pratique remise en cause, souvent de concert avec la découverte d’un vibromasseur sur les conseils de l’amie) et trouve une réflexivité dans le dialogue entre femmes. La solidarité féminine est plus forte que les disputes, même violentes : par exemple, les troubles de la personnalité limite de Rebecca Bunch (Crazy Ex-Girlfriend) l’amènent à avoir des comportements extrêmement violents envers son entourage, mais les rares à ne jamais se détourner (ou bien, pas longtemps) sont ses trois amies, Paula, Heather et Valencia. Pareillement, dans Mom, les femmes sont réunies par de communes addictions (alcool, drogue, jeu…) et les insécurités ou rechutes de certaines les conduisent parfois à mentir et à manipuler leurs amies… qui, blessées, restent présentes pour leurs excuses ou leurs rémissions.

Les dialogues se tiennent entre amies ou en famille jusque dans l’intime. Dans Jane the Virgin par exemple, trois générations de femmes discutent et confrontent au quotidien leurs explorations affectives et sexuelles, en lien avec leurs pratiques spirituelles. Dans ses débuts, la série oppose la très pieuse Alba (la grand-mère) à sa fille Xiomara (la mère, à la sexualité libérée), mais ce duel est rapidement triangulé par l’héroïne Jane, dont les positions sont plus modérées. Élevée entre la culture catholique très culpabilisante de sa grand-mère et la liberté jugée exagérée de sa mère, Jane est une jeune femme sérieuse et retenue qui souhaite rester vierge jusqu’au mariage. Cependant, une grossesse non désirée (une erreur d’insémination artificielle, métaphore renvoyant à l’Immaculée conception) l’amène à réévaluer son chemin de vie si soigneusement planifié et à offrir à ses ascendantes un retour critique sur l’éducation qu’elle a reçue. Peu à peu, la résolution de l’opposition entre foi religieuse et liberté sexuelle remonte le fil généalogique, et même Alba parvient à se défaire de cette culpabilité sexiste.

Dans d’autres séries comme Grace & Frankie, Mom ou Sex Education, les sexualités des personnages féminins sont élaborées ensemble, sur le mode des groupes de parole féministes : les thématiques intimes sont discutées dans les espaces partagés de la sphère privée (soit les lieux de vie commune : le salon, la cuisine, le porche de la maison…) ou dans la sphère publique (au restaurant, au bureau, à l’école…). Grace & Frankie marie justement ce monde post-romantique des années 2000 à la solidarité féminine : Grace, une entrepreneure bourgeoise (interprétée par Jane Fonda), et Frankie, hippie aux pratiques spirituelles omniprésentes (interprétée par Lily Tomlinson), sont deux femmes que seule l’association professionnelle de leurs époux rapproche. Lorsque ces derniers annoncent qu’ils veulent divorcer car ils sont gays et entretiennent en secret une relation amoureuse depuis vingt ans, elles sont contraintes de cohabiter : Grace découvre l’expression personnelle et corporelle au contact de Frankie, laquelle apprend à être plus structurée. Après une saison à se tourner vers le passé avec amertume et regret, Grace découvre, sur les conseils de Frankie, la masturbation aidée d’un vibromasseur. Or, dans ce même épisode, les deux femmes réalisent les trahisons émotionnelles de leurs époux. Grace découvre un carton de cadeaux de réserve (« on dirait un bocal à récompenses pour chien ! ») et Frankie comprend que les ventes de ses oeuvres d’art étaient manipulées (saison 2, épisode 13). Dans les deux cas, les ex-épouses tirent un trait sur le passé, dont elles comprennent qu’il était plein d’hypocrisie, se révoltent contre l’infantilisation subie et se rejoignent dans la solidarité féminine, cristallisée par un partenariat professionnel : elles seront désormais à la tête d’une entreprise qui conçoit et commercialise un vibromasseur pour femmes âgées (le « Ménage à moi », en français dans la série). Si les séries peuvent faire une place à une sexualité positive, c’est bel et bien parce qu’elles se détournent partiellement de l’héroïne telle qu’elle a été traditionnellement pensée au profit d’un collectif féminin.

2. Diversité et réflexivité des corporalités féminines

Bastion patriarcal par excellence, les corps féminins subissent une objectivation tenace dans les médias de masse, renouvelée dans ce qu’Angela McRobbie a pu identifier comme « le complexe mode-beauté[17] » : les femmes sont au coeur d’un « contrat sexuel » régi par les gouvernements et leurs institutions, qui troquent protection juridique, (relative) égalité des chances et accès à la sphère publique contre un complexe de beauté et de mode qui réaffirme la performance de la féminité traditionnelle. Ce complexe lie les industries des médias, de la mode et des cosmétiques. Dans une interview à Marie Claire visant à témoigner de son passé anorexique, Portia de Rossi (interprète de Nelle dans Ally McBeal) expliquait d’ailleurs que l’attention portée à l’hyper-féminisation des actrices de séries télévisées était liée à celle des top-models :

À la fin des années 1990, l’ère des top-models était terminé et les actrices ont commencé à prendre leur travail, à occuper leur place. D’un coup, on faisait les couvertures des magazines, on portait des robes de grands couturiers, on faisait des campagnes publicitaires pour des produits de beauté… Je crois qu’il y avait beaucoup de pression sur les actrices pour qu’elles soient aussi minces que les tops, pour qu’elles soient à la hauteur de l’image de la femme parfaite et pour qu’elles imitent les mannequins[18].

La représentation de corps divergents des normes restrictives de la beauté et de la minceur a trouvé ces dernières années quelques territoires d’expression. Girls a recueilli beaucoup d’intérêt pour ses politiques du « gênant » ou du « crispant[19] » ou pour son « esthétique de l’abjection[20] ». Si Sex and the City renvoyait l’aspect bizarroïde de la sexualité (qu’il s’agisse des pratiques, des performances ou des sensorialités) exclusivement aux hommes, les héroïnes de Sex and the City, elles, bénéficiaient toujours d’une représentation flatteuse, qu’il s’agisse de la mise en scène, de la lumière ou de l’action[21]. Girls, à son tour, franchit une étape en montrant les corps féminins nus, sans artifices cosmétiques ou filmiques, dans des situations inconfortables ou des pratiques gênantes.

Bien sûr, des séries préexistaient qui mettaient en scène des corps « différents » (pensons à Roseanne, 1988-1998), mais le lien entre corporalité, féminisme et sexualité se fait plus insistant, plus explicite aussi. Dans Grace & Frankie justement, l’héroïne, et avec elle son interprète Jane Fonda, se prêtent à des dépouillements coûteux : lorsque son petit-ami Nick, d’une vingtaine d’années plus jeune qu’elle, assure qu’il l’accompagnera dans la vieillesse, Grace se démaquille intégralement et révèle tous ses équipements (genouillère et canne) : « Je crains n’aller que dans une direction à partir de là et ce ne sera pas plus joli » (saison 4, épisode 4). Pour toute réponse, Nick l’embrasse et la porte jusque dans la chambre à coucher. Cette séquence n’est pas sans réflexivité puisqu’elle est performée par Jane Fonda, à la fois activiste féministe, papesse de l’aérobic et du fitness et actrice reconnue depuis plusieurs décennies dans une industrie médiatique qu’elle critique régulièrement.

Ainsi, la « normalité » des corps est renvoyée à leur positionnement dans l’espace du « réel » ou dans celui des représentations médiatiques. Dans Crazy Ex-Girlfriend, la réflexivité mêle les niveaux narratifs : Rebecca Bunch, brillante avocate aux prises avec des troubles de la personnalité limite, y fantasme sa vie en comédie musicale. Les numéros intégrés à la série, un à trois par épisode, parodient les comédies romantiques[22] et mettent à distance la performance de la féminité[23], non sans lien avec des formes d’humour auto-dépréciatif déjà articulé au féminisme dans Roseanne, Girls ou Broad City[24]. Dans cette série, il peut s’agir de représenter les coulisses de la féminité (l’épilation avant un rendez-vous) ou d’en interroger les tabous (la sexualité pendant les règles). Par exemple, un numéro spécial joue sur l’opposition entre féminité en construction et féminité performée. « The Getting-Ready Song » montre l’héroïne s’apprêter pour un rendez-vous amoureux : la séquence alterne les préparatifs et une parodie de clips. Les premiers sont montrés dans une lumière bleue peu flatteuse, qui accentue l’effort féminin (épilation jusqu’au sang, corne des pieds à gratter, sous-vêtements sculptants difficiles à enfiler, crise de nerfs devant le miroir…). Le second filme l’héroïne accompagnée de danseuses qu’une lumière solaire enrobe, toutes vêtues de peignoirs de soie. L’inégalité de genre est doublement évoquée : d’abord, lorsque le partenaire de Rebecca est vu dormant sur le canapé en simple jean et t-shirt, suggérant que sa préparation est inutile ; mais aussi lorsqu’un rappeur chantant avec l’héroïne est dégoûté de voir sa salle de bain (« c’est comme ça que tu te prépares ? C’est… c’est effroyable, on dirait, genre, un film d’horreur. Genre un *bip* patriarcal dégueulasse. Tu sais quoi ? Faut que j’aille m’excuser auprès de certaines pouffiasses. Je serai plus jamais le même après avoir vu ça »). L’écart entre le virilisme de certains clips de rap et le choc subi devant la cruauté auto-infligée de l’héroïne constitue le ressort humoristique de la séquence. Par la mise en scène visuelle des corps, parfois ironique, et leur critique sous-jacente des représentations normatives des médias de masse, les récits contemporains apparaissent plus réflexifs quant à la nécessité de pluraliser les corporalités, comme s’ils avaient intégré les critiques formulées à leur égard par le public, et les expériences douloureuses des professionnelles qui les produisent (créatrices, productrices ou actrices des séries).

3. Les âges de la sexualité, sans panique ni dégoût

Enfin, l’espace des âges s’ouvre, laissant la voie à l’expression de sexualités adolescentes et âgées, et ce, de façon moins stigmatisante et misérabiliste (pour les premières) ou rebutante qu’auparavant (pour les secondes). Les séries les plus représentatives de ces mouvements sont respectivement Sex Education et Grace & Frankie, diffusées sur Netflix, mais d’autres intègrent également, de façon plus périphérique, la sexualité des personnages comme participant pleinement de leur récit : citons notamment The Good Fight, Mom ou Jane the Virgin.

Pour ce qui est des sexualités adolescentes, celles-ci semblaient jusqu’alors osciller entre sagesse (Angela 15 ans, Dawson) et, plus récemment, misérabilisme (Skins, Shameless). Sex Education (Netflix, 2019-) marque une rupture importante, là aussi positive, par l’articulation qu’elle opère entre son personnage principal, Otis, fils d’une sexologue, et la culture sexuelle de la génération Z. Depuis tout petit, Otis est témoin de la pratique psychanalytique de sa mère, qui décore la maison d’arts érotiques et reçoit ses patients dans un cabinet attenant : comme d’autres de ses camarades qui ont accès à une culture sexuelle médiatique à la fois riche et troublante, il bénéficie d’une information débridée, à la fois salvatrice et castratrice. Souvent, les séquences allient des marqueurs d’expériences sexuelles à des signes d’enfance, par exemple lorsque Otis et son meilleur ami manient des concepts psychanalytiques tout en partageant des bonbons acidulés [saison 1, épisode 1] ou quand une adolescente est agressée sexuellement dans un bus bondé, sans pouvoir se défaire de l’attaque car ses bras sont chargés d’un énorme gâteau rose en forme de lapin [saison 2, épisode 3]. Traumatisée, incapable de reprendre ce transport en commun, ce personnage trouvera du soutien auprès de ses amies dans une scène émouvante, où elles la rassureront en s’asseyant à ses côtés, occupant l’intégralité de la banquette du bus.

Fort de ses savoirs semi-professionnels, Otis ouvre un cabinet clandestin de sexologie dans son lycée, pour conseiller des adolescent·e·s qui comprennent sans maîtriser, ou maîtrisent sans comprendre, leur sexualité. La série explore ainsi la tension entre une génération à la fois informée sur les pratiques sexuelles, sensibilisée aux causes des minorités et exposée aux contenus médiatiques sexuels, voire pornographiques. Ces trois axes sont entrelacés pour montrer les capacités d’agir des adolescent·e·s, qui tâtonnent dans la recherche du cadrage respectueux de leurs pratiques sexuelles et de leur intégration dans des relations intimes. La génération Z a en effet hérité de « comportements scriptés[25] » qu’elle n’accepte pas tout à fait mais qu’elle peine à mettre à distance : lorsqu’une adolescente consulte Otis au motif que son nouveau petit-ami lui reproche de performer artificiellement, elle avoue ne pas savoir ce qu’elle aime vraiment car elle ne s’est jamais masturbée seule (« Beurk, je ne fais pas ça ! J’ai toujours un petit ami ! ») [saison 1, épisode 6]. La découverte de l’onanisme est l’opportunité de découvrir son corps et ses plaisirs, mais devient aussi une assurance personnelle dans la performance en couple. Les pratiques jugées inéluctables sont ainsi remisées au profit d’un épanouissement personnel que, dans la série, l’autre accueille presqu’invariablement avec bienveillance. À l’occasion de ses interviews, la créatrice de la série souligne souvent la tendresse ambiante de la série[26], qui s’inscrit à rebours des paniques morales souvent rattachées aux plus jeunes[27].

En parallèle de ces représentations renouvelées pour les adolescent·e·s, les sexualités des personnes âgées trouvent une représentation. De nombreuses études ont montré combien les représentations des féminités vieillissantes sont encadrées, voire taboues : les corporalités âgées, et plus encore leurs potentielles sexualités, sont exclues de la représentation[28], la post-ménopause est envisagée comme une castration individuelle et sociale[29] et les féminités âgées attirent, sinon des formes de pitié, le soupçon de l’appauvrissement cognitif et de l’apitoiement[30]. Tout cela fait que le corps vieillissant est souvent assimilé à une pathologie[31]. Les représentations plus positives, plus rares aussi, se concentrent sur un « vieillissement à succès » (que l’actrice Helen Mirren a le plus incarné[32]), qui apporte avec lui de nombreuses injonctions à « rester jeune[33] ».

Quelques séries télévisées ont récemment porté leur attention sur la représentation de la sexualité des « seniors ». Certaines le font sans référencer leur âge : dans The Good Fight ou dans Mom, les héroïnes sont représentées au lit, se mettant en scène dans des jeux sexuels ou essoufflées après l’amour, signe sémiotique d’une vigueur physique intacte. D’autres séries, au contraire, parlent franchement des sentiments liés à la sexualité, qu’il s’agisse du manque, des besoins et des désirs (Grace & Frankie, mais aussi Jane the Virgin ou Sex Education), ou des soucis corporels qui viennent avec l’âge, tout comme Sex Education peut évoquer les effets socio-hormonaux de l’adolescence sur la sexualité. Dans Grace & Frankie, la circulation sanguine, la sécheresse vaginale, les troubles de l’érection, le manque d’énergie sont autant de thématiques abordées de façon explicite. Les problèmes émergents de la sexualité pour les plus de soixante-dix ans sont présentés comme des difficultés et non plus comme des impasses. Les personnages leur trouvent des solutions et, lorsqu’elles n’existent pas, les inventent : après que Grace s’est fait mal au poignet en utilisant un vibromasseur traditionnel, trop lourd, peu adapté à son arthrose et à la notice écrite en trop petit (« ils n’ont pas pensé ces trucs pour les femmes plus âgées. Pourquoi tout nous fait mal, à notre âge ? », se plaint-elle) [saison 2, épisode 13], elle et Frankie lancent une entreprise de sex toys destinés à des seniors. Tant dans les discours promotionnels que dans ses représentations, Grace & Frankie critique l’âgisme auquel les femmes sont plus vulnérables, en particulier lorsqu’il est articulé à la sexualité. Comme le souligne Jane Fonda, « notre culture n’aime pas que des gens ridés parlent de sexe. Les enfants non plus. Ils n’aiment pas penser que leurs parents “le” fassent[34] ». Dans cette sexualité franche, mais que des actrices qui mettent explicitement leur prestige à son service aident à dédramatiser, Grace & Frankie participe à la redéfinition des âges de la sexualité.

Conclusion

Longtemps confinée au tabou ou à l’implicite, la sexualité féminine a acquis de nouveaux espaces de représentation dans les séries télévisées à compter des années 1990, sur un registre « pro-sexe » ou micro-politique (les deux séries étalons de ces mouvements sont respectivement Sex and the City et Desperate Housewives). Si ces représentations innovaient par bien des aspects (libération de la parole, monstration des corps, plaisirs féminins, revendication d’égalité), elles laissaient sur le bas-côté de leur progressisme des facteurs importants qui, depuis quelques années, émergent enfin.

D’abord, la diversité des corporalités féminines gagne du terrain (Girls, Crazy Ex-Girlfriend), tandis que d’autres séries mettent l’accent sur les âges de la sexualité (Grace & Frankie, Jane the Virgin, Mom, Sex Education). De surcroît, le dialogue entre femmes nourrit une solidarité forte (soit entre les générations plus jeunes, soit intergénérationnelle), qui permet aux héroïnes de revendiquer leur émancipation et de découvrir ou de retrouver une sexualité positive. La naïveté ne doit pas l’emporter. C’est une conjoncture durement travaillée qui a rendu possible cette poussée progressiste, qui articule mises sous tension des industriels médiatiques sommés d’innover, renouvellements générationnels des créateur·trice·s comme des spectateur·trice·s et cristallisation des mouvements féministes dans des revendications collectives (# MeToo en tête).