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La représentation de la sexualité à la télévision états-unienne a toujours été infléchie par des normes, qu’il s’agisse du cadre réglementaire assez strict de la FCC (Commission fédérale des communications) qui délimite les représentations permises sur les networks, ou alors des tendances de plusieurs chaînes câblées à reproduire des visions normatives des corps et des sexualités par volonté d’attirer suffisamment d’abonné·e·s ou de revenus publicitaires. Dans un tel contexte, l’arrivée de séries télévisées destinées à une diffusion exclusive sur des plateformes de streaming a été accueillie par plusieurs comme une opportunité de représenter enfin la sexualité de manière plus diversifiée que ce qui était permis sur la télévision linéaire.

Depuis 2013, les séries télévisées sont produites en nombre exponentiel pour les nouveaux services de télévision par contournement (TPC), à savoir des plateformes de vidéo sur demande permettant un visionnement en continu sur Internet. Selon Aymar Jean Christian, le développement de la TPC marque un tournant majeur dans l’histoire de la télévision, puisque la production de séries destinées exclusivement au Web a le potentiel de permettre à des groupes marginalisés d’accéder enfin à la production télévisuelle, permettant de ce fait la création de représentations moins stéréotypées, voire contre-hégémoniques[1]. Ce que Christian appelle une télévision ouverte et inclusive favoriserait l’innovation et la diversité[2]. Plusieurs recherches ont d’ailleurs révélé la diversification des représentations des identités et sexualités sur les plateformes de streaming. Certaines recherches ont notamment mis en lumière la tendance à la diversification et à la valorisation de l’agentivité sexuelle des personnages féminins qu’amène la télévision en ligne, compte tenu de la possibilité de s’affranchir de la logique du prime-time qui encourage, selon Claudia Bucciferro, des représentations conçues pour un public masculin[3]. Comme le constate Iris Brey, plusieurs séries produites pour des plateformes telles que Netflix contribuent donc à faire « avancer la représentation des sexualités féminines de manière radicale et engagée. Elles marquent un tournant dans la création audiovisuelle. Les sexualités féminines et le plaisir féminin, d’habitude passés sous silence dans les médias, trouvent enfin leur place sur le petit écran[4] ». Toutefois, si plusieurs chercheur·e·s se sont intéressé·e·s à des séries de plateformes de streaming (House of Cards, Orange is the New Black, Sense8, etc.), la recherche apparaît néanmoins parcellaire en ce qui concerne un genre sériel plus spécifique, à savoir celui des séries pour adolescent·e·s.

Souffrant d’un déficit de légitimité, y compris au sein des études télévisuelles, les séries pour adolescent·e·s représentent pourtant un genre sériel fort populaire et lucratif, en plus d’avoir connu une augmentation importante de leur production depuis les années 1990[5]. Par volonté de rejoindre et de fidéliser un public jeune et connecté, les plateformes de TPC états-uniennes comme Netflix, Amazon Prime et Hulu investissent dans la production de séries pour adolescent·e·s ou destinées aux jeunes adultes. Considérant que les teen dramas sont souvent critiqués pour leur reproduction de visions hégémoniques des identités de genre et de scripts hétéronormatifs, il nous semble donc important de vérifier si les nouvelles plateformes offrent des opportunités de diversification, voire d’émancipation concernant la représentation de la sexualité féminine et du désir à l’adolescence.

Cet article proposera une analyse des conventions narratives au sein de plusieurs séries originales pour adolescent·e·s, distribuées sur Netflix ou Amazon Prime, afin de proposer une réflexion sur le potentiel de (dé)construction des scripts sexuels et de la représentation de l’agentivité sexuelle des jeunes femmes à l’ère de la télévision en ligne. Pour ce faire, cet article débutera par un résumé des conventions narratives les plus fréquemment associées aux séries pour adolescent·e·s, pour ensuite les comparer aux scripts sexuels et aux représentations de la sexualité proposés dans quelques séries récentes. Cette analyse mettra en lumière une tendance plus grande à la représentation de l’assertivité et de l’agentivité sexuelle des jeunes femmes sur les séries de plateformes, mais tout en montrant que les représentations demeurent influencées par certaines normes culturelles qui circonscrivent les récits, les scripts sexuels et les corps pouvant être montrés.

Les teen dramas et la représentation de la sexualité à l’adolescence

En tant que genre télévisuel hautement populaire, surtout aux États-Unis, la série pour adolescent·e·s (teen drama ou teen series) demeure difficile à définir précisément. En ce qui concerne sa construction narrative et son architextualité, ce type de série est en effet reconnu pour sa tendance à l’hybridation : se présentant parfois sous forme de sitcom, empruntant fréquemment les codes du mélodrame et du soap, tout en flirtant régulièrement avec les genres de la science-fiction ou de la fantasy, les teen series ont un caractère protéiforme. Pour cette raison, ce genre télévisuel est fréquemment défini en référant tout simplement au groupe sociodémographique qui est au centre de ses récits, à savoir celui des adolescent·e·s. Autrement dit, bien que les teen series rejoignent un public beaucoup plus vaste que le groupe qu’il représente, leur spécificité réside dans cette volonté de proposer un récit centré sur les tribulations d’un groupe d’adolescent·e·s en tant que microcosme social. Plus encore, comme l’ont souligné plusieurs chercheur·e·s, les séries pour adolescent·e·s reprennent fréquemment les codes du mélodrame, se concentrant alors sur la représentation des relations amicales et amoureuses au sein du groupe. Selon Glyn Davis et Kay Dickinson[6], les teen series auraient également pour particularité de prioriser une exploration individualiste des tourments relationnels et identitaires, soit de personnaliser et individualiser les enjeux sociaux qui y sont abordés.

Certaines tendances narratives et thématiques se verraient également favorisées à cause du groupe sociodémographique représenté. Les récits s’articuleraient principalement autour des angoisses propres à cette période de la vie : « L’adolescence est une période intermédiaire importante ; les dramatiques pour adolescent·e·s traitent par conséquent des sujets sources d’anxiété pour eux/elles : l’amitié, l’amour, le sexe et l’arrivée imminente à l’âge adulte[7]. » La sexualité y est donc une thématique récurrente, voire incontournable, puisque cette période de la vie est socialement définie comme étant celle durant laquelle surviennent les premières expériences sexuelles.

Pour cette raison, plusieurs travaux portant sur les teen dramas se sont concentrés sur la représentation des rapports sexuels et amoureux au sein de ce type d’émissions, cherchant à déterminer quelles sont les tendances représentationnelles, les normes sexuelles qui s’y font ou s’y défont, ainsi que les rôles de genre qui y sont promus. L’un des constats les plus fréquents est que les teen series priorisent des récits hétéronormatifs, où les références à des sexualités et désirs queer demeurent implicites[8]. La majorité des couples et relations sexuelles représentés répondent au script hétérosexuel dominant. Bien que les personnages LGBTQ+ soient présents en nombre croissant dans ces séries, leurs sexualités demeurent peu souvent montrées dans des scènes intimes et rarement discutées explicitement. Plus encore, les récits hétéronormatifs s’accompagnent habituellement d’une reproduction d’une vision traditionnelle des rôles de genre : les personnages masculins apparaissent plus agentifs, alors que les adolescentes sont davantage ignorantes face à la sexualité et à leur propre désir. Passives, elles sont donc valorisées pour leur adhésion à une vision normée de la sexualité « prudente », permise uniquement dans le cadre d’une relation amoureuse sérieuse. Comme le souligne Elizabeth Crowley Webber, même la série Dawson’s Creek, qui avait pourtant fait grand bruit à l’époque à cause de sa volonté de représenter plus ouvertement la sexualité adolescente, valorisait au final une vision hétéronormative des rapports intimes, en plus de centrer principalement ses discours autour des risques et enjeux sanitaires de la sexualité – une thématique certes importante, mais dont la récurrence peut aussi être interprétée comme une volonté de dissuader les jeunes d’avoir toute forme de rapport sexuel, voire de les encourager à l’abstinence, surtout en ce qui concerne les jeunes femmes et les hommes gays[9]. Comme l’a également dévoilé l’étude de Sarah Smith, les films populaires pour ados ont tendance à reproduire la vision que le désir sexuel des jeunes femmes ne doit jamais être exprimé[10]. Dans les teen dramas, les adolescentes qui osent « déroger » des normes afin d’exprimer plus librement leur désir ou d’avoir une sexualité plus active, avec plusieurs partenaires différents, sont par conséquent souvent « punies » ; leur parcours se termine de manière négative, marqué par l’humiliation, l’isolement, la maladie, ou même la mort[11]. Les adolescentes seraient ainsi fréquemment représentées comme étant passives sexuellement ou valorisées pour leur retenue. De même, une telle représentation de la sexualité féminine est indissociable d’une tendance à associer ces personnages à des idéaux de beauté et de consumérisme[12].

Cependant, si le portrait apparaît assez sombre, plusieurs chercheur·e·s soulignent que les teen dramas ne sont pas condamnés à reproduire inlassablement ces mêmes scripts sexuels ; plusieurs de leurs caractéristiques leur confèrent paradoxalement un potentiel de déconstruction de normes sexuelles et de genre. En effet, le public anticipé pour ces séries étant majoritairement composé de femmes et d’adolescentes, les récits proposés accordent habituellement une large place aux personnages féminins. Pour cette raison même, ces séries affichent une tendance à représenter des personnages féminins intelligents, indépendants et agentifs. Une telle volonté de mettre en scène des personnages féminins forts – bien que cela ne se répercute pas forcément sur les interactions dans la sphère intime[13] – peut potentiellement encourager une représentation de l’assertivité et de l’agentivité sexuelle des jeunes femmes, et donc une vision plus positive du désir au féminin.

Plus encore, bien que les séries pour adolescent·e·s soient souvent critiquées pour leur reproduction d’une vision cishétéronormative des dynamiques amoureuses, elles affichent un intérêt central pour les thématiques de la marginalité et de la différence. L’adolescence étant socialement définie comme une période « intermédiaire » de la vie humaine, ce genre télévisuel aborde en effet les questionnements existentiels et identitaires reliés à cette étape charnière du développement de soi. Comme le résume Rachel Moseley : « De nombreuses séries abordent les questions de la différence, de l’altérité, du pouvoir accru et de leur impact sur les relations personnelles et communautaires. De nombreuses séries donnent ainsi l’impression qu’être un·e adolescent·e, c’est ne pas être tout à fait humain[14]. » En ce sens, les récits des teen series représentent, de multiples manières, les sentiments d’aliénation, de confusion, d’isolement et de marginalisation que peuvent vivre les adolescent·e·s, ce qui ouvre la voie au développement de réflexions de nature sexuelle et identitaire lorsque les personnages dévient des normes cishétéronormatives[15].

Comme en témoignent les expert·e·s, les séries pour adolescent·e·s ne doivent donc pas être considérées comme un genre télévisuel fixe. Bien qu’elles aient le potentiel de confirmer des scripts cishétéronormatifs et de promouvoir la passivité sexuelle des jeunes femmes, elles peuvent aussi favoriser la représentation de personnages féminins actifs et de sexualités non normatives.

Il importe de souligner que la représentation de la sexualité des personnages demeure aussi toujours sujette à transformation en fonction du contexte socioculturel et des modes de diffusion des productions audiovisuelles. Pour cette raison, il est pertinent de questionner l’évolution des représentations des teen dramas à l’ère des grandes plateformes de streaming. Les plateformes Netflix et Amazon se sont en effet lancées dans la production de séries pour adolescent·e·s dans un contexte post-# MoiAussi, caractérisé par une vague de dénonciations de violences à caractère sexuel, mais aussi par un effort de conscientisation face aux stéréotypes de genre qui contribuent à l’oppression des femmes. Il y a donc lieu de vérifier si un tel contexte a influencé la représentation des adolescentes dans les séries leur étant principalement destinées, notamment en ce qui concerne leur rapport à la sexualité et au désir. Dans un même ordre d’idées, le fait que des plateformes comme Netflix et Amazon se financent sans publicités peut potentiellement contribuer à une représentation moins restrictive et normée de la sexualité, puisque le modèle de financement publicitaire est reconnu pour avoir un impact sur la censure des représentations sexuelles et la promotion de modèles de genre plus consensuels. Par conséquent, la présente recherche a pour objectif d’évaluer si les teen series de ces plateformes favorisent une transformation des modèles de genre et de la représentation de la sexualité féminine.

Le contenu « teen » sur les services de TPC : la centralité des adolescentes au sein des discours sur la sexualité

Pour les fins de cette recherche, une analyse textuelle de neuf séries originales de Netflix ou d’Amazon Prime Video, qui ont obtenu une bonne popularité et ont été catégorisées en tant que contenus « teen »[16], a été réalisée (Sex Education, Chilling Adventures of Sabrina, Chambers, Grand Army, Insatiable, Ginny & Georgia, Hanna, The Wilds, Never Have I Ever[17]). La première saison complète a été visionnée pour chaque production. Plus précisément, l’analyse s’est concentrée sur la construction narrative des récits et des personnages féminins, pour ensuite procéder à une étude plus détaillée des discours verbaux et de la composition visuelle des scènes abordant spécifiquement la sexualité d’adolescentes.

Cette analyse a, dans un premier temps, mis en lumière une différence importante en ce qui concerne les conventions narratives dans plusieurs séries pour adolescent·e·s de Netflix et d’Amazon, ce qui laisse présager une transformation des scripts sexuels et, ce faisant, une volonté de subvertir les codes des teen dramas et leur vision normative des adolescentes. En effet, dans plusieurs séries, les adolescentes font preuve d’assertivité sexuelle[18], ce qui favorise une reconnaissance du désir chez les jeunes femmes. Plusieurs scènes et moments de dialogue mettent en effet l’accent sur l’attirance des adolescentes envers d’autres personnes, de même que sur leur curiosité, voire leurs pulsions sexuelles, ce qui contribue à les représenter comme n’étant plus objets mais bien sujets de désir.

Qui plus est, les adolescentes sont souvent représentées comme initiant les rapports sexuels et de séduction, ce qui s’inscrit en porte-à-faux du script sexuel traditionnel des teen series où les hommes occupent ce rôle agentif, que ce soit lors des multiples scènes où ceux-ci agrippent et embrassent fougueusement une femme – celle-ci ne semblant consentir qu’après-coup –, ou lors des rapports sexuels qu’ils se doivent d’initier. Relevant d’une logique contre-stéréotypée, plusieurs séries de Netflix et d’Amazon semblent donc promouvoir un renversement des rôles genrés, la femme prenant souvent les devants et manifestant son désir et son agentivité sexuelle[19].

À titre d’exemple, la série fantastique Chambers (Netflix, 2019) débute alors que Sasha et son copain s’apprêtent à avoir leur première relation sexuelle. L’événement tourne toutefois au drame : atteinte d’une malformation au coeur, Sasha est victime d’un arrêt cardiaque lorsque son coeur s’accélère sous l’effet de l’excitation. Le récit se poursuit ensuite trois mois plus tard ; nous apprenons alors que Sasha a reçu une transplantation cardiaque. Alors que son copain n’ose plus avoir de contacts physiques avec elle, Sasha assume pleinement son désir et manifeste une impatience à avoir enfin des rapports sexuels avec lui. Elle se confie alors à sa meilleure amie concernant la perte de sa virginité : « Je suis prête à la perdre [ma virginité]. Je suis prête depuis longtemps[20] » (S1, É1). Allant ensuite rejoindre son copain TJ, elle lui rappelle que cela fait trois mois qu’il ne l’a pas embrassée. À la suite de ces mots, elle décide de prendre l’initiative des rapprochements ; elle l’embrasse langoureusement et lui propose, sur un ton qui rend le sous-texte manifeste, qu’il la rejoigne chez elle lundi soir prochain, car son père sera absent. Le début de cette série fantastique met donc l’accent sur l’agentivité sexuelle de la jeune femme qui refuse que son état de santé la prive de toute forme de rapprochement, ou alors fasse en sorte que son petit ami la perçoive comme une femme fragile et passive qu’il faut protéger.

Dans la série Insatiable (Netflix, 2018-2019), le personnage principal, Patty, est une jeune femme « insatiable » qui s’entiche rapidement de son coach et qui exprime à maintes reprises son attirance amoureuse et sexuelle envers lui. Si cette série controversée apparaît certes hautement problématique étant donné les discours grossophobes qu’elle endosse[21], il importe néanmoins de souligner qu’elle propose une exploration polysémique de la « faim » du personnage principal, ce qui contribue à explorer la question du désir sexuel des jeunes femmes, plutôt que de le taire. La narration de Patty durant l’épisode 6 explicite par ailleurs son désir sexuel pour deux jeunes hommes, Brick et Christian. Comme elle explique en voix over, alors qu’elle embrasse fougueusement Brick dans sa voiture : « Je m’en foutais que ce soit de l’amour ou pas. Pour la première fois de ma vie, j’avais faim pour autre chose que de la nourriture[22]. »

La série Grand Army (Netflix, 2020), librement inspirée de la pièce de théâtre SLUT : The Play de Katie Cappielo, propose quant à elle une réflexion complexe sur la culture du viol et la persistance de doubles standards concernant la sexualité des hommes et des femmes, permettant de mettre en lumière l’existence bien réelle du désir sexuel des adolescentes. L’un des personnages principaux, Joey, une adolescente de seize ans, cherche à conscientiser ses pairs face au contrôle du corps et de la sexualité des femmes. Après avoir été humiliée publiquement par une enseignante qui a critiqué ses vêtements et l’a accusée d’être en quête d’attention, Joey décide de revendiquer ouvertement le contrôle sur son propre corps et se rend au lycée, sans soutien-gorge, en arborant un t-shirt où il est écrit « Free the Nipple ». Joey se révolte également contre le fait que la sexualité des hommes est naturalisée et encouragée, alors que celle des femmes est sujette à opprobre ; elle rappelle ainsi à ses amis que les femmes devraient avoir autant le droit qu’eux d’expérimenter sexuellement et d’avoir plusieurs partenaires. Bien que l’histoire de Grand Army prenne ensuite une tournure dramatique pour Joey, laquelle sera agressée sexuellement par ses amis dans un taxi, le récit ne semble pas pour autant invalider ses revendications ou la présenter comme étant responsable de son agression. Au contraire, en adoptant le point de vue de Joey face à l’événement, la série semble plutôt chercher à conscientiser les adolescent·e·s face aux enjeux persistants de violence sexuelle envers les femmes, tout en accordant une légitimité à ses revendications féministes.

« Alors, trinquons à nos orgasmes ![23] » : l’expression du désir sexuel des adolescentes

Plusieurs séries représentent des personnages féminins qui se positionnent ouvertement en tant que sujets désirants et qui prennent l’initiative des rapports sexuels. Plus encore, ceux-ci verbalisent leur désir ou leur curiosité face à la sexualité, bouleversant du coup une norme générique importante des teen dramas concernant le tabou du désir féminin. Nous constatons en effet dans plusieurs de ces séries une tendance à inclure une ou des scènes dans lesquelles les adolescentes discutent explicitement de leur sexualité, que ce soit afin de témoigner de leur désir, de leurs pratiques sexuelles ou du moins de leur curiosité face au sexe et à la possibilité d’en retirer du plaisir. Par exemple, dans la série Ginny & Georgia (Netflix, 2020-), Ginny (le personnage principal) regarde un film porno avec ses amies, ce qui donne l’occasion aux quatre jeunes femmes de discuter de sexe et de plaisir féminin.

Abby [en regardant le film porno, l’air troublé] : Mon dieu ! Est-ce que le sexe est vraiment si rapide ?
Norah : Si tu détestes les orgasmes, oui.
Maxine [avec un air taquin] : Oh, Norah ! Salope !
Norah : Hey, Jordan et moi, on a attendu deux ans avant d’avoir du sexe, tu sais !
Maxine : Je plaisantais. Tu sais à quel point j’ai un rapport positif au sexe. Je suis « positive » que je veux avoir des rapports sexuels.
Ginny [visiblement intéressée par les propos de Norah] : Attends, Norah, tu as vraiment des orgasmes ?
Norah : Oui, mais pas par la pénétration.
[…]
Abby : Cette conversation me donne de l’urticaire.
Maxine : Vraiment ? Moi, ça m’excite un peu.
Ginny : Comment ça arrive, alors ?
Norah : Il me fait habituellement un cunnilingus

S1, É4[24]

Bien qu’une des quatre filles (Abby) affiche un désintérêt marqué pour la sexualité, les trois autres paraissent au contraire très intéressées ; plus encore, elles orientent leur discussion non pas sur une quelconque volonté de plaire à leurs partenaires, mais plutôt de comprendre comment atteindre une sexualité plus satisfaisante. La suite de la conversation apparaît d’ailleurs révélatrice, en ce qu’elle traite du sujet de la masturbation, thématique très taboue au sein de la culture féminine. Après que Ginny se soit plainte que son copain Hunter ne semble intéressé par aucune forme de rapprochement, sa meilleure amie Maxine lui demande : « Alors, est-ce que tu te masturbes furieusement en attendant ?[25] » Abby et Ginny expriment alors leur désintérêt :

Abby : La masturbation, c’est tellement dégoûtant.
Ginny : Ouais, je vois pas trop l’intérêt[26].

Visiblement embarrassée, Maxine répond alors du tac au tac : « Moi non plus. » Toutefois, au même moment, la caméra propose un plan rapproché de Maxine qui regarde au loin, l’air embarrassé, ce qui permet aux spectateur·trice·s d’en déduire que celle-ci ment probablement, par crainte du jugement de ses amies face à toute forme de plaisir solitaire. Or, si cette scène pourrait certes être interprétée initialement comme endossant le tabou de la masturbation chez les femmes, la suite du récit va pourtant mener Ginny à atteindre elle aussi son premier orgasme grâce à l’autostimulation. Le déroulement du récit et les choix de plans réalisés durant la discussion concernant la masturbation semblent davantage servir à mettre en lumière – voire à dénoncer – ce tabou au sein de la culture féminine et à légitimer cette pratique, en montrant que celle-ci est plus fréquente que ce que les adolescentes osent l’affirmer.

Plus encore, cette scène entre les quatre amies se termine, de manière fort éloquente, par un rappel de l’importance de la prise en compte du plaisir sexuel des femmes. Marcus, le frère de Maxine avec qui Ginny a récemment eu une première relation sexuelle insatisfaisante, entend au loin les gémissements caractéristiques d’un film porno. Intrigué, il décide d’écouter à la porte et entend Ginny s’exclamer, sur un ton résolu : « Tu vois ? C’est ça le problème avec la porno. Ça donne aux gars une vision complètement déformée du sexe et ça ne priorise jamais le plaisir de la femme. C’est pour ça que les gars n’ont aucune idée de ce qu’ils font[27]. » Visiblement affecté par ces propos, Marcus s’éloigne de la chambre. Comme il l’expliquera quelques épisodes plus tard, c’est ce témoignage de Ginny qui l’a convaincu de s’informer davantage sur la sexualité féminine afin d’apprendre à être plus à l’écoute du plaisir sexuel de sa conjointe.

Dans la série The Wilds (Amazon Prime Video, 2020-), qui raconte l’histoire de huit jeunes femmes échouées sur une île déserte, l’un des personnages principaux, Fatin, est sexuellement active, a plusieurs partenaires et parle avec aisance de son appétit sexuel[28]. Lorsque les filles croient avoir enfin été repérées par un avion, elles s’imaginent alors être interviewées à la télévision après leur sauvetage et se faire demander ce qu’elles ont le plus envie de faire, maintenant qu’elles sont revenues dans la civilisation. Alors que les autres filles parlent de passe-temps, de personnes ou d’aliments qui leur ont manqués, Fatin mentionne sans ambages : « Je vais baiser le gars le plus chaud avec la plus grosse queue que je vais trouver le plus rapidement possible[29] » (S1, É8). Cette affirmation est certes accueillie initialement par un regard consterné de la part des autres filles, mais ainsi qu’en témoignent les propos de Dorothea, l’honnêteté de Fatin en a finalement convaincues certaines : « Je veux changer ma réponse. Vous vous rappelez du gars dont je vous ai parlé ? Je vous garantis que je vais lui sauter dessus dès que je le revois[30] » (S1, É8).

Plus tard, durant ce même épisode, les jeunes femmes discutent d’orgasme et d’autostimulation, trois d’entre elles avouant même, en levant la main, s’être masturbées depuis qu’elles sont sur l’île. Tout comme dans Ginny & Georgia, la sexualité des femmes est donc abordée explicitement, et ce, dans un contexte amical, sans qu’aucun personnage masculin ne soit présent, ce qui contribue à nous éloigner d’une vision de la sexualité des femmes comme étant indissociable du relationnel, en plus de valoriser la sororité. La sexualité devient une dimension centrale de l’identité de ces jeunes femmes, et globalement positive. Plus encore, en incluant quelques scènes dans lesquelles les personnages féminins discutent explicitement de sexualité, ces séries mettent en lumière à la fois le malaise que les jeunes femmes sont fréquemment amenées à avoir face à ce sujet, et la volonté de ces dernières de surmonter leur gêne initiale afin de parler ouvertement de leur quête de plaisir[31].

Nous retrouvons une vision similaire dans la série Never Have I Ever (Netflix, 2020-) qui raconte l’histoire de Devi, une adolescente de quinze ans d’origine indienne, qui tente de gravir les échelons sociaux à son école, tout en devant faire face à la mort de son père ainsi qu’à des relations amicales et familiales complexes. Si cette série créée par Mindy Kaling a certes été encensée pour sa représentation non stéréotypée de personnages asiatiques, elle nous apparaît également notable par sa volonté de verbaliser le désir sexuel des jeunes femmes. La toute première scène de la série donne d’ailleurs le ton : lors de sa prière avant son premier jour d’école, Devi exprime le souhait d’avoir un petit ami. Si un tel souhait se révèle pour le moins banal dans une série pour adolescent·e·s, les propos de Devi se distinguent toutefois en rendant manifeste que le désir du personnage n’est pas seulement relationnel, mais aussi de nature sexuelle :

Et pour finir, et c’est vraiment le plus important, je voudrais vraiment vraiment avoir un petit ami, mais pas un nerd d’une de mes classes avancées. Plutôt un gars sportif. Il peut être idiot. Je m’en fous. Je veux seulement que ce soit un beau mec baraqué qui pourra m’en faire voir de toutes les couleurs durant toute la nuit[32].

S1, É1

Le désir sexuel de Devi est également mis en images à quelques reprises. Dans le premier épisode, un narrateur en voix over nous introduit à un personnage secondaire, Paxton, un garçon populaire qui est décrit comme celui qui sait faire « accélérer le rythme cardiaque » de Devi. La scène nous montre alors, au ralenti, Paxton qui sort de la piscine ; s’ensuit une série de plans rapprochés de son corps, y compris un plan cadrant son torse nu, le tout accompagné d’un léger panoramique vertical, un mouvement de caméra emblématique de la façon dont le corps des femmes est fréquemment filmé selon la logique du male gaze[33]. Plus encore, l’angle de prise de vue rend manifeste qu’il s’agit d’une scène réalisée selon une focalisation interne, c’est-à-dire que la caméra adopte temporairement le point de vue de Devi. La scène est d’ailleurs entrecoupée d’un zoom in sur Devi qui regarde Paxton avec envie. L’interruption momentanée de la narration lorsque la caméra s’attarde sur le corps de Paxton fait de ce moment une véritable parenthèse narrative, à l’image de la logique du male gaze décrite par Laura Mulvey. Dans un renversement des rôles genrés, le corps masculin est momentanément présenté en tant qu’attraction télévisuelle, les spectateur·trice·s étant invité·e·s à endosser le point de vue de Devi. La narration du deuxième épisode débute également par une focalisation interne, alors que les spectateur·trice·s deviennent les témoins privilégiés du rêve érotique de Devi, dans lequel elle s’imagine que Paxton vient la rejoindre dans sa chambre.

Bien que les notions de male/female gaze doivent être employées avec vigilance, du fait de l’essentialisme qu’elles semblent suggérer, ces dernières nous semblent néanmoins utiles à mobiliser pour comprendre les scènes précédemment décrites. Selon Iris Brey, le female gaze, loin de n’être qu’un renversement des rôles de genre, renvoie à une « esthétique du désir » qui invite à partager l’expérience et le vécu subjectifs d’un personnage féminin, plutôt que de simplement encourager une « pulsion scopique » objectivante et déshumanisante[34]. Les scènes précédemment décrites semblent avoir une telle visée de permettre aux spectateur·trice·s de partager une expérience rarement mise de l’avant dans les séries pour adolescent·e·s, soit celle du désir charnel (et non simplement émotionnel) d’une adolescente. Qui plus est, bien que la scène de voyeurisme de Devi à la piscine puisse être interprétée comme une mise en images d’une « pulsion scopique », la scène n’invisibilise pas le geste de monstration du corps masculin, mais au contraire attire l’attention des spectateur·trice·s sur une telle construction visuelle par l’emploi de la narration et le recours à une caméra subjective qui associe ce regard à l’intentionnalité de Devi. Comme l’affirme Iris Brey, la logique du female gaze veut que « si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé[35] », ce qui semble bien être le cas dans la série Never Have I Ever. Le choix par ailleurs hautement original d’attribuer la narration de la série à John McEnroe, un joueur de tennis de renommée mondiale et l’idole du défunt père de Devi, permet d’attirer l’attention sur le caractère contre-hégémonique d’une telle scène. La dissonance créée par le fait qu’un homme adulte décrive l’excitation ressentie par Devi à la vue du corps de Paxton contribue à une prise de conscience face au renversement des rôles de genre.

Bien que le récit de Devi demeure associé à un script hétérosexuel, la série accorde également de l’importance au désir sexuel et amoureux de son amie Fabiola qui fait son coming-out durant la première saison. Lors d’une courte scène, la narration adopte manifestement le point de vue de Fabiola, lorsque le regard de celle-ci croise celui de Eve, une étudiante du lycée pour laquelle elle ressent une grande attirance. Cette scène s’attarde certes sur le visage et non le corps de la personne désirée – une différence notable sur laquelle nous reviendrons –, mais elle traduit néanmoins une volonté de représenter une autre femme de la série qui se découvre sujet de désir.

De son côté, la populaire série Sex Education (Netflix, 2019-) a fait parler d’elle pour sa vision non moralisante et inclusive de la sexualité qui participerait à élargir le « régime du visible et du dicible[36] » dans les séries pour adolescent·e·s. Compte tenu du nombre relativement élevé de personnages qu’elle contient, Sex Education propose un registre assez diversifié de personnages féminins et de rapports à la sexualité. Bien que la série s’attarde aux problèmes sexuels de nombreux adolescent·e·s, elle accorde aussi une importance manifeste au désir et au plaisir sexuels féminins. Maeve, l’une des protagonistes de la série, est notamment représentée comme une jeune femme agentive sexuellement ; bien qu’elle soit l’objet d’une véritable campagne de salopage (slut shaming) à son lycée, la focalisation de la narration sur elle suggère une critique et une décrédibilisation des discours condamnatoires face à la sexualité des femmes. Qui plus est, certains personnages féminins sont associés au script récréatif ; la sexualité sans engagement amoureux est ainsi représentée sans jugement moralisateur. Plus encore, comme le souligne Laetitia Biscarrat, le personnage secondaire de Lily, une jeune femme fascinée par la sexualité et les symboles phalliques, contribue à contrebalancer la représentation de modèles normatifs de féminité, et donc à élargir la diversité des représentations du désir féminin :

Les féminités hégémoniques – valides, cisgenres, blanches, hétérosexuelles, de classe supérieure – incarnées par Aimee et Ruby côtoient Lily, une lycéenne qui demande sans préambule aux hommes qu’elle rencontre de bien vouloir coucher avec elle. Vêtue de tenues improbables, d’une corporéité peu conventionnelle, elle arbore fièrement lors du bal les tentacules de la méduse, symbole de puissance et de sexualité féminine[37].

En outre, la série Sex Education aborde explicitement le sujet de l’avortement de Maeve, ce qui revient à valoriser l’agentivité sexuelle des femmes et leur liberté de choix.

Finalement, la série Hanna (Amazon Prime Video, 2019-2921), produite pour la plateforme Amazon Prime, nous semble déconstruire la vision essentialiste de la passivité sexuelle des jeunes femmes, ou du moins inviter à sa remise en question. Cette série raconte l’histoire de la jeune Hanna qui, peu de temps après sa naissance, est enlevée par un homme qui décide de l’élever dans la forêt. Nous comprenons rapidement qu’Hanna a été victime d’expérimentations en laboratoire et que son père adoptif, Erik, cherche à la protéger de l’organisation qui veut en faire une arme redoutable. Après avoir été repérée, Hanna doit fuir ; elle se lie alors d’amitié avec une adolescente de son âge, Sophie, qui l’aidera à demeurer cachée. Cette prémisse de la série, où une jeune femme grandit à l’écart de toute forme de civilisation, et donc à l’abri de l’éducation aux normes sexuelles et de genre, rend particulièrement intéressante la représentation de sa sexualité. Lors d’une fête, Hanna rencontre un jeune homme pour qui elle a clairement de l’attirance, sans savoir initialement qu’il s’agit d’Anton, la personne dont sa meilleure amie Sophie est amoureuse. Lors d’une escapade en forêt, Hanna et Anton, ne pouvant réfréner leur désir, ont une relation sexuelle. La scène met l’accent sur le désir assumé du personnage principal ; c’est d’ailleurs Hanna qui prend l’initiative de dévêtir son partenaire. Son étonnement, lorsque Anton s’éloigne quelques instants pour mettre un préservatif, rend manifeste la méconnaissance d’Hanna face aux enjeux sanitaires entourant la sexualité. Confinée à l’état de nature depuis son enfance, elle n’a évidemment jamais eu de cours d’éducation sexuelle ; toutefois, comme ses comportements le montrent, son désir est bien réel.

Comme il est d’usage dans une série pour adolescent·e·s, cet arc narratif mène néanmoins rapidement à la découverte par Sophie de la « trahison » de son amie Hanna. Les propos d’Hanna lors de cette scène apparaissent pour le moins éloquents :

Hanna : Sophie, je ne voulais pas…
Sophie : Tu ne voulais pas quoi ? Tu ne voulais pas le baiser ? C’est ça que tu veux dire ? Pas surprenant que ta famille ne veuille pas de toi. Personne ne veut habiter avec une putain de menteuse.
Hanna [en criant] : Je ne sais pas qui je suis ! […] Je ne voulais pas te faire du mal. Je ne suis pas normale. […] Je n’arrive pas à contrôler mon corps et il fait toutes ces choses. Et je… je ne sais pas pourquoi, mais c’est ce que je suis[38].

S1, É6

Cette scène se révèle extrêmement complexe dans sa représentation de la sexualité adolescente : d’un côté, l’aveu d’Hanna concernant son désir sexuel et le fait que son corps ait des désirs qu’elle ne puisse contrôler contribue à une déconstruction de la vision essentialiste de l’asexualité et de la passivité sexuelle, présumées innées chez les jeunes femmes. Le fait que le personnage ait été coupé de toute forme de socialisation au genre pourrait être interprété comme une prémisse qui permet de renaturaliser le désir sexuel des adolescentes. D’un autre côté, il est tout aussi éloquent que cette mise en valeur du désir du personnage soit associée à un aveu de son manque d’agentivité : ses propos témoignent en effet d’un sentiment de perte de contrôle face à son propre corps. Plus encore, puisque Hanna est le fruit d’expérimentations, ses propos peuvent être interprétés, paradoxalement, en tant que signe que son désir sexuel serait simplement dû à des modifications génétiques, et donc à son anormalité. Comme elle le dit elle-même, sans trop comprendre encore ce que cela signifie : « Je ne suis pas normale. » Néanmoins, ce moment de dialogue entretient le doute sur l’anormalité du personnage : est-elle anormale à cause des circonstances étranges entourant sa conception, ou tout simplement parce qu’elle a été préservée des normes sociales ? Dans tous les cas, cet arc narratif de la série Hanna concernant les premières expériences sexuelles d’une jeune femme nous semble contribuer, à sa manière, à déconstruire certaines normes de genre concernant la représentation de la sexualité et du désir au féminin.

L’agentivité sexuelle des adolescentes : un script malgré tout normé

L’analyse de plusieurs séries originales de Netflix et d’Amazon mène au constat que la question de l’agentivité et du désir sexuel y est souvent abordée et valorisée, ce qui laisse présager une transformation des scripts sexuels et une volonté de subvertir les codes des teen dramas. Plus encore, ce qui apparaît notable est que cette mise en valeur de l’agentivité sexuelle est réalisée en endossant une vision plus intersectionnelle de la féminité adolescente. En effet, contrairement aux séries pour adolescent·e·s des années 1990 et 2000, lesquelles priorisaient quasi systématiquement les femmes blanches[39], les séries que nous avons analysées proposent une diversité ethnoculturelle non négligeable. Sur les dix-huit personnages principaux féminins recensés, dix sont racisés (Ginny & Georgia, The Wilds, Never Have I Ever, Grand Army, Chambers), ce qui favorise une exploration plus diversifiée de la sexualité adolescente et remet en cause la norme de la blanchité[40].

Or, cette transformation des récits n’est pas sans enjeux ; sans chercher à invalider les constats précédents, il importe néanmoins de souligner les normes qui sont encore reproduites dans les teen dramas. Il s’agit donc ici de prendre en compte la complexité des représentations sociales telles qu’elles s’articulent au sein de récits sériels, caractérisés par leur longue durée et leur multitude d’arcs narratifs.

Comme nous l’avons montré précédemment, plusieurs personnages féminins sont certes représentés en tant que sujets de désir ; toutefois, l’expression de leur agentivité sexuelle se trouve cantonnée dans une ou quelques scènes seulement, ce qui signifie qu’elle entraîne peu de développements narratifs (Hanna, Never Have I Ever, Chambers, The Wilds). De même, les expressions sexuelles ou de genre contre-hégémoniques sont, dans la majorité des cas, associées aux personnages secondaires. À titre d’exemple, dans la série fantastique Chilling Adventures of Sabrina (Netflix, 2018-2020), la représentation plus explicite et queer de la sexualité est associée à un des personnages féminins secondaires, Prudence. Lors d’un épisode, Sabrina doit en effet chaperonner et héberger Prudence, une autre étudiante du lycée de sorcières. Entendant du bruit à l’étage supérieur, Sabrina se rend à la chambre de Prudence et la surprend, vêtue seulement de sous-vêtements, en train d’embrasser et caresser plusieurs autres lycéen·ne·s. Prudence invite alors Sabrina à se joindre à cette orgie improvisée, ce que cette dernière refuse catégoriquement. La sexualité du personnage secondaire, Prudence, pouvant clairement être associée au script récréatif, contraste fortement avec la pudeur et la retenue du personnage féminin principal. Une telle scène permet ainsi de prétendre représenter une diversité sexuelle – la sexualité de Prudence est active et polymorphe –, tout en maintenant cette charge érotique dans les marges du récit.

Plus encore, bien qu’on observe une tendance à la diversification des représentations des sexualités féminines, le script hétérosexuel relationnel demeure le plus fréquent et s’accompagne d’une reproduction par les personnages féminins principaux de plusieurs codes de la féminité préférentielle[41], à l’exception de celui de la passivité. Le script hétérosexuel est donc en partie bouleversé : les femmes ne sont plus passives ou obéissantes au début d’une interaction sexuelle. Cependant, il y a encore reproduction de la norme comportementale et physique liée au stéréotype féminin (hyperféminité, séduction, homme dans une position dominante lors des ébats, etc.).

La monstration visuelle de la sexualité des jeunes femmes demeure également circonscrite du point de vue de la diversité corporelle. Autrement dit, plus la représentation de la sexualité est visuellement explicite (monstration de la nudité, longueur des scènes, diversité des plans, etc.), plus la diversité physique se réduit et tend à se restreindre aux corps minces qui se conforment aux normes culturelles de la beauté. Les personnages qui sont jugés représentatifs de ces normes sont davantage montrés. Nous pouvons en conclure que la sexualité des femmes est jugée plus « montrable » lorsque les corps sont conformes à des normes esthétiques et de genre.

L’analyse du développement des arcs narratifs des personnages féminins permet également de constater que l’affirmation d’une agentivité sexuelle mène souvent à une issue négative. Dans Grand Army, après avoir revendiqué haut et fort sa volonté d’avoir une sexualité libre, Joey est agressée sexuellement par deux de ses amis, sous le regard complice d’un autre homme qui refuse de lui venir en aide. Dans Chambers, Sasha est victime d’un arrêt cardiaque alors qu’elle s’apprête à vivre sa première relation sexuelle. Dans Insatiable, la première relation sexuelle de Patty mène à un moment de grande panique, alors qu’elle croit à tort être tombée enceinte et devoir entreprendre des démarches pour se faire avorter (S1, É8). Dans Ginny & Georgia, la première relation sexuelle de Ginny l’oblige à entreprendre des démarches pour obtenir la pilule du lendemain. Plus encore, bien que la jeune femme devienne plus assertive et agentive sexuellement durant la série, la première saison se termine malgré tout de manière assez négative pour elle : lorsque ses amies et son ex petit-ami apprennent qu’elle a eu une relation sexuelle avec un autre garçon, Marcus, ils l’abandonnent et la sermonnent pour sa trahison. Se sentant abandonnée et craignant sa mère – une femme qui possède un fort capital érotique et est suspectée de meurtre –, Ginny fait une fugue et entreprend de quitter la ville. La découverte par Ginny du plaisir sexuel devient donc quelque chose de dangereux qui pourrait l’amener à suivre la voie du vice empruntée par sa mère. De même, dans Sex Education, Maeve est victime d’une campagne de salopage à son école à cause de sa réputation de jeune femme ayant une sexualité active ; elle est ouvertement traitée de « nympho » et de « slag ». Plus encore, bien que le sujet de l’avortement de Maeve soit abordé sans moralisation, il convient néanmoins de souligner que sa grossesse non désirée survient en tout début de récit, comme si l’association de ce personnage au script sexuel récréatif devait rapidement être compensée par un ressort narratif mettant en lumière les dangers d’une sexualité active pour les jeunes femmes. Et, dans Hanna, la seule relation sexuelle du personnage principal durant la première saison entraîne une dispute avec sa meilleure amie et la condamne à la solitude. La sexualité des femmes est ainsi souvent associée à des enjeux sanitaires ou à des actes de violence (verbale et/ou physique).

Certes, de telles orientations narratives des récits ne doivent pas nécessairement être interprétées comme étant conservatrices : il y a lieu évidemment d’y voir une volonté des séries d’aborder certains enjeux de discrimination dont les adolescentes peuvent être victimes (slut shaming, viol) et de jeter un regard critique sur les doubles standards de genre qui perdurent et entravent la liberté des femmes face à leur propre désir, ou alors leur fait porter seules le fardeau de la contraception ou des grossesses non désirées. Néanmoins, il y a peut-être aussi lieu de voir dans une telle récurrence de dénouements malheureux des récits de mise en garde, et donc une certaine ambivalence des séries pour adolescent·e·s face à la représentation de la sexualité. Dans un contexte où les teen dramas font l’objet d’une supervision accrue de la part de parents et de plusieurs groupes conservateurs, une telle orientation des récits peut être associée à une stratégie de balancement idéologique[42] qui permet de contenter tout le monde : les séries peuvent à la fois être perçues par certain·e·s comme proposant une vision positive de l’agentivité sexuelle des jeunes femmes, et pour d’autres comme adoptant un ton plus conservateur et dissuasif face à leur sexualité active.

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’étudier les conventions narratives d’un genre télévisuel hautement populaire, pourtant marginalisé par la recherche, soit celui des séries pour adolescent·e·s, afin d’évaluer comment la sexualité des jeunes femmes est représentée sur les services de TPC. Par le fait même, cet article cherchait à déterminer si les nouvelles teen series produites pour Netflix ou Amazon Prime se distinguent de la tendance à la reproduction du script hétérosexuel et féminin dominant et, si oui, comment.

Notre analyse a montré comment plusieurs séries récentes mettent l’accent sur le désir sexuel des adolescentes et donc, dans plusieurs cas, sur l’assertivité et l’agentivité sexuelle de personnages féminins. Ce faisant, les séries reproduisent néanmoins des visions normatives et restrictives du désir au féminin (préférence pour le script relationnel et hétérosexuel, reproduction de normes physiques pour les corps sexués et montrés, norme féminine du contrôle de la sexualité, récits de mise en garde, etc.). La télévision est un territoire au sein duquel les visions hégémoniques et contre-hégémoniques se bousculent, faisant en sorte que des normes peuvent s’y (re)produire au même moment où d’autres y sont contestées.

En tant que plateformes numériques, Netflix et Amazon affichent un potentiel de (dé)construction des normes sexuelles et de genre, mais elles peuvent aussi avoir pour objectif de contenir le potentiel subversif des représentations de la sexualité des adolescentes afin de rentabiliser leurs productions auprès d’un plus large public. Alors qu’une frange de la population voit en la promotion de l’agentivité sexuelle des jeunes femmes un signe de progrès et une solution aux doubles standards, d’autres y voient au contraire un dangereux signe de l’« hypersexualisation » des filles et une nécessité de contrôle et de mise en garde. En ce sens, les séries originales pour adolescent·e·s de Netflix et Amazon semblent faire écho aux ambivalences de nos propres sociétés modernes face à la sexualité des jeunes femmes.