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Les femmes veulent des héroïnes bordéliques, tu sais ? Je pense que beaucoup de femmes et de gens n’ont juste plus envie de faire semblant d’être bon·ne·s. Moi aussi je veux être un monstre.

Joey Soloway[1]

Une femme de 45 ans (Kathryn Hahn) se masturbe, allongée sur le sol de la cuisine, pendant qu’elle regarde de la porno sur son ordinateur et qu’elle fait cuire des biscuits dans le four. Avec gourmandise et attention, elle s’est occupée des détails de sa recette et, avec le même soin un peu frénétique, elle a préparé sa séance de plaisir, disposant des coussins sur le sol, enlevant sa robe de chambre et s’installant devant son ordinateur portatif. Sur celui-ci, elle alterne la fenêtre du blogue de recettes « Cookie Fanatic » et la plateforme de porno à la demande qu’elle a découverte récemment. À côté d’un ensemble de gestes qui relèvent des tâches ordinaires, traditionnellement attribuées à une mère, elle se dédie à une exploration solitaire, à l’abri du regard de son fils et du reste du monde… jusqu’à ce que l’alarme du four l’interrompe, tel un retour à l’ordre. Elle tentera en vain de poursuivre la masturbation après avoir sorti les biscuits du four. Plus tard, après une soirée, elle s’empare des biscuits désormais prêts et déjà rangés dans une boîte. Elle s’adonne fougueusement à ce plaisir gourmand tout en commençant à se toucher, éclairée par la lumière du réfrigérateur entrouvert et celle de son ordinateur. Le plaisir sexuel est représenté ici de manière opposée et complémentaire au rôle de mère, comme le souligne l’organisation visuelle de la séquence : les deux activités sont entrelacées, se déroulant dans le même espace. Maladroite et désirante, Eve Fletcher ne sait pas jusqu’où cette expédition l’amènera. Et cependant elle insiste.

Mrs. Fletcher est une série produite par Tom Perrotta (The Leftovers), Helen Estabrook, Nicole Holofcener et Sarah Condon d’après un roman de Tom Perrotta et diffusée sur HBO à partir d’octobre 2019 (la réalisation est assurée par Holofcener, Liesl Tommy, Carrie Brownstein et Gillian Robespierre). Il s’agit du cheminement, sur une durée de quelques mois, du personnage éponyme, Eve (Hahn), une femme divorcée vivant dans une petite ville nord-américaine, qui se réinitie à la sexualité après plusieurs années de célibat. Le point de départ de la série est la découverte du terme MILF[2] et de la pornographie sur Internet au moment charnière de l’entrée à l’université de son fils Brendan (Jackson White). Mère dévouée (le carton-titre en couleurs pastel, accompagné d’une musique de comédie romantique, évoque tout de suite cet aspect fleur bleue de son apparence), se retrouvant, d’un coup, seule, elle est – au début – désemparée. Le zèle avec lequel elle a accompagné son fils jusque-là n’a pas donné de fruits : l’enfant la rejette, la maltraite et finalement part, laissant un vide, révélant la frustration d’une vie où Eve s’est oubliée. Mais ce n’est pas seulement à travers la sexualité qu’Eve reprend la maîtrise de sa vie. Elle s’inscrira à un cours d’écriture créative dans lequel elle rencontrera un nouveau groupe de personnes (elle se retrouvera avec la tâche d’écrire un essai sur le moment où elle a fait un choix qui changera sa vie de manière permanente). Dans le dernier épisode, elle se rendra au département de l’état civil pour reprendre son nom de jeune fille. S’émancipant petit à petit de la domination patriarcale, elle trouve une forme de nouvelle autodéfinition.

Proposant une critique féministe des représentations, d’entrée de jeu, nous constatons l’ampleur de son dévouement ainsi que de sa dépendance d’une idée de la maternité perçue comme protection et comme refus de s’ouvrir au monde. Dans le premier épisode, « Empty Best », Eve s’efforce de vider la chambre de Brendan, prépare des collations, remplit les boîtes et les charge dans la voiture, sans que son enfant ne bouge un doigt pour collaborer. Brendan, quant à lui, est présenté comme un jeune adulte lâche, paresseux, irrespectueux des femmes. Dans une dernière tentative de l’appeler à contribuer au départ, Eve monte à l’étage et surprend son fils qui, au lieu de préparer ses valises, couche avec une amie (on entend le jeune homme s’adresser à son amie avec des termes dérogatoires). La sollicitude d’Eve apparaît encore plus risible, alors que l’ombre d’un échec en tant que mère se manifeste. S’épuisant par mille corvées dans l’espace quadrillé du domicile, Eve évolue entre l’abandon progressif d’une sollicitude[3] nostalgique et régressive pour Brendan (le soin qu’elle lui prodigue apparaît de trop, inutile, mal placé, voire un encouragement à la paresse) et la reconnaissance d’une libido débordante (également de trop, à première vue : celle de Brendan, qui est sans contredit une violence, mais qu’Eve n’arrive pas à freiner, et celle qu’elle commence à s’accorder à elle-même, et qui devient source de connaissance).

Deux trajectoires s’entrelaceront tout au long des épisodes : d’un côté, on explore la possibilité pour une femme de suivre un désir « sauvage » (elle se fera dire à plusieurs reprises qu’elle est une « perv ») en réponse à une frustration initiale. De l’autre, Brendan se retrouve malgré lui à devoir se remettre en question, exposé par ses pairs comme exemple de masculinité toxique (dans son nouveau milieu, beaucoup plus progressiste que la petite ville d’origine, il vivra un parcours d’éveil qui l’amènera à une crise culminant dans le dernier épisode).

Les sept[4] épisodes de Mrs. Fletcher sont marqués par leur lien fort avec la comédie télévisuelle, en raison de leur durée (30 minutes) et en raison de l’actrice qui interprète le personnage principal (nous y reviendrons). Le développement narratif est basé sur une évolution et une transformation des personnages typiquement dramatiques, parsemées de rebondissements comiques et de situations cocasses. L’humour, découlant du malaise qu’on éprouve avec et pour Eve, notamment en raison de la maladresse de la protagoniste (et de ses échecs), est également indéniable, alors que son sérieux et sa motivation en font un être attachant et dramatique, un sujet willful, incapable ou refusant de se plier aux impératifs de la société[5]. Il s’agit d’une série à inscrire dans la tradition de la télévision complexe[6] et qui, conformément à une tendance récente, exploite le genre de la dramedy. Celui-ci est centré sur des personnages aimables et pleins de défauts, avec des histoires qui surprennent par des thèmes ou des développements inattendus. Une héroïne désordonnée, qui refuse de continuer à se conformer : s’agit-il d’une nouvelle figure dans la sérialité contemporaine ?

Une femme grotesque

Mrs. Fletcher nous permet de tracer les contours d’une figure de personnages de femmes dans des séries qui mettent de l’avant le désir, sans effacer le poids des maladresses et de la défamiliarisation qui en découle. Le format sériel valorise l’attente et la livraison d’informations sur un temps long, nous amenant à considérer à nouveaux frais les scripts sexuels et l’apparition d’un « soi indérogable » que le personnage découvre peu à peu. Dans ce cadre, la répétition s’allie à l’évolution et à l’approfondissement des psychologies, soulignant les moments de gêne et de contradiction qui les enrichissent, sous le signe de l’incertitude. Selon Tom Perrotta,

on éprouve encore quelque chose, comme un frisson d’inconnu, quand on regarde cette maman entre deux âges qui regarde de la porno et qui grimace de malaise. C’est curieusement un peu choquant et ça a été très intéressant, lorsque nous le préparions, de comprendre combien de porno montrer et quel type de porno montrer et, je pense, simplement faire confiance à Kathryn, pour qu’elle nous montre de quoi ont l’air normalement ces choses très personnelles[7].

L’âge de la protagoniste, son expressivité faciale, sa maladresse de novice et sa détermination sortent des schémas, devenant des points de départ pour une nouvelle manière de mettre en scène la sexualité féminine. Le contexte médiatique contemporain voit émerger une sensibilité accrue pour la recherche du plaisir des femmes et des situations ou de modalités de mise en scène qui accentuent leur authenticité, exposant des corps non normatifs, âgés, ou sans maquillage. Pensons à Olivia Colman, Toni Collette, Melissa McCarthy ou encore Whoopi Goldberg et Lena Dunham. Ces actrices sont

récompensées non pas parce qu’elles se transforment [contrairement à des actrices qui se maquillent pour devenir « moches », comme Nicole Kidman], mais parce qu’elles sont. Et non seulement parce qu’elles sont, mais aussi parce qu’elles élargissent l’espace du « moche » dans lequel elles reposent pour gagner du terrain sur l’ordre social qui est tentaculaire. Il s’agit quelque part d’une double subversion : non seulement ces femmes n’arrivent pas à répondre aux standards hollywoodiens, elles sont félicitées parce qu’elles poussent leur répulsion à l’extrême. C’est le nouveau grotesque féminin, qui remplace l’idée de ce qu’une femme devrait être par ce qu’elle est[8].

Eve Fletcher s’inscrit ainsi dans une constellation de femmes grotesques, vivant le désir comme une force les amenant à changer de vie, à se transformer. Des représentations qui, souvent, flirtent avec l’extrême de l’indésirable, de la répulsion. Ces personnages étant à la recherche d’elles-mêmes et d’une façon d’assumer leur propre plaisir, elles nous aident à répondre aux questionnements posés par les autrices du collectif Femmes désirantes : « Qu’est-ce que cette figure est chargée de signifier ? Une femme “mauvaise”, une “salope” ou une femme pour qui il est légitime d’avoir et d’exprimer des désirs sexuels[9] ? » Il s’agit de personnages de femmes ne dépendant pas de leur « mise en série », mais qui laissent émerger une individualité qui se cherche, avec beaucoup de difficultés, d’embûches et d’hésitations, en provoquant le rire ou la frustration. Les filles en série étant « une mise en forme des filles comme on souhaite qu’elles soient[10] », il est question ici au contraire (ou en complément) de femmes qui sortent, par leur décalage parfois comique, de la place qui leur est donnée dans la société.

Les séries télé sont une forme narrative idéale pour une mise de l’avant de l’intimité, en raison de leur temps long et de leur attention pour les détails microscopiques de la vie, mais aussi pour la multiplicité de points de vue qu’elles rendent possible, ce qui permet, même au sein de récits faisant partie de la culture dominante, de faire ressortir un regard féminin particulier et, pour cela, innovant[11]. La représentation de façons d’être au monde qui contreviennent aux attentes, bouleversant les règles avec une dose d’indiscipline, est aussi désormais privilégiée comme stratégie pour conquérir des publics avertis. Dans le domaine de la télévision, l’adjectif quirky (excentrique) apparaît pour définir les premières séries complexes qui émergent à la fin des années 1980 : des chaînes de télévision comme ABC ou CBS diffusaient des programmes se distinguant par leur dimension bizarre, réflexive et complexe pour attirer plus de publics, selon Robert Thompson qui décrit Twin Peaks (ABC 1990-1991) et Northern Exposure (CBS 1990-1995) comme des produits novateurs sur le marché[12]. Le concept de quirkiness est approprié aujourd’hui pour décrire de nouvelles modalités d’écriture de scénarios et de mise en scène qui, dans le cadre d’une maturité des séries et de leurs publics, arrivent à déjouer certains stéréotypes au nom d’une plus grande authenticité et du mélange des registres, pour des publics friands de nouveautés[13].

« C’est l’accident qui les sauve, la colère, le rire, le débordement – non pas ce qui les exclut en les faisant passer du semblable au différent, mais l’acte même de la différentiation, ce geste qui signe un devenir constant, infini », relevait déjà Martine Delvaux[14] à propos de Girls (HBO 2012-2017). Des femmes qui ont un peu moins peur d’exposer leurs besoins sexuels, leurs corps, leurs hésitations. Aujourd’hui, les récits télévisuels s’ouvrent à des explorations plus nuancées de thèmes intimes tournant autour de la sexualité non limitée aux standards du couple hétérosexuel traditionnellement vu à l’écran, comme la masturbation, la consommation de pornographie, la bisexualité ou les triangles amoureux[15]. Même si le regard dominant est solidement allié aux logiques de la télévision commerciale (en l’occurrence, celle de la distinction premium de HBO), patriarcale et hétérocentrée, des pistes de renouveau sont possibles[16].

Ces femmes nous amènent aux frontières du familier et de l’horrifique, avec une dose d’humour. Le concept de grotesque féminin est utile pour définir ces représentations et l’effet d’instabilité qui en découle. Notamment, suivant Mary Russo[17], dans le grotesque – à considérer comme une posture – il y a un potentiel politique féministe, car il est question de sauts dans le vide, de déviations de la norme qui subvertissent les catégories de vulgaire et d’élevé, s’intéressant à tout ce qui, dans la vie quotidienne, appartient au caché, au terrestre, au matériel, au viscéral, ou qui concerne la vie psychique en opposition à la raison, comme ce qui est en lien avec l’image de la sorcière. La catégorie du grotesque fait flancher les oppositions classiques (celle imposée par la discipline moderne) par l’introduction de l’inattendu, par le fait de privilégier l’irrégularité et le hasard sur la certitude. Elle possède, pour cette raison, un potentiel politique : « Les corps laids et comiques des femmes peuvent être mobilisés comme des éléments d’une politique féministe[18] ».

Il s’agit de personnages qui réclament leur espace, d’une esthétique qui redessine les contours des espaces connus en produisant de nouvelles dynamiques, non pas dans l’exception carnavalesque qui confirmerait la règle, mais dans un processus de réécriture des scripts et de proposition de nouveaux modèles. C’est dans ce sens que la répétition en forme de série possède un potentiel libérateur et, parfois, dissident. Répéter, comme dans une série qui nous propose plusieurs itérations d’un même comportement ou les multiples facettes d’une psychologie complexe, correspond à questionner le même à partir de points de vue hétéroclites, toujours en replaçant le regard afin de construire un surplus de sens (telle la dissémination derridienne). Réitérer les apparitions d’un corps qui se cherche, ou insister sur le caractère continu et parfois insolent de ses errances est aussi une manière d’imaginer des manières d’habiter ce corps à nouveaux frais, de lui donner des possibilités inédites. C’est par ailleurs ce qui arrive lorsque les fans s’emparent des produits de la culture dominante pour les détourner ou pour leur donner d’autres significations. Une telle répétition peut s’avérer subversive du moment où elle engage une parodie des clichés auxquels les femmes sont soumises.

Caractéristique commune de cette figure : elle nous invite à considérer le plaisir comme une forme de connaissance, comme révélation autour de laquelle tourne le désir. Le désir est ce qui amène les personnages à excéder les catégories imposées et, tel un moteur, agissant non pas comme un manque, mais comme une force, produit, sur le plan narratif, des causes et des effets, prenant des formes plurielles et inattendues. Le désir est ainsi à concevoir comme un potentiel qui, dans le cadre d’une série, soutient la construction des épisodes, la tension narrative, puisqu’il agit sur un arc narratif des épisodes comme singularités et sur un arc narratif plus large tout au long de la série.

Reprendre le contrôle sur son désir

Eve nous est présentée comme une femme prise entre son rôle de mère et une nouvelle manière d’exister. La série propose un parcours évolutif dans lequel la trajectoire de découverte s’accompagne de transformations microscopiques, tout au long des épisodes, qui font qu’à la fin le personnage ne sera plus le même. Un commentaire de fan nous éclaire au sujet du fait qu’elle vise petit, qu’elle se concentre sur un quotidien montré dans ses détails anti-spectaculaires : « J’ai vraiment apprécié l’émission. Après avoir regardé des séries basées sur des concepts forts comme Watchmen ou Sylicon Valley, avoir de petites histoires terre-à-terre[19] ». Terre-à-terre, des récits tangibles, authentiques. C’est dans ce qui est microscopique, dans l’intime, que la proposition d’un regard novateur peut se déployer.

Dans le premier épisode, « Empty Best », finalement seule après avoir amené Brendan au campus, le soir, dans la maison vide, Eve commande de la nourriture et s’assoit à table avec un verre de vin et une revue de mode à ses côtés, image qui évoque la promesse d’une vie plus légère, centrée sur le soin de soi tel que proposé par la société de consommation. Avant de manger, elle prend une grande respiration et croise son propre reflet dans une vitrine à vaisselle. Le plan, à 25’11’’ qui cadre son image dans la vitre, puis le plan suivant, rapproché sur son demi-sourire gêné, comme si elle faisait connaissance avec une étrangère, nous montre le début de sa quête. Eve ne se connaît pas elle-même. Elle soupire encore, comme pour exprimer l’ampleur de son échec. Après avoir pris un bain, elle se retrouve à chercher le terme MILF, utilisé à son égard par sa meilleure amie, tombant sur une vidéo porno. Troublée, elle ferme son ordinateur, éteint la lumière, se couche. Quelques minutes plus tard, surmontant sa pudeur initiale, elle rouvre son ordinateur et commence à observer l’écran, captivée.

Au sein d’un univers tangible, l’intuition de la présence d’une dimension érotique inscrite dans le quotidien représente le moteur de la transformation du personnage, entre plaisirs auxquels aspirer et incertitude quant à l’avenir. Le plaisir devient, obscurément au début, puis de manière de plus en plus claire, le point de départ d’une détermination forte. Suivant Audre Lorde :

L’érotisme est un espace situé entre le début de notre sentiment de soi et le chaos de nos sentiments les plus forts. C’est un sentiment de satisfaction interne auquel, une fois que nous l’avons expérimenté, nous savons que nous pouvons aspirer. Pour avoir expérimenté la plénitude de cette profondeur de sentiment et reconnu sa puissance, en honneur et respect de soi, nous ne pouvons exiger moins de nous-mêmes[20].

La trajectoire du personnage correspond à un saut dans le vide, avec la seule assurance qui vient du fait de rester fidèle à un sentiment de plénitude désiré, pas encore atteint, mais entrevu comme possible. Moteur par excellence des séries, ce type d’incertitude est typique des séries complexes, ayant comme mandat de construire des personnages qui échappent aux stéréotypes et qui déjouent les attentes. Sur le site français Sens critique, un commentaire nous permet de mettre en évidence cet élément clé du plaisir sériel, l’incertitude :

Portée par un regard d’une infinie justesse sur les femmes quarantenaires se redécouvrant devant l’inconnu que peut représenter un des plus importants tournants de leurs vies, la série prend très souvent un malin plaisir à naviguer sur des registres contradictoires dans le but de malmener joyeusement les émotions du spectateur. Sa capacité incroyable à nous faire rire, à nous toucher ou même à créer la gêne en l’espace de quelques minutes autour d’une même situation trouve une résonnance parfaite avec cet état d’incertitude gouvernant désormais son héroïne et son fils dans la quête de leurs épanouissements respectifs[21].

Après le visionnement du premier épisode, un·e autre internaute écrit un billet qui confirme la dimension de l’incertitude comme potentiel pour un développement narratif inédit. Le commentaire met en évidence les conflits liés à la maternité, représentant une sorte de frein :

J’aime beaucoup cette émission jusqu’à présent. Elle arrive à bien représenter beaucoup de conflits internes d’Eve. J’ai le sentiment que son arc l’emmènera dans un endroit très libérateur sexuellement d’ici la fin de la saison mais que ses instincts maternels seront très difficiles à abandonner. J’ai bien hâte de voir jusqu’où ça va aller[22] !

Comme nous l’avons souligné d’entrée de jeu, c’est Kathryn Hahn qui joue le rôle de la protagoniste. Cette actrice a interprété, dans la plus grande partie de sa carrière, de nombreux rôles secondaires de femme déjantée, surtout dans le genre de l’humour. Elle est désormais connue comme « une interprète incomparable du désir féminin bizarre[23] » ; selon W Magazine, « il n’y a personne de mieux pour jouer le rôle de la banlieusarde sexuellement frustrée qui se lance dans un voyage de découverte de soi[24] ». Cette actrice nous permet d’étudier la figure de la femme grotesque en considérant la puissance de l’érotique comme force et en valorisant la dimension maladroite du corps.

Kathryn Hahn a joué des seconds rôles dans les films Step Brothers (McKay, 2008), Bad Moms (Lucas et Moore, 2016), dans les séries Parks and Recreation (NBC, 2009-2015) et récemment Wanda Vision (Disney+, 2021) où elle interprète « une voisine farfelue, fouineuse et peut-être surnaturelle[25] », comme la présente Jimmy Kimmel en février 2021. Tout au long de cette carrière humoristique, elle obtient quelques rôles dramatiques dans des films indépendants reconnus par le festival Sundance, comme Afternoon Delight (Soloway, 2013), ayant pour sujet des problèmes de sexualité de couple et la mise à l’épreuve d’une union hétérosexuelle, ou Private Life (Jenkins, 2018) où, à côté de Paul Giamatti, Hahn est une femme qui a des difficultés à rester enceinte.

Le travail avec Joey Soloway l’amène à confirmer cette richesse dramatique, dans des séries qui, à l’intérieur du format de la dramedy, travaillent autour de thèmes comme le coming-out trans ou le désir comme force bouleversante (son rabbin Raquel Fein, dans Transparent [Amazon Studios, 2014-2019], a un rôle pivot dans la géométrie chaotique de la famille Pfefferman, elle est source de conseils avisés et guide spirituelle, tout en étant durement mise à l’épreuve dans sa relation amoureuse avec Josh). Ces rôles de femme non normative lui permettent de développer un aspect grotesque dans la rencontre avec la dimension obsessionnelle de son désir : I Love Dick (Amazon Studios, 2016) en est l’emblème, fondamental pour comprendre la figure de désir féminin que nous retrouvons dans Mrs. Fletcher.

Dans ILD, Kathryn Hahn est la protagoniste (« Elle mérite sa propre maudite émission », s’exclamait Soloway en 2017[26]). Son personnage de Chris Kraus se laisse porter par son désir, jusqu’aux conséquences les plus rocambolesques, mais elle est maladroite dans le fait de l’assumer. Dans cette possibilité d’une insuffisance (par rapport à la norme, par rapport à son propre désir) et dans le fait que la protagoniste en soit consciente se trouve une maladresse touchante. Ce personnage de femme nous est donné dans toutes ses nuances, lorsqu’elle expose les doutes concernant son aspect physique alors qu’elle est emportée, avec violence, par sa libido et qu’elle ne se pose pas de questions sur les techniques – par ailleurs très discutables – à travers lesquelles elle a réussi – ou croit avoir réussi – son entreprise de séduction. Ainsi, « [l]a réalisatrice n’a pas peur de filmer un désir féminin totalement débordant et une héroïne prête à sortir de sa routine », selon Iris Brey[27]. Elle manifeste l’être étranger du personnage, le fait de ne pas appartenir à une norme, d’accepter de suivre un désir qui l’amène en dehors des chemins tracés. Chris Kraus, l’auteure du roman qui a inspiré la série, a d’ailleurs travaillé sur la figure de l’étranger (alien) :

Pendant de nombreuses années, j’ai imaginé des extraterrestres atterrissant à proximité et me proposant de rentrer chez eux, là où j’appartiens. Je le fais encore. Je ne regretterais guère ce soi-disant monde qui, n’ayant pas remarqué mon existence, remarquerait peu mon absence. Beaucoup de gens, je suppose, ont eu de tels sentiments. Tellement, en fait, que l’on commence à se demander si ce monde qui est le nôtre a déjà été peuplé d’extraterrestres. Qu’est-il arrivé à tous les terriens ? Se sentir chez soi dans ce monde désespéré qui est le nôtre est le signe le plus sûr qu’on ne l’a pas reconnu[28].

Le personnage de Chris a une puissance désirante qui amène un bouleversement des normes, une critique de la société, à partir d’un point de vue qui se trouve dans la marge. Elle est intempestive, hors de place, tel le sujet queer décrit par Sara Ahmed. La qualité de ILD est de réussir à filmer à partir de ce point de vue, arrivant à transmettre le malaise de ces sujets maladroits, gauches, qui avancent à une vitesse différente – trop lente ou trop rapide – par rapport aux autres : « Et si bouger dans le temps fait du bien, pas étonnant qu’un sujet maladroit puisse se sentir un rabat-joie : son propre corps peut être ce qui fait obstacle à un bonheur qui s’assume comme en route[29]. »

Kathryn Hahn apporte au personnage d’Eve Fletcher toute l’épaisseur comique et dramatique de ses rôles précédents. Son corps, ses gestes et ses tics émergent : sourire embarrassé, éclats de colère, moments de plaisir extrême et une certaine furia dans l’appropriation sexuelle puisent dans le répertoire ainsi esquissé. C’est précisément dans le fait que le désir lui donne un point de départ, notamment avec la consommation de matériel pornographique, mais pas une direction claire, que nous pouvons identifier la complexité du personnage. Le fait qu’Eve trouve ses ressources dans la pornographie, forme chargée de stigmates, est un des ressorts novateurs – non dépourvu d’un élément comique – de la série. Eve, loin d’avoir des idées claires, évolue dans une incertitude qui en fait un personnage humain, entre passion et frustrations. Un personnage qui prend la mesure de l’érotique et qui ne peut plus revenir en arrière. Sans pour autant savoir où elle s’en va. Ainsi, le « porno lui a donné un véhicule, mais pas encore une direction. Son voyage de découverte sexuelle est borné ; comme son homonyme biblique, elle sent simplement qu’elle a raté quelque chose de crucial[30] ».

À l’avant-plan, la protagoniste

L’épisode 2, « Free Sample », s’ouvre avec un carton-titre un peu différent du premier, cette fois sur fond rose, accompagné d’une musique évoquant le genre porno. Lors d’un souper, Eve se retrouve au centre d’une discussion. Ses amies font pression pour qu’elle recommence à sortir avec des hommes, mais elle ne semble pas très convaincue de vouloir s’intéresser à Peter, l’homme d’affaires récemment divorcé qu’on lui présente.

Un peu plus tard dans l’épisode, la série mobilise une première séquence onirique ou hallucinatoire qui souligne l’éveil d’Eve à la sexualité[31]. Faisant ses courses dans un supermarché, Eve tombe sur une femme offrant des échantillons à déguster. La caméra cadre le visage séduisant de la vendeuse, ses seins qui pointent, ses lèvres, alternant des plans sur le visage d’Eve qui accepte l’échantillon et qui succombe à la séduction. Le fond complètement flou, une musique évoquant les vidéos pornos, suggèrent que l’attention est centrée sur le désir. Les deux femmes s’embrassent, se touchent ; la caméra insiste sur les mains d’Eve qui explorent les seins de la vendeuse vêtue d’un chandail jaune. Et, rapidement, Eve retourne à la réalité. Les lentilles de la caméra redonnent une apparence concrète aux rayons de nourriture présents dans l’arrière-plan ; la musique est à nouveau celle qu’on s’attend à entendre dans un supermarché. C’est un choc, la protagoniste a besoin d’un moment pour se ressaisir. Elle remercie l’employée et continue ses courses. Par l’intermédiaire de la pornographie, Eve se positionne comme sujet désirant dans le monde réel, dans un renversement des dynamiques de pouvoir habituelles qui bouleversent les relations visuelles entre avant-plan et arrière-plan.

Comme pour se maîtriser, ou pour retrouver un cadre normatif rassurant, Eve accepte finalement de se rendre à un rendez-vous avec Peter, ce qui se déroule dans le même épisode, créant encore une fois l’occasion de questionner la relation entre l’avant et l’arrière-plan comme lieu d’un renversement des dynamiques de pouvoir. La situation met en évidence à quel point son besoin de sortir des cadres est puissant, renforçant son impossibilité de se laisser soumettre à une discipline du désir normative. Elle se retrouve dans un restaurant de luxe fréquenté par des couples « standard », où Peter l’attend, déjà installé à une table. Dès qu’elle se joint à lui, et dans le court moment avant qu’on vienne prendre la commande, Peter parle sans arrêt, dans un discours d’une médiocrité infinie qui ne réussit pas à susciter l’intérêt d’Eve. La caméra suit le regard de celle-ci, qui explore les tables avoisinantes, sans s’attarder sur Peter. Il est au centre, au premier plan, mais flou, alors que l’attention est portée sur le fond où s’alternent des images de femmes terriblement ennuyées, à l’instar de la protagoniste. Ce traitement de l’image et du son met l’accent sur le regard et sur la perception d’Eve qui, on le comprend, décide que ce monde n’est pas pour elle, car trop prévisible (au même titre qu’une figurine de gâteau de mariage, comme sa collègue Amanda lui avait fait remarquer plus tôt). Affolée, elle quitte le restaurant avec une excuse, en demandant à l’homme de ne plus la chercher à la revoir.

Suit une longue séquence dans la voiture stationnée, dans la lumière bleutée du soir qui contraste avec la chaleur artificielle du restaurant, encore visible sur le fond. Cette co-présence d’images ou de couleurs opposées produit une activation de l’arrière-plan et sert ici à souligner à quel point le ressenti de la protagoniste se détache – difficilement – d’un passé qui exerce encore une influence importante. Eve a le sentiment de ne pas appartenir au monde qui pourtant lui a fourni des balises jusqu’ici – un monde hétéronormé, avec des relations de pouvoir précises, prévisibles, acceptées et partagées – et, confusément, mais de manière puissante, elle a besoin de suivre son désir (qu’elle ne sait pas nommer). Ses gestes relèvent pour le moment du refus et de l’exploration.

Dans la voiture, elle est finalement seule : la rencontre s’est révélée un échec, mais le sentiment de vide sera immédiatement remplacé par l’émergence d’une ressource qui correspond plus directement à son ressenti. Loin d’être perdue, elle sait où aller : elle se rend au centre pour personnes âgées, son lieu de travail, où il y a une piscine. Elle se déshabille – un plan nous montre les pieds qui se défont des chaussures, les vêtements tomber sur les carreaux. Le plan suivant cadre son corps nu qui plonge dans l’eau. Une longue séquence contemplative montre Eve faire l’expérience de la liberté des mouvements dans la piscine ; plusieurs plans montrent l’intégrité de son corps nu, ce qui pourrait être perçu comme la transformation du corps de la femme en objet, conformément aux standards de HBO. Situer la séquence dans le contexte de la quête d’Eve peut nous aider à ajouter davantage de poids, tout en gardant une ambiguïté, à une interprétation de ces images comme appartenant à un plaisir solitaire, dans lequel elle se trouve en pleine maîtrise, point de départ d’une renaissance.

Selon Tom Perrotta, le « spectacle consiste vraiment à vous débarrasser de son ancien moi et à en trouver un nouveau. Je pense que pour nous, cette scène de piscine est bien plus une sorte de renaissance symbolique que quelque chose de sexuel[32] ». Mrs. Fletcher propose une expérience de réhabitation d’un corps, guidée par la recherche du plaisir.

Assumer son plaisir

Le dispositif de la série consiste à mettre de l’avant un regard qui n’est pas soumis au male gaze : la caméra cherche à assumer le regard de la protagoniste, au nom de cette découverte – fortuite – de l’érotique lui dévoilant de nouvelles manières d’être au monde. La possibilité de parler de porno et de représenter la sexualité de manière très explicite est une des caractéristiques de HBO, chaîne câblée connue pour ce genre d’expériences non censurées. La série présentera ainsi les détails de l’épanouissement sexuel d’Eve. Mentionnons une rencontre occasionnelle avec un autre homme. De manière significative, lors de leur nuit ensemble, la frustration d’Eve apparaît lorsque son désir est mis au service du regard de l’homme. Le montage crée une scission très nette entre le moment initial de l’excitation où Eve domine, mettant en scène des scénarios vus dans la pornographie, et le moment où l’homme demande une inversion des rôles. À la suite de cette demande, Eve, très frustrée, propose de faire à la manière traditionnelle (the regular way), mais sans plus de plaisir. Les corps s’imbriquent d’une manière lourde. Les ébats se transforment dans une lutte pour trouver une position, dans l’impossibilité de jouir. La maladresse émerge ici pour signaler l’échec, lorsque le dispositif voulu par l’homme se met en place sans complicité ou respect.

D’autres explorations sexuelles se terminent également dans l’échec, comme la tentative très gauche d’embrasser sa collègue Amanda (Katie Kershaw), une femme grosse, désinvolte et optimiste qui la pousse à explorer, après une soirée de plaisirs liés à la boisson et aux stupéfiants (E4). Les repères qui accompagnent Eve et qui lui fournissent des ressources pour avancer sont toujours les vidéos pornos, qui lui permettent la découverte de nouvelles positions, d’un nouveau langage (E5) ; la curiosité pour l’infidélité du mari de sa meilleure amie ; et surtout le flirt doux-amer avec Julian (Owen Teague), jeune homme ayant été victime d’intimidation de la part de Brendan au secondaire. Les photos qu’elle lui envoie sur son téléphone (E6) sont notamment une occasion pour elle de vérifier son potentiel de séduction sans devenir l’objet d’un regard oppresseur. Contrairement aux hommes plus âgés avec qui elle a tenté de se caser, Julian lui offre une complicité qu’elle avait trouvée seulement avec Amanda. Avec lui, elle se sent en plein contrôle de son désir et de son regard.

Sans qu’elle puisse pour le moment arriver à ressentir pleinement une maîtrise sur le monde, elle se rend compte que son désir va à l’encontre des normes et de ce qu’on s’attend selon les scripts culturels[33]. La série travaille l’expérience de l’excès : par la superposition des expériences que les personnages vivent et par la transformation d’un état à l’autre, parfois dans le sens d’une perte de repères, d’un saut dans le vide, d’une défamiliarisation ou d’un changement d’attentes par rapport aux modes de fonctionnement connus du monde, confirmant le statut grotesque des personnages.

Transgresser

Élaborant des personnages complexes, la série met en scène des transgressions de l’interdit : dans l’épisode 4, chaque personnage raconte des expériences de vol, de mensonge ou de gestes moralement douteux. Le dernier épisode permet de conclure la trajectoire d’Eve tout en la présentant de manière ambivalente comme une réussite et une transgression ultime dont elle devra affronter les conséquences. Si ses initiatives n’avaient pas amené une solution ou un plaisir proche de la jouissance, c’est dans le dernier épisode que son positionnement par rapport à l’érotique présent dans sa vie peut finalement se manifester, entre solution et ouverture. L’épisode final (E7, « Welcome Back ») témoigne de la libération d’Eve et du renversement des dynamiques de pouvoir, ainsi que de l’effet dérangeant que sa nouvelle manière d’être dans le monde provoque chez les autres, notamment chez son fils.

Eve s’est foulé une cheville en glissant dans le stationnement, à la suite d’une de ses hallucinations. Elle porte des attelles et ses mouvements sont limités ; de plus, elle est sous antidouleurs, ce qui la rend plus décontractée. Elle a décidé pourtant de ne pas annuler la fête qu’elle avait programmée pour célébrer son changement de nom. Ses ami·e·s se retrouvent chez elle : les membres du cours d’écriture et sa meilleure amie, désormais réconciliée avec son mari trompeur. L’alcool coule à flots. Eve se laisse servir, allongée sur le divan : elle a réussi à laisser aller, à se laisser aller. Le quadrillage du domicile, dans lequel jadis elle tournait en rond, sans cesse prise dans des activités de soin pour les autres, est désormais un espace qui tourne autour d’elle, à la fois immobilisée physiquement et ouverte aux autres. Une inversion complète s’est opérée. C’est par cette transformation que la construction d’une équivalence des rôles avec Julian et Amanda, sur le plan de la complicité, peut s’installer.

Une fois les autres invité·e·s parti·e·s, Amanda propose de danser, elle commence par danser avec Eve, très doucement afin de respecter ses mouvements. Comme dans le rêve au supermarché, la caméra porte l’attention sur le regard des femmes, explorant leurs corps enlacés, de plus en plus rapprochés. En suivant le regard d’Eve, la caméra laisse émerger la surprise face à une connexion sensuelle qui se confirme. Amanda sera cadrée de manière à mettre en évidence son regard complice vers Julian, qu’elle invite à les rejoindre. Significativement, le plaisir d’Eve passe par une intermédiaire féminine qui construit des liens, dans une perspective d’alliance et non de rivalité. Le plaisir devient ainsi forme de savoir, d’appropriation, en harmonie avec l’espace. À travers les transformations qu’Eve a réussi à opérer sur elle-même, suivant son désir et se donnant la permission d’obtenir du plaisir, même à travers des transgressions (elle transgresse les formules normatives et le modèle familial qui l’avait déjà blessée), elle accède à une forme de savoir sur le monde qui lui permet de s’éloigner de son état initial. C’est encore par la maladresse, exerçant ici une fonction d’exploration, que la mise en scène de la danse, puis de la décision des trois de coucher ensemble, se fait. Ce qui fait dire à un internaute : « Qui d’autre s’est senti mal à l’aise en regardant la scène de danse dans l’épisode final ? C’était terriblement gênant[34] ! »

La séquence est grotesque : différence d’âge, handicap physique, configuration alternative aux canons dominants (trois personnes engagées dans une relation sexuelle). Modalités polymorphes du désir, formes alternatives de la jouissance qu’Eve découvre et explore, cette fois avec satisfaction.

Cette dimension incongrue arrive à son climax au moment où Brendan, fuyant le campus à la suite d’une cuisante déception, découvre la scène dans la chambre à coucher, dans une séquence presque parodique qui dénonce, une énième fois, les limites du point de vue de l’homme que Brendan incarne. Et c’est sur l’image du jeune homme assis sur les marches et dépassé par, à tour de rôle, Amanda et Julian, qui quittent la maison, puis rejoint par Eve en peignoir, qui le regarde sans parler, que la série se termine. Les deux trajectoires se rejoignent, celle du perdant et celle de la femme qui a réussi à atteindre une forme de libération. Brendan devra accepter la nouvelle réalité : Eve a changé à jamais et elle ne semble pas le regretter. Horrifique pour Brendan, ce nouvel horizon n’a rien d’opprimant pour Eve.

Cette séquence finale prend une dernière fois la voie du grotesque, car elle se fait dans la rencontre de l’humour et du drame. Paradoxale et presque issue d’une pièce de théâtre de boulevard, la découverte intempestive de personnes qui couchent ensemble est au coeur du bizarre comique. Emphatique, cette entrée de Brendan est aussi chargée d’une portée dramatique violente, en tant que renversement absolu des rôles (on se rappellera qu’Eve l’avait découvert en train de coucher avec une jeune femme le jour du départ pour l’université) et de la norme (si le garçon se croyait en droit de vivre librement sa sexualité, la place que sa mère avait prise était celle d’une servante sacrificielle). La séquence a donc un potentiel ambivalent[35] qui marque l’écroulement des contraintes qui avaient jusque-là emprisonné les personnages. En effet, selon Russo, les corps grotesques sont tels, en relation à une norme, qu’ils violent et, par cette transgression, ils signalent les contraintes de ce qui est considéré acceptable dans une société.

Si pour Eve il s’agit de l’acquisition d’un savoir et d’un pouvoir, dans la complicité, avec l’autre (ou avec les autres), aux yeux de Brendan, sa mère couche avec une femme grosse et un jeune qui de plus était sa victime au secondaire, qu’il méprisait, un faible. Il est important que le regard soit celui de Brendan, qui en ce moment est un antihéros déchu, et incarne le male gaze. Le dispositif mobilise la dimension de culpabilité potentielle de la mère qui aurait oublié son garçon et le jugement vis-à-vis de celle qui transgresse toutes les normes : la séquence a un potentiel politique allant justement montrer la place que la femme peut reprendre, tout en exposant, par le regard de Brendan, les scripts auxquels elle est soumise, les idées sur les femmes que la société élabore. C’est aussi dans ce sens que ce qui est marginal (ici, Amanda, femme grosse, et Julian, adolescent victime d’intimidation) expose les frontières du quotidien. Ainsi, le grotesque provoque une forme d’horreur et un sentiment d’impuissance, mais il offre aussi la place pour une libération et pour la création de nouveaux scénarios dans le cadre de la culture dominante, dans la direction de la production de nouveaux espaces et d’un sentiment de plénitude alternatif.

Conclusions

À travers l’histoire d’Eve Fletcher – qui appartient à une classe moyenne américaine blanche, possédant des privilèges sur le plan de la gestion de son temps, de son espace et de ses relations, tout en étant soumise, en tant que femme, à des logiques patriarcales en dépit de son épanouissement non seulement sexuel, mais aussi émotionnel et affectif –, cette série explore la mise en place d’une opération déstabilisante qui met en branle une remise en question des cadres. La série a comme point de départ la crise de la masculinité blanche dans les séries (représentée par la trajectoire de Brendan ainsi que celle de son père[36]) et une plus grande présence de la dimension de l’intimité. L’accessibilité à la pornographie dans la culture populaire est également à prendre en compte dans cette construction d’un personnage par moments grotesque et déterminé, malgré ses maladresses, à poursuivre son désir.

Sur le site français Allociné, la série est jugée trop simple et pas assez radicale pour l’époque contemporaine :

Une série qui déçoit un peu, mais permet aussi de mesurer la vitesse avec laquelle nos exigences de spectateurs se sont élevées. Probable qu’il y a dix ans, au milieu d’autres petites fictions indé en 30 minutes (Hung, Nurse Jackie, United States of Tara), Mrs. Fletcher serait passée comme une lettre à la poste, ni brillante ni particulièrement honteuse. Mais qu’en 2019, une chaîne comme HBO produise un scénario si pauvre en rebondissements, avec des personnages et intrigues secondaires aussi maigres et un traitement aussi sage d’enjeux déjà en eux-mêmes moins subversifs qu’à une époque (en gros, les effets du porno sur le quotidien d’une mère célibataire et de son fils parti à la fac) laisse un peu perplexe[37].

Sur Sens critique, un commentaire souligne l’authenticité et la qualité de la série, sans pourtant ne pas mentionner son aspect quelque peu « consensuel » :

« Mrs Fletcher » offre seulement un portrait modeste de cette « crise de la quarantaine » qui n’est plus seulement l’apanage des hommes : une fois le divorce entériné et l’enfant parti du nid, comment reconstruire une vie – amoureuse, mais surtout sexuelle – qui ne soit pas asservie aux conventions et aux règles, telle est la question que va se poser, puis devoir résoudre Eve… Si l’on peut craindre a priori un traitement à la fois puritain et putassier – caractéristique de la fiction populaire américaine – de la sexualité, on sera vite également tranquillisés : Perrotta n’a certes pas le brio et l’intelligence d’une Jill Soloway, mais son « Mrs Fletcher » a l’élégance d’éviter toute grivoiserie, sans tomber non plus dans la pudibonderie[38].

Certains éléments de cette série arrivent à produire des questionnements sur la culture contemporaine ou sur la télévision elle-même en tant que pourvoyeuses de modèles normés. Si la série n’est pas nécessairement radicale, « [l’]énergie créatrice qui vient du jeu avec les textes – plutôt que de les tenir à distance en tant qu’agents d’une mystification culturelle – conduira idéalement à des théories plus complexes des représentations et du plaisir[39] ». Ainsi, lorsque nous nous tournons du côté des fans, nous pouvons observer des façons de retravailler le contenu de la série, de jouer entre les plis du texte, en imaginant de nouvelles possibilités ou des suites.

Par exemple, les 21 fan fictions publiées sur Fanfic.org qui évoquent Mrs. Fletcher dans leur titre développent des crossovers avec d’autres séries ou univers de la culture populaire, ou continuent là où la série s’est arrêtée ou, telles des interpolations[40], s’inscrivent dans des intervalles entre les épisodes ou entre deux séquences, prouvant l’infinité du texte. Les trajectoires des personnages à partir de la séquence finale sont l’objet de plusieurs oeuvres faniques. Par exemple, quelques textes se situent au lendemain de la fête, développant les points de vue des différents personnages. Une fan fiction va dans la direction d’un crescendo de tension avec Brendan : sa rigidité à la suite de la découverte de la sexualité de sa mère, ses difficultés à exprimer ses émotions. Une autre, sur un ton plus optimiste, décrit le moment du retour au travail d’Eve, avec des retrouvailles complices avec Amanda et Julian, qui l’attendent à la sortie.

La maladresse et l’incertitude qui caractérisent la découverte de la sexualité de la protagoniste font d’elle un personnage attachant, indiscipliné et plein de potentiel pour la représentation de la sexualité dans les séries. Notamment, à travers une problématisation de la place de la pornographie (sur un ton léger et mainstream, mais possédant des éléments perturbants), Mrs. Fletcher questionne la représentation standardisée de la maternité à la télévision, l’hétérosexualité compulsive, la culture du viol et les relations de pouvoir inscrites dans le silence qui entoure l’espace de l’intime. Cette série s’inscrit finalement dans une constellation de contenus médiatiques capables de faire ressentir aux spectateur·trice·s l’incertitude des protagonistes et l’effet de malaise qui en découle, ainsi que les gratifications progressivement libératrices qui proviennent d’une acceptation du plaisir sexuel dans le quotidien.