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Quand nous regardons se jouer la mort à travers la médiation artistique de la scène, nos perspectives individuelles sont dirigées par celles du metteur en scène, du scénographe, et du dramaturge plutôt que d’être réfléchies sur le mode plus courant dans les études littéraires de l’intime, qui se déploie de manière plus individuelle et isolée. Mischa Twitchin fait observer que le rapport entre la mort et le théâtre comprend nécessairement les apparences humaines que les êtres vivants mettent en scène à travers un seuil[1]. Dans l’histoire du théâtre, commençant par le Moyen Âge, la présence des spectateurs pendant la mise en scène de la mort était primordiale, puisqu’elle était souvent présentée comme une allégorie populaire pour l’enseignement des valeurs morales. Dans les pièces qui représentent le personnage même de la mort, celle-ci a fréquemment été incarnée par un comédien costumé en squelette, et l’objectif était de renforcer l’importance du salut éternel et l’universalité de l’acte de mourir pour le mourant à qui elle apparaissait. L’acte de mourir, l’expérience de la mort, et la Mort convergent à travers le mouvement et la transformation de la page à la scène, et donc servent de memento mori vivant et parlant. La représentation de l’acte de mourir à travers le corps du comédien confronte cette universalité dans une forme physique et charnelle.

Puisque l’histoire au théâtre est construite et montrée plutôt qu’énoncée ou décrite, ce genre littéraire facilite l’exposition d’une conception ambiguë et/ou abstraite de la mort, qualités qui décrivent justement cette expérience[2]. À ce titre, le jeu du comédien donne chair, y compris genre, à cette figure. Le genre littéraire lui-même implique un jeu interprétatif entre les acteurs, l’auteur, les spectateurs, ce qui engendre des reconfigurations multiples du sens, qui dépassent l’idée d’une normativité que pourrait imposer un texte pourtant parfois conçu pour porter une morale. Selon Mischa Twitchin, il s’agit d’un jeu mimétique entre l’acteur et le public, plutôt que celui entre les personnages du monde fictif sur scène[3]. En effet, la facette communautaire du théâtre – c’est-à-dire la présence simultanée des spectateurs et des comédiens – met en lumière la tension mise en jeu au théâtre entre l’incarnation du texte, sa médiation/modération/filtration par les acteurs, les metteurs en scène et les spectateurs, et l’écriture même du texte. Dans l’espace liminal créé par la scène, Richard Schechner considère que les comédiens ne sont pas vraiment les personnages fictifs qu’ils incarnent, mais ne sont pas non plus exactement eux-mêmes[4]. Ils sont toujours en partie impliqués dans la représentation sur scène.

De ce fait, il faut considérer le comédien ou bien la comédienne qui incarne le personnage de la mort, ainsi que le dramaturge qui crée ce dernier, c’est-à-dire la façon dont il ou elle s’identifie, en termes de sexualité ou de genre. La prédominance historique des dramaturges masculins crée une situation qui favorise la perspective masculine par défaut. Par la suite, cette perspective masculine est tenue pour acquise et universelle, et englobe la femme dans la définition de l’homme. Comprendre la femme dans la définition de l’homme reste ironique en raison des différences, comme le soulignent Luise von Flotow :

L’usage pressant du terme genre par les féministes faisait référence au résultat des processus sociaux qui transforment les jeunes femmes en filles, puis en femmes. Ce processus inculque aux filles et aux femmes les attributs physiques, psychologiques et socioculturels typiques d’une époque et d’une culture particulières et qui, en général se distinguent considérablement des attributs des hommes de la même période[5].

Les attributs associés aux hommes et aux femmes se transfèrent, d’une façon implicite ou explicite, aux personnages qu’incarnent les comédiens. Ainsi, le choix de filtrer une perspective masculine de la mort à travers un personnage féminin comprend nécessairement des décisions et des jugements particuliers propres à un certain moment historique.

Qu’est-ce que cela signifie pour une écrivaine de mettre en scène un dialogue entre la Mort et une protagoniste féminine ? Pour une écrivaine de mettre en scène la Mort genrée ? De plus, si le genre du théâtre implique une prise de parole, la médiation de la mort et de la femme par les dramaturges, généralement masculins dans l’histoire du théâtre, risque de nous empêcher de comprendre l’agentivité féminine dans la représentation ou l’interprétation de la figure de la mort au théâtre. En outre, ce sont des écrivains plutôt que des écrivaines qui souvent créent et mettent en scène la Mort comme une figure féminine[6]. La Mort représentée par le biais d’un personnage masculin plutôt qu’un personnage féminin soulève des questions importantes par rapport aux attributs physiques, psychologiques (quant aux jeux des comédiens) et socioculturels qu’incarne le ou la comédien·ne. De manière critique, lorsque le genre interagit avec des préoccupations socioculturelles, la construction scénique qui en résulte peut être utilisée pour valoriser ou dénigrer ces préoccupations à travers la personne même de l’acteur ou de l’actrice.

Sur cette question, le présent article propose d’explorer les points de recoupement identifiables dans les pièces écrites par des autrices qui mettent en scène des personnifications de la Mort et qui en font le coeur de l’intrigue. À cet effet, deux oeuvres contemporaines ont été approfondies, soit Woman and Scarecrow[7] (2006) de la dramaturge irlandaise Marina Carr et La vie utile[8] de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière (2019). Ces deux autrices reprennent à leur compte le motif du dévoilement d’une Vérité par l’apparition de la Mort au chevet du mourant. Dans la plupart des pièces, ce dialogue au seuil de la mort permettrait de confier des vérités cachées du temps de la vie, comme si le personnage qui quitte le monde n’avait plus rien à perdre. Par ce dialogue au-delà de la vie, l’acte de mourir est montré comme un long processus par lequel le protagoniste dresse le bilan final, celui qui mesure ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait durant son existence.

Nous montrerons que ce n’est toutefois pas tant une vérité finale que recherche le protagoniste par ce dialogue qu’une réévaluation de ce qu’il croyait vrai et que la Mort lui fait remettre en question. Pour ce faire, nous aborderons le travail textuel et scénographique de Marina Carr et d’Évelyne de la Chenelière, en soutenant qu’il accentue l’ambiguïté et le paradoxe inhérent à tout bilan moral final du mourant. Leur travail crée une intrigue qui mélange cette tentative ou ce désir de faire un bilan final et la réalité du déni de la mort, donnant ainsi l’espace pour reconfigurer les regrets issus d’une vie inassouvie. Cette orientation s’inscrit dans la démarche habituelle de création qu’adoptent ces autrices puisque, dans leurs oeuvres en général, elles interrogent les aléas des structures, des systèmes et des hiérarchies considérés comme implacables, soit nettement résistants à l’ambiguïté, situation décriée par leur théâtre.

Représentations de la mort au théâtre

La pièce la plus connue et populaire, première à introduire la personnification de la mort sur scène de manière moraliste, est Everyman (c. 1510)[9]. Portée par une morale qui encourage la normativité selon le christianisme, cette pièce met en scène l’expérience humaine d’un point de vue masculin. Elle le fait à partir de figures allégoriques et archétypales, comme celle du personnage principal, « Everyman », qui représente littéralement « chaque homme » ou « l’homme ordinaire » et lui donne avertissement de l’inévitabilité de la mort. Everyman rencontre un autre personnage fort allégorique, celui de la Mort, dans le cadre d’un voyage de la naissance à l’enterrement. Cette pièce raconte les tentatives de la part d’Everyman, après avoir reçu une convocation de la Mort, pour échapper à son destin à l’aide de ses compagnons de voyage (tout aussi archétypaux) : Famille, Amitié, Bonnes Actions. Ces compagnons allégoriques l’abandonnent au fur et à mesure, à l’exception de Bonnes actions qui mourra avec lui à la fin de la pièce, garantissant son salut éternel[10]. Le personnage de la Mort évoque des attributs masculins et patriarchaux malgré le costume de squelette : l’autorité, la forme physique imposante, l’attitude logique, et la raison.

La personnification de la Mort en tant que figure dans la mythologie, la littérature (y compris le théâtre) et le folklore va au-delà de la conception chrétienne que le monde occidental épouse. Il est intéressant de noter que la mort en tant que figure de la mythologie a été décrite à la fois comme masculine et féminine. De Thanatos en Grèce à la Faucheuse en Europe, il y a une évolution d’un esprit personnifié vers un squelette anthropomorphe[11]. Donner forme et genre à l’expérience de la mort nous permet de peut-être comprendre mieux ce qui nous attend à la fin de nos jours. En plus, reconnaître la Mort comme quelque chose qui nous ressemble comble la lacune entre ce qui est concret et ce qui reste flou. La malléabilité du genre de la mort et son changement inévitable en fonction de la culture et du moment historique qui le construisent se retrouvent, par exemple, dans la mère maléfique païenne de la mort par opposition au dieu grec Thanatos, qui est souvent dépeint comme un jeune homme. Ces mutations reflètent des préoccupations sociales et culturelles de plus en plus conscientes avec le temps.

Même si les déesses Keres et Moirai ne sont pas exactement des personnifications de la Mort, le fait qu’elles soient féminines, ainsi que les soeurs de Thanatos, attire notre attention sur la façon dont elles se construisent dans l’imaginaire. Selon Henriette Vardal, ces déesses incarnent la mort immédiate, inattendue, et sans pitié. Elles ne sont pas la Mort en tant que telle, mais plutôt ce qui provoque l’expérience de la mort et ses aspects physiques. En particulier, Vardal note que ces figures ont été décrites dans l’Iliade comme des femmes ignobles qui aiment le massacre des combattants[12].

Les oeuvres de Marina Carr et d’Évelyne de la Chenelière s’inscrivent évidemment dans une longue tradition dramaturgique qui confronte l’être humain, plus souvent représenté sous l’apparence masculine, à la mort. En effet, si nous revenons à la célèbre pièce Everyman, nous constatons que la personnification de l’humanité sous la forme d’un homme vient genrer l’expérience décrite, pourtant présumée universelle. La mise en scène de l’acte de mourir, de la mort et des morts forme une grande partie du théâtre occidental ; nous nous rappelons les grandes tragédies grecques dans lesquelles la mort du héros était en fait obligatoire afin de servir à la catharsis par laquelle les spectateurs pouvaient expurger la honte ou tout autre sentiment négatif. Il en allait de même avec les rituels mortuaires religieux à une époque où la religion était aussi partie prenante de la vie de chacun et de chacune.

Des exemples plus « récents » comprennent les tragédies de Shakespeare et de Racine, de Maurice Maeterlink et de Samuel Beckett, parmi d’autres. Pour sa part, Adrian Curtin observe que le théâtre moderne ou moderniste compte plusieurs dramaturges qui traitent des rapports entre les morts, l’acte de mourir, et la performance « live » de leur mise en scène au théâtre. Curtin fait notamment la distinction entre la mort incarnée sur scène et ses apparitions dans d’autres médiums artistiques tels que le cinéma : « Au théâtre, une personne peut se trouver dans un espace partagé avec une incarnation de la mort. Il est qualitativement différent de rencontrer une personnification de la mort par un performeur humain au théâtre et dans une oeuvre visuelle ou dans une oeuvre littéraire[13]. » Au théâtre, il n’y a pas d’écran pour filtrer cette rencontre avec le personnage de la mort, rencontre qui n’est donc pas distanciée dans le temps et dans l’espace, mais qui a lieu de manière simultanée lors de la représentation. Cette représentation n’implique pas d’autres médiations que la relation entre le regard de chaque spectateur ainsi que celui des comédiens sur l’histoire mise en scène. Dans cette situation, le spectateur peut littéralement regarder la mort comme si elle était incarnée, en face à face, dans un espace qu’il partage avec elle.

Quelles fonctions l’acte de mourir et le personnage de la mort comblent-ils dans les pièces de théâtre contemporaines, à la différence des pièces classiques et médiévales ? La mort reste un des sujets importants du théâtre d’aujourd’hui, mais il semble que son récit se concrétise sur scène de manière ambiguë et moins normative, par des protagonistes cherchant à prolonger leur vie et à négocier le temps ou la manière de leur décès face au personnage de la mort. Cette situation soulève plusieurs tensions nouvelles qui engendrent de nouveaux motifs, notamment la discussion des idées sur la vie et la mort, la performance d’une mort moins intime qui est plutôt adressée à autrui, et l’acte de mourir dépeint froidement comme la conséquence finale et inévitable de ces transgressions qui consistent à vouloir défier la mort. Tout au long des pièces, les spectateurs sont témoins de la lutte ultime des protagonistes pour tenter d’arrêter l’arrivée inévitable de leur mort. Quand une pièce comme celle de Carr et celle de la Chenelière débute avec l’expérience de la mort mise en scène avec le personnage allégorique de la mort, le déroulement du récit se performe le plus souvent comme un théâtre d’idées où la discussion représente l’action principale.

De plus, lorsque ces récits traitent de sujets promouvant des perspectives idéologiques particulières, comme c’est le cas avec le féminisme par exemple, une tendance s’observe qui consiste à mobiliser la mort pour illustrer la potentielle force performative d’abstractions comme celle de la possibilité d’un dialogue avec la mort et sur la mort. C’est cette technique qui se déploie dans La vie utile d’Evelyne de la Chenelière et dans Woman and Scarecrow de Marina Carr. Dans ces deux pièces, la Mort monte sur scène en tant que personnage principal qui interagit de diverses façons avec la protagoniste mourante. Selon Rebecca Munford, Melanie Waters et Imelda Whelehan[14], lesquelles s’appuient sur la pensée derridienne du spectre, la mobilisation du fantôme ou d’une figure surnaturelle et troublante, telle que la Mort, dans une histoire relève souvent d’une forme d’anachronisme ou d’anomalie temporelle puisque cette dernière implique la dislocation de la ligne normale du temps en faisant revenir le disparu dans un temps qui n’est pas conçu naturellement comme le sien. Dans les deux pièces étudiées de Carr et de Chenelière, le haut degré d’engagement de cette présence spectrale relève d’un féminisme manifesté par la valorisation de l’ambiguïté et de l’abstraction, caractéristiques amplifiées par le dialogue entre la Mort et la mourante. Cet effet s’accentue lorsqu’il se produit sur scène, ce qui implique une exposition de ce scénario pourtant invraisemblable d’un point de vue pragmatique et plus facile à imaginer hors d’un espace et d’un temps fictionnels, lesquels sont mieux servis par le filtre de la page ou de l’écran.

Dans ces oeuvres, la tension émane d’un conflit entre le personnage de la Mort et celui de la mourante quant au sens à donner à sa vie et à l’approche à adopter dans sa recherche de vérité sur celle-ci. Dans La vie utile, le personnage de la Mort incarne prétendument l’ouverture et la clarté, alors que cette figure relève de l’obscurité menaçante dans Woman and Scarecrow. Si nous acceptons l’image du personnage plutôt traditionnel de la mort en tant que puissance punitive, qui enseigne et qui moralise, force est de constater que lorsqu’elle interagit avec la femme mourante au théâtre contemporaine, elle incarne davantage une force transgressive des normes sociales. Dans ces pièces, le personnage de la Mort permet aux femmes mourantes de concevoir plus librement une perspective féministe sur leur existence et une réévaluation de leur expérience genrée. Les mourantes se transforment ainsi à la lumière de leurs échanges avec la Mort, qui teintent leur incarnation progressive de cette mort, processus auquel assistent les spectateurs.

Contextes

Marina Carr est une dramaturge de renom en Irlande, pour qui la conception de la féminité contraste avec la violence surmontée par les femmes dans l’Histoire. Comme nous le verrons aussi chez Evelyne de la Chenelière, Carr questionne le poids du rôle de porte-parole qui pèse sur les épaules des femmes aux yeux du public et qui les fait servir de représentantes « universelles[15] ». Son oeuvre aborde les thèmes de la mort et de la violence familiale, ainsi que la nature complexe de la féminité et de la maternité, souvent à travers des personnages qui évoquent un monde surnaturel. Ses protagonistes résistent généralement aux contraintes imposées par une société patriarcale à travers des gestes extrêmes : infanticide, abandon de la famille et suicide. Son théâtre interroge les tropes qui marquent le théâtre irlandais : le « drame de la cuisine » ou l’importance de la famille, le rôle joué par le paysage et le langage des « Midlands », le centre de l’île. Dans ces univers, les actes transgressifs que met en scène Carr provoquent toujours la mort. Ces actes dissidents se font d’ailleurs exclusivement dans un paysage extérieur où s’ancrent les protagonistes, ce qui rompt déjà avec les espaces intérieurs dans lesquels les structures patriarcales ont pu enfermer les femmes.

Malgré la contemporanéité des pièces de Carr, Melissa Sihra remarque que des liens sont tissés chez l’auteure avec le théâtre classique, surtout avec la reprise du motif des énoncés prononcés au chevet du mourant qui figurent comme une parole révélatrice[16]. La trame narrative de Woman and Scarecrow porte sur les derniers moments de vie d’une femme dans la quarantaine, nommée Woman, qui vit sa mort en compagnie des personnages de Scarecrow, Auntie Ah, Him et The Thing in the Closet, ce dernier représentant la mort. Avec l’assistance de Scarecrow, Woman se souvient des moments importants de sa vie, geste de remémoration qui tente de réconcilier ce qu’elle a fait avec ce qu’elle a voulu faire, ou ce qu’elle aurait dû faire :

Scarecrow : Tu l’as [« epicness »] eue pour un moment quand tu étais une grosse adolescente avec des cheveux permanentés. Tu savais là ce que veut dire « épique » et ce que l’épique demande.
Woman : Et puis que m’est-il arrivé ?
Scarecrow : Tu t’es dégonflée et tu as fui le champ de bataille

WS, p. 175[17]

Scarecrow sert ici deux objectifs : combler les lacunes dans la mémoire de Woman et se prononcer sur les raisons de l’échec de Woman à vivre pleinement sa vie. Tout au long de la pièce, la question d’assumer ses actes afin de retrouver la paix en mourant met en lumière le décalage avec ce qui est attendu des femmes, dans tous les espaces de leur vie, autant dans la sphère publique que privée et intime. Scarecrow, personnification du soi subconscient[18] de Woman, conteste sans cesse la mémoire de la mourante et son rapport aux paysages évocateurs :

Woman : J’ai couru vers l’ouest afin de mourir.
Scarecrow : Tu as couru vers le sud et tu n’as pas couru. Tu as rampé.
Woman : J’ai couru vers l’ouest. L’ouest. Pourquoi irais-je vers le sud ?
Scarecrow : Tu t’es égarée

WS, p. 153[19]

Le décalage entre les souvenirs de Woman et la réalité de la mémoire selon Scarecrow stimule l’intrigue en provoquant l’interrogation du public sur la vérité quant à l’histoire de vie de la mourante et l’ambiguïté des interprétations possibles au terme de son existence.

Quant à Evelyne de la Chenelière, elle fait partie des dramaturges québécois qui, plutôt que de mobiliser la question nationale, mettent en scène le rapport du soi à la mémoire, ainsi que la fragilité des rapports interpersonnels. Son esthétique valorise les interstices entre le réalisme et le surréalisme du point de vue de la performance. De la Chenelière est polyvalente puisqu’elle est simultanément artiste, écrivaine et comédienne, ce qui souligne l’intermédialité de son travail, lequel se lit aussi bien qu’il se visionne, voire aussi bien qu’il se joue. Ces trois aspects de son identité informent son oeuvre théâtrale, ce dont témoigne notamment l’essai qui précède la pièce La vie utile, « Errance et tremblements », dans lequel elle décrit son processus d’écriture et la résidence de trois ans au théâtre de l’Espace GO qui ont donné naissance à cette pièce. En outre, elle explique sa décision de mettre en scène une rencontre entre la Mort et le personnage de Jeanne, une femme qui se trouve comme elle dans la quarantaine. Toute l’action se situe sur un même plan temporel indistinct qui représente la Mort et deux versions du personnage de Jeanne puisées dans des moments fondateurs de son identité, amenant le dédoublement de la protagoniste en « Jeanne dans l’appartement » et en « Jeanne dans sa chute ». Dans la pièce, elles se rencontrent et le récit des souvenirs se fait dans un temps présent. De la Chenelière nous avertit qu’« on ne sait pas quelle Jeanne rêve de l’autre, laquelle meurt vraiment » (VU, p. 50).

De plus, de la Chenelière conteste les rôles assignés aux femmes dans la société contemporaine, notamment la féminité dans la domesticité de la femme-mère, ainsi que le titre de « féministe » accolé presque systématiquement aux ouvrages dits « engagés » lorsque ceux-ci sont produits par des femmes. L’écrivaine fait des liens entre le féminisme et le langage à travers des personnages de la pièce, surtout la mère de Jeanne :

Jeanne dans sa chute : Ma mère m’apprend la forme des gens
Elle dessine une tête ronde et des jambes droites
Mère de Jeanne lisant un livre à Jeanne : Paul est un garçon. Paul is a boy.
Jeanne dans sa chute : Ensuite, elle dessine des cheveux et une jupe
Mère de Jeanne : Jeanne est une fille. Jeanne is a girl

VU, p. 73-74

Dans cet extrait, Jeanne l’adolescent raconte comment sa mère lui apprend à internaliser les rôles liés au genre, mais de la Chenelière ajoute aussi comment cela fonctionne au niveau linguistique en mettant la traduction anglaise pour chaque phrase.

Sur ce point, il faut préciser que le travail créatif de l’autrice s’inscrit dans le mandat féministe et politique de l’Espace GO et que sa critique de l’étiquette accolée gratuitement au travail des femmes, de manière stéréotypée, ne signifie en rien son refus de cette pensée féministe qu’elle mobilise dans ses oeuvres. Ce théâtre montréalais a organisé en 2019 un chantier féministe auprès du mouvement des Femmes pour l’Équité en Théâtre afin d’interroger collectivement les expériences, la représentation et la visibilité des femmes dans le domaine du théâtre. Un sens de la collaboration nourrit ainsi l’oeuvre d’Évelyne de la Chenelière et s’exprime à travers La vie utile, comme l’illustre cet extrait montrant que le consensus reste une voie plus facilement atteinte par les femmes :

La Mort : You are a woman of compromises.
Jeanne dans l’appartement : J’aurais aimé être radicale, mais je n’y arrive pas. Je suis indécise

VU, p. 110[20]

Or, la prise de parole d’une femme représente déjà au théâtre un acte féministe dans lequel s’inscrit justement de la Chenelière à travers la mise en scène d’un soi qui n’est pas de l’ordre de la représentation directe, mais de la performativité. La notion de la performativité affirme les identités en tant que constructions, disposées en plusieurs couches, qui surgissent dans des situations sociales comme des « scénarios » prédéterminés. Dans le contexte du théâtre, les identités « performent », c’est-à-dire qu’elles mettent en scène une version augmentée d’elles-mêmes[21].

Ainsi, même si les personnages qui s’appellent Jeanne sont des personnages fictifs, les réflexions accompagnant la pièce dans l’essai « Errance et tremblements » ainsi que le fait que l’autrice incarne ce personnage sur scène permettent d’interpréter la part intime qui se joue aussi dans l’oeuvre, autant dans sa création du point de vue des idées que dans son externalisation sur scène. Les personnages de Jeanne dans l’appartement et de Jeanne dans sa chute figurent en tant qu’aspects temporalisés d’une même personne, alors que de la Chenelière joue le rôle de l’une de ces facettes, celle de Jeanne dans l’appartement. Ces incarnations, aussi éloignées de l’autrice qu’elles soient, soulèvent des questions sur le plan de la performativité associée aux personnages féminins visiblement scindés et en recherche de consensus identitaire, impliquant par le fait même des réflexions féministes portées par la mise en scène de ces différentes versions du soi exigées par l’inscription dans l’espace social. L’intertextualité d’« Errance et tremblements » avec La vie utile démontre l’efficacité de la performativité en renforçant le projet artistique et féministe de l’autrice.

Attendre ou arrêter la Mort ?

Puisque ces deux pièces débutent par l’acte de mourir, une partie de la tension dramatique vient du fait de savoir si les protagonistes accepteront ou non leur mort et, sinon, ce qu’elles feront pour la reporter. Selon Adrian Curtin, cette ambiguïté marque au théâtre les inquiétudes contemporaines concernant l’événement de la mort, ce qui expliquerait que l’impulsion des personnages à éviter de le confronter reste fortement présente[22]. Woman est très malade, presque incapable de bouger, tandis que Jeanne adulte est en bonne santé et semble surprise par la Mort lorsqu’elle remarque : « Pour être franche, vous me dérangez. Je déteste les surprises et je ne vous attendais pas » (VU, p. 71). Cette réaction de Jeanne face au personnage de la Mort démontre le décalage entre ses souvenirs enfouis du passé et sa pensée rationnelle de femme adulte. À plusieurs reprises dans le texte, Jeanne essaie d’éviter sa mort, ce qui suscite des reproches de la Mort :

Jeanne dans l’appartement : Je ne veux pas. Je ne suis pas d’accord.
La mort : It’s not about agreeing.
Jeanne dans l’appartement : On peut trouver autre chose ?
La mort : It’s amazing how people never want to die

VU, p. 103

Ces moments, plutôt que de simplement retarder la mort, font resurgir les souvenirs de Jeanne adulte, détournés sous la forme des conversations qui avaient lieu entre Jeanne adolescente, sa mère et son père :

Jeanne dans l’appartement : D’accord, mais est-ce qu’on peut me donner le temps ?
La mort : How much ?
Jeanne dans l’appartement : Quoi ?
La mort : How long ?
Jeanne dans sa chute : Je ne dors pas je ne dors jamais
 Je ne ferme pas les yeux
 Pas un seul clignement
 J’ai découpé deux paupières
 Dans du papier de soie
 Je les ai déposées sur mes yeux
 Pour faire croire au monde et à mes parents
 Que je dors
 Alors que je regarde
Mère de Jeanne : Regarde, Jeanne

VU, p. 104-105

Pour mieux comprendre cet extrait, il faut savoir distinguer les deux figures de Jeanne : celle de l’adulte (« Jeanne dans l’appartement ») et celle de l’adolescente (« Jeanne dans sa chute »). La première tente d’arrêter la Mort tout simplement en lui offrant un verre et en réfléchissant à sa vie avec elle, par le biais d’une discussion qui aborde entre autres les concepts de temporalité, d’éternité et de liberté. Quant à Jeanne adolescente, elle est, d’après son père, dans « l’éternité de sa chute », soit d’une chute qui pourrait se lire de manière symbolique, mais surtout d’une chute à cheval, plus concrète, qui l’aurait plongée dans une forme de détresse adolescente languissante. Ce sens de la mort perpétuelle, sans finalité et sans finitude, nous ramène à Jeanne adulte et à son désir de rester dans les limbes plutôt que d’accepter d’aller au ciel ou en enfer.

Au contraire, dans la pièce de Carr, Woman a besoin de l’aide de Scarecrow afin d’essayer de reporter sa mort concrètement, en des termes temporels clairement définis :

Scarecrow : Ne m’accuse jamais de ne pas t’aimer… J’ai troqué ma personne pour plus de temps.
Woman : Combien de temps ?
Scarecrow : Une demi-heure.
Woman : Une demi-heure.
Scarecrow : Tu aurais dû voir ce que ça voulait pour une heure. Je n’étais pas capable de le faire. Je suis désolé

WS, p. 196[23]

Ces petits « délais » que Woman demande à Scarecrow pour repousser sa mort servent à provoquer d’autres réflexions philosophiques par rapport à une vie de liberté gaspillée au profit des travaux domestiques. Woman a huit enfants qu’elle aime bien, mais en même temps, elle admet qu’elle n’a pas sa propre identité car elle « se cache derrière » (WS, p. 9-10[24]). Plutôt qu’une vie partagée, Woman utilise sa famille et sa vie domestique afin de se soutenir émotionnellement, presque comme une béquille, afin d’éviter de vivre sa vie, même dans le cadre d’une famille aimante qu’elle désirait tant. C’est le personnage de la Mort qui remet en question la nature du temps en le rendant concret à travers les interactions réelles qu’il autorise. La pièce aborde ainsi une manière de penser la mort en termes de corporalité, associant la lutte relative contre la mort à ses caractéristiques physiques et matérielles, au temps concret et à la propension corporelle idéale pour réfléchir à la vie. Il n’est pas simplement question de théoriser l’acte de mourir de manière abstraite. Pour les deux protagonistes étudiées, il s’agit surtout d’expérimenter la mort, du moins le passage de la vie au trépas.

Pour Woman, cette tentative de retarder la mort s’expliquerait davantage par sa peur ainsi que par son désir insistant de confronter la mort. Dans la première scène, Woman confie que « [e]n théorie, la mort est magnifique mais d’une manière ou d’une autre je pensais que la mienne serait différente » (WS, p. 60[25]). Ce sentiment se transforme vers la fin de la pièce lorsqu’elle implore Scarecrow de ne pas la laisser aller toute seule à la rencontre de sa mort (WS, p. 220). Les discussions entre Woman et Scarecrow au sujet de la mort et de l’acte de mourir ne réfèrent pas tant à une philosophie de l’après-mort, de l’au-delà, qu’à l’effroi du moment même de cette mort. Il y a ainsi un argument circulaire quand nous nous demandons ensuite d’où vient cet effroi et ce qui le distingue du regret souvent perçu dans les dialogues au chevet du mort au théâtre. Vient-il de l’inconnu, de la douleur ou d’autre chose ? Scarecrow ne partage pas ce qu’elle sait au sujet de ce qui suit la mort, et ce malgré les protestations de Woman qui n’obtient que des réponses matérialistes comme celle-ci : « Elle descend dans la glaise. Pas en haut dans le bleu de l’au-delà[26] » (WS, p. 193). Woman a aussi peur d’être enterrée vivante (WS, p. 170) et de rester seule dans ce moment charnière. C’est la peur de la finitude de la mort et de l’expérience individuelle de celle-ci qu’introduit le personnage The Thing in the Closet et sa corollaire Scarecrow, qui servent d’interstice pour les discussions philosophiques et théologiques, et qui permettent la mise en scène de la Mort performée par le personnage sur scène.

Cependant, retarder la mort n’est pas simplement une question de troc pour obtenir plus de temps de vie. En fait, comme nous pouvons le voir chez de la Chenelière avec le personnage de Jeanne adulte, le choix entre le paradis et l’enfer est biaisé puisqu’il laisse de côté les limbes. Ce choix de souligner les « limbes » plutôt qu’un autre espace spirituel, le purgatoire, dévie de la doctrine religieuse formelle au profit d’un espace intermédiaire alternatif, et donc théologiquement plus ouvert, qui rejette les aspects punitifs et purificateurs du purgatoire. Ces aspects cachent quelque chose d’un peu plus inquiétant selon Jeanne, l’espoir, et donc cette absence d’extase et aussi de souffrance qui caractérise les limbes démontre un rapport différent avec le temps. Plutôt que d’espérer une éventuelle libération du purgatoire vers le paradis après un temps, les habitants des limbes « err[ent] » et « flott[ent] » en évitant la peur que « quelque chose advienne, ou n’advienne pas » (VU, p. 110, 112).

Selon Jeanne, les limbes sont préférables au paradis ou à l’enfer grâce à leur nature floue et leur inbetweenness, état qui sert à ouvrir une déclaration subtile au sujet de ce que vit la femme contemporaine, représentée ici par Jeanne. Le débat sur les mérites des limbes face à ceux du purgatoire donne l’occasion d’une discussion philosophique et théologique entre Jeanne et la Mort :

La Mort : There is no more limbo.
Jeanne : Quoi ?
La Mort : It doesn’t exist anymore.
Jeanne : Il n’y a plus de limbes ?
La Mort : The Vatican decided that it no longer exists.
Jeanne : Pourquoi ?
La Mort : So that dead children without baptism can go straight to paradise.
Jeanne : Mais ils étaient très bien, dans les limbes !
La Mort : You think so ?
Jeanne : Ils étaient tranquilles, ils ignoraient l’espoir

VU, p. 111

Dans cet extrait, le lien entre les enfants morts sans avoir été baptisés et l’espoir rappelle les pensées antérieures de Jeanne en ce qui concerne l’avortement, par lequel elle aurait voulu éviter l’expérience de naître et de devenir femme[27]. La notion de « devenir » femme reprend les propos célèbres de Simone de Beauvoir et évoque l’impossibilité de sortir de l’altérité telle que construite par la biologie, la psychanalyse et le matérialisme historique[28]. Tout cela, mis en scène au théâtre, contribue à une interrogation, de vive voix, sur le rôle que joue le féminisme dans la vie et la philosophie individuelle de la femme. De la Chenelière insère ce genre de questionnement dans l’exemple suivant :

Le monde est un scandale et je ne sais pas être scandalisée, l’histoire est une suite d’outrages. Mais j’ai beau appeler de toute mon âme cet état d’indignation, l’état qui semble être la seule bonne réponse devant le spectacle qui nous est offert, je demeure pour ainsi dire bloquée à l’état d’hébétude, dans une sorte de sidération perpétuelle, un irréparable silence, la bouche ouverte qui ne dit rien et s’ouvre pourtant

VU, p. 112

Ce discours de Jeanne est sa réponse à la question de la Mort : « You don’t want to hope? » et démontre bien le décalage entre le désir de prendre la parole face aux injustices du monde et la difficulté d’incarner cette politique féministe dans la vie quotidienne.

En s’appuyant sur l’espace intermédiaire des « limbes » plutôt que du « purgatoire », et en l’associant aux questions sur la nature de l’existence humaine, de la Chenelière incorpore la pensée féministe au coeur de discussions séculaires. En choisissant une notion de l’au-delà rejetée par la hiérarchie chrétienne catholique, l’autrice critique une image théologiquement pédagogique de la mort en faveur d’un espace dialogique et de plus incarné, plus personnifié. Dans son interprétation des limbes, peu de poids est donné à la punition du péché ; se font jour plutôt une moralité laïque et un espace de réflexion, indépendamment de la maternité inextricablement liée à la femme.

L’incarnation de la mort, l’action de l’arrêter ou de la reporter, ainsi que l’expérience vécue de cette mort se croisent dans un même espace-temps pour les personnages de Woman et Jeanne adulte. En réalité, elles ont déjà fait connaissance avec une forme de mort à travers des rencontres qui relèvent des raisons d’être du féminisme dans la vie privée/publique : le témoignage de la fin des vies mal vécues pendant lesquelles leurs désirs, leurs besoins, et même leurs propres identités ont été mis à mal par les forces de normativité dans la société. Cela arrive souvent à cause des choix faits par la protagoniste pendant sa vie. Par exemple, pour ce qui est de Woman, son rapport à sa propre mère et à ses enfants donne dans la pièce plusieurs moments de réflexion sur la mort. Sa mère est morte et les circonstances entourant son décès pèsent sur Woman à la fin de sa vie. Elle-même mère d’une grande famille, elle peut évidemment se projeter dans ce rôle de mère qu’elle ne pourra plus tenir. La mort remet en question le rôle maternel que porte et exerce Woman, qui a déjà expérimenté la mort d’un bébé et pour qui cette mort représente son échec en tant que mère.

La pensée féministe semble ici en jeu, notamment par le croisement constant entre la mort, la maternité et le corps féminin, assez bien symbolisé dans cet extrait où Woman donne des instructions claires sur le traitement de son corps et de celui de son enfant disparu une fois sa mort réalisée : « Je t’ai déjà parlé du cercueil du bébé. Il se sera désintégré, mais dites aux fossoyeurs que ce qu’il en reste devrait être placé au-dessus du mien. Finalement, il repénétrera dans mon corps et peut-être qu’après un temps un glorieux asphodèle jaillira du fumier de nos os » (WS, p. 205[29]). L’esthétique gothique – les cercueils, la couleur noire, les funérailles, les cadavres aimés – déployée dans cet extrait comme dans l’ensemble de la pièce sert à symboliser la vie lugubre d’une femme, le caractère mortel de son existence se rapportant le plus souvent à cette maternité blessée identifiée dans le dernier extrait.

Il en va de même dans la pièce de la Chenelière, puisque pour Jeanne adulte, l’évocation de la mort de son père est représentée sur scène par le motif de la présence spectrale. Son apparition sur scène est d’ailleurs intimement liée à un enjeu féministe de taille, soit à l’intersection du genre et de l’orientation sexuelle située dans un temps historique donné. En effet, son père revient la hanter pour révéler son homosexualité cachée et refoulée, préoccupation du féminisme (parmi d’autres idéologies et théories progressistes)[30] que de la Chenelière aborde souvent en mettant en tension cette expérience humaine avec les normes contraignantes du patrimoine religieux français du Québec, normes qui ont fait mourir et « remourir » certaines personnalités en soi :

Jeanne dans l’appartement :
Une image de Jeanne d’Arc
Qui déclare qu’il faut bouter l’ennemi hors du pays
Arracher à l’envahisseur le sol sacré de la patrie
[…]
Que par votre incessante prière notre pays redevienne
chrétien
Et qu’il retrouve son unité
Ainsi soit-il
Je regarde mon père
Je lui promets de ne croire à rien
Je ferme les yeux sur mon père
Et mon père ne cesse de remourir sous mes paupières

VU, p. 116

Les spectateurs n’ont pas accès à toute la vie du père, mais le monologue de Jeanne donne des aperçus quant à l’influence de la religion et de ses valeurs patriarcales dans sa vie. La répétition de sa mort à travers la mémoire de Jeanne permet à l’image de son corps intime, tel qu’il aurait pu se présenter réellement, de trouver une forme de corporalité libérée des contraintes sociales imposées. Comme dans l’extrait du retour de l’enfant mort de Woman chez Carr à travers une esthétique gothique, Jeanne aborde aussi le retour de son père par le motif macabre des os : « Mon père a presque rejoint son squelette » (VU, p. 116). Il ne s’agit donc jamais dans ces deux oeuvres de choisir entre l’attente de la mort ou son arrêt, mais plutôt d’un jeu ambigu par lequel les morts eux-mêmes reviennent sans cesse pour rejouer leur propre mort, pour influencer également l’expérience de mort de la mourante mise en scène.

La Mort incarnée et genrée

Comment la figure de la mort se construit-elle plus précisément dans ces deux pièces ? Elle est d’abord nommée « The Thing in the Closet » chez Carr et « la Mort » chez de la Chenelière. La présence de la Mort dans La vie utile est frappante, parce qu’elle est conçue sous les traits d’un homme, on le voit notamment par le pronom « il » qui lui est attribué ; cet homme ne parle qu’en anglais, bien qu’il comprenne clairement le français énoncé par la protagoniste. De la Chenelière résiste à dépeindre la Mort avec les traits du pédagogue puisqu’elle lui attribue des phrases et des expressions courtes, rendues avec une certitude qui ne permet aucune réplique, pour répondre aux questions et monologues de Jeanne dans l’appartement. Cependant, c’est le choix de faire de la mort un anglophone et un homme qui demeure intéressant : cet homme n’est pas menaçant tel qu’il a été décrit, mais plutôt mystérieux, parlant dans un anglais qui semble étrange (au sens grammatical) et vague :

La mort : Sometimes I am being called.
Jeanne dans l’appartement : Pardon ?
La mort : Sometimes people call me (VU, p. 71).
La mort : Sorry, I don’t understand ?
Jeanne dans l’appartement : Who are you ?
La mort : I am being about you (VU, p. 123).

Ces phrases énoncées par la Mort expriment en anglais des gallicismes, c’est-à-dire des traces du français dans l’anglais. Quant à la dernière phrase, si on la retraduisait littéralement en français, cela donnerait : « je suis en train d’être à propos de toi », ce qui révèle la nature compliquée de ce rapport entre la femme et l’expérience de la mort, toujours teinté des interrelations qui le déterminent. À propos du choix de genrer la figure de la Mort et de lui donner des traits culturels comme celui de la langue, Adrian Curtin constate que cette décision comporte toujours un aspect idéologique et culturel, ce qui ne manque donc pas de faire réfléchir au rôle que jouent la masculinité et l’anglais au Québec[31].

Malgré ces précisions et ces innovations, il faut aussi mentionner que dans le texte dramatique, la Mort est nommée en tant que telle dans la distribution, alors que son personnage refuse de se nommer dans la trame narrative :

Jeanne dans l’appartement : Je ne vous imaginais pas comme ça. Je vous imaginais plus imposant.
La Mort : No need to.
Jeanne : Votre nom suffit.
La Mort : I don’t have a name.
Jeanne : Vous n’avez pas de nom ? Quelle chance. J’aimerais… n’avoir pas de nom. Vous imaginez tout le potentiel d’une chose qui n’a pas de nom ? Les noms vous trompent

VU, p. 90-91

Quand Jeanne affirme que « les noms vous trompent », elle exprime ironiquement la tension entre la connaissance de la mort et de l’acte de mourir et les tentatives de les renvoyer vers l’euphémisme[32]. Le décalage entre l’incarnation de la mort en vieil homme et la notion de la mort conçue le plus souvent par des valeurs associées au genre féminin, notamment comme étant mystérieuse, sert à renforcer et à souligner les effets de distanciation qu’emploient certains metteurs en scène pour garder l’attention des spectateurs malgré la présence de notions accablantes et abstraites[33]. De la Chenelière résiste à ces stéréotypes en donnant aux attributs féminins, par exemple, la capacité de tomber enceinte, un aspect menaçant. Jeanne dans sa chute décrit sa mère du point de vue d’un foetus : « Mais en dessous, dedans, dans ma mère, il y a des choses effrayantes ; je le sais, j’y étais » (VU, p. 99). Plutôt que d’associer la naissance d’un enfant et la grossesse à quelque chose de désirable, quelque chose que sa mère lui communiquerait par des euphémismes et des histoires, elle les associe à la peur. Le mystère de la féminité, du point de vue de la femme, n’est pas à mettre sur un piédestal, mais plutôt à déconstruire. De cette façon, de la Chenelière manipule et se réapproprie cet aspect « mystérieux ». Il s’agit enfin d’une méthode pour concrétiser justement ces notions abstraites, et pour souligner les moyens par lesquels les euphémismes de la mort sont manipulés afin de contrôler l’expérience qu’en auront les protagonistes.

Dans la pièce de Carr, la Mort se construit comme une figure menaçante, cachée et omniprésente, rattachée au personnage appelé The Thing in the Closet, soit la chose dans le placard. Le placard, selon Sihra, sert de portail métaphysique et évoque, par l’horreur du genre littéraire gothique, l’espace domestique dans lequel la femme se trouve prisonnière[34]. À propos de l’entrelacement entre l’esthétique gothique et le féminisme, Munford, Waters et Whelehan expliquent que ce style possède la capacité de hanter le paysage politique[35]. Dans le même ordre d’idées, selon l’étude fondatrice d’Ellen Moers, les textes dits « gothic female[36] » manifestent et encodent les inquiétudes et les peurs des femmes par rapport à l’enfermement corporel et domestique. De plus, Munford, Waters et Whelehan constatent que le féminisme, justement comme le gothique, s’inquiète de ce qui se passe dans la vie privée, cachée, voire personnelle, des femmes[37]. Ces deux philosophies ou esthétiques troublent les marges entre le public et le privé, car elles tentent de rendre visible ce qui était auparavant relégué aux discours normatifs sur la femme. Elles permettent aussi d’ouvrir le texte à ses potentialités ironiques en maintenant des zones floues entre le corps de la fille et de la femme, qui se transforme selon différents moments cruciaux de sa vie.

En effet, le nom même de The Thing in the Closet relève d’un euphémisme abstrait qui évoque ce qu’on garde caché, en secret, ce qui demande d’ajouter au texte théâtral de Carr des informations nécessaires à sa mise en scène. Les précisions dans le texte nous donnent des aperçus sur cette figure : « L’armoire s’ouvre en grinçant. Woman et Scarecrow se tournent pour la regarder. Une aile s’affaisse sur l’armoire, puis un pied griffu plane, et se pose » (WS, p. 190[38]). Contrairement à dans La vie utile, la Mort ne parle qu’à travers Scarecrow, sauf dans des instants de bruits de combats. Sa présence, en revanche, renforce l’horreur grâce au jeu de Woman, épouvantée par lui. The Thing in the Closet ressemble à une instance abstraite et indéfinissable, n’étant présentée qu’à travers les yeux (et le jeu) des autres acteurs sur scène, médiums à travers lesquels il arrive à signifier.

Intermédiaires et présences spectrales

La Mort, qu’elle soit représentée par The Thing in the Closet ou par un vieil anglophone, diffuse dans chaque oeuvre sa présence à travers d’autres personnages, soit Scarecrow dans la pièce de Marina Carr ou le Père de Jeanne dans celle d’Évelyne de la Chenelière. Leurs interactions avec les protagonistes soulignent la tension dans la mémoire face à l’incertitude que provoque la mort, incertitude différente dans chaque pièce, mais qui tourne toujours autour des objectifs individuels et intimes de Woman et de Jeanne. Les multiples facettes de leur identité existent dans une sorte d’espace liminal dans lequel la mort sape la stabilité de la mémoire. La présence de la Mort et sa diffusion à travers d’autres personnages soulignent les façons dont les représentations de cette figure donnent une voix aux narrativités alternatives. À leur tour, ces narrativités alternatives, à travers des dialogues relationnels, exposent pour le spectateur le potentiel gâché par les contraintes domestiques dans la vie des protagonistes.

Scarecrow, constate Miriam Haughton, agit comme un autre « soi » de Woman, soit comme son subconscient ou son alter ego[39]. Selon Patrick Lonergan, Scarecrow est aussi l’« anti » soi ou le double de Woman qui interroge la fiabilité de sa mémoire[40]. Le texte source soutient cette perspective à travers les réponses aux questions dites rhétoriques de Woman en ce qui concerne les événements manqués tout au long de sa vie. D’une certaine façon, il s’agit d’un Orphée à l’envers, qui tente aussi de guider Woman dans son expérience processuelle de la mort. Il sert alors de miroir à travers lequel Woman doit rendre compte de sa vie. Scarecrow met au défi certains souvenirs de Woman, surtout quand elle se remémore son mariage avec Him – notamment les infidélités de ce dernier – et sa vie domestique :

Scarecrow : Un acte de vengeance, c’est tout ce qu’il était. C’est ce qu’ils étaient tous, juste des actes de vengeance. Tu n’as pas impliqué ton coeur. Je n’avais pas le droit d’y jeter un oeil.
Woman : Ils étaient plus que ça. Au début peut-être. Mais ils étaient plus que ça. Ils étaient plus qu’une vengeance.
Scarecrow : Et je te dis qu’ils ne l’étaient pas. Ton petit coeur déformé rétrograde était lié, toujours lié à celui qui faisait peu de toi chaque fois qu’il le pouvait

WS, p. 167[41]

Ces dialogues révèlent à quel point la protagoniste s’était trompée, tout comme le fait parfois l’autre version possible d’elle-même, qui apparaît sous la forme de Scarecrow. L’intermédiaire de la Mort ne possède pas l’omniscience, ce qui bouleverse la dynamique de l’autorité dans le rapport entre cette figure et la protagoniste. Toutefois, Scarecrow semble posséder une connaissance particulière et supérieure par rapport à ce qui se passe pendant l’acte de mourir ainsi qu’après. Cela dit, ce personnage ne communique à Woman que des détails qui semblent faits pour l’effrayer : « Tu penses que tous les morts étaient prêts ? (Chuchotements.) Cette brute te dévorera vivante. Il s’en fiche. Je l’ai vu en action. Il est maintenant en train de fabriquer un bracelet à partir d’os de cheville des enfants » (WS, p. 155[42]).

D’un autre côté, Scarecrow rassure Woman et l’aide à se préparer pour la fin. Juste avant la chute de la pièce, Scarecrow et The Thing in the Closet se fondent en un seul et même être. Ce moment symbolise la rupture finale de la vie mortelle de Woman à travers le mélange de son autre soi et de son image de la mort que représentait The Thing in the Closet. En effet, la fusion de ces deux personnages, ainsi que la prise de conscience de la femme sur le fait qu’elle n’a jamais eu le contrôle de cet autre soi, rendent son calcul d’autant plus douloureux. Toute discussion philosophique s’arrête en termes de propositions et d’expériences de pensée. Au lieu de cela, Scarecrow, désormais impossible à distinguer de la Mort, utilise le propre sang de Woman pour écrire son compte final. Le sang comme encre est significatif quand nous considérons l’impact du personnage de la Mort sur scène, car comme l’écrit Patrick Lonergan, il devient un moyen d’exprimer la violence de l’écriture, tuant la personne en constante évolution afin de la figer sur la page[43].

Un peu comme chez Carr, le personnage de la Mort dans La vie utile se perçoit par ses interactions avec les autres. Le Père de Jeanne fonctionne comme présence spectrale qui parle justement de l’acte de mourir et de la mort. Il n’interagit pas, comme dans la pièce de Carr, avec le personnage de la Mort en tant que tel. Toutefois, il parle souvent de l’acte de mourir, ce qui infléchit forcément la vision de la mort qu’il transmettra à sa fille et qui teintera les dialogues qu’elle entretiendra, une fois adulte, avec le personnage de la Mort :

Père de Jeanne :
Croire et craindre
Croire et craindre
Craindre et espérer
Espérer et croire
Croire et croire encore
Parce qu’on ne peut se résoudre à ne devenir qu’un cadavre
Ce serait trop horrible
Et l’idée de notre chair fondant sur son squelette
Nous est insupportable
[…]
Nous semblons tous savoir précisément ce que nous faisons
Vers où nous marchons

VU, p. 78-79

De plus, d’une manière surréelle, il tente d’expliquer à Jeanne l’adolescente ce qui s’est passé lors de sa chute à cheval, non pas en commentant la scène dans une perspective extérieure, mais de manière presque omnisciente, en abordant l’expérience à partir du vécu intérieur de sa fille. Nous comprenons très rapidement que le personnage du Père a accès à l’intériorité des vivants lorsque nous apprenons, vers le début de la pièce, qu’il est déjà mort. Le Père utilise une sorte de sagesse acquise trop tard afin de guider sa fille : la mort, dans ce cas, débloque les scénarios sociaux qui obligeaient le père à performer l’hétéronormativité. Grâce à cela, le père accompagne Jeanne adolescente dans sa chute. L’expérience de l’acte de mourir par le père devrait lui permettre de communiquer à sa fille plus que des idées abstraites sur la mort, mais en tant que personnage masculin, ce dernier reste très stéréotypé et représente ainsi davantage la Loi commune, celle qui refuse d’aborder l’irracontable ou l’« insupportable », soit la mort concrète et charnelle, celle d’un présent à éviter. Il transmet à Jeanne adolescente une crainte de l’avenir de la mort, celle du cadavre, alors que le personnage de la Mort, vieil homme anglophone, ne veut pas porter cette étiquette genrée qu’on lui attribue de l’extérieur. Le père de Jeanne lui fait réaliser que la notion philosophique de la mort et l’expérience du mourir sont deux choses distinctes, la seconde devant être vécue charnellement dans le présent pour être comprise, relevant de l’incarnation plus que de l’idéation.

Conclusion

Dans les deux oeuvres étudiées, la pensée féministe est montrée comme étant difficile à incarner dans la vie quotidienne, soit dans un temps présent, par des protagonistes qui n’expriment les injustices vécues ultimement qu’au moment de leur mort, lorsque ces injustices appartiennent au passé et n’engagent plus leur avenir, soit lorsque plus rien n’est à perdre. Elles le font d’ailleurs à partir d’une provocation qui consiste à personnifier la Mort avec des traits masculins, comme s’il s’agissait d’associer une forme de morbidité et de stérilité à ce genre qui normalement domine dans la culture dominante. Sur ce point, Curtin affirme :

Lorsque « la Mort » apparaît devant nous au théâtre, nous rencontrons un spectacle étrange : l’incarnation d’une abstraction – un memento mori vivant qui respire. […] Jouer le rôle de la Mort implique toujours l’utilisation de conventions sociales, d’associations culturelles, d’actions performatives et de formations idéologiques liées au sexe et au genre – les renforçant ou les subvertissant[44].

Il faut se rappeler que la présence communautaire engendrée au théâtre grâce aux spectateurs fait du dialogue au seuil de la mort, qui ne se vit qu’en fin de vie, un scénario dans lequel ceux-ci pourront se projeter. Ce type de mise en scène de la pensée ou des idéologies n’est pas moralisant comme il a pu l’être autrefois avec un personnage aussi chargé de sens que celui de la Mort. Pour les deux autrices étudiées, il ne s’agit plus de valoriser la pédagogie/punition autant que de suggérer qu’à la fin d’une vie se tiennent la discussion/le dialogue, engendreurs de polysémie, bien plus que ne s’exprime une Vérité unique, fermée et intime sur la vie et sa valeur.

Plutôt que d’évoquer des histoires de morts racontées par les survivants, les récits des deux pièces abordées appartiennent aux mourantes qui se trouvent dans un temps suspendu leur donnant l’opportunité, à elles comme à ceux qui sont témoins de ces pièces, de s’engager avec leur passé et leur avenir dans un même temps présent intensifié. Mettre en scène cette temporalité complexe exige une approche du théâtre qui conteste les formes théâtrales acceptées ainsi que les idées reçues sur la mort, la femme et le récit de fin de vie. Selon Melissa Sihra, dans le contexte de Woman and Scarecrow, « Mourir sur scène n’indique pas la finalité, mais le mouvement ; c’est une pulsion poétique pour sonder ce que signifie de vivre[45] ». Dans ce « mouvement » se trouve l’expérience de la mort, soit la mort en tant que processus à vivre, qui ne concerne déjà plus la vie telle qu’on la conceptualise habituellement. La scène est donc un lieu propice pour transmettre une réflexion féministe non pas nécessairement sur la vie vécue, mais sur ses possibilités et sur la manière de mourir. Les deux protagonistes qui se racontent subvertissent les rôles qui leur sont désignés en tant que personnages féminins, mais n’y parviennent que lorsque la mort vient à leur rencontre afin de les pousser au-delà des stéréotypes, pour les faire entrer dans un dialogue où plus rien ne les menace.

Il n’est plus question d’une approche pédagogique ou punitive quand la Mort parle sur scène, puisqu’il s’agit surtout d’introduire un rapport entre la protagoniste, les structures patriarcales dans lesquelles elle a vécu et les choix qui en résultent. Certes, il n’y a pas une tentative pour accepter ces structures, mais plutôt pour reconnaître leur existence tout au long de la vie des protagonistes. En se rendant compte de la présence de ces structures, les protagonistes ont ensuite l’opportunité d’explorer et d’analyser leurs effets dans tous les aspects de leur vie. La mort incite surtout au dialogue et – dans le cas de ces oeuvres aux thématiques féministes, qui mettent en scène des femmes au potentiel gâché par les contraintes domestiques et le souci des apparences d’un monde patriarcal – ouvre à la possibilité même de ce dialogue qui renouvelle les interprétations de la vie. Cette possibilité relève d’une forme de libération qu’apporte la mort, d’abord crainte par les protagonistes. La prise de parole féministe face à la mort imaginée par les deux dramaturges corrige la représentation inventée, voire fictive, de la femme morte sur scène, considérée comme faible, diaphane, irréelle ou incarnant la mort elle-même et son danger qui guette, vision qui a marqué le théâtre occidental dès ses origines en Grèce[46]. En effet, cela constitue une réappropriation du pouvoir qu’ont possédé les déesses liées à la mort comme les Keres.

Finalement, c’est aussi la tension entre une philosophie de la mort – justement très souvent presque dépersonnalisée – et le fait de mourir, soit l’expérience même de la mort comme processus concret et incarné, qui confronte les protagonistes des oeuvres analysées. Face à cette situation, les personnages qui servent d’intermédiaires nous rappellent ceci à propos de la finitude de la mort : « Je comprends, je le sais, mais ne me résiste pas… tu ne gagneras pas cette fois-ci » (WS, p. 224[47]). Confrontée à la sagesse absolue qu’incarnent les figures théâtrales de la mort, la protagoniste féministe se rend compte enfin des conséquences d’une vie soumise au patriarcat. Plutôt que comme un memento mori, nous pouvons comprendre cette figure de la Mort en tant que memento vivere, bien sûr réalisé trop tard, tant pour les spectateurs que pour les protagonistes.

Ces deux pièces mettent en contact cette philosophie dépersonnalisée avec l’intime, pour que le cri de ralliement de la deuxième vague du féminisme, le privé est politique, soit incarné et qu’il puisse se manifester grâce aux intermédiaires artistiques qui caractérisent ces pièces[48]. Dans sa monographie sur le théâtre et la mort, Adrian Curtin constate que l’acte de mourir est uniquement basé sur l’expérience, ce qui demande de distinguer la mort comme action et la Mort en tant que personnage conceptuel, tout en nous rappelant que le caractère incarné de la mort sur scène peut constituer une tentative de rapprochement et de dialogue entre ces deux manières de concevoir la mort. Combler le vide entre ces deux pôles et tenter de les faire dialoguer restent l’acte de résistance par excellence des protagonistes des pièces abordées, malgré leur chute inévitable, laquelle n’est peut-être pas tant une chute qu’une libération. Ce sont les mots de Jeanne dans sa chute qui résument bien le pouvoir de la mort sur scène de révéler la vérité individuelle :

Jeanne dans sa chute :
 Mes yeux sont grands ouverts
 Sur l’indécence du monde
 Sur la nature des choses
 Et leur vie utile

VU, p. 105