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Le journal intime de Marie Uguay offre une expérience de lecture singulière alors que la poétesse y collige son quotidien tout en faisant face à sa maladie. Hospitalisée à la suite de l’amputation de sa jambe droite, conséquence d’un cancer des os qui ravage son corps, la diariste note : « Je suis désormais très proche de ma mort. Elle avance, je la vois se diriger vers moi. Comme vous échangez le même regard. Couleur jumelle. Ma lubie, ma fin[1]. » Cette mort appréhendée dicte le temps de l’écriture, les entrées du journal accompagnant l’écrivaine jusqu’à son décès. Aussi, cette expérience de lecture se révèle-t-elle singulière par le statut posthume du journal d’Uguay. Lorsque l’oeuvre paraît, la poétesse a succombé à son cancer des os depuis vingt-quatre ans. Rédigé de ses vingt et un ans jusqu’au mois précédent son décès, à l’âge de vingt-six ans, ce texte se présente comme un accès privilégié à l’expérience que vit l’écrivaine. La mort promise par la maladie engendre l’émergence de réflexions qui façonnent autant un nouveau rapport au monde qu’un rapport à soi transformé. Si le lectorat connaît déjà la finalité de l’oeuvre, il n’en demeure pas moins que le bouleversement engendré par la maladie et la mort dévoile chez Uguay une part d’agentivité puisque l’acte d’écrire lui permet de rejouer son sort selon ses propres modalités. Ainsi, cet article propose de se pencher sur la thématique de la mort tant au sein du Journal d’Uguay que dans sa réception critique. Plus précisément, nous partons de l’idée que l’écriture diaristique chez Uguay est à la fois une reprise de pouvoir sur la vie et une lutte pour celle-ci. L’analyse se divisera en trois points. Il sera d’abord question de comprendre comment la mort agit comme un moteur d’écriture à la lumière des considérations théoriques de Patricia Smart[2] et de Claire Marin[3]. Ensuite, les impacts de la manifestation de la mort sur la vie de la poétesse seront abordés par l’entremise de la mise en discours de la mort, tant en ce qui concerne les bouleversements physiques et psychiques engendrés par celle-ci que l’acte d’écrire. Puis, la mort prématurée de l’écrivaine sera ciblée dans le discours critique de l’oeuvre de manière à saisir son incidence sur la postérité de Marie Uguay.

Enjeux et formes de l’outre-vie

Dans sa relecture des écrits intimes d’écrivaines québécoises, Patricia Smart postule que « le paradoxe fondateur de la tradition autobiographique au Québec est qu’elle s’élabore dans l’idéal de l’anéantissement du moi[4] ». Chez Marie Uguay, l’anéantissement du moi qui opère comme moteur de l’écriture diaristique est le cancer des os dont souffre l’écrivaine. Son journal intime offre un accès privilégié aux pensées de la poétesse. Le récit débute à la suite de l’amputation de sa jambe, un moment déterminant de sa vie puisqu’il représente « un drame terrible, [une] brisure de tout son être, [une] rupture d’avec son passé[5] ». L’expérience de la maladie et le rapport de proximité qu’entretient l’écrivaine avec sa propre mort laissent place à un discours réflexif qui engage une lutte entre l’écrivaine et la finalité promise par la maladie. En ce sens, la mort, qui contribue littéralement à l’anéantissement du moi que cible Patricia Smart, se voit ici déjouée par l’écriture, outil dont se sert Uguay pour se (re)construire. La poétesse affirme d’ailleurs : « J’écris pour ne pas être détruite par moi-même » (J, p. 50).

Si le postulat de Smart donne sens à la démarche d’écriture d’Uguay, le concept de vacillement ontologique issu des travaux de Claire Marin éclaire quant à lui le fond et la forme du Journal puisqu’il permet de comprendre précisément en quoi la maladie reconfigure l’expérience intime de l’écrivaine. Dans La maladie, catastrophe intime, le vacillement ontologique semble se lier à l’idée d’anéantissement du moi au sens où l’entend Patricia Smart. Ce concept illustre le fait que l’expérience de la maladie exacerbe les fêlures identitaires du sujet. C’est en ce sens que Claire Marin avance que « [l]e malade existe à la marge de sa propre vie. Excentré, il est presque hors-monde. Son identité est incertaine, en balancement[6] ». Cette « identité incertaine » contamine la forme du texte, la poétesse avouant : « Je ne cherche pas à maintenir une certaine cohésion dans mes pensées, plusieurs heures de souffrances physiques ont complètement démembré le cours régulier et ordonné de certaines de mes réflexions » (J, p. 18). L’écriture épouse la forme que prend l’expérience d’Uguay, la maladie et la mort anticipée chamboulant l’image de soi qui définissait l’écrivaine avant son cancer des os. Les relents de la maladie – certains moments sont ciblés par la diariste comme étant plus souffrants tant physiquement que psychiquement – participent aussi à la forme que prend le Journal. À certains moments de grandes souffrances, l’écriture apparaît plus morcelée. Ariane Bessette note à ce propos que le Journal montre « une accentuation du caractère elliptique, démembré, décousu et fragmentaire de l’écriture ainsi “freinée” par la maladie[7] ». Claire Marin aborde la maladie comme un excentrement de soi. Ce sentiment d’être en marge de soi est nommément ciblé à de nombreuses reprises par Marie Uguay alors qu’elle est confrontée à sa mort imminente. Plus précisément, la définition de l’outre-vie balise un espace dans lequel l’écrivaine cherche à se redéfinir :

L’outre-vie c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer. On n’est pas morte mais déjà presque vivante, presque née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir. Désir de l’autre, du monde. Que la vie jaillisse comme dans une outre gonflée. Et l’on est encore loin. L’outre-vie comme l’outre-mer ou l’outre-tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois plus douloureuse et plus plaisante, dans l’inconnu, le secret, le contradictoire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l’opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte

J, p. 104

Titre du deuxième recueil de poésie d’Uguay publié aux éditions du Noroît en 1979, l’outre-vie est aussi l’intitulé du premier cahier qui constitue le Journal. Plusieurs pages sont réservées au déploiement de la pensée de l’écrivaine en lien avec ce terme. Si la conception de l’outre-vie développée par Uguay soulève la vulnérabilité qui teinte l’écriture diaristique, l’envie d’élaborer un espace « où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte » (J, p. 104) laisse présumer l’intention de résister à la maladie et à la mort. Il y a quelque chose de l’ordre de la mise en marge dans l’expérience intime que relate l’écriture uguayenne alors que la narratrice définit l’outre-vie comme le moment où « l’on cherche à y entrer », en parlant de la vie. Cette marge peut à la fois être comprise comme un retrait imposé par la maladie qui confine la diariste dans sa chambre d’hôpital, mais aussi comme un renvoi à sa condition de femme, Uguay écrivant dans son Journal qu’« [i]l n’est pas encore venu le temps de la femme créatrice » (J, 33). Ainsi, l’entre-deux auquel renvoie l’outre-vie souligne la dichotomie entre la vie et la mort qui rythme le quotidien de la poétesse. L’acte d’écrire, par l’entremise du Journal, s’inscrit donc chez Uguay comme un espace d’écriture de l’outre-vie consolidant le sentiment d’altérité qui l’habite. La maladie et le contact avec la mort anéantissent l’écrivaine au sens où l’entend Patricia Smart, c’est-à-dire qu’ils deviennent les points de bascule de l’écriture diaristique, offrant surtout à l’écrivaine la possibilité de devenir le sujet agentif de son expérience intime. En ce sens, l’écriture consolide un espace où la maladie et la mort peuvent être appréhendées et déjouées. Il ne s’agit donc pas d’un témoignage passif, mais plutôt de l’expérience d’une lutte proactive menée par l’écrivaine.

Entre résignation et contestation : mise en discours de la mort

Dans son Journal, Marie Uguay s’identifie comme une « artiste travaillant à la destruction totale de son histoire pour refaire enfin un monde où il est à nouveau possible de respirer » (J, p. 137). L’acte d’écrire apparaît donc comme une opportunité de reconstruction pour la diariste alors que le Journal ne cherche pas à mettre en place l’éviction de la mort prochaine, mais aborde plutôt la fin à venir dans le but de composer avec elle. La mise en discours de l’expérience intime engendre une reconfiguration de la vision qu’entretient l’écrivaine de sa propre vie. Cet aspect du Journal est aussi souligné par Ariane Grenier-Tardif qui affirme que « Marie Uguay, avec son Journal, tend à réparer son monde là où il a échoué[8] ». La mention de la mort de même que les stratégies discursives mises en place dans le Journal permettent de comprendre les façons par lesquelles Uguay apprivoise, commente et conçoit la mort à venir.

Le traitement de la mort dans l’oeuvre

La matérialité du corps souffrant est un filon exploité par Uguay pour aborder la mort promise avec laquelle elle cohabite. En effet, de nombreux passages du Journal font le rapprochement entre le corps de l’écrivaine et l’avancée de la maladie. L’oeuvre débute d’ailleurs par cette constatation : « Première neige ce matin sur mon corps mutilé. Parcelles silencieuses de la mort » (J, p. 17). Tel que mentionné précédemment, l’amputation de sa jambe représente un point de bascule important dans la vie de l’écrivaine. Ce corps qu’elle conçoit comme « mutilé » peut être perçu comme une scénographie de la mort à venir en ce sens qu’il traduit l’attente et l’immobilisme auxquels la maladie confronte[9]. Alors qu’elle est confinée dans sa chambre d’hôpital ou encore dans son appartement, en raison de sa condition physique, plusieurs questionnements sur ses possibilités d’avenir se présentent à elle : « Je me demande avec peine si le fait d’être mutilée physiquement va atteindre mon indépendance, devenir un obstacle à mes projets, à mon énergie. Je stagne, et parfois j’ai l’impression d’être appelée vers la mort, tandis que toute ma conscience cherche la vie » (J, p. 61). L’entre-deux déterminé par le corps qui appelle l’écrivaine à une mort imminente et la volonté d’entrer dans la vie évoquent la définition de l’outre-vie dans laquelle la recherche de liberté doit conjuguer avec la condition d’un sujet mis en marge de sa propre existence. Dans cet extrait, la stagnation comprise comme l’immobilisme du corps traduit la sensibilité avec laquelle la diariste fait face à son sort tout en montrant cette volonté d’un mouvement par l’entremise de ses idées, de sa conscience. Il y a donc là une résistance par l’esprit qui s’oppose à la condition de l’écrivaine. Le corps subit ainsi les conséquences de la maladie et de la mort à venir. C’est par l’entremise de celui-ci qu’Uguay matérialise la mort qu’elle anticipe en communiquant la souffrance ressentie : « Sur mon corps, dans mon corps, je vois et je sens les stigmates de la mort » (J, p. 143).

En tant qu’objet littéraire, le journal intime est régi par la sphère privée. Envisagé comme un support d’introspection, le Journal donne lieu à un espace dans lequel Uguay ne tente pas de sauver les apparences en dissimulant les stigmates de la maladie. En ce sens, l’oeuvre restaure une intimité avec le ressenti de la diariste. Celle-ci confie d’ailleurs : « J’ai cette impression bien étrange cependant, que par cette brisure, c’est la vie qui m’a été donnée, ou peut-être que maintenant, lentement j’apprends à l’accueillir avec plus de volupté. Peut-être cela me vient-il de la proximité de la mort ? » (J, p. 72) À plusieurs endroits dans le texte, Uguay questionne les conséquences que la mort anticipée a sur son rapport au monde et sur sa façon de vivre. Nécessairement, cette épreuve transforme la poétesse et conditionne une nouvelle vision du temps qui lui reste. Devant la mort prématurée, c’est surtout l’angoisse et l’urgence de vivre qui dominent le quotidien de la diariste : « J’ai si peur de mourir sans avoir connu le bonheur. Voilà pourquoi je suis fébrile ces derniers temps. Craignant la mort, effrayée par sa présence continue, je m’acharne à chercher le bonheur, comme s’il fallait trouver au plus vite le trésor, car la course achève » (J, p. 307). En ce sens, il est juste d’affirmer que l’entièreté du texte est animée par la tension entre la résignation et la contestation. La résignation se déploie dans les passages qui décrivent les bouleversements engendrés par la condition d’Uguay de même que l’impuissance qui en découle : « La mort encore, elle me hante avec stupeur et frayeur. Je la sens en moi, bête immonde, hostile, étrangère à la moindre parcelle de moi. Moi, dont toutes les fibres aspirent à la vie. […] Ici la mort gagne, pouce par pouce, son terrain siliceux. Elle est la plus forte. Je m’arc-boute, mais elle peut tout et je ne suis rien » (J, p. 249). Dans le Journal, la mort n’est pas mise à distance ni contournée, mais plutôt abordée avec lucidité. Si la diariste a l’impression qu’elle n’est rien comparativement à cette « bête immonde, hostile et étrangère », c’est que la maladie et la mort anticipée rompent avec les repères et les certitudes que possédait la poétesse avant d’être confrontée à cette expérience. Pourtant, il reste chez elle une volonté de contestation. Claire Marin éclaire d’ailleurs cet aspect alors qu’elle soutient que « [q]uelque chose en nous résiste à l’anéantissement dans l’épreuve de la rupture[10] ». Malgré la rupture identitaire qui accompagne la maladie, le Journal témoigne aussi d’une écriture de la résistance et de la contestation :

Rien ne m’empêchera d’aller au bout de mes aliénations, car c’est pour moi la meilleure façon d’en revenir, de les transgresser, et de voir surgir, au-delà, l’individu et la femme réunis ensemble dans la créatrice. Je veux créer autant ma vie que mon oeuvre, et de ma vie mon oeuvre. Je ne crois pas que c’est en évitant ses faiblesses, en les rejetant sans les épuiser, que l’on se libère, mais en s’y plongeant jusqu’à les décanter. Non pas en les subissant, mais en se les appropriant

J, p. 50

Ce passage illustre bien le désir qu’a Uguay de ne pas subir, mais plutôt de s’approprier la souffrance vécue de façon à s’en libérer. Selon elle, les aliénations donnent naissance à la créatrice en elle. Le Journal apparaît alors comme le lieu de création d’un espace alternatif qui permet une redéfinition d’un quotidien angoissant et oppressant.

La métatextualité comme adresse à la mort

Pour situer la démarche littéraire de Marie Uguay, Sandrina Joseph soutient que

[c]onvoiter l’écriture poétique au risque de l’écriture ordinaire, au risque de se détourner de son projet lyrique à force de souffrances et de défaites, non pas avec l’intention de trahir la poésie, mais de la garder vivante, de la sauver de la mort à laquelle la condamne l’angoisse : voilà, en somme, la raison d’être du Journal de Marie Uguay[11].

Il est significatif que Joseph perçoive dans l’écriture diaristique d’Uguay la volonté de « sauver de la mort » la poésie. L’acte d’écrire est présenté ici comme une action qui permet à la fois de préserver ce qui compte pour Uguay et de reprendre le dessus sur la maladie qui se révèle source d’angoisse. D’une manière analogue, Gwenaëlle Aubry reprend cette idée de « sauver » dans son essai consacré à Sylvia Plath, poétesse américaine qui a passé une partie de sa vie hantée par la mort. Pour rendre compte de sa propre démarche envers l’oeuvre de Plath, Aubry soutient qu’elle « cherche à comprendre ce que, par l’écriture, elle a sauvé de la vie et ce qui, de l’écriture, l’a sauvée elle aussi[12] ». Dans les deux cas, ces extraits analysent la démarche d’écriture d’Uguay et de Plath en reprenant le terme « sauver », sous-entendant une intention dans l’écriture de ces deux autrices. Cette intention serait instiguée dans l’optique de consigner le vécu, mais surtout de lutter pour retenir ce qui leur importe avant que la mort l’emporte sur leur vie. Il y aurait donc là une écriture agentive qui prendrait forme dans et par la mort. Bien que les contextes d’écriture soient différents, puisque les écrits de Sylvia Plath évoquent la mort par suicide, la répétition du terme « sauver » n’apparaît pas anodine. Elle montre que le geste d’écriture permet d’imaginer un espace qui ne sert pas qu’à projeter et anticiper la mort, mais aussi à offrir une prise de pouvoir sur l’expérience qui précède le trépas. Plus concrètement, les mises en scène de soi, notamment celles directement liées à l’acte d’écrire (discours métatextuels, figurations de soi en train d’écrire, etc.) se profilent comme des interpellations à la mort qui guette Uguay. Elles permettent de tirer l’écrivaine du côté de la vie, et, en effet, de nombreux extraits réitèrent la lutte qu’Uguay mène par l’écriture : « Écrire c’est une façon de connaître. Dans connaître il y a le mot naître. Naître sans cesse au réel d’une connaissance jamais intransigeante et dominatrice, mais toujours spéculative. C’est multiplier sa vie dans et par le langage, vivre comme dans un lieu où tout part et revient sans cesse » (J, p. 182). Cette idée de multiplication de la vie par l’entremise du langage insiste à la fois sur le combat contre la maladie et la mort qui est mené dans l’écriture, mais aussi sur la dimension métatextuelle du Journal.

Pariant que la prise de parole par l’écriture induit à la fois une agentivité et une posture particulière, les commentaires critiques sur l’acte d’écrire sont d’autant plus riches, car ils mettent en évidence tant la puissance d’agir que le désarroi qui incombent à l’écrivaine. À ce propos, la diariste note : « J’ai rarement éprouvé à la fois autant le goût d’écrire et sa difficulté. Comme si je n’étais pas moi, mais projetée, écartelée, maintenue artificiellement entre deux rythmes » (J, p. 199). Les rythmes ciblés par Uguay prennent deux dimensions dans le Journal : le rythme de deux amours[13] et le rythme entre le désir de vivre et la maladie qui l’entraîne vers la mort. Les termes « projetée » et « écartelée » se lient à la notion d’excentrement de soi de Claire Marin mentionnée précédemment, montrant les conséquences de la maladie sur la poétesse, alors que la dichotomie entre son statut de vivante et sa mort prochaine représente une source d’angoisse au quotidien. Plus qu’un passe-temps, l’écriture devient donc un geste agentif qui relève de l’expression de soi et qui cherche à donner sens à une identité fragmentée par la maladie : « C’est bien par ignorance que j’écris, pour conjurer le mauvais sort, pour me regarder en face, moi qui me fuis le reste du jour, accablée par l’obscurité de ma pensée, l’inconsistance de toute réflexion, et par contre la cyclique et intense clarté du même rêve. Lutter contre toute fatalité intérieure » (J, p. 217). Dans cet extrait, l’expérience du doute et du caractère incertain des jours à venir bascule alors que l’écriture a pour but de « conjurer le mauvais sort », de déjouer la mort à venir. C’est toute cette métatextualité, l’acte d’écrire abordant spécifiquement l’acte d’écrire, qui témoigne de la conscience de la narratrice envers son propre sort. Si le Journal est écrit exclusivement dans une vocation privée et donc qu’aucun lectorat n’est envisagé lors de sa rédaction, le fait que la diariste y poursuive une réflexion sur l’acte d’écrire permet de suivre le fil de sa pensée à mesure que la mort approche. Ces nombreux renvois métatextuels associent Uguay à une posture critique qui instaure un dialogue entre son assujettissement à sa mort inévitable et son désir de vivre.

Même s’il ressort de la dimension métatexuelle une puissance d’agir, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette agentivité reste présente chez la poétesse au fil des carnets qui forment le Journal. L’écriture s’oppose à la mort, en ce sens qu’elle offre un accès à une vie désirée qui ne peut être vécue : « Se relever de la maladie et commencer dès aujourd’hui à écrire sa vie. Se donner l’illusion (le temps que le coeur bat) de vivre. Illusion de vivre. Tel que cela doit être de vivre » (J, p. 216). Inévitablement, la puissance d’agir de la diariste diminue à mesure que la maladie ravage son corps et que la mort avance. Les dernières phrases du journal rédigées peu de temps avant son décès témoignent de l’écriture comme d’une nécessité pour (sur)vivre : « Je ne puis plus écrire, j’en suis doublement malheureuse, doublement angoissée, encore et plus seule. C’est une solitude inaltérable que même la création n’arrive pas à rompre » (J, p. 315). Le Journal se clôt sur le constat que « même la création n’arrive pas à rompre » les conséquences de la maladie qui l’assaillent. L’écriture se conçoit dès lors comme une nécessité vaine puisque, devant la progression de la maladie, les mots sont désormais une arme impuissante.

La réception critique du Journal

La réception critique du Journal d’Uguay rejoint plusieurs enjeux qui concernent la légitimation des écrivaines et des genres de l’intime au sein du champ littéraire. Alors que quelques recherches abordent spécifiquement les genres de l’intime au Québec[14], l’écriture diaristique reste trop souvent une forme littéraire aux contours génériques flous. C’est dans cette optique que Béatrice Didier affirme que « [l]e journal est une plante sauvage. Personne n’a jamais pu codifier ce type d’écriture, comme on a codifié d’autres genres [15]». Dans ses travaux portant sur les journaux intimes québécois, Manon Auger considère, quant à elle, que c’est l’absence de codes qui tend à définir le journal intime, soulignant dès l’introduction de sa plus récente étude sur le sujet la confusion entre pratique et genre littéraire[16]. Si la poétique du journal intime de même que son pacte de lecture semblent parfois difficile à classer, le fait que le journal intime soit rédigé par une écrivaine suppose un double enjeu pour la légitimation de l’oeuvre puisque « [l]a lecture “autobiographique” est un mode de réception récurrent des oeuvres de femmes qui a largement contribué à les délégitimer. […] l’amalgame entre vie et oeuvre a également conduit à mettre en sourdine les innovations et les recherches esthétiques [17] ». En ce sens, il y a lieu de se demander comment la réception critique conçoit les discours d’Uguay, notamment ceux qui ciblent sa mort prochaine. Alors que la partie précédente de notre article fait état d’une agentivité certaine dans cette écriture diaristique, est-ce aussi le cas dans les articles de journaux qui rendent compte de l’oeuvre ? Les oeuvres écrites par des femmes étant trop souvent abordées par le biais de préjugés qui accompagnent la production littéraire féminine, la réception critique d’un journal intime est d’autant plus complexe, en ce sens que ce sont des écrits qui, à certaines exceptions près, ne sont pas destinés à la publication et dans lesquels on ne retrouve pas de pacte de lecture clair[18]. D’ailleurs, Nathalie Heinich soutient, au sujet du journal intime comme objet littéraire, que

[c’]est dire que cette façon de rentrer en soi-même, par la reconstruction identitaire ou le rassemblement des éléments de sa propre existence, est à l’opposé de la publication, qui implique, en même temps que la « sortie de soi » par l’objectivation du livre, la mise en équivalence avec d’autres : laquelle est, comme le souligne Philippe Lejeune, étrangère au journal intime – sauf lorsque la notoriété de son auteur en fait l’objet d’une possible publication[19].

Publié de façon posthume vingt-quatre ans après la mort de la poétesse, ce journal intime est d’autant plus intéressant du fait qu’il n’était pas destiné à l’être. Stéphan Kovacs, le conjoint d’Uguay, choisit d’éditer le Journal « après [s’]être séparé de toute complaisance et de toute rancune[20] » envers la poétesse qui était amoureuse de son médecin, amour dont il prend la pleine mesure lors de sa lecture du Journal. Dans sa préface, Kovacs souligne que le temps d’écart entre le décès de la poétesse et la publication du Journal « était sans doute nécessaire pour accueillir avec le plus d’objectivité cette part occulte de sa vie, ce tragique intime[21] », montrant ainsi les impacts de la mort sur le legs d’une oeuvre littéraire posthume.

L’édition qui nous est donnée à lire a subi plusieurs retranchements faits par Kovacs tandis qu’il y travaillait et en supervisait la publication. À titre d’exemple, la première moitié du cahier liminaire est retirée, puisque Kovacs juge que « la révolte qui succéda à l’amputation n’ouvrait pas à cette authentique écriture qui surgirait ensuite[22] ». Ainsi, le Journal, qui devrait débuter au moment où Uguay est hospitalisée, commence plutôt lorsqu’elle regagne son appartement à la suite de son amputation[23]. L’idée de notoriété mise de l’avant par Heinich occupe une place importante tant dans le processus de publication que de réception du Journal d’Uguay. Tandis que Jean Royer présente Marie Uguay comme la poète québécoise la plus importante après Anne Hébert[24], Laurent Mailhot et Pierre Nepveu ne consacrent que deux pages à Marie Uguay dans leur anthologie de la poésie québécoise[25]. C’est davantage en référence à son destin tragique que la notoriété d’Uguay se construit, la mort de l’écrivaine venant en quelque sorte mythifier son travail. La quatrième de couverture de l’oeuvre illustre cet aspect, alors qu’un rapprochement est effectué entre Uguay et deux autres poètes majeurs de la littérature québécoise : « Le destin tragique de Marie Uguay lui confère la marque des êtres d’exception. Comme Nelligan, comme Saint-Denys Garneau, elle est fauchée en pleine jeunesse. » La publicisation du Journal joue donc davantage sur le côté tragique du vécu d’Uguay que sur les innovations littéraires et esthétiques qu’elle pourrait mettre de l’avant. Ainsi, dans cet extrait, les liens tissés entre Nelligan et Saint-Denys Garneau ne concernent pas précisément la poétique, mais plutôt l’expérience partagée de la mort, suggérant qu’il s’agit d’un aspect central qui intervient dans la postérité de l’oeuvre. Si Nelligan n’est pas vraiment confronté à sa maladie au moment d’écrire son oeuvre considérant sa période de réclusion, Uguay et Garneau partagent une forte conscience de la mort et de la maladie, ce qui teinte inévitablement leurs oeuvres. Le rapprochement avec ces grands poètes, que l’on peut lier au mythe du poète maudit, est aussi maintes fois effectué dans le discours critique. Par exemple, un article de Judy Quinn souligne qu’« [i]l est vrai que Marie Uguay incarne en quelque sorte un archétype de la poésie québécoise, auquel appartient le chant des Sylvain Garneau, Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, celui d’une jeunesse dévorée par une souffrance menant au silence[26] ». Si les liens entre la mort et la légitimation d’Uguay sont un aspect omniprésent dans la réception critique, ce constat n’est pas réservé qu’à ce texte. Avant même la publication du Journal, les travaux de Claire-Hélène Lengellé sur la réception critique des recueils de poésie d’Uguay ciblent une réception influencée par la mort de l’écrivaine, la maladie et le départ prématuré de la poétesse étant identifiés comme « un point de convergence autour duquel s’articulera le discours critique[27] ».

Les archives consultées au sujet du Journal tendent à montrer que sa réception critique est nuancée, c’est-à-dire que les critiques commentent l’oeuvre soit en encensant la démarche littéraire du Journal ou en victimisant l’écrivaine. Par exemple, pour aborder le Journal, André Brochu soutient que « Marie Uguay aura eu le rare bonheur, en mourant, de laisser derrière elle une oeuvre à la mesure de la souffrance qu’elle a vécue[28] ». Cet extrait montre bien cette idée selon laquelle l’étendue de la souffrance d’Uguay constituerait la mesure conférant son importance au Journal. Au-delà de la reconnaissance de la qualité littéraire, les critiques soulignent très peu la notion d’agentivité qui initie la démarche d’écriture du Journal, l’envie de vivre et de se battre étant occultée au profit d’une lecture postmortem qui romance la mort de l’écrivaine. Ce que plusieurs critiques semblent retenir c’est qu’« [o]n sent partout le désespoir d’une jeune femme traquée par la mort, et aussi ravagée par un amour impossible[29] ». L’acte d’écrire, qui octroie une puissance certaine à la poétesse, est amoindri alors que c’est le désespoir lié à la mort prochaine qui est mis de l’avant. Certes, on ne peut nier l’importance de l’expérience intime au sein de l’oeuvre, ne serait-ce que par la définition du genre littéraire retenu. Uguay elle-même écrit dans son journal que « [l]a véritable création se fait pour [elle] à partir de l’existence. Être en plein accord avec chacun de [s]es mots, chacun d’eux enracinés dans [s]on vécu » (J, p. 38). Toutefois, le traitement de la mort comme combat à mener est peu soulevé, ce qui amène le lectorat à retenir davantage l’assujettissement de la diariste à sa mort inexorable. Il s’agit là d’un aspect qui n’est pas étranger aux pratiques littéraires des femmes considérant que « [l]es femmes ont plus de difficulté à être reconnues parce que joue contre elle le poids de la tradition dont la prégnance des préjugés marque leur production[30] ». C’est donc davantage l’aspect sensible et introspectif qui est associé au discours de prédilection sur la diariste plutôt que ses observations qui lui octroient une puissance d’agir[31].

Thierry Bissonnette est celui qui, à notre sens, trouve les mots les plus justes pour parler de l’écrivaine, affirmant que « ce serait mal comprendre cette femme que de la statufier en poète maudit, elle qui mit tant d’énergie à refuser l’apitoiement et la victimisation[32] ». Ce qui subsiste dans le parcours vers la mort d’Uguay, et que cet article tente d’éclairer, c’est une envie de vivre qui se traduit dans et par la création poétique. Pierre Nepveu cible aussi cet aspect en remarquant que « [p]ar un impétueux retournement, ce livre scandé par la maladie et les avancées progressives de la mort devient ainsi un livre de vie, un livre du monde vibrant de lumière, des saisons qui se déposent tour à tour sur la ville et aussi de l’amour-passion assumé dans la dévastation et dans l’impossible[33] ». Partir de la mort et de la maladie pour faire un « livre de vie », telle est la démarche d’Uguay, le propos de l’oeuvre ne se situant pas dans la vie après la mort et peu dans la vie qui précède la maladie, mais plutôt dans cet entre-deux qui doit être investi avant qu’il ne soit trop tard. Ainsi, en faisant de la mort de l’écrivaine le point focal du discours critique, les critiques échouent lorsqu’il s’agit de rendre compte de cet espace littéraire que construit Uguay et dont le déploiement permet d’apprivoiser les contraintes de la maladie tout en offrant un accès à sa vision du monde en tant que femme créatrice.

Conclusion

L’outre-vie de Marie Uguay représente cet espace qui se déploie dans le Journal alors qu’elle se sent en marge de sa propre vie. C’est la poétesse qui expose et relate sa vulnérabilité tout en continuant de lutter contre la maladie et la mort prochaine qui dictent son quotidien. L’appropriation de l’expérience intime par le biais de l’écriture témoigne d’une puissance d’agir qui compose avec la dichotomie vie-mort. La mort, qui contribue au sens propre à l’anéantissement du moi que décrit Smart, vient ici être déjouée par l’écriture, Uguay s’en servant pour se (re)construire dans l’adversité. La poétesse prend comme point de départ la maladie et la mort pour nous raconter la vie. Sa poétique transcende le registre de la résignation et opte pour celui du combat. Le préfixe « outre » montre bien qu’il s’agit de se trouver au-delà de son vécu, en ce sens que la maladie engendre le sentiment d’être étrangère à soi, mais aussi en deçà de la mort. Le Journal permet de cerner les souffrances vécues en relatant la douleur physique et une nouvelle façon de voir le monde. Il rend aussi possible la réflexion sur l’écriture en tant qu’alternative pour affronter les difficultés rencontrées. Toutefois, le discours critique semble parfois réduire au mutisme les prises de position d’Uguay en n’abordant que son destin tragique et en faisant fi de la lutte qu’elle mène.

Marie Uguay n’est pas un cas d’exception, alors que d’autres écrivaines abordant leur mort dans des oeuvres publiées de manière posthume connaissent aussi un traitement critique qui insiste davantage sur le côté tragique du destin que sur les qualités littéraires de leur oeuvre. C’est le cas d’Alicia Gallienne, poétesse emportée par la maladie à l’âge de vingt ans. En 2020, trente ans après sa mort, les éditions Gallimard publient son recueil L’autre moitié du songe m’appartient[34], dont la plupart des poèmes explorent son rapport à la maladie et à la mort. Bien qu’il soit davantage question d’une reconnaissance à rebours, ce qui n’est pas le cas chez Uguay, le discours critique réserve le même genre d’accueil à l’oeuvre. On en reconnaît les qualités littéraires, mais on réduit l’oeuvre à la vie de l’écrivaine et aux thèmes généraux qui animent le texte, au détriment de la forme (procédés, style, etc.). Tout compte fait, les études faisant dialoguer la poétique de la mise en scène de soi avec la réception critique de ces mêmes oeuvres gagneraient à se multiplier de façon à mieux cibler les défis et les enjeux qui concernent la légitimation des écrits de l’intime. Cela permettrait de mettre davantage en lumière l’agentivité des écrivaines qui, dans les épreuves qu’elles traversent, ont souvent simplement « le goût d’écrire rien que pour faire vibrer cette lumière tout autour » (J, p. 237).